Ci-après, retranscription (partielle, je vous encourage à écouter
l'audio qui ajoute des exemples et explicite certaines allusions) pour
les amateurs d'écrit.
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L’opéra ? – Épisode 12 – Pourquoi
les courants musicaux et littéraires ne concordent-ils pas ?
Si vous êtes déjà un tout petit peu amateur à la fois de musique et de
littérature, vous avez sans doute remarqué une bizarrerie : on parle
d’opéra baroque pour LULLY,
qui a pourtant collaboré avec Molière,
Quinault et les frères Corneille, champions de la
littérature classique. Peut-être plus frappant encore, la musique de
scène pour Esther et pour Athalie de Racine, parangons de la
tragédie classique, a reçu une musique de scène écrite par
Jean-Baptiste Moreau, qui est,
qui répond à absolument tous les critères de la musique baroque. La
question s’étend aux autres arts ; pour l’achitecture et la décoration
de Versailles aussi, on parle plutôt de style classique.
Autre exemple, de nature différente : le romantisme naît en Allemagne
dans les années 1770, mais lorsque les compositeurs de cette période,
comme Gaetano Pugnani, le
mettent en musique, on entend très bien que le langage provient plutôt
de Boccherini et de Gluck, parangons du style classique ! De
même, lorsque les sujets paroxystiques des drames romantiques des
années 1830 sont mis en musique (du moins avant Verdi), on est frappé
par la mesure formelle, encore très classicisante, du style musical du belcanto romantique. (Sur le belcanto, je vous renvoie à l’épisode du podcast qui présente cette génération
esthétique, et que je n'ai pas encore retranscrit sur CSS.)
Alors, pourquoi cela ?
Il existe différentes réponses, et elles varient selon les cas étudiés.
1) Étiquetage
D’abord, la bizarrerie n’est pas toujours dans le style, mais souvent
dans l’étiquetage : on entend bien l’étroite intrication de la langue
de Molière, Quinault ou Corneille avec la musique de LULLY
– qui crée même des mesures à métrique changeante, c’est-à-dire avec
des unités différentes, pour suivre au plus près le débit de la parole
–, ce qui n’était pas du tout à la mode, me semble-t-il, avant lui
! Et il serait tout à fait étonnant qu’au sein de genres aussi
étroitement régulés par le goût du souverain, on ait associé des styles
différents, à la manière d’un patchwork réalisé au petit bonheur.
En réalité, aucune bizarrerie si l’on observe ces arts en leur temps :
le terme de « baroque » apparaît tardivement, de façon dépréciative,
pour désigner une époque qu’on ne comprenait plus, et qui paraissait
moins équilibrée et noble que le style de la génération Mozart.
L’étymologie généralement rapportée, dont je n’ai pas vérifié la
véracité, est barroco, mot
portugais pour désigner une perle irrégulière. En tout état de cause,
c’est dans ce sens que le vocable est employé, et avec une connotation
péjorative qui nous est restée dans le langage courant.
Aux yeux des contemporains de LULLY, c’était bien évidemment un
seul style entre le texte et la musique : le style à la mode, le style
du souverain, un style qui se pensait comme néoclassique effectivement
(sans que le mot ne soit utilisé), dans le sens où il se voulait un
prolongement ou une recréation de l’esprit de la tragédie grecque.
2) Croisements
Ces deux styles ont beau se marier à la perfection, il demeure
véritable que leurs noms correspondent à des préoccupations distinctes
vis-à-vis de ce qui a précédé et suivi : le style classique littéraire
se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la
qualité des grandes architectures. Alors que la musique de l’époque des
drames classiques au XVIIe siècle est au contraire fondée sur la
miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère
classique musicale), sur l’ornementation riche, et sur l'improvisation.
Et cette opposition est utile pour la classification en périodes
musicologiques : il existe effectivement une opposition entre la
période classique (dernier quart du XVIIIe siècle) et celles qui
précèdent. L’improvisation de la basse continue disparaît à l’époque
classique, la variation demeure mais le genre-roi devient la forme
sonate (où un ou plusieurs thèmes changent de tonalité, sont reliés par
des ponts, et peuvent s’altérer et se combiner, une forme beaucoup plus
discursive d’une certaine façon), et les ornements deviennent moins
omniprésents. On le sent bien dans les accompagnements, beaucoup
d’accords répétés en croches égales, tout est très droit alors que le
baroque aimait bien davantage les formules plus courbes, les rythmes
plus inégaux.
Le problème tient surtout dans la superposition avec d’autres termes,
venus d’autres disciplines, chacun utilisant « classique » dans un sens
un peu différent et pour des périodes qui n’ont rien à voir – si bien
qu’il ne faut surtout pas, si l’on veut y comprendre quelque chose,
chercher une concomitance de temps ou de pensée entre le classicisme
littéraire et le classicisme musical, qui désignent des écoles
totalement distinctes.
3) Éducation auditive
progressive
L'élément le plus fondamental dont il faut prendre conscience réside
sans doute dans la nature même de l'innovation musicale.
Pour créer une nouvelle école littéraire, on peut changer
instantanément d'idées et de style. C'est rarement le cas, mais le
changement dépend de la seule volonté, et nous connaissons tous assez
bien intuitivement la grammaire pour éventuellement désapprouver, mais
presque toujours comprendre (du moins avant le XXe siècle) le contenu.
Le fonctionnement de la musique est très différent : la musique ne
transmet pas de message verbal articulé et précis, mais davantage des
impressions (et quelquefois des émotions), qui reposent sur une culture
partagée. Un enchaînement d'accords nous émeut par rapport à ce que
nous avons été habitués à entendre – et c'est pourquoi la musique du
Moyen- ge et de la Renaissance, pour ne rien dire de nombre de
traditions extra-européennes, nous paraissent si éloignées
émotionnellement).
Je prends un exemple personnel : autour de moi, énormément de mélomanes
révèrent Bach, sa force vitale, et trouve qu’il leur procure une sorte
d’énergie infinie. Pour moi au contraire, j’ai toujours ressenti les
harmonies (les enchaînements d’accords) de Bach comme très sombre, tourmentés,
inquiétants. Cette perception tient à nos cultures musicales
respectives, et il n’y a rien à faire : elle doit tenir à nos habitudes
d’écoute antérieures, et c’est un ressenti spontané.
Vous me jugerez sévèrement, bien sûr – et il est tout à fait permis de
me juger –, mais je veux illustrer par là que la musique, contrairement
à la littérature, ne contient aucune émotion explicite : nous la
percevons comme nous l’avons acquise, sans garantie que cela
corresponde au projet du compositeur.
En musique, on ne peut pas changer la grammaire et conserver le 'sens'
(qui n'en est pas) : si l'on change l'ordre, modifie une seule note
d'un accord, on change totalement l'effet et pis, on rend
incompréhensible l'enchaînement. C'est la raison pour laquelle, malgré
la qualité des œuvres et le temps qui a passé, l'atonalité reste
difficile d'accès à une majorité du public : elle ne correspond pas au
fonctionnement des musiques qui nous entourent, et seuls les musiciens
très chevronnés qui connaissent le fonctionnement interne de ces
musiques ou les mélomanes qui écoutent Berg
et Webern depuis l'adolescence
parviennent à en retirer des émotions, parce qu'ils peuvent élaborer
sur ce code commun. C'est peut-être la faute des compositeurs d'avoir
voulu imposer des systèmes théoriques à un art très intuitif (un art où
les innovations réussies sont en général plutôt le fruit d'essais
empiriques que de grands systèmes de pensée), mais en tout cas pas au
public de ne pas avoir réussi à suivre… et surtout la faute à la
musique, qui fonctionne ainsi par constitution.
Cette contrainte toute simple s'avère capitale pour comprendre certains
décalages entre musique et littérature.
Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la naissance du romantisme
littéraire va coïncider avec une petite inflexion du style classique en
musique : dans les années 1770, on parle de Sturm und Drang – « Orage et
passions », d'après le titre d'une œuvre littéraire du temps. En
réalité, cette inflexion reste extrêmement modérée : on utilise un peu
plus les tonalités mineures, au sein de formes qui demeurent tout à
fait classiques (formes à développement en particulier). On revient
d'ailleurs à un style encore plus olympien dans les années suivantes,
tandis que le romantisme littéraire s’étend progressivement en Europe.
Et, ce qui est amusant, lorsque Gaetano Pugnani écrit une musique pour jouer
en concert le Werther de Goethe, emblème de la littérature
des affects nouveaux, sous forme de melologo (de mélodrame, voix parlée
déclamée accompagnée de musique, ici d'un orchestre)… hé bien il le
fait dans le goût musical de son temps.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique
du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... les tonalités majeures et
apaisées dominent. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique)
permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les
pastorales dans le goût Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la
transition comme les symphonies de Gossec
et Méhul, et parfois même un
peu de Beethoven (plutôt celui
de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois
de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité «
Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des
tempi modérés, voire méditatifs... mais qui reste assez peu tendue,
presque insouciante.
On pourrait reproduire cette démonstration avec le belcanto romantique qui propose des
enchaînements d’accords très familiers et très stables, des
accompagnements réguliers, pour servir des textes inspirés de la fureur
désordonnée de Shakespeare ou
les émotions paroxystiques de Schiller...
le décalage auditif et la dissonance cognitive y sont assez violents !
4) Notre perception XXe
Dernier point, notre ressenti est biaisé par toute la musique que nous
avons entendu depuis : il faut bien voir que nous avons entendu le Sacre du Printemps, et toutes les
nappes de cordes saturées de dissonances pour les films d'horreur,
inspirées par Ligeti ou Penderecki. Aussi, lorsque nous
percevons une disjonction émotionnelle entre le texte et la musique, il
est tout simplement possible que ce soit notre perception émotive de la
musique qui ait changé.
Je prends un exemple simple : la vie d'Iphigénie
(la fille d’Agamemnon, pas l’impératrice), et les pièces qui en sont
tirées, nous paraissent un exemple frappant du pathétique le plus
persuasif ; mais cette musique régulière, en accords majeurs, nous
paraît assez distanciée, presque joviale. Et pourtant, à la création d'Iphigénie en Aulide de Gluck, la chronique raconte de façon
concordante que le public bouleversé pleurait à chaudes larmes : de
toute évidence, la réception émotionnelle varie énormément selon le
patrimoine dans lequel a baigné le public.
¶ Ainsi, tout cela concourt à ces discordances et à ces apparentes
incohérences :
→ les étiquetages rétrospectifs (coucou le XIXe siècle) ou autonomes
(ce ne sont pas les mêmes théoriciens qui ont « nomenclaturé » la
littérature et la musique) des différents courants stylistiques,
→ les différences intrinsèques entre littérature et musique,
→ la lenteur de l'éducation de l'oreille et de l'évolution du
patrimoine sonore par rapport aux textes et aux idées,
et bien sûr
→ notre propre éloignement par rapport aux normes auditives du passé.
Il y a donc une véritable raison de s’interroger sur tout cela.
J'espère que cette petite catégorisation vous aura un peu rassurés (et
aidés ?).
(Pour lire davantage sur Pugnani & Werther, il existait déjà cette vieille notule.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest),
chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert avec le Phiharmonique de Vienne). Deux métiers.
Les quatre premiers épisodes ont été enregistrés et publiés. Voici le 5 (autour des ensembles qui font le choix de se passer de chef) et les 6,7,8 autour de la figure du directeur musical. Dans ces trois derniers, j'ai retraité le son pour rendre la voix plus sonore et l'écoute plus confortable. Preneur de retours.
Vous pouvez les entendre par ici (retranscription en format rédigé lisible en fin de notule) :
Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très
généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne,
une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que
quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes
traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus
aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas…
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 5 : Se passer du chef d’orchestre
On a vu dans les derniers épisodes les rôles du chef d’orchestre. Cependant tout le spectre existe : j’ai vu encore récemment un chef diriger un quatuor de musiciens.
Certains orchestres parviennent à se passer de chef, il faut peut-être en dire un mot.
On se souvient, dans les années 90, du succès de l’Orpheus Chamber Orchestra, dont les membres débattaient les options musicales à égalité, de la dernière contrebasse au violon solo (celui qu’on appelle communément le « premier violon »). Aujourd’hui, Les Dissonances, fondé par David Grimal d’abord sous la forme d’un ensemble de musique de chambre à géométrie variable, promeut aussi une approche collective et produit des concerts de qualité exceptionnelle – tous les mélomanes que je connais qui ont assisté à leur Sacre du Printemps assurent que c’était une expérience prodigieuse, d’une précision absolue malgré l’absence de chef.
Initiatives qui attirent la sympathie dans un monde très hiérarchisé (je me suis par exemple toujours demandé pourquoi le violon solo était forcément aussi le chef d’attaque dans un orchestre, ce peuvent être des qualités très différentes que d’avoir un joli son de violon puissant et d’être bon dans la communication non verbale avec son pupitre). Je pense aussi aux orchestres où Abbado (L’Orchestre Mozart de Bologne) et Emmanuel Krivine (La Chambre Philharmonique) recevaient le même cachet que chaque musicien – et où les premiers violons ne touchaient pas plus que les troisièmes bassons, contrairement à la tradition (plus la partie est mélodique, plus il y a de notes, plus le cachet est haut).
Je vois cependant quelques écueils aux orchestres sans chef.
1) Tout le monde a la parole, mais les choix sont-ils vraiment si ouverts ? Typiquement, David Grimal a fondé Les Dissonances et les premiers musiciens ont coopté les autres. Ils auront choisi des gens qui en partagent les attendus esthétiques : les fondateurs ont ainsi, quelque part, un rôle d’impulsion et de direction musicale générale.
Par ailleurs, est-ce que le piccolo ou le percussionniste qui joue quelques secondes du tam-tam chinois dans le final auront vraiment l’aplomb pour proposer des idées sur les phrasés de violon du thème principal du premier mouvement ?
C’est quelque chose qu’on pouvait très bien entendre chez l’Orpheus Chamber Orchestra : leur conception était globalement très romantique-tardive et assez conservatrice dans les œuvres du premier romantisme. Je ne crois pas qu’une proposition de jouer sans vibrato, par exemple, aurait recueilli les suffrages. Il y a tout de même un identité implicite à l’ensemble, je suppose.
2) Le deuxième enjeu est évidemment la cohérence. Il faut bien choisir une ligne directrice, on ne peut pas faire des choix trop disparates, et à un moment donné, il faut bien qu’un consensus se crée, et donc que quelqu’un l’emporte. On sait bien que dans ces cas, à moins de votes formels, dans les groupes humains ce sera celui qui n’aura pas peur de parler qui verra ses idées suivies, même si elles sont désapprouvées par la majorité.
Tout cela n’est pas très grave, et se trouve compensé, dans ses ensembles, par le fait que les musiciens se connaissent très bien et se sont choisis, s’apprécient ; par l’envie aussi de jouer ensemble vers un but commun et non d’obéir à une volonté extérieure qu’ils désapprouvent. Car on a aussi beaucoup d’exemples d’orchestres qui se rebiffent, suivent à regret les options du chef, font exprès de ne pas tenir compte de ses indications, ou de sous-jouer ostensiblement pour monter leur désaccord. Les musiciens de l’Opéra de Paris sont des champions pour ce type d’attitude, mais cela existe partout : je me rappelle du violoncelliste solo du Philharmonique de New York qui avait ouvertement déclaré dans la presse que si un jeune chef commençait la répétition par « très honoré de travailler avec vous », l’orchestre cessait immédiatement de l’écouter et jouait sa propre version en pilote automatique.
On peut donc trouver beaucoup de contre-exemples très parlants au fait d’imposer un chef unique et tout-puissant.
3) Non, l’écueil principal est surtout l’efficacité. Travailler ensemble avec des amis sur une partition qu’on connaît bien, c’est formidable, mais pour les orchestres qui doivent produire un nouveau programme chaque semaine (les orchestres résidents des grandes villes, typiquement), avoir quelqu’un qui décide sans délibération, qui donne un cap qui n’est pas à négocier, c’est vraiment un gain de temps. Lorsqu'on voit comment fonctionne le système des chefs invités (j’en reparle dans les prochains épisodes) qui ne connaissent pas les orchestres doivent en deux ou trois services de trois heures monter un programme d'1h30, où il y a parfois des options esthétiques fortes à défendre (imaginez vouloir un Brahms sans vibrato, toutes les articulations et équilibres qu'il faut changer !), et dans des œuvres d'une complexité parfois invraisemblable (un Berg, un Ligeti, un Ives et parfois plus rare encore)… lorsqu'on voit tout cela, on comprend l'impérative nécessité d'efficacité. Avoir quelqu'un qui a tout préparé et qui a déjà pris les décisions. Quelqu'un capable de communiquer sans s'arrêter pour parler, aussi.
Ces ensembles sans chef peuvent donc très bien fonctionner, mais soit en tournée avec un programme fixe sur plusieurs semaines, soit sur la base de programmes ponctuels longuement préparés entre musiciens amis qui ne comptent pas leurs heures.
4) Pour finir, une dernière réserve liée à certains répertoires spécifiques : en entendant Les Dissonances en concert, dans la Neuvième Symphonie de Bruckner, j'ai été frappé par la contrainte du dispositif dans les grands silences qui rompent régulièrement les thèmes chez Bruckner : les chefs choisissent de les lisser pour assurer une continuité du discours, ou au contraire d'en exalter le contraste… ici, les chefs de pupitre étaient surtout accaparés à se regarder très intensément pour bien repartir ensemble (pas toujours parfaitement d’ailleurs, mais c’était véniel).
C’est-à-dire qu’au lieu de profiter de ces silences pour produire un effet dramatique, on entend surtout les musiciens compter les temps et se surveiller pour repartir ensemble. Là, clairement, un chef aurait été utile, c’est un aspect important de la partition et il n’était, pour des raisons techniques, pas vraiment interprété.
→ Ne croyez pas que les chefs me soient sympathiques : beaucoup sont des prétentieux (un peu moins des tyrans aujourd’hui, l’époque a changé et les orchestres ne se laissent plus accabler d’injures), et l’idée qu’un seul homme qui ne joue pas se pense plus capable que cent qui jouent ne m’est pas remarquablement sympathique. En réalité les orchestres peuvent tout à fait jouer sans chef.
Mais force est de constater que, pour des raisons pratiques, le chef d’orchestre permet de gagner beaucoup de temps dans la prise de décision et la réalisation, de faciliter la coordination entre pupitres, et de communiquer une vision forte – ce qui est en général attendu du public et de la critique. À cela s’ajoute que cela permet commodément, alors que l’effectif des orchestres change au fil des ans, de personnaliser opportunément (plus facile pour la mémoire du public et pour le marketing de dire « la version Nagano » plutôt que « la version du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, vous savez, l’ancienne RIAS, la radio du secteur américain de Berlin occupé »). C’est clairement plus intuitif d’associer ça à un visage, une personnalité précise. Et il est vrai que les chefs peuvent transfigurer les orchestres !
Dans les prochains épisodes, nous causerons un peu autour de la typologie professionnelle des chefs d’orchestre. Chef recouvre en réalité plusieurs métiers très différents, où les qualités requises ne sont pas du tout les mêmes : directeur musical, chef invité, chef symphonique, chef de fosse…
À très bientôt pour la prochaine livraison !
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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 6 : Le directeur musical, principes
Comme je l’avais esquissé en fin d’épisode précédent, on parle de chef d’orchestre comme s’il s’agissait d’un métier bien précis, mais le vocable recouvre en réalité beaucoup de postes qui requièrent des qualités très différentes.
Je vais donc essayer de distinguer les rôles de chef permanent et de chef invité d’une part, de chef symphonique et de chef de fosse d’autre part. Les qualités requises n'ont vraiment rien à voir.
Les orchestres ont tous un directeur musical. Ce peut ne pas être un chef d’orchestre : son rôle est alors à la fois administratif (il représente l’orchestre et gère le pôle artistique de sa structure) et programmatique. Le directeur musical choisit la saison : les œuvres jouées, l’esprit des programmes (ouverture-concerto-symphonie ou d’autres dispositifs plus originaux), . Bien sûr, il est contrôlé par la direction administrative de l’orchestre et les tutelles qui financent (ou, dans le cas américain, les mécènes) : on peut lui imposer des actions éducatives ou ce genre de chose. Mais sur le contenu des programmes, c’est plutôt lui décide.
Ce que je dis là est assez vrai pour les orchestres symphoniques, mais un peu moins pour les opéras, où la direction administrative a souvent davantage son mot à dire sur les équilibres de la saison. Il y a même des endroits où la véritable direction musicale n’échoit pas à celui qui en possède le titre : ce n’est clairement pas Gustavo Dudamel qui choisit l’intégralité des titres donnés à l’Opéra de Paris, mais bien le directeur de l’Opéra (ou, s’il n’est pas assez informé en matière artistique, ses adjoints). En l’occurrence, Alexander Neef doit avoir la haute main sur tout cela : ancien directeur du casting pour Gérard Mortier, il doit assez bien savoir ce qu’il en est de l’offre musicale internationale. Les contraintes de remplissage sur des séries aussi longues et la masse salariale sur une maison aussi immense font peser beaucoup de contraintes externes : le nombre de personnages sur scène ou de changements de décor peut avoir une incidence sur le choix d’un ouvrage. (Il y a quelques années, j’avais lu des rapports qui exprimaient que s’il était possible de faire quelques soirées excédentaires avec une reprise de Rigoletto avec salle comble, c’était absolument impossible pour La Flûte enchantée étant donné le nombre de solistes à distribuer, du moins avec les critères de distribution qui avaient été ceux de l’époque – époque Hugues Gall, je crois).
Je me souviens aussi du cas où l’Orchestre de Bordeaux-Aquitaine, qui avait refusé la proposition de Louis Langrée (qui voulait les initier aux instruments anciens), s’était retrouvé deux ans sans chef permanent. Le rôle de directeur musical avait alors échu à Christian Lauba, compositeur local (assez talentueux par ailleurs !), qui n’avait dirigé aucune production : son rôle avait alors été de choisir les titres joués au cours de ces saisons, et de recruter les chefs, les metteurs en scène, les solistes (éventuellement avec l’aide de son équipe, bien sûr).
Cependant, presque toujours, le directeur musical est bel et bien le chef permanent de l’orchestre. On attend de lui une vision pour façonner le son de l’orchestre et le faire progresser techniquement, pour lui donner un caractère sonore. Il doit aussi avoir une image cohérente d’une programmation qui aide à cette progression, mais aussi (et surtout, on l’espère) qui séduise le public. Il doit à la fois avoir l’autorité pour changer l’orchestre sur le long terme, fixer es caps, et l’empathie pour sentir les besoins ou les fragilités de ses musiciens, les goûts du public (ou ce qu’il peut apporter de neuf à l’un ou l’autre).
Corollaire : le directeur musical n'a pas autant besoin d'être bon avec les gestes qu’un chef invité. Il peut prendre le temps de parler, d’expliquer, remettre la même chose plusieurs fois sur le métier à travers différents programmes.
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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 7 : Le directeur musical, exemples
Le métier n’est évidemment pas tout à fait comparable entre le petit orchestre de province où le directeur musical assure la plupart des concerts, et les grandes phalanges internationales où le contrat négocie le nombre de semaines où il est effectivement présent. C’est le cas pour les chefs d’orchestre célèbres, qui cumulent plusieurs orchestres, souvent sur plusieurs continents : on pense à Paavo Järvi qui était à la fois à Cincinnati et à la Radio de Francfort, puis à la fois à la Tonhalle de Zürich et à la NHK de Tokyo, mais c’est le cas d’énormément de chefs prestigieux. Actuellement, Gustavo Dudamel se consacre à la fois à Los Ángeles et à l’Opéra de Paris, et son contrat parisien a donc très précisément indiqué le nombre de productions par an qu’il devait assurer : il a certes un suivi de l’orchestre, mais n’est là qu’un quart du temps, ce n’est pas tout à fait la même chose que les chefs qui préparent les programmes de chambre de l’orchestre et dirigent les concerts du dimanche matin à destination des familles.
On peut se poser la question sur le fait que ces vedettes soient tellement supérieures à tous les autres chefs d’orchestre au point de leur confier plusieurs orchestres entre lesquels ils doivent se partager, mais c’est ainsi, la notoriété appelle la notoriété, et pour des raisons qui sont aussi de rayonnement, de financement, de remplissage, ils sont très sollicités tandis que beaucoup de chefs talentueux crèvent la faim. C’est ainsi. C’est le monde tel qu’il va, je ne vais pas pouvoir changer cela tout de suite, soyez patients.
Quoi qu’il en soit, par son travail au long cours, par son rôle relationnel et administratif avec les musiciens, le directeur musical peut changer la face d’un orchestre. On peut penser au niveau d’excellence atteint par la RIAS (Radio de Berlin du secteur américain, à l’origine) avec Ferenc Fricsay, à Cleveland avec George Szell et plus encore Christoph von Dohnányi, ou plus proche de nous à Strasbourg avec Marko Letonja, les Pays de la Loire avec Pascal Rophé, avec Lille avec Alexandre Bloch, des orchestres plus modestes à l’origine qui ont été transfigurés par un long compagnonnage de qualité.
Bien sûr, l’inverse est vrai également. Pour ceux qui ont vécu en Île-de-France ou régulièrement écouté la radio, l’Orchestre National de France (l’un des deux orchestres de Radio-France) a joué au yoyo de façon impressionnante ces dernières années : atteignant un niveau impressionnant sous l’impulsion de Kurt Masur, plus irrégulier avec Daniele Gatti (l’orchestre a continué de progresser, mais était étrangement meilleur avec les chefs invités qu’avec son directeur musical), au fond du trou avec Emmanuel Krivine (qui a fini par partir avant le terme ; chef aux éminentes qualités, vraiment, mais qui s’est obstiné à jouer du répertoire germanique rebattu où il n’excelle pas, s’est démotivé et a fini par totalement démoraliser l’orchestre). Je les ai entendus à cette époque vraiment en sale état, devenus incapables même sous de solides baguettes (comme Cornelius Meister) de synchroniser proprement des attaques par pupitre (on entendait plusieurs entrées au lieu d’une). Ils semblaient démoralisés.
Et puis est venu le deus ex machinaCristian Măcelaru : ce garçon, passionné du répertoire français, a donné une assurance, un feu, des couleurs et une qualité technique à un orchestre qui avait clairement besoin d’être fédéré. Ils n’ont jamais été aussi bons qu’aujourd’hui, et à chaque concert. La transformation s’est faite en une poignée de mois.
Le milieu musical étant hiérarchisé comme on sait qu’il l’est, chaque directeur musical apporte son propre répertoire sans chercher la cohérence avec le précédent, et de même pour la conception du son. On peut ainsi passer, comme pour le Capitole de Toulouse, à un son plutôt fondu et lisse sous Michel Plasson à un son très rond et voluptueux chez Tugan Sokhiev, et d’une dominante « raretés françaises fin XIXe » à une dominante « grand répertoire » (avec pas mal de Russes évidemment). Les deux orchestres n’ont plus rien à voir, alors que les musiciens sont les mêmes.
Contre-exemple rare : Johannes Klumpp a repris le projet d’une intégrale Haydn avec une approche musicologique assez radicale qu’avait débuté le Symphonique de Heidelberg. Le chef précédent, le fulgurant Thomas Fey, a été victime d’un grave accident domestique et n’a jamais pu rediriger (le cerveau est atteint, je crois). Je ne me suis pas penché sur la question, j’imagine que l’orchestre souhaitait mener à bien l’intégrale et dans une certaine cohérence stylistique avec ce qui avait été fait auparavant : pour une fois, le recrutement a été fait sur un projet de continuité artistique et pas simplement sur le choix d’une personnalité remarquable… mais c’est clairement l’exception et absolument pas la règle.
Enfin, la plupart du temps : certains directeurs musicaux renouvellent aussi beaucoup les musiciens :
→ en profitant des départs en retraite (un tiers de renouvellement à l’Opéra de Paris sous Philippe Jordan) ;
→ en jouant habilement de persuasion (Vasily Petrenko à Liverpool) ;
→ ou carrément en étant particulièrement dur ou maltraitant contre ceux qui ne sont pas au niveau (il y avait eu des plaintes pour harcèlement moral ou son équivalent, déposées contre Krzysztof Urbański à l’Orchestre d’Indianapolis, de mémoire par des bassonistes qu’il humiliait en répétition pour pouvoir les faire partir et les remplacer par meilleurs).
Mais ce n’est pas nécessaire pour changer l’identité d’un orchestre.
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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 8 : Le directeur musical, quelques difficultés
Cette mutation avait été la raison invoquée par Daniel Harding pour quitter l’Orchestre de Paris, arguant qu’il aurait fini par changer la merveilleuse identité de l’orchestre. (Probablement un prétexte élégant pour fuir des musiciens réputés pour leur mauvais caractère et leur bonne volonté à géométrie variable, mais ce n’est pas non plus une vue de l’esprit : oui, travailler longtemps avec un directeur musical change. Ensuite, est-il parti parce qu’il ne voulait pas les changer ou parce que c’était une lutte pour y parvenir, je ne suis pas dans le secret de sa conscience.)
Il faut dire que ces chefs sont parfois reconduits sur des décennies, ce qui permet un réel travail de fond. Parfois aussi, c’est plutôt le public ou la tutelle qui adore le directeur musical, plutôt que les musiciens : par exemple Daniel Barenboim à la Staatskapelle Berlin, tyran invraisemblable (à la fin de chaque concert, il est d’usage que les musiciens viennent un à un le féliciter dans sa loge), volontiers agressif, et à mon sens au legs artistique pas très marquant (certainement pas en répertoire et pas vraiment en progression technique), a une notoriété qui attire le public, ce qui fait que les décideurs locaux – qui ne sont pas forcément épris de musique – attribuent beaucoup plus volontiers des subventions à un orchestre qui rayonne davantage grâce au nom de son chef, qui sait avoir les bonnes amitiés et les meilleurs réseaux… Ce qui fait que même la direction administrative de l’orchestre, voire les musiciens maltraités eux-mêmes, ne souhaitent pas s’en séparer, car il est la figure de l’orchestre.
Dans cet ordre d’idée, certains chefs notoirement peu travailleurs ou sur leur pente descendante sont embauchés parce qu’on sait (en particulier dans les pays où l’économie des orchestres repose sur peu de subventions publiques et beaucoup de mécénat) qu’ils vont attirer le public et les mécènes.
La fin de mandat de James Levine à Boston avait été assez triste et soulevé en interne beaucoup de réclamations, en particulier de la part des musiciens, sur son impréparation et son peu de présence – il faut dire qu’il était malade de Parkinson depuis de très nombreuses années. De même, Chicago a beaucoup baissé techniquement sous Riccardo Muti (ce n’est plus du tout la plus belle section de cuivres d’Amérique), mais l’orchestre peine à s’en séparer, car les musiciens doivent estimer mériter une star et savent qu’ils ne peuvent pas simplement laisser partir quelqu’un qui attire autant le public, les projecteurs, les contrats, les mécènes que Muti. À l’heure actuelle, on attend toujours son successeurs.
J’espère que tout cela vous aura un peu éclairé sur les enjeux du chef d’orchestre comme directeur musical, c’est-à-dire comme chef permanent d’un orchestre : son rôle est alors moins de coordonner les musiciens le soir du concert que de façonner, sur le temps long, l’identité musicale de l’ensemble et d’améliorer son niveau technique. (Cela peut aussi se passer avec des chefs invités récurrents, bien sûr. Il existe des postes de « premier chef invité », par exemple ; un peu le cas d’Esa-Pekka Salonen à l’Orchestre de Paris actuellement : il n’a pas voulu de la charge administrative et de la responsabilité d’être leur directeur musical, mais il les dirige trois ou quatre fois cette saison, quasiment autant que Klaus Mäkelä, directeur musical en titre assez accaparé par ailleurs.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne,
une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que
quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes
traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas…
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
1 : Le projet
Lorsqu’on appartient au grand public, ou
lorsqu’on débute dans la mélomanie, et même lorsqu’on est assez loin
dans l’immersion au cœur de la musique classique, on ne peut manquer de
se poser la question : à quoi sert ce grand épouvantail en queue-de-pie
qui agite les bras ?
Bien sûr, tout le monde sait que le chef
d’orchestre bat la mesure, mais ça ne répond pas vraiment à
l’interrogation : si les musiciens sont de haut niveau, ils savent
jouer en rythme (d’ailleurs les partitions d’orchestre ne comportent
que la partie du musicien, qui est censé jouer suffisamment précisément
pour ne pas être décalé des autres, sans pouvoir voir ce qu’ils jouent
de leur côté). Et si les musiciens sont d’un niveau faible, pas
capables de jouer en rythme ou à la vitesse indiquée, que le chef donne
ou non les indications ne leur permettra pas de dépasser leurs limites…
Et puis les quatuors à cordes, et même certains
orchestres (Orpheus, Les Dissonances…), parviennent à jouer sans chef.
Alors, en a-t-on vraiment besoin ?
C’est ce que cette série va chercher à
explorer.
Il existe déjà de très bonnes émissions
sur ce thème depuis de nombreuses années par Christian Merlin sur
France Musique (actuellement, c’est « Au cœur de
l’orchestre », je crois), mais il s’agit souvent d’observer des
différences entre orchestres ou les spécifcités des chefs, sans
forcément revenir au point de départ : que fait un chef ? Quels
en sont les missions, les typologies ?
Je poserai ensuite la question (très
épineuse et à multiples entrées) de comment juger un chef.
Mais lançons-nous déjà dans les
questions fondamentales. L’utilité et le rôle du chef.
--
Générique de début et générique de fin :
deux très beaux enregistrements désormais dans le domaine public.
→ Extrait du premier mouvement de la
Première Symphonie de Nielsen par Thomas Jensen et l’Orchestre
Symphonique National de la Radio Danoise (enregistrement Decca de
1954).
→ Extrait de l’Ouverture d’Euryanthe de
Weber par Hermann Scherchen et l’Orchestre de l’Opéra de Paris
(enregistrement Vega de 1959).
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
2 : Le grand coordonnateur
Il faut d'abord se mettre d'accord sur
la nature même du travail de chef d'orchestre. Il ne produit pas de
son, et les musiciens compétents savent jouer en rythme…
Je repose donc la question : à quoi sert-il (bon sang) ?
Premier rôle.
Le chef d’orchestre a tout de même une mission de coordination: il
garantit que le tempo est le même pour tous.
Le tempo,
c’est-à-dire la vitesse à laquelle le morceau est joué : les rythmes
(durées des notes relatives entre elles) sont prévus par le
compositeur, mais sur les partitions, il n’indique qu’une appréciation
de la vitesse à laquelle le rythme de base (la croche, la noire, la
blanche…) doit être joué. Mais le plus souvent, le compositeur ne
propose qu’une fourchette de vitesse (du type allegro,
andante, adagio…) dans laquelle les interprètes
doivent choisir (si vous regardez un métronome récent, vous verrez ces
fourchettes de tempo indiquées). Au XXe siècle, les compositeurs
indiquent volontiers le tempo exact (noire à 60 battements par minute,
par exemple), mais il est admis que les interprètes peuvent aménager
cette indication. [Oui, c’est étrange, parce qu’on trouverait
inacceptable en revanche de toucher aux hauteurs ou aux rythmes…]
Dans cette mission de coordination, le chef
d’orchestre présente l’avantage de représenter un repère toujours vérifiable visuellement (même sans lever les yeux, les musiciens perçoivent
la pulsation des gestes).
Il donne les départs aux pupitres qui
jouent peu (quand le trombone doit attendre 780 mesures avant d’être
sollicité à nouveau et n’a que sa partition de silences sous les yeux,
il est content que le chef vérifie avec le lui le bon moment pour faire
son entrée).
À l’exception des percussionnistes, qui sont des dieux en rythme.
Le chef ne donne jamais, en principe, ses départs
au timbalier ; plus
encore, je me rappelle d’une déclaration de Solti selon laquelle il
évitait même de regarder le timbalier, qui est comme un roc rythmique,
pour ne pas le déstabiliser et plutôt le laisser rassurer les autres
membres de l’orchestre par la solidité de ses interventions.
Il peut aussi, contrairement à un
métronome, intervenir si un décalage se produit, ou s’il attend un
soliste en train de faire une cadence, une improvisation, un chanteur
en train de tenir une note… Le chef fait alors un geste qui indique aux
musiciens qu’il va falloir reprendre. Je reparlerai plus loin de cette
palette de gestes, dans les épisodes autour de la technique de
direction.
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
3 : Anecdotes de décalages mémorables
Pour les pupitres autres que les percussions, même
chez les meilleurs professionnels, on a des exemples de faux départs.
Vous pouvez par exemple écouter le climax du dernier mouvement de la Symphonie n°9 de Gustav Mahler par rien de
moins que le Philharmonique de Berlin et Leonard Bernstein : la section
de cuivres n’entre tout simplement pas dans le climax. (Ah oui, j’ai
dit climax, on le prononce
souvent claïmax à
cause de la prégnance de l’anglais, mais le mot vient du grec, donc pas
de raison particulière de s’y astreindre.) Pourquoi ils n’entrent pas
au bon moment ? Je n’ai pas trouvé de témoignages l’expliquant,
mais cela peut arriver, le chef de pupitre compte mal, ou comptait sur
un départ que n’a pas donné le chef (alors qu’il avait pu le faire en
répétition), et personne n’ose se lancer.
Autre exemple visible, dans les vidéos qui
documentent l’enregistrement du Ring de Wagner
par Solti (la première intégrale du Ring en
véritable studio, l’objet-phare de la production phonographique
classique des années 60), les cors du Philharmonique de Vienne se
trompent de plusieurs temps (plusieurs mesures ?) pendant l’Immolation
de Brünnhilde, et Solti doit le leur faire remarquer. Les musiciens du
Philharmonique de Vienne tout de même, parmi les plus virtuoses du
monde à cette date. Donc cela existe bel et bien, partout. Et même sur
des disques en studio (donc avec plusieurs prises possibles), on peut
en trouver çà et là, des ratages non corrigés.
C’est encore plus évident avec
des chanteurs :
a) ils sont moins bien
formés en rythme (il existe même dans les
conservatoires français un « solfège chanteur », en réalité
un cours de solfège plus rudimentaire que pour les instruments),
b) la voix exerce des
pressions sur le corps dont il faut
parfois tenir compte (on n’arrive pas à tenir son aigu parce qu’on est
fatigué ce jour-là),
c) le texte incite à prendre des libertés rythmiques (primauté de
l’expression, en plus on est en train de jouer sur scène, parfois en
train de se faire violer par ses partenaires, parfois allongé la tête à
l’envers sur un canapé – je ne mens pas, je l’ai vu, j’ai même vu des
chanteurs faire une partie de leur air en faisant le poirier… alors le
rythme, hein),
d) et la tradition incite
les chanteurs (en particulier dans le répertoire italien) à abuser du rubatoet à
décélérer ou accélérer au gré de leur inspiration du moment et de leur
capacité à tenir les aigus.
On rencontre donc toutes sortes d’erreurs, que
l’orchestre doit rattraper de façon invisible. (Je suis très admiratif du métier qu’il
faut pour pouvoir changer en un instant ce qu’on a prévu de jouer et
s’adapter, parfois de façon absolument imperceptible si le public ne
connaît pas l’œuvre par cœur. Les orchestres spécialistes de l’opéra
font ça à la perfection.)
Enfin, à la perfection… je ne vous
raconte pas l’anecdote de la dernière La Forza del destino vue à
l’Opéra de Paris, il arrive aussi que les musiciens fassent exprès de
ne pas suivre les chanteurs pour montrer leur mauvaise humeur…
Ou encore, anecdote qui a fait l’objet
d’un long feuilleton dans les journaux, la querelle entre Leonard
Slatkin et Angela Gheorghiu pour une Traviata au Met : Slatkin a été
expulsé parce que, habitué du répertoire symphonique, il ne réussissait
pas à faire Gheorghiu, qui improvisait absolument les rythmes qui lui
chantaient comme d’habitude. Manque d’aptitude d’un chef (excellent par
ailleurs) dans ce répertoire qui demande de la flexibilité, ou abus
manifeste de la soprano avec lesquels il n’a pas voulu transiger, il y
aurait presque une série entière à écrire sur cette histoire, et je
vais m’en dispenser pour l’instant.
Prochaine étape : le rôle artistique du
chef d’orchestre.
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
4 : Le cerveau artistique de l’orchestre
Deuxième rôle.
Le chef d’orchestre n’a pas pour rôle unique
d’assurer la mise en place rythmique. Il organise aussi les nuances (le début et l'intensité d'un
decrescendo, par
exemple), afin d'obtenir un résultat homogène.
C’est aussi lui qui gère l’étagement
des pupitres (éviter que les cuivres ne
couvrent tout le spectre, vérifier que le doux et le fort, qui sont des
valeurs relatives, ne soient pas incohérentes entre les pupitres).
Car les musiciens n'ont que leur partie
sous les yeux (sinon, ce serait trop petit à lire, trop de pages à
tourner aussi – ce que l’on appelle les « tournes » –, alors qu'ils ont
besoin de leurs mains, même si les dispositifs électroniques pourraient
changer ce point). Le chef, lui, a accès à l'intégralité de la
partition, et peut surveiller les entrées, donner les départs,
rectifier les décalages, choisir les nuances, vérifier l’exactitude de
ce qui est réalisé.
En réalité, comme il y a beaucoup trop de lignes à
lire à la fois (des dizaines) et dans des clefs différences, avec des
instruments transpositeurs (les sons écrits ne sont pas les sons réels,
et ça change selon les instruments, voire au fil d’une œuvre !), il
n’est pas possible de lire en dirigeant. Les chefs connaissent peu ou prou par
cœur ce qu’ils dirigent, et la partition sert de repère visuel,
d’aide-mémoire pour éviter le coup de stress inutile ou l’hésitation
fatale au moment où il fallait donner un départ. Une partition qu’on
connaît peut se lire comme un tableau, un schéma, un pense-bête :
l’apercevoir du coin de l’œil suffit pour se remémorer instantément le
détail.
Troisième rôle.
Enfin vient le vient le rôle
artistique : les partitions ne notent pas
l'intégralité des articulations et des effets (trop de paramètres, même
les partitions de partisans de l’ultra-complexité comme Ferneyhough ne
couvrent pas tout !), le chef donne une lecture cohérente et unifiée
parmi les milliards de possibilités. On peut légitimement jouer un
Haydn plutôt lyrique et formel, ou plutôt joueur et pépiant, les deux
options peuvent être soutenues.
Un solo peut être joué plus ou moins détaché (staccato), avec des accents sur
telle ou telle note. (Comparez par exemple le solo de hautbois dans le
dernier tiers du final de l’Héroïque de Beethoven, chacun le phrase
avec des appuis différents.)
Il obtient aussi les couleurs de
l’orchestre (les cordes dominent, ou plutôt les bois ? plutôt
sombre ou plutôt clair ?), les équilibres bien sûr aussi, on en a déjà
parlé. Et même au niveau du tempo, il existe une véritable latitude :
certains chefs changent sans arrêt de tempo au sein d’un mouvement
(Furwängler), d’autres restent parfaitement rigides (Toscanini, Reiner,
Szell, les chefs issus du mouvement baroque). Karajan, c’était encore
autre chose, il était toujours légèrement en dehors du temps pour
éviter la sensation de pulsation régulière.
Je termine tout de même par un quatrième rôle.
Le chef permanent d’un orchestre, qu’on
appelle le directeur musical, a aussi pour enjeu de faire progresser
l’orchestre. C’est lui qui définit les répertoires qu’il va aborder,
pour étendre ses capacités ou pour affiner des qualités spécifiques. Il
construit les programmes également, et façonne au fil des saisons le
son de l’orchestre.
Prenez le Capitole de Toulouse :
spécialiste de musique française avec Michel Plasson, aujourd’hui plus
généraliste mais Sokhiev lui a donné un son très intense, doux et
voluptueux, qui ne ressemble pas aux autres orchestres français. Voyez
aussi comment le Philharmonique de Berlin, où les cordes très fluides
dominaient depuis Karajan, est devenu le champion de la transparence
qui met en valeur les bois, depuis Rattle… Et tant d’autres exemples.
--
Le chef n’est donc n'est pas donc pas
tout à fait inutile. Mais à ces observations théoriques assez minces,
il convient d'ajouter ce que tous les spectateurs ont pu constater :
empiriquement, chacun peut voir à quel point un chef change
immédiatement un chœur ou un orchestre, parfois sans même s'être
consultés, rien que par sa posture, quelque chose de différent (et
parfois de saisissant !) se crée, la musique s'enflamme. J’ai des
souvenirs très précis de concerts à deux chefs où, quand l’un des deux
prend les commandes, soudain les musiciens sont comme transfigurés, et
proposent soudain un résultat sans commune mesure, inspiré.
On peut considérer avec distance ou
doute l’intérêt réel d’avoir un chef, en théorie, mais dans la
pratique, lorsqu'on écoute un disque ou se rend dans une salle de
concert, il est évident que tous les chefs ne se valent pas, et que
leur présence peut réellement métamorphoser un orchestre (jusqu’à son
timbre, quelquefois !)
J'ai aussi découvert comment importer la liste de mes écoutes
commentées, ce pourrait être un bon format pour les archives de CSS
(qui est, pour l'instant, le réceptable de nouvelles expériences
extérieures, mais toujours en thème !). J'ai tout de même en
préparation de véritables notules (les catégories de baryton par
exemple).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des
raisons de droits d'auteurs (droits
voisins
plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est
beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol
et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter
les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à
Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art
national
ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que
je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y
jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des
sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les
retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.
Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de
certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée
« L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes
tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je
commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette
corruption depuis le début.
Épisode 8 : Comment
l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – b) L’hégémonie du seria
3. Le prestige de la
voix et
la conquête du seria
Malgré son projet à l’origine surtout littéraire, l’opéra entraîne un
effet secondaire inattendu : la redécouverte de la voix humaine. Le
fait de l’utiliser seule, le prestige croissant des chanteurs, les
lieux de représentations plus vastes vont mettre en avant les voix
puissantes, agiles, étendues… et les compositeurs vont progressivement
devenir les grands lieutenants des chanteurs vedettes.
Le troisième tiers du XVIIe siècle est une période d'innovations riches
– voyez par exemple les opéras de Legrenzi ou les oratorios de
Falvetti. La forme des parties musicales reste assez libre, mais avec
davantage de substance musicale, de diversité de ton, et surtout, ce
qui a son importance pour la suite, une veine mélodique beaucoup plus
présente et persuasive que le pur service du texte. On reste dans une
visée essentiellement déclamatoire, mais ce faisant on voit tout de
même se constituer peu à peu, dans les parties où la musique se met à
dominer l'expression textuelle, une segmentation des moments musicaux,
de plus en plus autonomes et détachables. Ces moments (airs, duos,
choeurs, etc.) deviennent progressivement des formes closes (ce que
l'on appelle les « numéros »).
C'est à mon avis l'une des périodes les plus intéressantes de
l'histoire de l'opéra italien, sans doute la plus originale, devant
celle qui se déroule au début du XXe siècle. Il y a fort à parier qu'on
découvrira progressivement beaucoup de pépites dans cette période
encore excessivement mal documentée au disque, si l'on se met à fouiner
dans les inédits.
Mais cette progressive mise en avant de la musique (et de la voix
agile) va aussi entraîner la Grande
Bascule, moment terrible qui va changer l'histoire de l'opéra
mondial pour toujours.
La fascination pour la voix, qui se découvre des possibilités pour
l'agilité dans ce contexte où la musique est de plus en plus
prédominante et le texte de moins en moins central, va créer les
conditions de cette catastrophe.
L’opéra, qui était essentiellement un poème dramatique embelli par de
la musique, assez nu, peu orné, devient le support privilégié de la
virtuosité vocale – le support, pour ne pas dire le prétexte.
4. Structure de l’opéra seria
Car, à partir des années 1690, le genre-roi, qui domine toute l’Europe
pour un siècle, c’est l’opéra seria,
fruit d’une lente mutation au fil du XVIIe siècle vers un spectacle, où
la musique et surtout la voix volent la vedette au texte.
Opera seria, c’est-à-dire «
opéra sérieux ». Opera seria
est féminin en italien, mais comme on emploie opéra au masculin en
français, l’usage est d’utiliser opéra seria au masculin.
C’est le genre qu’ont illustré Albinoni, Haendel, Vivaldi, Porpora,
Caldara, Hasse, Leo pour la période baroque, avec une époque de
transition qui enrichit l’orchestre de quelques doublures de vents chez
Graun, Pergolesi, Jommelli, avant de se couler dans le nouveau style
classique avec Johann Christian Bach, Cimarosa, Haydn (Armida), Salieri, Mozart (Lucio Silla, Mitridate, même Idomeneo, quoique un peu tempéré
par le modèle français).
Parmi les œuvres aisément disponibles qui ont de quoi impressionner et
par lesquelles je vous conseillerais de commencer : Rinaldo de Haendel, Griselda de Vivaldi, Cleopatra e Cesare de Graun, Mitridate de Mozart (Minkowski)…
mais on rencontre aussi de très beaux Jommelli, Johann Christian Bach
ou Salieri…
Musicalement, l’opéra seria se caractérise par une alternance de deux
modes d’expression.
Le premier, ce sont « récitatifs secs
» (recitativi secchi),
où l’on fait avancer l’action, sans y mettre de soin musical
particulier : les chanteurs s’y expriment seulement accompagnés par la
basse continue (un instrument grave à cordes frottées, un clavecin,
éventuellement un archiluth). La mélodie reste très simple et suit
l’accentuation des mots, mise en musique syllabe par syllabe. Pas de
répétitions, pas d’ornements, pas d’aigus ou de graves, simplement une
déclinaison musicale du texte. C’est la partie qui hérite des origines
de l’opéra, mais il s’agit clairement, en l’occurrence, d’une
relégation, qui n’intéresse pas du tout le public, concentré sur la
plus grande séduction mélodique des airs, ses affects exacerbés… et
surtout les qualités d’agilité ou de longueur de souffle des chanteurs.
En alternance avec ces récitatifs utilitaires, les « numéros » sont presque
exclusivement des airs à da capo. Et,
rarement, des duos ou des chœurs – on va dire que dans le meilleur des
cas vous en trouverez deux par opéras, et toujours sensiblement plus
courts que les airs. On parle alors des « numéros musicaux », car ils
sont bel et bien numérotés pour pouvoir les retrouver (plus commode que
« le deuxième air de Nicomedo à la cinquième scène de l’acte III »). À
ce moment, l’action s’arrête et le personnage partage ses émotions :
courage, tendresse, espoir, crainte, orgueil, dépit, fureur,
déréliction… le nombre de ces affects archétypaux n’est pas très élevé,
ce qui a permis la réutilisation abondante d’airs d’un opéra dans un
autre – les droits d’auteur n’existant pas, les compositeurs
n’hésitaient pas non plus à réutiliser des airs réussis de collègues
dans leurs propres opéras.
J’ai parlé de da capo. « Da
capo » signifie « avec une reprise depuis le début » : ces airs sont
pour la plupart constitués, tout au long du XVIIIe siècle, de 8 vers.
Un quatrain principal, longuement répété, suivi d’une section plus
courte de 4 vers (et toujours contrastée, moment de fureur ou de
confusion pour les airs extatiques, moment de brève émotion tendre pour
les airs de bravoure…). Une fois qu’on a fait tout cela, on reprend
intégralement la mise en musique du premier quatrain, en y ajoutant des
variations vocales (on les appelle souvent « diminutions », car ce sont
des formules de notes en général plus brèves, des ornements qui
augmentent le nombre de notes exécutées). Ces ajouts étaient censés
être improvisés, même si les chanteurs étudiaent bien sûr des formules
réutilisables. Aujourd’hui, elles sont soigneusement écrites par les
chefs ou les interprètes. Comme elles ne figuraient pas sur les
partitions, on a longtemps, même dans le mouvement baroque, joué ces
reprises sans ornements – ce qui les rend particulièrement
fastidieuses, surtout dans les airs très longs du milieu et de la fin
du XVIIIe siècle.
Un air à da capo fait dans
les 4 à 6 minutes à l’époque de Haendel et Vivaldi, mais peut durer 9
minutes à partir des années 1740… sans reprise variée, ce peut être un
peu ennuyeux si la mélodie n’est pas particulièrement inspirée ou si le
chanteur n’est pas exceptionnel. Les da capo ornés sont aujourd’hui
redevenus la norme, musicologie aidant. Dieu soit loué.
5. Le triomphe de la
peste
vocale
Ce type d’opéra, qui est moins dépendant de la compréhension du texte
théâtral, obtient un succès fulgurant en Europe : la virtuosité de sa
musique (il faut y voir l’équivalent des Quatre Saisons de Vivaldi), la
déification des chanteurs-vedettes, le caractère stéréotypé et annexe
de l’intrigue permettent de traverser les frontières. Il s’adapte très
bien ensuite au style classique avec un orchestre qui inclut davantage
les vents, cherche davantage de couleurs, étend la virtuosité sur des
ambitus vocaux plus larges, cherche des lignes mélodiques plus
vigoureuses (voire athlétiques).
Il est joué partout, en général en italien : de Lisbonne à
Saint-Pétersbourg en passant par Londres, avec quelques adaptations
linguistiques locales (en suédois à Stockholm, et à Hambourg des objets
hybrides improbables en allemand pour les airs, en italien pour les
récitatifs et en français pour les chœurs – voyez Orpheus de Telemann, par exemple).
Seule la France en reste au modèle déclamatoire de la tragédie en
musique, tout en en important les innovations harmoniques et
progressivement le goût de la virtuosité (très audible chez Rameau, par
exemple). Mais l’accusation d’ultramontanisme est grave pour un
compositeur, et tout le monde se défend d’importer quelque influence
que ce soit. En tout état de cause, la dominante de l’opéra français
reste textuelle (ou, pour l’opéra-ballet, la danse et la couleur locale
soutiennent l’intérêt premier du public), et c’est la seule nation à
conserver un modèle distinct du seria
italien. Toutes les nations les plus fières ont servilement adopté le
nouveau format musical à la mode, et pour un siècle.
Et encore, un siècle, c’est en restant modeste : il existe des opéras
seria dès les années 1690, et le belcanto romantique n’est finalement
qu’une adaptation au style romantique des formules du belcanto baroque
et classique tel qu’il est pratiqué dans l’opéra seria (air répétitif
virtuose orné avec récitatifs intercalés, de moindre importance). Mais
la fin du XVIIIe siècle et surtout le début du XIXe siècle voient
apparaître des opéras dans les langues locales, et parfois avec une
réelle ambition, Weber et Schubert en Allemagne, Dupuy au Danemark,
Arriaga en Espagne…
6. Catégories vocales
Cette époque est aussi celle des rôles travestis (des rôles masculins
héroïques joués par des femmes, en l’occurrence) et des castrats. Je
consacrerai peut-être un épisode aux castrats – ces pauvres diables
auquels ont dérobait, dans leur jeune âge, les outils indispensables de
leur succession. Ils disposaient ainsi d’un larynx d’enfant posé sur
des poumons et des résonateurs d’homme, ce qui devait être
particulièrement insolite et surprenant. Femme ou castrat, cela
témoigne en tout cas d’une fascination pour les voix aiguës. Le goût
des XXe et XXIe siècles en Occident représente l’homme viril avec une
voix grave (voire rauque et peu sonore, façon Humphrey Bogart, James
Earl Jones, Andrew Lincoln) – je peux témoigner, puisque je dispose
d’une voix plutôt aiguë, qu’on est obligé d’utiliser beaucoup de
stratégies extra-timbrales pour asseoir sa présence en public (le
contenu de ce que l’on dit, les variations de ton, l’humour… alors que
l’autorité naturelle d’une voix grave est immédiate). On le voit au
demeurant à l’opéra, avec le nombre croissant de rôles principaux
confiés à des barytons – le baryton, c’est le symbole l’homme
véritable, dans toute sa complexité.
Au XVIIIe siècle, c’est tout le contraire : les héros ont souvent une
ascendance surnaturelle, divine, et réalisent des exploits qui ne sont
accessibles qu’à une âme hors du commun et à une généalogie du plus
haut prestige. On les représente donc par des voix aiguës et agiles,
qui planent au-dessus des aptitudes des simples humains. Le ténor
devient progressivement utilisé dans la période classique (dernier
quart du XVIIIe siècle), mais plutôt pour représenter les rois et les
pères, pas toujours sympathiques (prenez Idoménée et Mithridate, chez
Mozart) – en tout cas beaucoup plus humains et bien moins exemplaires
que leurs équivalents chantés par des sopranos ou des altos, qu’ils
soient masculins ou féminins. Les basses, elles, sont vraiment
réservées aux personnages secondaires majestueux, les pères, les rois,
les magiciens…
C’est ainsi que dans un opéra seria
habituel de la période baroque, on ne croise quasiment que des voix de
femmes (avec une basse en personnage secondaire pour varier un peu) ou
de castrats.
7. Les limites du seria
Vous aurez peut-être remarqué, au gré de subtiles allusions à peine
perceptibles, que je ne suis pas complètement enthousiaste devant la
domination de ce genre en Europe. C’est mon goût personnel, il est vrai
que le seria est probablement pour moi la période la moins
enthousiasmante de l’histoire de l’opéra.
Mais cela mérite peut-être une explicitation. Pour moi qui apprécie en
particulier le rapport au texte et à la dramaturgie, je me retrouve
face à des airs dont le texte est répété à l’infini, peu intelligible
sous les coloratures (toutes les figures agiles de la voix sur une
voyelle unique o-o-o-o-o o-o-o-o-o), et pas traité de façon
particulièrement expressive – en tout cas pas vis-à-vis de la prosodie.
Les livrets y sont complètement stéréotypés, parfois même
interchangeables – et interchangés par les compositeurs.
C’est possiblement la période où l’on a le plus produit d’opéra, mais
aussi celle où l’on rencontrera le moins de diversité et de surprises,
tant le modèle y est normé, et pas très riche ni contrasté en tant que
tel.
Pour autant, musicalement, le genre recèle des pépites (qu’il faut
vraiment écouter comme des concertos pour instruments vocaux !), et les
atmosphères de certains airs sont absolument ineffables. Par ailleurs,
si l’on rencontre des chanteurs qui nous émeuvent, les entendre dans le
seria, c’est la certitude d’entendre toute leur voix complètement mise
en valeur – rien à voir avec les airs de Verdi qui mettent en valeur un
caractère du personnage ou un trait d’écriture du compositeur, ici tout
est d’abord pensé pour magnifier la voix et lui donner le temps d’être
goûtée par le public.
Et son importance est absolument centrale dans l’histoire de l’opéra.
C’est pourquoi il n’était pas inutile de s’y arrêter un moment dans ce
parcours autour de l’opéra italien.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Le bon goût, lui, a depuis longtemps mis fin à son règne.
Je poursuis mon aventure autour du format audio.
Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des
raisons de droits d'auteurs (droits
voisins
plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est
beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol
et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter
les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à
Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art national
ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que
je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y
jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des
sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les
retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.
Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de
certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée
« L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes
tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je
commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette
corruption depuis le début.
Épisode 7 : Comment l’opéra italien
a-t-il dominé le monde ? – a) La naissance d’un modèle
L’opéra italien occupe en général – avec Faust, Carmen et Wagner –
l’essentiel de l’imaginaire grand public autour de l’opéra. Et de fait,
il domine la scène européenne et mondiale en quantité et en prestige
pendant l’essentiel de l’histoire de l’opéra.
Plutôt que de vous proposer simplement une histoire de l’opéra italien,
je vous propose de nous demander ensemble comment ce genre a pu rester
aussi étroitement associé à une nation, une langue. Ce sont des raisons
multiples : historiques, linguistiques, politiques, pratiques… qui
peuvent expliquer cette prédominance.
Au sein même de l’Italie, l’opéra a été vécu comme le genre prédominant
– ce qui est vrai dans les autres nations musicales, mais pas à ce
point – on pourrait d’ailleurs presque parler d’histoire de la musique
italienne, tant le vocal prévaut sur tous les autres genres dans la
péninsule.
1. Naissance de l’opéra
L’opéra est né à la toute fin du XVIe siècle en Italie. Il est le fruit
de réflexions sur le théâtre musical (qui n’était jamais intégralement
chanté) et d’une admiration pour le modèle grec tel que perçu par les
érudits du temps. La parole doit être exaltée par la musique. On
écrivait essentiellement pour la voix avec des formes polyphoniques –
c’est-à-dire des musiques avec plusieurs mélodies chantées à la fois,
ce qui rend le texte difficilement compréhensible.
Des groupes de poètes et de musiciens, réunis autour de mécènes
florentins, donne sa chance à la monodie (mélodie unique, simplement
accompagnée), et tout le monde constate que cela rend l’expression plus
vive, plus individuelle. Essayez d’obtenir une émotion précise de la
part d’un chœur, c’est toujours moins touchant qu’un chanteur seul sur
le même texte, parce qu’il va exprimer sa propre singularité, sans
qu’elle soit « équilibrée » par l’ensemble des différences de tous les
chanteurs.
Pour le détail de cette aventure qui a bouleversé toute la hiérarchie
de l’art européen, je vous renvoie au troisième épisode de la série,
qui le traite en détail.
Ces artistes donnent ainsi naissance aux premiers opéras : des drames
entièrement mis en musique, où l’émotion du texte est exaltée par la
force expressive de la musique ! On y adore donc, en bonne
logique,
les lamentations. La Dafne de Peri & Corsi (1597), perdue,
L’Euridice de Peri (1600) et presque simultanément de Caccini
(1600-1602), et quelques années plus tard l’Orfeo de Monteverdi (1607,
je crois avoir dit par erreur 1604 dans l’épisode consacré au sujet !).
Les premiers opéras sont ainsi florentins, et nord-italiens. Ils sont
en bonne logique écrits en italien, pensés en lien avec la poésie
italienne (l’autre genre vocal profane dominant était alors le
madrigal, composition à plusieurs voix sur des poèmes italiens). Ils se
répandent dans toute l’Italie. Il s’agit, dans la première moitié du
XVIIe siècle, d’un art local.
Après Monteverdi à Crémone, Mantoue et Venise, viennent d’autres grands
représentants, comme Landi à Padoue et Rome, Rossi à Florence et Rome,
Cavalli à Venise, Legrenzi à Bergame et Venise… Chaque grande famille,
chaque grande cité a ses musiciens de prédilection. Le style austère de
la déclamation soutenue de musique s’enjolive progressivement d’airs
plus ornés.
2. Premières imitations
Lorsque Cambert & Perrin, puis LULLY & Quinault ont adapté le
modèle italien en France, ils se sont fondés sur cette image de la
déclamation soutenue par la musique. On sent dans les œuvres de LULLY
que le modèle est déjà propre à être orné d’ariettes et de jolies
choses plus décoratives, mais il reste avant tout fondé sur la
prééminence du texte ; depuis lors, les Français, têtus de leur gloire,
n’en démordent pas, et alors que les Italiens exploraient d’autres
chemins, en sont toujours restés là.
Les Français se sont ainsi toujours accrochés à une image de l'opéra liée aux objectifs de sa création, résistant farouchement aux Italiens… dont ils avaient importé le concept, mis au point par un Italien (LULLI), et magnifié par maint italien à Paris (Piccinni, Sacchini, Salieri, Rossini, Donizetti, Verdi…).
Cependant, tandis que les Français adaptent à leur manière l’opéra
italien tel que pensé dans la première moitié du XVIIe siècle, les
Italiens s’engagent progressivement, à partir des années 1670 (avec
Legrenzi, notamment), vers un autre modèle, qui devient dominant dès
les années 1690 : l’opéra seria. Une machine maléfique qui va conquérir
le monde.
Quelques exemples de labels
ambitieux et de disques aux modèles économiques très divers chez CPO,
Aparté, Timpani, Naxos.
Vaste question, à laquelle il est impossible de donner une réponse
unifiée : chaque label dispose de son modèle économique, et il peut
être très différent.
Ceux qui ne vendent pas de CD physique limitent leurs coûts de
production et de distribution : une fois enregistré, il n'y a pas de
pressage ni de livraison dans les magasins, et encore moins de stock –
ce sont de
grosses économies.
Parmi eux, ceux qui ne font que du flux numérique (streaming) reprennent souvent des
enregistrements libres de droit (qui ne leur ont donc rien coûté) et
essaient de les monétiser : comme le coût est à la charge du label
d'origine d'une part, de la plate-forme de flux d'autre part, il n'y a
donc que des bénéfices à faire entrer. S'ils le font sur suffisamment
de disques, cela finit fatalement par rapporter un peu d'argent.
Quant aux labels physiques, il existe autant de modèles que de labels.
--
1) « Majors » et politique de prestige
Les très gros labels, comme Universal ou Sony, répartissent leurs coûts
entre les albums qui ont du succès (et qui se vendent en très grand
nombre, comme la pop ou les Alagna / Bartoli de Noël) et ceux un peu
moins grand public qui sont déficitaires (mais se vendent tout de même
en nombres meilleurs que la concurrence, vu leur prestige, leur
visibilité, leur meilleure distribution dans les bacs physiques). Les
gains globaux de la maison d'édition sont de toute façon suffisants
pour considérer le classique comme une niche de prestige, quitte à ce
qu'elle soit déficitaire, sans se poser nécessairement la question de
la rentabilité disque par disque ou même secteur par secteur.
2) Sous licence
Chez les moyens, certains rognent sur les coûts et visent sur la
vente d'un grand nombre de pièces (Brilliant Classics a fait ça avec
ses coffrets à une époque), en achetant des enregistrements sous
licence (passés de mode chez d'autres labels qui ne comptent pas les
rééditer, tout le monde y gagne) ou en faisant travailler des artistes
peu connus qui seront à peine rémunérés. Ce reste tout de même un
modèle
d'équilibriste : il faut malgré tout enregistrer les choses,
les presser, les distribuer… et en vendre suffisamment avec les faibles
marges.
3) Économies artistiques
Naxos rémunère (bien sûr) les artistes, mais ils sont obligés de céder
leurs droits d'auteur (enfin, droits voisins plus exactement), et
rémunérés sous forme de forfait (très bas). À l'origine, ils
embauchaient surtout des gens peu célèbres – dont beaucoup étaient des
homonymes d'interprètes célèbres, je me suis toujours demandait si
c'était volontaire –, qu'ils paient peu, et ne dépensent pas des
fortunes en charte graphique et promotion. C'est un peu moins vrai
aujourd'hui, où Naxos organise aussi des partenariats avec des artistes
vraiment
célèbres ; mais ils ont acquis désormais une telle place, notamment en
tant que distributeur (activité qui doit leur assurer l'essentiel de
leur revenu), que la pression économique n'est plus la même.
Il faut dire qu'aucun interprète, à part peut-être Beyoncé,
ne gagne de toute façon sa vie avec le disque. Celui-ci constitue
plutôt une carte de visite attestant leur sérieux, conçue pour donner
l'envie d'aller entendre leurs concerts, pas forcément bénéficiaires
mais subventionnés. Il est vraiment complexe de gagner sa vie comme
artiste classique, à moins d'entrer dans un chœur ou un orchestre fixes.
4) Partenariats radio
D'autres limitent les coûts en réutilisant des bandes déjà captées
par les radios (CPO, typiquement, collabore avec les diverses radios
allemandes) : les artistes et les ingénieurs du son ont déjà été payés,
il suffit de négocier avec la radio (publique) qui est en général tout
simplement contente que son travail soit diffusé et ne doit pas se
montrer trop gourmande, je suppose.
Typiquement, le très-saint label CPO réutilise beaucoup de captations
déjà réalisées par les radios d'Allemagne. Par ailleurs, leur impératif
de vendre des disques est moindre que chez des labels autonomes,
puisque CPO est adossé à la grande plate-forme de vente en ligne JPC –
j'imagine qu'ils ont une ligne
budgétaire conçue comme du mécénat, et qu'ils se moquent que ça ne
rapporte pas d'argent. L'intégrale des lieder de Loewe ou des
trios de Dốþößtrøm, publiée CD à CD, je ne sais pas bien qui peut
acheter ça… même en flux gratuit, je n'ai pas le temps de tous les
écouter, et ce n'est pas faute, vous le voyez bien, d'y mettre beaucoup
de bonne volonté !
5) Labels d'orchestre
Certains (de plus en plus nombreux) sont adossés à des chœurs, des
orchestres… de ce fait, leur budget est inclus dans le coût de
fonctionnement global de l'institution. C'est avantageux, parce que le
disque
donne plus de visibilité et de prestige à l'orchestre, ce qui est déjà
un but en soi, mais peut de surcroît motiver des spectateurs moins
habitués ou plus éloignés géographiquement, et donc remplir la salle –
et, ne le négligeons pas, contenter la tutelle politique qui
subventionne ! C'est un mode de
fonctionnement assez confortable : pas de rendement minimal requis.
6) Subventions et mécénat
Il y a aussi ceux qui vivent grâce à une subvention ou du mécénat,
comme Bru Zane. Chaque année, le nombre de disques dépend de l'argent
doté. Pour optimiser les coûts, ces disques sont adossés à des
productions réelles, où interviennent aussi les financements propres
des théâtres (qui pendant les répétitions rémunèrent les artistes et
fournissent la salle !). On ne dépense alors que ce que l'on a reçu :
les recettes de ventes de disques sont négligeables dans le financement
du projet. Cela limite éventuellement l'ambition des projets, mais
évite les déficits. (Évidemment, si la subvention s'arrête ou si le
mécène se retire, tout l'édifice s'effondre immédiatement.)
7) Prestataire technique
Encore plus sûr pour le label : accueillir des projets déjà
financés. C'est le cas pour Aparté : le label fournit, contre
rémunération, des moyens techniques (prises de son superlatives,
appareil critique, pressage, publicité, bonne visibilité) aux artistes
qui en retour paient les frais. Je crois que ça fonctionne très bien
pour eux : les artistes montent des dossiers de subvention (ou,
quelquefois, paient avec leurs économies) pour qu'on leur fournisse
l'ensemble de la prestation (avec, de surcroît, le tampon prestigieux
d'un label qui a beaucoup gagné en visibilité). Pour le label, la vente
d'exemplaires ou la limitation des coûts n'est donc plus un enjeu
d'incertitude économique : c'est l'artiste qui apporte en amont le
financement – dans le but de devenir plus célèbre et donc de recevoir
de meilleurs cachets dans des lieux plus prestigieux, de créer une
communauté de fans qui va le suivre et le rendre plus désirable pour
les recruteurs.
Je crois que pour eux ça se passe vraiment bien.
8) Diversité au sein
d'un label
Certains labels peuvent utiliser différents modes opératoires :
Harmonia Mundi propose une collection de disques autoproduits par de
jeunes musiciens,
mais a aussi ses propres projets ; Maguelone publie aussi bien les
projets de Didier Henry que d'autres projets invités déjà financés.
9) L'amour de l'art
Et puis il y a ceux qui, en effet, sont ambitieux en voulant
proposer des projets qu'ils montent eux-mêmes pour l'amour de l'art, et
ne s'en sortent pas forcément, comme Timpani qui a proposé des projets
sur ses propres deniers, parfois très ambitieux (des opéras de Pierné,
Ropartz, Séverac,
Cras, Le Flem…), mais peinent évidemment à trouver les financements,
d'autant qu'ils ne peuvent pas compter sur la quantité de disques
vendus (à prix très raisonnable par ailleurs) pour financer leur
travail.
Hyperion, après avoir été en quasi-faillite, s'est redressé grâce à des
artistes qui ont travaillent gratuitement pour soutenir le label. La
politique du label est à présent de proposer un répertoire et des
artistes de haute qualité, et de fidéliser un public qui achète les
disques – rien n'est disponible en ligne, le flux n'étant pas du tout
rémunérateur ; ce conservatisme antitechnique a possiblement sauvé le
label.
Voilà pour quelques possibilités, pour vous donner des idées. Je ne
suis pas un spécialiste de la question, les labels communiquent peu sur
leurs modèles économiques, donc je vous communique ce que j'ai compris
en lisant des articles çà et là ou en discutant avec des professionnels
du milieu… je peux parfaitement me tromper sur les cas plus précis
évoqués. Mais l'idée est que vous puissiez vous représenter un peu le
nuage de possibilités quant à la gestion d'un label de musique
classique !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Hector Dufranne en Grand-Prêtre de Samson & Dalila de Saint-Saëns.
Sonya Yoncheva dans La Bohème (mise en scène Claus Guth).
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 6 : L’opéra est-il un art du
passé ?
Oui.
À la semaine prochaine !
…
Ah, vous voulez en savoir davantage ?
¶ L’opéra est un art créé pour des besoins spécifiques, à la toute fin
du XVIe siècle (voyez l’épisode 3). Il s’agissait d’exalter la
déclamation théâtrale grâce au chant. Puis on s’est fasciné pour
l’agilité ou la puissance de l’organe vocal humain.
Les micros ont permis beaucoup d’autres possibilités pour chanter à
fort volume sonore, toutes les émissions vocales sont devenues
possibles, mais l’opéra a continué de chanter sans amplification – ce
qui rend son impact physique très particulier. Cela se comprend, mais
il aurait pu inclure des épisodes amplifiés, et ce n’est presque jamais
le cas, alors que certains chanteurs lyriques maîtrisent à la
perfection d’autres techniques propres aux musiques amplifiées.
Il n’est donc pas absurde du tout que l’opéra ait conservé ses qualités
propres, mais c’est assurément un art qui tire ses logiques techniques
du passé.
¶ L’opéra a pu être, au XVIIIe et au XIXe siècle, une sorte
d’équivalent au cinéma : intrigues sommaires, énorme budget de décors,
superstars, phénomènes de société qui créaient ou faisaient écho à de
gigantesques débats.
Par exemple, en 1810, énormes débats sur la légitimité de représenter
des héros issus des Saintes Écritures (en l’occurrence Caïn et Abel)
sur la scène de l’Opéra, en modifiant la Genèse et en ridiculisant
certains de ses personnages (la perruque blonde d’Abel a beaucoup fait
jaser). Est-il légitime de produire une fiction à partir du Sacré le
plus saint ? Et sur une scène de mauvaise vie comme l’était
l’Opéra, jouée par des acteurs dépravés ?
Ou encore, après 1870, beaucoup d’opéras exploraient les émotions de
vaincus sublimes (les Gaulois, les Hébreux), l’idée de la souffrance
des crimes de guerre, des invasions barbares, etc., parce que cela
travaillait énormément la France d’après la défaite.
Aujourd’hui, le cinéma a endossé cette part de spectaculaire, de
popularité, de vulgarité quelquefois, et les débats qui vont avec. On
n’invite pas les chanteurs d’opéra des productions en cours, et encore
moins les compositeurs, sur des plateaux de télévision pour faire leur
promotion ou transmettre leur vision du monde.
¶ Surtout, le choix des programmateurs a écarté l’opéra contemporain
des scènes lyriques. Aujourd’hui, l’opéra est devenu un musée : sur une
saison de 5 à 20 titres, vous aurez au maximum une œuvre composée dans
la décennie, et ça n’arrive pas tous les ans… On rejoue essentiellement
les œuvres du passé, et de surcroît les mêmes.
Je ne blâme pas les programmateurs (enfin, en réalité si, mais tout
n’est pas de leur faute) : un certain nombre de contraintes leur
échappent. Pour commencer, tout simplement la nature du langage
musicale qui s’est énormément complexifié à partir de la fin du XIXe
siècle, jusqu’à atteindre des expérimentations assez extrêmes au XXe
siècle (le dodécaphonisme sériel décrète l’égalité entre toutes les
notes et l’interdiction de les répéter, avec pour résultat un langage
qui n’est plus compris par les auditeurs). Cela influe de surcroît sur
l’écriture vocale (avec des intervalles de hauteur de plus en plus
grands entre les notes), ce qui entraîne une compréhension beaucoup
plus difficile du texte. Les livrets aussi, parfois centrés sur la vie
des artistes, ou nageant dans des réflexions métatextuelles
difficilement accessibles, pas toujours réussie et en tout cas peu
ludiques, n’ont pas aidé.
L’opéra est donc devenu une sorte de musée, reflet d’un temps passé, où
l’on chante à l’ancienne des œuvres déjà bien vieilles.
Je crois que j’ai tout dit. À bientôt.
…
MAIS NON.
Vous saviez bien qu’il y aurait un MAIS.
Un petit MAIS, et cependant un MAIS important. Tout ce que j’ai dit
reste vrai, toutefois je voudrais ajouter un petit quelque chose.
Depuis une trentaine d’années, la liberté de création (et notamment la
liberté d’emprunter des langages du passé) a connu un regain de force,
et on trouve aujourd’hui des styles incroyablement divers dans la
musique classique et dans l’opéra. Des œuvres quasiment parlées à base
de phonèmes, des œuvres atonales avec des sujets métaphoriques, mais
aussi des œuvres écrites avec un langage sonore plus proche de la
musique de film, pleine de références, et qui évoquent des sujets
actuels et très divers.
Il est difficile, dans une baladodiffusion et sans disposer des droits,
de faire entendre l’immensité de l’étendue de ces styles musicaux, mais
je peux au moins vous donner une idée des sujets.
On peut y parler d'histoire récente (Rasputine, Anne Frank, Die Weiße
Rose, JFK, Nixon, Marilyn Monroe, de l'homosexualité chez les
maccarthystes), de grands classiques (Minotaure, Ovide, Hamlet, Richard
III, Frankenstein, Maison Usher, Moby-Dick, Dracula, plusieurs Cyrano,
Canterville, plusieurs Solaris, T. Williams, Beckett, Pagnol avec la
trilogie marseillaise…), on trouve de la littérature de jeunesse (Chat
Botté, Musiciens de Brême, Blanche-Neige, Gulliver, Lord of the Flies,
la Locomotive par l’auteur de L’Histoire sans fin, beaucoup en Russie
et en République Tchèque), de films (Sophie's Choice, Marnie de
Hitchcock, Dead Man Walking, The Addams Family, Lost Highway de Lynch,
même une version en lipdub de Hercules vs. Vampires de Bava), de bandes
dessinées (Max et les Maximonstres), des polars, des intrigues
mathématiques, de livres de psychiatrie (The Man Who Mistook his Wife
for a Hat), des suites d'opéras du répertoire (de la trilogie de
Figaro, d'Aida, de Gianni Schicchi…), de l'exploration de phénomènes
sociétaux (alpinisme, regards sur l'homosexualité, Alzheimer, le
nucléaire), des opéras érotiques (Opéraporno en tournée française,
Powder her Face, Das Gehege – où une femme rêve, je n'invente rien, de
se faire déchirer par un aigle)…
Vous en trouverez quelques descriptions dans cette notule, qui représente la moitié ou le tiers
de ce que j'avais trouvé sur une
seule saison d'opéra !
Donc vous le voyez, l’opéra reste globalement un genre du passé, MAIS
malgré la faiblesse du nombre des commandes et des reprises, l’opéra
d’aujourd’hui est d’une diversité extrême, couvrant un nombre de sujets
qui combine ceux du film grand public, du film d’auteur et du
documentaire, et encore au delà.
J’avais réalisé une petite série « 1 jour, 1 opéra » sur Twitter et Carnets sur sol, qui essayait de
présenter les œuvres originales données ce jour-là dans le monde.
N’hésitez pas à explorer l’opéra : il existe forcément un sous-genre
qui vous touchera. Et si ce n’est pas dans les genres du passé, ce sera
sans aucun doute possible dans les innombrables genres du présent.
Slava opéraïni. À bientôt !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Le Rosenkavalier d'Otto
Schenk, une certaine idée (terrifiante) de l'opéra.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs
ou auditeurs d’opéra ?
La réponse varie évidemment selon les individus, mais on peut relever
des lignes de force, des types de public.
¶ La plus-value la plus évidente, par rapport aux autres musiques,
tient dans l’impact physique d’un son acoustique : grand orchestre
symphonique (ou grand orchestre baroque, ce qui en revient au même,
sinon en décibels, du moins sur le principe de la grande masse sonore
en sons naturels), et bien sûr la voix, directe, sans médiation. Cette
question a déjà été évoquée dans l’épisode 2 : avoir le grain d’une
voix qui vous caresse le visage ou vous court sur la peau, c’est une
expérience d’art totale et très physique. C’est sans doute là la
première chose qui bouleverse les amateurs d’opéra.
¶ De là procède, ensuite, la fascination pour les chanteurs : certains
seront sensibles à la puissance sonore (et donc à l’impact ressenti
corporellement par le specteur), d’autres à la beauté du timbre, ou
encore à la façon impressionnante de dominer les difficultés techniques
: les aigus et suraigus dans l’opéra romantique, l’agilité des
vocalises dans les opéras italiens du XVIIIe siècle…
¶ On est en général sensible aussi à la façon dont l’opéra tisse des
histoires avec de la musique, dont il fait dire des mots avec du chant…
une émotion qui mêle les arts.
¶ Pour le reste, cela dépend véritablement du répertoire que l’on aime
parmi le vaste choix de l’opéra : si l’on aime l’opéra seria (les
opéras italiens du XVIIIe siècle, dont on a déjà souvent parlé dans
cette série), l’intrigue (en général à peu près identique quel que soit
le personnage sélectionné dans la mythologie grecque, dans l’histoire
romaine ou dans les épopées de chevalerie), cette intrigue ne sera pas
le sujet de satisfaction prioritaire.
¶ Si l’on aime plutôt l’opéra romantique italien, on sera sensible aux
belles mélodies, aux affects démesurés représentés avec de la belle
musique, une sorte de démesure exprimée en harmonie. Chez Verdi, tout
est très intense, mais rien n’est inconfortable dans l’univers sonore.
Pas besoin de penser, on peut se laisser emporter par le tourbillon de
l’action et l’insolence des voix (on parle de spinti pour ces voix qui
exploitent les limites de l’aigu et du grave).
¶ On peut davantage être sensible à la déclamation d’une belle langue,
soutenue par des courbes musicales, si l’on aime plutôt la tragédie en
musique (LULLY, Campra, Destouches, Rameau…). Ou par la force
d’évocation des sous-textes grâce à la musique, dans les opéras
symbolistes – Pelléas & Mélisande de Debussy, typiquement : le
texte laisse beaucoup de silences et de non-dits que l’orchestre peut
compléter, ou du moins habiter avec des atmosphères impalpables.
¶ Pour d’autres encore, laisser l’expression de l’orchestre submerger
le texte mis à disposition par les chanteurs, comme dans Wagner ou
Strauss (qui écrivent de très belles mélodies, mais plus à l’orchestre
qu’aux voix), ou bien jouer à l’enquêteur pour retrouver le motif
sonore attaché à chaque personnage, à chaque objet, à chaque situation
peut créer une jubilation intellectuelle intense. (Clairement, le
profil général des amateurs de Wagner est beaucoup plus littéraire /
amateur d’expositions / de lectures savantes que celui des amateurs de
belcanto italien, plus hédonistes, aimant se laisser porter par les
belles mélodies et les actions simples.)
¶ Comme évoqué dans l’épisode 4, le plaisir de la langue étrangère
n’est pas à négliger : s’immerger dans une langue qu’on maîtrise à
peine grâce à de la musique, avec tout le confort d’un livret bilingue
ou d’un surtitrage, participe sans doute à la joie d’une frange du
public – d’autant plus que le théâtre en langue étrangère n’est pas
très répandu sur les scènes.
¶ Les décors et la mise en scène font aussi partie du plaisir, surtout
lorsqu’ils s’articulent bien à la scène et à la musique (les gags
synchronisés sont toujours un franc succès !). Cela s’adresse aussi
bien aux amateurs de « mise en décor », où la richesse du costume
prévaut, qu’à un public plus sensible au théâtre contemporain, et qui
vient voir à l’Opéra les stars du Regietheater, c’est-à-dire les
metteurs en scène qui n’hésitent pas à prendre le pouvoir sur l’œuvre
et à transposer l’action, ajouter leurs idées personnelles…
Je crois que la majorité du public aime plutôt les mises en scène
traditionnelles (qui respectent l’œuvre telle qu’elle est écrite), mais
il existe aussi une minorité très active d’amateurs d’art qui se
déplacent réellement pour aller voir la mise en scène de Bieito,
Herheim ou Castellucci, et se laisser bousculer au besoin par leurs
choix inattendus.
Dans tous les cas, le visuel fait partie du spectacle.
¶ À tel point qu’il existe, pour des raisons historiques (à développer
dans un autre épisode), beaucoup d’opéras incluant du ballet, et que ce
peut être une motivation supplémentaire pour venir voir une œuvre.
Évidemment, on aime en général l’opéra pour plusieurs de ces raisons
(parfois même contradictoires), mais cela devrait permettre de situer
un peu celles qui reviennent souvent dans la bouche des passionnés. Le
public d’opéra va en général chercher un divertissement « noble »,
élevé, apportant de la connaissance (la plupart des opéras représentés
ayant au moins un siècle d’âge, c’est quasiment un cours d’histoire à
chaque fois), accepté comme non futile ; mais il existe tout aussi bien
des amateurs de théâtre qui iront plutôt voir l’opéra contemporain ou
les mises en scène hardies pour avoir au contraire le grand frisson de
la subversion et de l’inattendu.
Il existe beaucoup trop de types d’opéra et de façon de représenter un
opéra pour généraliser : clairement, dans un opéra ballet de Rameau, on
peut mettre son cerveau en pause et simplement écouter la jolie musique
; c’est tout l’inverse pour les œuvres d’Aperghis qui vont jusqu’à
mettre en question la véracité de la parole et le statut du phonème…
Pour terminer, je vous propose une petite catégorisation des publics
d’opéra que j’avais réalisée, pour amuser les camarades, à mes débuts
comme mélomane. Elle caricature les différentes motivations mais rend
finalement compte des démarches possibles.
Catégorie 1 : Le public
familial ou bon enfant. Il se déplace une fois par an à l’Opéra pour
entendre une œuvre qu’il connaît déjà ou qui est célèbre, sans trop
s’occuper des distributions. Il passe toujours un bon moment si la mise
en scène n’est pas trop étrange. Il n’ira pas approfondir le
répertoire, mais il est curieux, et stimulé par la singularité de
l’expérience.
Catégorie 2 : Le public des
virtuoses. Il se déplace pour voir une vedette, soit parce qu’il a
entendu parler d’elle dans les magazines, pour « quitte à aller à
l’opéra, entendre les meilleurs » (intersection avec la Catégorie 1),
soit, pour les plus sérieux, pour suivre la carrière de ses idoles. Il
peut comparer la qualité du contre-ut d’Alfredo Kraus dans les 789
cabalettes d’Alfredo qu’il a chantées à la scène, faire la liste
comparative de quels ténors baissent d’un demi-ton Di quella pira, de
quelles mezzo-sopranos se sont fallacieusement fait passer pour des
contraltos, de quels contre-ténors vocalisent avec de l’air dans la
voix ou avec les cordes vocales bien accolées…
Le moteur principal est la fascination pour la performance, l’exploit,
ou simplement la singularité d’une personnalité d’artiste.
Catégorie 3 : Le public «
musical ». Il s’agit d’une variante des mélomanes qui aiment le
symphonique, et qui vont aussi voir l’opéra. Pour écouter de beaux
orchestres, mais aussi pour écouter l’opéra dans son ensemble. Les
questions de technique vocale et de mise en scène affectent beaucoup
moins son plaisir : l’essentiel est d’entendre l’œuvre, de profiter de
ses qualités.
Catégorie 4 : Le public du
contemporain. Je ne suis pas satisfait de cette catégorie, mais elle
provenait du fait que le public de l’opéra contemporain est en général
pour large partie constituée d’amateurs de théâtre, et quasiment pas du
tout de mélomanes des catégories 1 et 2 (qui doivent pourtant
constituer une très large partie du public d’opéra). Le langage musical
propre au contemporain, la peur d’être confronté à l’ennui ou à la
bizarrerie rendent le public très différent – un public qui veut du
neuf à chaque fois qu’il se déplace, comme ce peut être le cas au
théâtre, et comme le répertoire largement figé de l’opéra ne le permet
pas toujours.
(Ceci est plus valable pour les grandes métropoles que pour les villes
de province où il n’y a que six productions par an et où les abonnés se
déplacent en soupirant pour voir la création contemporaine… il n’y a
pas nécessairement de bataillons assez fournis de théâtreux
contemporains pour remplir la salle dans ces villes.)
Catégorie 5 : Le public «
théâtral ». Pour ce public, l’opéra est une autre façon de raconter une
histoire. C’est du théâtre augmenté, en quelque sorte. Il sera alors
très sensible aux chanteurs, mais moins pour leurs aigus que pour leur
investissement scénique. De même pour l’orchestre, qui sera d’abord vu
dans sa capacité à faire palpiter l’action, plutôt que sur la
perfection de la mise en place rythmique et la lisibilité des
contrechants.
Catégorie 6 : Le public «
d’apparat ». Ce serait une partie du public qui se déplace
essentiellement pour la dimension sociale de l’Opéra. Pour accepter une
invitation quand on est important, pour retrouver ses amis aficionados
ou abonnés, pour faire une sortie agréable où l’on peut voir du monde.
Il est rare que ce soit une motivation unique, mais à force de
fréquenter les salles, on se fait des connaissances qu’on ne voit qu’à
cet endroit, et lorsqu’on n’est pas entouré d’amateurs de musique
classique, ce peut être l’occasion tout à fait légitime de parler à
d’autres passionnés. (Je ne croyais pas trop à la réalité de cette
catégorie, jusqu’à ce que je me dise moi-même certains soirs « oui, ce
ne sera peut-être pas le concert du siècle, mais vas-y, il y aura tous
les copains ! ».)
En revanche, contrairement à ce qu’on peut imaginer, l’Opéra n’est pas
forcément le lieu privilégié du snobisme : si l’on veut briller, une
exposition permet de parler autant qu’on veut, alors que si l’on n’aime
pas réellement l’opéra, écouter trois heures de musique ennuyeuse pour
parler 10 minutes avant, 15 minutes au milieu et 20 minutes à la fin,
souvent interrompu par les sonneries ou les rencontres fortuites, ce
n’est vraiment pas rentable.
→ Tous ces publics peuvent bien sûr se recouper, même s’il existe des «
types » récurrents de mélomanes. Par exemple ceux qui aiment surtout
l’opéra romantique pour ses grandes voix et ses émotions fortes (mêlant
ainsi Verdi et Wagner), ou ceux qui sont plutôt « expérimentaux » et
aiment en priorité le baroque français et l’opéra contemporain. Chaque
amateur a sa propre proportion de plusieurs catégories dans ses
motivations. Et, bien évidemment, il n’y a pas de motivation plus
valable qu’une autre : le tout est d’y trouver des satisfactions (et
d’accepter que les autres amateurs n’y cherchent pas les mêmes !).
J’espère que tout ceci aura éclairé d’éventuelles questions sur les
motivations des spectateurs ou auditeurs d’opéra. À bientôt pour de
nouveaux épisodes !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Certains interprètes généreusement militants ont toujours tenu à
tout chanter en langue étrangère.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 4 : Pourquoi l’opéra est-il
toujours chanté en langue étrangère ?
De toutes les difficultés qui s’offrent au novice ou à l’aficionado, en
matière d’opéra, la langue n’est pas la moindre. On voit bien que le
théâtre est en général toujours proposé en traduction. La comédie
musicale est régulièrement traduite (les grands succès comme Les
Misérables ou Wicked ont même leurs versions en hongrois et en coréen).
Alors pourquoi pas l’opéra ?
La réponse devrait être simple, mais elle est nuancée.
Cela dépend énormément de l’époque, et du contexte.
On peut dire que, globalement, jusqu’aux années soixante, l’opéra était
chanté dans la langue du public. Parce qu’il fallait que le public
(sans surtitres) comprenne. Des poètes, comme Philippe Quinault (le
librettiste principal de LULLY, le véritable fondateur de l’opéra en
langue française), avaient même théorisé l’utilisation de formules
figées, de phrases à la syntaxe simplifiée, la répétition de mots, pour
permettre au public de comprendre ce que le chant pourrait autrement
déformer. On chantait pour être compris. Et tout cela est cohérent avec
la naissance de l’opéra, créé pour exalter le texte parlé. (Je remonte
ce fil-là dans l’épisode 3.)
Il existe cependant une exception importante : au XVIIIe siècle, à
l’exception de la France et de quelques villes isolées comme Hambourg
ou Stockholm (plus marginalement Saint-Pétersbourg), on chantait
partout, quelle que soit la langue du public, l’opéra en italien. Mais
il faut dire qu’on était alors en plein triomphe de l’opéra seria :
après un XVIIe siècle où l’on a exploré la puissance dramatique de la
parole chantée, le XVIIIe siècle est la période où le public se fascine
pour les voix et leur agilité. De longs airs (qui peuvent faire une
dizaine de minutes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle)
s’enchaînent sur des situations stéréotypées, où le sens importe moins
– et où le vocabulaire italien est de toute façon réduit. En ce
temps-là, toutes les cours, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg accueillent
des opéras en italien, parfois même composés par des ressortissants
locaux (De Sousa Carvalho au Portugal, Bortniansky, Ukrainien qui
remporte des succès en Italie…). Le public veut surtout entendre des
voix agiles et les textes sont suffisamment stéréotypés pour ne pas
gêner la compréhension générale de ce qui se passe sur scène.
Le reste du temps, on chante en bonne logique dans la langue du public,
pour être compris. Et l’on peut entendre dans les pays concernés,
Guerre et Paix de Prokofiev en italien, Carmen de Bizet en russe, Le
Château de Barbe-Bleue de Bartók en français, Fidelio de Beethoven en
tchèque, Don Carlos de Verdi en bulgare… Les chanteurs étrangers
invités doivent apprendre la version traduite dans la langue locale –
sauf les plus grandes vedettes qui en sont exemptées (Del Monaco
chantant en italien au milieu d’une Carmen en russe, Ghiaurov en
italien également au milieu d’un Don Carlos en bulgare…). À de rares
exceptions près : lorsqu’une troupe étrangère se rendait dans une ville
lointaine, elle chantait dans sa propre langue bien sûr.
Il s’agissait de donner à comprendre un texte dans la plupart des
situations.
Tout cela bascule au cours des années 60, et la langue originale de
composition devient la norme dans les années 70. Je n’ai jamais pu
comprendre ce qui avait suscité ce changement radical (et universel).
¶ Peut-être un début de conscience musicologique : le compositeur a
écrit dans cette langue, avec des rythmes, des accents précis pour
mettre en valeur le texte, ce que la traduction ne peut pas toujours
respecter (il y en a de sublimes qui sont encore meilleures que les
originaux, d’autres très honnêtement fonctionnelles, et certaines qui
abîment tout, la qualité verbale du texte, le caractère des personnages
et des situations, l’accentuation des mots, et bien sûr les rythmes
d’origine). C’est le moment des expérimentations de Hindemith et
Harnoncourt, une sensibilité générale à ces questions se développe
peut-être à ce moment.
¶ Mais sûrement aussi un début de mondialisation : si l’on veut les
chanteurs à la mode, qui peuvent désormais se déplacer en avion, on ne
peut pas leur imposer de chanter dans chaque langue de chaque pays
visité. Il vient avec la partition qui est la même pour tous, celle de
la langue d’origine.
Dans les années 80, l’apparition des surtitres finit par régler la
question : on peut à la fois respecter le travail du compositeur sur la
langue et comprendre l’action !
Et c’est ainsi que l’on entend aujourd’hui majoritairement la langue
d’origine, en dehors de quelques rares institutions spécialisées (comme
l’English National Opera) et d’initiatives ponctuelles et locales.
Puccini en italien, Wagner en allemand, Moussorgski en russe, Janáček
en… tchèque, Bartók en hongrois. Même lorsque ces langues sont peu
pratiquées dans le pays d’arrivée.
Je ne sais pas si ce choix est le plus pertinent, considérant qu’il
existe de belles traductions, et que le surtitrage constitue tout de
même une médiation, un éloignement par rapport au frisson du texte
directement exalté par la musique – il n’est que d’entendre le public
rire avant ou après les répliques, en lisant le surtitrage…
Cette nécessité de polyvalence en langues crée aussi des problèmes
vocaux dont il a déjà été question plusieurs fois sur le site et que je
n’aurai pas le temps d’évoquer dans cette brève vignette. (Et il est
difficile d’en tenir rigueur aux chanteurs, le cahier des charges s’est
tellement alourdi : il faut être capable de produire du beau son dans
beaucoup de systèmes phonétiques différents, sans même parler du sens à
donner !)
Mais cette exigence nous propose aussi le frisson de langues étranges,
l’impression d’accéder à une Europe du son, qui n’est pas sans
attraits.
Que vous soyez convaincu ou non par ce choix, j’espère avoir donné
quelques pistes d’explication sur la raison de cette prédilection pour
les langues étrangères lorsqu’on représente de l’opéra !
[Je finis peut-être, cette fois, par une recommandation d’écoute :
écoutez l’acte I de l’Alceste de LULLY (dans la version Rousset si vous
pouvez), où cohabitent la déclamation française la plus directe et une
plainte italienne posée là uniquement pour le son et l’atmosphère. ]
Possible salle de la création de l'Orfeo de Monteverdi (voir détails
dans cet excellent article de Muse Baroque).
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 3 : D’où provient l’opéra ?
Ce n'est pas le sujet le plus difficile, dans la mesure où l'opéra a
une date de naissance relativement précise.
Dans les années 1570, à Florence, la Camerata de’ Bardi se réunit.
Autour du comte Giovanni Bardi se réunissaient quelques-uns des grands
talents musicaux du temps :
Giulio Caccini (auteur d’un des premiers opéras jamais composés, mais
pas de l’Ave Maria de Caccini qui est un faux, russe, du XXe siècle),
Emilio de’ Cavalieri,
Pietro Strozzi (de la dynastie Strozzi d’où est issue Barbara),
Vincenzo Galilei (par ailleurs le père de notre Galilée)
et, côté poète, Ottavio Rinuncini (auteur des livrets des premiers
opéras jamais composés, et aussi de celui de l’Arianna, perdue, de
Monteverdi).
Ils réfléchissaient à la théorie musicale et produisaient des
divertissements musicaux qui étaient ensuite exécutés pour l’entourage
du Comte.
L’écriture vocale était alors surtout polyphonique : on chantait des
pièces religieuses à plusieurs voix simultanées, et même la musique
profane vocale était réalisée par plusieurs voix chantant plusieurs
lignes musicales autonomes en même temps. (Je parle bien sûr de la
musique savante, de la musique des cours : la musique populaire a
toujours conservé un rapport très étroit à la monodie, c’est-à-dire les
pièces avec une seule ligne mélodique, qu’elle soit accompagnée ou non.
C’est toujours le cas aujourd’hui de la chanson, quel qu’en soit le
genre musical.)
Or, ces penseurs florentins étaient assez critiques envers cette
prédilection pour la musique à plusieurs voix. Ils pensaient qu’elle
empêchait la compréhension du texte – ce qui est vrai.
Et ils rêvaient à des parallèles avec la Grèce antique, une sorte de
déclamation chantée qui exalterait l’émotion du texte parlé. Pas
simplement des accompagnements musicaux ou des numéros chantés.
C’est ce qu’il firent. On en trouve trace par exemple pour le
divertissement nommé La Pellegrina, donné lors de noces organisées en
1589 par les Médicis, au Palazzo Pitti, où collaborèrent notamment
Caccini, Cavalieri et Bardi lui-même.
Cette manière de faire chanter le texte à un personnage seul a été
appelée monodie accompagnée, stile recitativo (style récitatif) ou
encore recitar cantando (déclamer en chantant).
Parallèlement, les mêmes réflexions étaient menées par un autre
aristocrate compositeur, Jacopo Corsi – rival de Bardi, mais tous deux
avaient les mêmes opinions sur la polyphonie et la nécessité du retour
à l’antique. Corsi propose à l’occasion du carnaval de 1598 le premier
opéra (perdu) : La Dafne qu’il co-écrit avec Jacopo Peri, sur un texte
de Rinuncini (dont on a parlé à propos de la Camerata Bardi). Cet opéra
est perdu. Le premier opéra qui nous soit parvenu est L’Euridice du
même poète Rinuncini, mis deux fois en musique au même moment (1600),
par Peri et par Caccini – il en existe des disques.
On lit quelquefois que La Favola d’Orfeo (la Fable d’Orphée) de
Monteverdi est le premier opéra, mais ce n’est donc pas tout à fait
exact, il se situe tout au début et il faut attendre 1604. Son style
est par ailleurs beaucoup plus exubérant (beaucoup plus renaissant
d’une certaine façon), ne refusant pas la polyphonie madrigalesque, par
rapport aux beaucoup plus austères premiers essais (et aussi par
rapport au propre style ultérieur de Monteverdi).
L’opéra est lancé, plus rien de l’arrêtera.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 2 : Comment fait-on pour
chanter trois heures très fort ?
La voix d’opéra est souvent répulsive de prime abord, parce qu’elle
semble très artificielle : on comprend mal le texte, tout semble beuglé…
Il faut d’abord préciser que l’opéra couvre quatre siècles et quart, ce
qui signifie que les styles parcourus sont très divers. Pour chanter de
l’opéra du XVIIe siècle dans une salle de quelques centaines de
personnes, une voix de technique folklorique / variété / pop peut
suffire.
Par ailleurs, même dans les répertoires plus exigeants (XIXe siècle,
typiquement), il existe différentes écoles de chant, certaines
privilégiant la clarté du timbre et de la parole, beaucoup plus
naturels – et pas si éloignés des chanteurs populaires d’alors.
Typiquement, les chanteurs français des années 50-60 ; prenez Tino
Rossi, il a une technique tout à fait conforme à ce qui se fait à
l’Opéra à ce moment-là.
Lorsqu’il s’agit d’être véritablement efficace et de surmonter un
orchestre très sonore, il existe deux voies possibles : chanter plus
aigu que le spectre de l’orchestre (les sopranos légers peuvent ainsi
passer de gros orchestres sans avoir de grosses voix), ou bien chanter
chanter plus efficace de l’orchestre. Car on ne peut évidemment pas
chanter plus fort que 200 musiciens avec une section de cuivres de
plusieurs dizaines de personnes…
Le « chant lyrique », ainsi qu’on l’appelle usuellement, utilise
quelques astuces pour ce faire :
1) C’est un chant qui se fait en général larynx bas, ce qui permet
d’augmenter la taille de la cavité de résonance (le larynx est le lieu
où se trouvent les cordes vocales, donc plus il est bas, plus le son a
de place pour résonner).
2) Il utilise des mécanismes de résonance dans les fosses nasales, qui
existent dans tous les types de chant, mais qui sont suroptimisés à
l’opéra. Il se crée ainsi un réseau d’harmoniques très dense, qui se
concentre dans les zones les plus audibles par une oreille humaine.
Grâce à ce tour de passe-passe, malgré l’ampleur de l’orchestre qui
joue plus fort, on peut entendre certains chanteurs sans effort pour
l’auditeur. C’est aussi ce qui procure le son très épais du chant
d’opéra, une sorte d’énorme charpente sous-jacente qui permet à
l’ensemble des sons d’être entendus, car tous portés par cette base
très sonore (on la décrit souvent comme « métallique »).
J’ai envie de comparer cela au chant diphonique mongol, que vous avez
sûrement entendu : pour faire deux sons à la fois, les chanteurs
utilisent une base de voyelle en [i]-[ü], très résonante, sur laquelle
ils posent ensuite leur mélodie secondaire.
3) Pour ne pas se blesser dans les aigus tout en restant très sonore –
contrairement aux chansons amplifiées où l’on peut simplement monter
dans les aigus en allégeant son mode d’émission et en augmentant le
volume des haut-parleurs –, les chanteurs opèrent une modification des
voyelles en les fermant un peu plus que dans la langue parlée : on
parle alors de « couvrir les sons ». Pour caricaturer, le [à] tire vers
le [ô], le [è] tire vers le [eû]… la technique ultime consiste à
attaquer en [ô] pour protéger les cordes vocales et de toute suite
rétablir la voyelle d’origine [à]. C’est quasiment inaudible chez les
bons chanteurs mais certains le réalisent moins bien et on peut
vraiment entendre le petit changement en cours d’attaque (et c’est
moche). On appelle cette technique, qui est le fin du fin de l’art,
l’aperto coperto.
Tout cela cause la bizarrerie parfois désagréable de la voix d’opéra,
mais permet aussi le rapport très direct au son : lorsqu’on n’est pas
dans une trop grande salle, on peut sentir le grain de la voix courir
sur la peau, avec un rapport très physique au son qui est assez unique.
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 1 : Qu’est-ce que l’opéra ?
De ce que je comprends, le théâtre naît en Inde et poursuit son développement en Chine.
Il est à l’origine d’essence religieuse ; il sert à représenter des
épisodes sacrés. Et il était chanté. Le théâtre parlé semble une
exception européenne qui apparaît au bas Moyen-Âge, et ne pas avoir
concerné toutes les aires culturelles. Je n’ai évidemment pas la
connaissance de toutes les cultures présentes et passées du Globe pour
l’affirmer, mais le principe de chanter du théâtre est sans doute moins
déviant qu’il ne nous semble à nous, pour qui le théâtre et le cinéma
sont des normes d’expression beaucoup plus familières.
L’opéra s’oppose au théâtre : il s’agit de théâtre, mais chanté. On
peut même dater précisément son apparition : après quelques essais à
Florence à partir des années 1570, il naît au carnaval de 1598 lors de
l’exécution du premier drame entièrement chanté en Europe, peut-être
depuis les Grecs ! Et le genre existe toujours.
Quelles sont les caractéristiques de l’opéra ?
D’abord, il s’agit de théâtre. Mais où le texte est chanté. Et presque
toujours (les exceptions sont rarissimes) accompagné par un groupe de
musiciens ou d’un orchestre. Cela suffit à faire un opéra, en principe.
Certains opéras sont entièrement chantés, d’autres seulement
partiellement (notamment l’opéra comique français, le ballad opera
anglais, le singspiel allemand, et plus tard et l’opérette…). La norme
majoritaire reste l’opéra entièrement mis en musique (on emploie
parfois le terme allemand « durchkomponiert », c’est-à-dire «
entièrement composé ») : les opéras semi-parlés n’ont pas été
pratiqués, à ma connaissance, en Italie ou en Russie, par exemple.
Mais il existe un second paramètre, que tout le monde a à l’esprit : la
technique vocale. À l’origine, dans les salons aristocratiques, la
question ne se posait pas ; mais très vite, le succès du genre entraîne
la représentation devant le peuple des villes, dans des théâtres
toujours plus vastes (le San Carlo de Naples et le São Carlos de
Lisbonne ne sont pas de petits formats !), et par-dessus des orchestres
toujours plus sonores, avec des thèmes simultanés toujours plus
nombreux, il a fallu développer des techniques spécifiques de
projection de la voix.
C’est d’ailleurs la seule frontière objective qui existe avec la
comédie musicale : l’opéra n’est pas amplifié, les chanteurs doivent se
faire entendre par leur voix seule. Et cela explique la technique
spécifique, qui rebute souvent les nouveaux venus, nécessaires pour
chanter de l’opéra.
J’essaierai d’expliquer comment cela fonctionne dans un prochain
épisode.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Tandis qu'Arte rediffuse les édifiantes coulisses du concours Georg
Solti, et que je viens d'assister au plus extraordinaire spectacle de
disjonction entre un chef et son orchestre (refus d'obstacle
manifeste), voici que je rencontre ce
documentaire qui veut expliquer
l'importance des chefs d'orchestre, à travers un prisme un brin
maximaliste.
L'occasion, je crois, de faire le tour de quelques idées qui
s'expriment souvent.
Dimitri Mitropoulos, (grand) chef peu porté sur la coordination.
Il faut écouter la Bérézina exaltante de son Elektra-nawak à Florence !
1 – Le rôle du chef
d'orchestre
Il faut d'abord se mettre d'accord sur la nature même du travail de
chef d'orchestre. Il ne produit pas de son, et les musiciens savent
jouer en rythme…
Alors, à quoi sert-il ?
Il tient tout de même un rôle decoordination : il garantit que
le tempo est le même pour tous, et toujours vérifiable visuellement
(même sans lever les yeux, les musiciens perçoivent la pulsation des
gestes). Il organise aussi les nuances (le début et l'intensité d'un
decrescendo, par exemple), afin d'obtenir un résultat homogène.
Car il a accès, contrairement aux musiciens qui n'ont que leur partie
sous les yeux (sinon, trop petit à lire, trop de « tournes » aussi,
alors qu'ils ont besoin de leurs mains – même si les dispositifs
électroniques pourraient changer ce point), à l'intégralité de la
partition, et peut surveiller les entrées, donner les départs,
rectifier les décalages.
Ensuite vient le rôle artistique
: les partitions ne notent pas l'intégralité des articulations et des
effets (trop de paramètres, même les partitions de Ferneyhough ne
couvrent pas tout !), le chef donne une lecture cohérente et unifiée
parmi les milliards de possibilités. On peut légitimement jouer un
Haydn plutôt lyrique et formel, ou plutôt joueur et pépiant, les deux
options peuvent être soutenues.
Il n'est pas donc pas tout à fait inutile. Mais à ces observations
théoriques assez minces, il convient d'ajouter ce que tous les
spectateurs ont pu constater : empiriquement, chacun peu voir à quel point un chef change immédiatement
un chœur ou un orchestre, parfois sans même s'être consultés, rien que
par sa posture, quelque chose de différent (et parfois de saisissant !)
se crée, la musique s'enflamme.
Alors qu'on peut considérer avec distance ou doute leur impact réel sur
le papier, il devient une évidence lorsqu'on écoute un disque ou se
rend dans une salle de concert.
Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la
RIAS, Radio de Berlin-Ouest),
chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert
avec le Phiharmonique de Vienne). Deux métiers.
2 – Typologies
À ce point, ce sera utile pour la suite, il convient de distinguer les
rôles de chef permanent (directeur musical) et de chef invité, de chef
symphonique et de chef de fosse. Les qualités requises n'ont rien à
voir.
Le directeur musical n'a pas
besoin d'être bon avec les gestes. On attend de lui d'être capable
d'avoir une vision pour façonner l'orchestre et le faire progresser,
une technique du son pour le faire évoluer, d'avoir une image cohérente
d'une programmation séduisante pour le public. Il doit à la fois avoir
l'autorité pour changer l'orchestre sur le long terme, et l'empathie
pour sentir les besoins de ses musiciens, les goûts du public (ou ce
qu'il peut leur apporter de neuf.
À l'inverse, le chef invité,
dont le rôle est devenu encore plus difficile à présent qu'on peut
voyager vers toutes les cultures à coup d'avion, doit en deux services
(séances de répétitions) imposer sa vision et sa personnalité, sans
avoir le temps de travailler à fond la question du son (il faut prendre
l'orchestre comme il est, ce n'est pas un travail de long terme), sans
pouvoir épuiser tout ce qu'il veut faire de l'œuvre. Il doit être
capable en très peu de temps (d'où l'importance de la gestique, dans ce
cas : s'il arrête la musique pour expliquer chaque mesure, il n'y
arrivera jamais) de donner un maximum d'indications et d'emporter
l'adhésion de l'orchestre. [On reviendra sur ce point : les orchestres
jugent en quelques instants les chefs, et leur bonne volonté peut se
décider presque instantanément.]
Le chef symphonique correspond
à l'image du chef-démiurge, dont on attend qu'il donne sa vision des chefs-d'œuvre du
patrimoine (vision majoritaire mais discutable au demeurant, en quoi
a-t-on besoin de singularité pour jouer des chefs-d'œuvre plutôt que de
les donner tels qu'ils sont ?).
Le chef de fosse est lui un
chef-accompagnateur : son travail est surtout de suivre les chanteurs,
en particulier dans le répertoire italien où ils ont beaucoup de
liberté de phrasé (et souvent un niveau de solfège considérablement
plus limité que les instrumentistes). Il doit pouvoir anticiper les
effets, réagir aux erreurs, pour que l'orchestre ne soit pas trop
décalé. Bien sûr, il a aussi droit à sa vision, surtout dans les
répertoires où l'orchestre est déterminant (Wagner, Strauss, Debussy),
mais contrairement au chef symphonique, il doit absolument être capable
de réagir efficacement à des
situations d'urgence, et pas seulement de préparer l'orchestre pour
correspondre parfaitement à sa conception de l'œuvre. [Le problème
n'existe pas pour le ballet, où on demande surtout à l'orchestre de
jouer régulièrement – ce ne sont de toute façon pas des soirées de
prestige pour l'orchestre, même lorsque la partition est bonne ; on y
embauche en général des chefs de faible notoriété.]
Vous vous rendez compte du changement considérable d'habitudes quand un
chef symphonique obtient un poste dans une maison d'Opéra…
J'ai déjà mentionné dans ces pages la mésaventure de Leonard Slatkin,
grand chef symphonique à la très belle carrière dans des répertoires
difficiles et avec de très grands orchestres… mais chassé du Met après
quelques représentations de La
Traviata, car il ne parvenait pas à suivre les minauderies
improvisées d'Angela Gheorghiu. Ce n'était pas un manque de
professionnalisme de sa part, mais il n'était tout simplement pas
aguerri à suivre des sopranes capricieuses, ce qui est un vrai métier,
assez significativement différent.
Herbert von Karajan, la permanente la plus photogénique de
l'Ouest.
3 – Juger un chef
Une fois tout cela posé, on se rend compte d'une chose : il est très difficile de juger des mérites
d'un chef d'orchestre. Bien sûr, c'est déjà difficile pour un soliste,
un chanteur, un musicien d'orchestre, un orchestre tout entier (le goût
personnel, les circonstances de la représentation pour les musiciens,
notre humeur, etc.)… mais pour des animateurs
qui ne produisent aucun son ?
Il suffit d'interroger les différentes catégories concernées : demandez
un avis sur quelques chefs en vue, vous verrez l'écart considérable
(non seulement des noms, mais des justifications) entre les autres
chefs, les musiciens, les auditeurs mélomanes, les auditeurs plus grand
public… Et ce n'est pas limité à « efficace en répétition » / « jolis
moulinets enthousiastes », il existe vraiment des perceptions de fond
très différentes. La vérité se situe-t-elle dans
la beauté du concert final (des chefs avec une piètre technique de
bras, ou méprisés des musiciens, font des concerts magnifiques), dans
la qualité des répétitions (celui qui arrive avec des idées claires et
les transmet), dans la préparation (celui qui maîtrise vraiment sa
partition lorsqu'il arrive sur le podium). Qui est le grand génie, qui
est l'imposteur ?
Car visuellement, si le gars bat bien des bras en mesure, qui pourra
distinguer celui qui connaît sa partition par cœur, de Jacques
Attali ? (oui, certes, on se rend compte immédiatement qu'il
ne sait même pas bouger les bras, mais vous voyez ce que je veux dire)
C'est tout le problème des concours
de direction d'orchestre : d'abord on ne peut juger que des
chefs invités, et sur un format encore plus court (un bout de
répétition). Ensuite on juge un chef sur l'efficacité de ses gestes,
sur sa communication avec des musiciens dans un exercice très
artificiel (être jugé pendant qu'on est censé diriger, pas évident), et
évidemment on le juge dans son interaction sur un répertoire imposé
avec un orchestre précis… Tout au plus peut-on sentir le charisme, mais
celui qui sera un grand bâtisseur de lectures complètes de symphonies
de Mahler, capable d'élever le niveau d'orchestres… on passera
immanquablement à côté.
À cela se mêlent inévitablement les tropismes esthétiques du jury (« on
ne peut pas jouer Haydn / Beethoven / Brahms / Schönberg comme ça »).
Juger une direction d'orchestre, c'est par essence juger les apparences, ce qu'on croit
qu'il s'est passé. Il faudrait réellement interroger des collègues
chefs comme dans un jury, mais aussi sonder les musiciens
individuellement, puis le public, pour essayer de tirer au clair cette
transmission impalpable – le plus pertinent serait sans doute l'étude
d'électro-encéphalogrammes des artistes et des spectateurs !
(mais quelles conclusions générales pourrait-on en tirer ?)
« Non seulement Beethoven était sourd, mais en plus son
métronome déraillait, et par-dessus le marché personne n'avait compris
comment il fallait compter les temps » Maximianno Cobra, chef vraisemblablement davantage
incompris que génial.
4 – Grands chefs & imposteurs
Les trois circonstances rapprochées qui ont motivé la production cette
notule éclaire différents aspects de cette interrogation : comment
évaluer un chef ?
♦ Les bandes vidéo du Concours
Solti de Francfort (il en existe plein d'autres sur YouTube, et
aussi pour les grands concours de Besançon, Hong-Kong…) montrent le
caractère assez artificiel et aléatoire de l'exercice : ce sont
finalement des chefs déjà expérimentés qui l'emportent, parce qu'ils
savent comment communiquer avec un orchestre devant un jury, sans être
nécessairement les futurs démiurges. Je n'ai jamais réentendu Kuwahara
(qui ne doit pas faire carrière en Europe), mais Yamada (vainqueur à
Besançon, tout à fait valeureux) n'est pas tout à un aigle suffocant de
hauteur de vue, et Kuokman (Concours Svetlanov de Radio-France) m'a
même permis de vivre une de mes pires soirées d'orchestre (jamais
entendu le Philharmonique de Radio-France éteint et mou comme cela,
dans du Chostakovitch pourtant !).
Mais ce tremplin est important pour les jeunes
chefs, qui peuvent ainsi faire leurs armes et débuter un carnet
d'adresses – à la fin des fins, si un chef devient un peu connu dans
une localité, apprécié du public et pas trop détesté des musiciens, on
le fera revenir, même s'il n'est pas le meilleur.
♦ Je raconte la débâcle spectaculaire (et l'incurie assez moche)
de l'Orchestre de l'Opéra de Paris
dans les représentations en cours de La
Forza del Destino de Verdi : un chef de fosse, pour une
quinzième représentation d'une série d'un opéra déjà au répertoire de
l'orchestre, dans du Verdi (pas le plus touffu et retors…), avec des
chanteurs plutôt rigoureux, qui ne parvient pas à rattraper des
décalages assez simples (chanteur et orchestre jouent en décalé jusqu'à
la fin de la phrase…), et pis, qui dirige tout le temps en retard sur les chanteurs (tous
les ploums arrivaient après l'attaque des voix), il y a
un vrai problème. De maîtrise de la part de Nicola Luisotti, mais
surtout de bonne volonté de l'orchestre, qui n'essayait même pas de
jouer avec les chanteurs (ponctuations des récitatifs systématiquement
à côté, pupitres pas ensemble lorsqu'il y a des doublures…).
C'est ce que l'on appelle tirer le rideau
: chez certains grands orchestres, si les musiciens estiment que le
chef n'est pas compétent / pas plaisant / pas assez sûr de ce qu'il
veut, ils se mettent à jouer en pilote automatique sans plus suivre ce
qui se passe sur le podium. Chez la plupart des grands orchestres, cela
ne s'entend pas (bien sûr que le Met peut jouer n'importe quel Verdi
les yeux fermés, que New York vous fait de fantastiques Brahms sans
chef…) ; chez l'Opéra de Paris, cela s'entend, les musiciens font
entendre leur mépris de la musique et du chef en jouant avec la plus
grande économie possible, sans même faire l'effort, par respect pour
les chanteurs et le public, d'être en rythme – alors que leur niveau
individuel doit être le plus élevé de France (donc parfaitement
capables de jouer proprement Verdi, même sans chef), et que leur
salaire correspond à celui de cadres dans de grandes entreprises…
♦ Précisément, le documentaire de la BBCConductors and Conducting se
centre tout entier, au lieu d'expliquer le rôle d'un chef (symphonique
& invité, en l'occurrence) ou ce qui fait la différence entre deux
personnalités, sur la thèse de
l'imposture généralisée. Selon les intervenants choisis, il y
aurait une dizaine de chefs capables de diriger un grand orchestre, et
les besoins commerciaux de faire des concerts contraindraient à
embaucher 990 guignols pour boucher les trous entre ces 10 chefs.
Le nombre avancé est bien sûr ridicule : peut-être, chez les grands
génies hypra-techniciens über-efficaces (et appréciés des musiciens)
n'y a-t-il que peu de gens qui fassent l'unanimité, mais des chefs qui
parviennent à tirer des merveilles d'orchestres modérément dotés, et a fortiori des grands orchestres,
j'en ai beaucoup. Et pas des vues de l'esprit : des gens que je ne
connais pas, et qui d'un orchestre que j'ai l'habitude d'entendre
irrégulier ou ronronnant, font soudain, l'espace d'un soir, la phalange
la plus inspirée du monde. J'ai vécu ça avec Günter Neuhold, George
Cleve, Max Pommer, Emmanuel Villaume, Klaus Weise, Sora Lee, William
Boyd, Enrique Mazzola, William Le Sage… pas des vedettes de l'industrie
du disque, assurément, mais des magiciens à qui je doute que ces
Messieurs aient pu penser (sauf à être dans la bonne province au bon
moment, et au début des années 90 où ils s'expriment, beaucoup
n'avaient pas commencé leur carrière – certains n'étaient même pas nés).
Le plus drôle est que ces gens, qui déterminent le nombre de chefs
réellement intéressants, sont des écrivains, critiques (Norman
Lebrecht, Hugh Canning…), metteurs en scène (que vient faire Sellars
là-dedans ?) ou des chefs dont, précisément, le public, la critique et
les confrères ont régulièrement remis en doute la compétence :
Welser-Möst (réputé pour son ennui, et de fait, si c'est un très bon
chef de fosse, il a des carences techniques pour bâtir un Mahler, j'ai
pu en juger sur pièce alors qu'il avait Cleveland sous ses ordres !),
Maazel (grande technique, mais à qui l'on reproche – trop, à mon sens –
de n'avoir plus rien à dire depuis les années 1970 ; moi j'aime
beaucoup son passage à New York en fin de carrière, pas original, mais
toujours très habité), Mehta (qui après un début de carrière fulgurant
s'est mis au service de la routine de luxe pour les grandes glottes du
type 3 Ténors et les sons
& lumières Turandot dans la Cité
Interdite), Salonen & Jansons (admirés de tous – un peu
moins de moi, je l'avoue –, mais pas non plus de grands visionnaires,
ça ronronne pas mal chez eux, surtout depuis 10-20 ans). Et ce sont eux
qui décrètent (sans doute en se jugeant du lot ?) qu'il n'y a qu'une
poignée de chefs compétents.
En revanche, le film soulève des points très intéressants, qu'on peut
débattre mais qui mettent en évidence (toujours dans le domaine
ultra-restreint de la compétition d'élite au sommet, très loin de ce
qu'est la réalité du métier dans l'ensemble des salles du monde)
plusieurs difficultés quant à l'évaluation des chefs.
→ La
montée du niveau des orchestres rend
difficile de trouver des
chefs qui, réellement, apprennent aux musiciens. La qualité technique
est devenue telle que les orchestres sont désormais en place tout
seuls, et parfaitement ; il faut donc avoir une proposition forte à
apporter pour intéresser les musiciens.
→
La difficulté intrinsèque de
juger les chefs et l'excellence des orchestres ouvrent la voie à l'imposture. Un jeune
charismatique qui fait de jolis moulinets (coucou Muti)
peut très vite être promu par ses agents, les labels discographiques,
les magazines, et tout s'emballe. Comme on ne lui confie alors que de
très grands orchestres, le résultat est forcément bon. La notoriété
n'est déjà pas corrélée à la qualité dans les autres domaines, mais il
faut tout de même être très bon… pour un chef, potentiellement, on peut
être assez peu efficace et faire carrière. C'est en tout cas ce que
disent les invités du documentaire (et cela paraît possible).
→ Le phénomène du baisser de rideau,
expliqué très froidement par l'ancien violon solo du New York
Philharmonic (depuis, le violoncelle solo du même orchestre l'a aussi
évoqué dans la presse) : un chef qui ne paraît pas compétent aux
musiciens dans les premières secondes, ou qui hésite (le violoncelliste
décrivait même le cas des jeunes chefs un peu impressionnés qui
commençaient par « très honoré », il se flattait de ne plus écouter un
mot de ce qu'il disait après cette salutation !) est immédiatement
disqualifié par les musiciens, et ils jouent alors en pilote
automatique – très joliment bien sûr (ils ne sont pas tous des
paresseux comme à l'Opéra de Paris), mais sans suivre le chef.
→ Le goût de l'argent : un
chef pouvant gagner, en un concert, davantage que tout l'orchestre… Ou
Celibidache qui veut être payé autant que Kleiber, juste par principe.
Effectivement, les grands postes des orchestres américains sont des
salaires à quelques millions l'année, et quelques-uns les cumulent
(Jaap van Zweden avait, dernièrement, les plus gros revenus ; ce fut
Levine un temps). Dernièrement, le poste le plus rémunérateur n'est
d'ailleurs pas le plus prestigieux, le National Philhamonic (excellent
au demeurant), sis à Washington. Les artistes n'y aiment pas trop la
vie morne de capitale administrative, mais le salaire attire.
Tout cela est bien sûr sous-tendu par des prémisses plutôt discutables (et
assez déclinistes) : autrefois on était sérieux, aujourd'hui tout est
superficiel (ou même : même les chefs sont corrompus par le CD et
utilisent les concerts comme répétitions – ce qui ne concernait donc,
dans les années 90, que très peu de chefs, et qu'en diraient-ils,
aujourd'hui où tous les concerts sont captés… quelle excuse trouver ?).
Les rares noms de modèles avancés sont aussi assez sujet à caution :
ils distinguent Bernstein (accordé), Carlos Kleiber (la grande
coqueluche au moment du tournage, certes fulgurant mais qui ne faisait
que peu de concerts et ne travaillait qu'une poignée d'œuvres, là aussi
très loin du boulot du chef de terrain qui assure toutes les
représentations dans sa ville de province, du ballet aux symphonies de
Mahler… il est plus facile d'être excellent sur quatre symphonies qu'en
couvrant tout le répertoire en courant toute l'année…), Jansons (certes
de bons gestes, mais immense, vraiment ?), Tennstedt (gestique peu
claire, mais charisme intense, c'est vrai).
Pourquoi eux plutôt que les autres, je ne vois pas trop. J'aurais
surtout aimé avoir le nom des imposteurs de chacun…
D'autant que pendant qu'on nous explique doctement qu'on ne sait plus
diriger de nos jours, le montage passe derrière des symphonies de
Beethoven jouées par Klemperer, où la pâte est molle, les pupitres sont
dissociés, les attaques jamais ensemble… Mais forcément, on est plus
crédible dans sa posture de juge en disant que le niveau a baissé.
Ils insistent beaucoup sur Karajan évidemment,
en tant que départ d'un
phénomène d'idolâtrie permanentée (« Karajan joue Beethoven »), un charisme de dos,
comme disait Gustav Leonhardt, avec en sous-texte qu'il était
probablement surévalué, ou en tout cas pas au niveau de gloire qui
était le sien.
De mon point de vue de mélomane d'abord intéressé par les œuvres, je
remarque simplement qu'on est arrivé désormais à une époque où
n'importe quel orchestre secondaire peut jouer impeccablement les
œuvres les plus difficiles du répertoire. Où les chefs ont un peu bossé
la musicologie et ne jouent plus Haydn comme Bruckner. Évidemment, dire
cela me pose en ravi de la crèche plus qu'en esthète exigeant.
Je trouve beaucoup plus intéressant le propos de Gerard Schwarz (pas le plus grand chef du
monde, mais curieux, lui – très beaux disques de musique américaine
chez Naxos) qui explique avec humilité le
rôle de truchement du chef, et dans le détail l'effet de la
gestique sur un orchestre, sans prétendre que c'est lui qui rend
Beethoven intéressant, simplement qu'il le seconde en aidant
l'orchestre à le servir au plus près des intentions mises dans la
partition.
Günter Neuhold, un des plus
extraordinaires chefs invités au monde – mais certes pas un chef à
magazines.
5– Chefs en activité
Comme je suis chez moi, dans mon petit morceau de Toile pas trop
fréquenté, et que j'y bavarde comme je veux, j'anticipe les questions
et me prêt au jeu des listes de noms. Évidemment, il faut le dire
hautement, tout ce que je viens d'exposer fait que j'ai conscience que
mon avis, en plus de venir d'un mélomane (vaguement musicien, mais
certainement pas au point d'avoir l'expertise pour juger des gens qui
dirigent des musiciens professionnels du plus haut niveau), est soumis
aux mêmes aléas que les autres : je ne peux percevoir que le résultat
du concert ou du disque (le chef n'y est peut-être pour rien), opérer
de lointaines déductions à partir de bouts de répétitions publiques ou
filmées… Avis tout aussi flottant et discutable que les autres, et même
davantage.
Disons simplement que ce sont des cas où j'ai nettement senti la
différence, à orchestre et répertoire égal.
Des chefs qui m'ont paru transfigurer des orchestres (je me limite aux
expériences en salle, où les prises de son ne peuvent pas interférer) :
Günter Neuhold, William Le Sage, Paavo Järvi, Alexander Vedernikov,
Edward Gardner, William Boyd, Pablo Heras-Casado, Eliahu Inbal, George
Cleve, Max Pommer, Louis Langrée, Emmanuel Villaume, Klaus
Weise, Sora Lee, Enrique Mazzola, Ingo Metzmacher, David Zinman, Vasily
Petrenko, Roger Norrington, Giorgio Croci, Nicolas Simon, Michele
Mariotti, Herbert Blomstedt, Maurizio Benini, Gianandrea Noseda,
Myung-Whun Chung, Alexandre Bloch, Karina Canellakis, Simon Hewett,
Jacques Mercier…
Quelques chefs célèbres qui m'ont semblé défavoriser leur orchestre :
pas tant que cela, mais je vois au moins Franz Welser-Möst (pas très
intéressant), Daniel Barenboim (construction du spectre à rebours de
l'intérêt de la clarté, et il se passe peu de choses)…
Sinon, parmi les vedettes entendues au disque, la vénération pour
Klemperer (ses Mahler exceptés) m'a toujours paru totalement
énigmatique : ses Beethoven et Brahms mou et opaques où rien n'est en
place, je ne m'explique pas comment les musiciens (souvent les plus
enthousiastes) aiment autant cela. Autant chez Furtwängler, une flamme
couve sous la poix, autant ici… ? Je me doute qu'il y a une
raison, mais personne n'est parvenu à me l'expliciter. Un peu le
même phénomène chez Giulini, dont j'aime bien certaines choses, mais
dont je peine à voir ce qu'il apporte de supplémentaire pour exalter
autant les gens (je me suis toujours dit que c'était sa grosse pâte qui
plaisait aux mélomanes d'une certaine génération, mais là aussi, je
passe sûrement à côté de ce qu'il faut entendre).
Étrangement, ce ne sont pas forcément les chefs réputés les plus
sérieux qui sont les meilleurs, et inversement. Quelle forêt de
mystères…
Cela réclamerait beaucoup d'exemples illustrés, mais ce sera pour une
autre fois.
Beaucoup de compositeurs,
malgré leur peu de disposition, s'acharnaient à diriger des orchestres.
Il faut bien vivre.
Pour vous occuper, voyez peut-être plus spécifiquement ces quatre
notules, l'une sur les libertés de phrasé
utilisées pour accroître la tension, l'autre sur l'usage ou non du rubato
dans la direction symphonique, la troisième illustrant la montée du
niveau des orchestres, la dernière sur le rôle et
l'impact d'un accompagnateur d'opéra.
Je laisse à présent chacun naviguer dans cet univers. J'avais entrepris
un relevé informatif de tous les postes de directeur musical dans le
monde (j'ai à peu près fini l'Amérique du Nord), mais je crains d'en
arriver à bout seulement quand tous les postes auront changé !
Nous verrons, si jamais mon été est oisif. (vous pouvez
toujours y croire)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
[[]]
Pour ouvrir cette notule, large extrait du Concerto pour contrebasse de Tubin.
(Zecharies et le Symphonique de Galice – orchestre récemment distingué en ces lieux – dirigé par Slobodeniuk.)
On y entend, outre l'œuvre qui soutient réellement l'intérêt, beaucoup
d'extrêmes de tessiture, de rapidités d'archet. En vidéo.
1. La contrebasse, personne ne sait trop ce que c'est
Les mélomanes sont souvent frappés par la culture très segmentée des musiciens
pratiquants
: érudits sur le répertoire de leur propre instrument (à commencer par
toutes les choses inutiles, pièces de concours, traits d'orchestre…),
jusqu'à pouvoir nommer les mesures de toutes les symphonies où
apparaissent un solo intéressant – en tout cas pour les instruments qui
ne sont pas aussi généreusement dotés d'un répertoire autonome que le
violon ou le violoncelle…
Dans le même temps, ces musiciens n'ont pas toujours
conscience du reste du répertoire, et peuvent paraît revaguement
incultes
– à l'exemple de ces chanteurs qui peuvent réciter tous les noms d'airs
bons pour leur voix et d'interprètes afférents, mais n'ont jamais eu
l'idée d'écouter les opéras dans
lesquels ils se trouvent… –, surtout aux mélomanes dont le loisir
prioritaire serait au contraire d'écluser de grandes quantités de
musique.
(Pas de jugement de valeur là-dedans, il est loique
que la compétence réside là où on fait porter principalement l'effort,
et bien jouer d'un instrument ne réclame pas prioritairement une bonne
culture musicale – deux plaisirs au demeurant très différents.)
Ce dont on a peut-être moins conscience, c'est que les mélomanes actifs (même
ceux qui ont le nez dans la partition pour déterminer quel chef
multi-étoilé est un imposteur ou quel orchestre d'Asie a le meilleur
basson solo) ont aussi de sérieux
angles morts en la matière.
Un exemple simple : une
contrebasse, c'est quoi ?
Je veux dire : ça fait quelle hauteur, ça a combien de cordes, ça se
joue l'archet dans quel sens, ça s'accorde comment ?
Pour à peu près tous les instruments de l'orchestre
symphonique (hors l'alto dont la taille exacte est variable ou le
basson chez qui cohabitent deux modèles aux caractéristiques assez
étanches), la réponse est sans équivoque : il existe une norme avec une
taille, un accord ou une tonalité fixes, des transpositions
éventuelles, des accessoires standardisés. Bien sûr, un corniste peut
jouer sur un instrument simple en fa, si bémol ou mi bémol, ou sur un
instrument double ; un trompettiste sur un cornet, un bugle, une
trompette en ut ou en ré ; un tromboniste sur du ténor ou de la basse…
mais chaque instrumentiste dispose de la même gamme exacte
d'instruments à sa disposition. [Il est vrai que ce peut vite devenir
pléthorique chez les cuivristes : euphoniums, saxhorns, wagnertuben…]
Et d'un musicien à l'autre, c'est la même façon de souffler dans le
cône ou dans la parabole.
Hé bien, pour la contrebasse, pas du tout.
2.
Les attributs de la contrebasse
La contrebasse est l'instrument à
cordes le plus grave de l'orchestre.
Déjà, l'affirmation se discute : il
existe une octobasse qui peut désigner soit un type de
contrebasse avec extension grave (j'y reviens), soit l'instrument gigantesque à l'octave de la
contrebasse (l'équivalent
d'un jeu de 32 pieds à l'orgue), qui se joue sur un escabeau iintégré à
l'instrument et à
l'aide de manettes en hauteur et de pédales pour bloquer les cordes sur
la touche. Il y en a
fort peu eu dans les orchestres – son invention est tardive, au XIXe
siècle, les contraintes susdites la rendent peu virtuose, et son timbre
n'est pas particulièrement intéressant, rêche et à la limite du spectre
audible. À ce jour, seul l'Orchestre Symphonique de Montréal en est
équipé (récemment ; d'ailleurs l'occasion d'une grosse campagne de
communication et de visibilité).
[[]]
Le
début « Frère Jacques » du troisième mouvement de la Première Symphonie de Mahler, avec
pizz de contrebasse standard et solo d'octobasse, par ces deux
musiciens de l'OSM. En vidéo.
Ensuite, il ne faut pas négliger qu'il y eutun
grand débat (j'y reviens aussi)
sur son appartenance à la famille des violes ou des violons,
en effet brouillé par des siècles d'ambiguïté (ou plus exactement
d'indifférence dans les dénominations et nomenclatures des
compositeurs). Est-ce réellement l'équivalent grave du violon, ou un
instrument d'une autre famille, rémanence d'un autre temps – ce
qu'accréditent sa forme, son son plaintif et quelquefois son mode de
jeu.
À quoi la contrebasse se reconnaît-elle, à part qu'elle prend toute la
place dans la rame de métro et produit un gros brouhaha épais qui
occulte
tout l'orchestre lorsqu'on achète une place déraisonnablement côté cour
?
► Comme l'alto (qui est issu de la disparition de trois sous-familles
de violon, hautes-contre, tailles – la plus proche – et quintes), sa taille n'est pas fixée.
L'instrument fait en général autour
d'1m80, mais il peut y avoir plus de 40cm d'écart entre les
modèles les plus tassés et ceux les plus étendus.
Donc la contrebasse, oui, c'est le gros instrument,
mais on ne sait pas trop gros comment.
Même la forme de la caisse,
aujourd'hui encore, n'est pas standardisée…
► À ce propos, vous avez remarqué qu'on peut en jouer à moitié assis sur un tabouret élevé ou
debout, et que personne ne semble d'accord sur leur emplacement dans l'orchestre
(souvent à droite du chef, parfois à gauche, ou éclatés des deux côtés,
et même quelquefois sur une estrade au fond – Orchestre des
Champs-Élysées, Orchestre du Festival de Budapest…). Bref, n'importe où
pourvu qu'ils ne soient
pas près du chef – ça, c'est une constante, c'est toujours au fond.)
(Encore que, dans les ensembles baroques, ils puissent parfois
se trouver au milieu du continuo,
avant les violoncelles d'orchestre à droite et les vents au fond.)
Positions standards, debout ou assis sur le bord d'un tabouret.
Mais il existe aussi des sièges ergonomiques (et même de petits
frimeurs qui jouent ça vautré sur une chaise comme un violoncelle).
► Et l'archet, vous avez vu l'archet
? Chez nous, on voit surtout des archets de violon (plus courts
en crin
que les violons alors que l'instrument est plus gros, bonjour la
logique), joués avec
la prise du violoncelle, mais il existe aussi l'école allemande, où
l'archet a davantage d'espace entre la baguette et le crin, et où le
talon se saisit comme pour une viole, donc exactement à l'envers.
Cela procure une assise plus vigoureuse au son et à l'attaque – mais
rend l'agilité plus délicate, même si je suis toujours impressionné de
voir comment cela ne semble poser aucune
difficulté aux pros de Germanie, alors qu'en général les plus grands
gambistes se cassent la figure à la première diminution un peu vive…
[La prise « violoncelle » est appelée « à la française », développée au
XIXe siècle.]
En haut, un archet d'alto.
En bas, un archet de contrebasse (crin sensiblement plus court) conçu
pour une prise à l'allemande.
► Mais le comble du sommet du pompon, c'est l'accord
de la contrebasse. Oui, l'accord, les notes qu'on joue et comment on
les joue, peu ou prou le truc qui définit un instrument. — Vous avez
acheté une trompe marine, vous êtes un excellent souffleur, ah oui,
sauf que qu'une trompette marine, ça se joue avec les doigts, ça se
crincrinne. — Monsieur, je vous vends cet excellent violon. Ah oui,
mais attention, il a trois cordes, toutes accordées en bémol, et il ne
se joue qu'avec une pédale dans laquelle il faut souffler avant chaque
note avec la narine gauche. Oui, je l'appelle quand même violon, où est
le problème ?
Je crois que vous commencez à comprendre ce que c'est qu'une
contrebasse.
3.
Les cordes de la contrebasse
Visuellement, vous l'avez sans doute observé, il existe des contrebasses à quatre cordes et des contrebasses à cinq cordes.
On peut supposer que celles à cinq cordes sont plus grosses (souvent)
et plus graves (ça dépend). — Mais si c'était si simple, pourquoi
m'échinerais-je à produire un nouveau billet tendrement notulé ?
D'abord, un petit rappel. L'accord du violon se fait par quintes (du
grave vers l'aigu : sol, ré, la mi). De même pour l'alto (do, sol, ré,
la) et le violoncelle (idem à l'octave inférieure). La logique voudrait
que la contrebasse, très souvent écrite sur la même ligne que les
violoncelles, soit à l'octave inférieure du violoncelle (l'équivalent
d'un jeu de 16 pieds à l'orgue).
… ah, vous y avez vraiment cru ?
♫ La contrebasse s'accorde aujourd'hui
(le plus souvent) comme le violon,
sol-ré-la-mi, mais à l'envers,
en quartes : du grave vers
l'aigu mi, la, ré, sol.
L'accord en quartes (et tierces) est typique des périodes
renaissance et baroque, où il était la norme pour les luths, théorbes
et violes (et il demeure en vigueur pour la guitare). Toutefois pour la
contrebasse, la raison est peut-être
historique (si on la considère comme proche des violes, ou en tout cas
souvent mêlée à elles), mais beaucoup plus pratique :
♪ considérant
les grands écarts entre deux notes,
un accord de quinte oblige à de grands va-et-vient sur la touche, la
main gauche atteignant une note de moins que sur un violoncelle. Or,
avec un accord en quintes, il y a plus de notes à jouer avant
d'atteindre la corde suivante qu'avec un accord en quartes, donc il
faut changer de position et descendre plus bas sur la touche pour avoir
toutes les notes. Et cela peut être périlleux lorsqu'il faut enchaîner
les notes de façon liée ou à vive allure.
Il semblerait que l'introduction en France de cet accord (initalement
allemand, encore une fois) soit dû à Cherubini, alors directeur du
Conservatoire – et immortalisé dans cette fonction par les perfides
Mémoires berlioziens.
♫ Les contrebassistes classiques,
pour un accès plus facile à l'aigu, augmentent
quelquefois l'accord d'un ton (fa#, si, mi, la).
♫ Pour les œuvres solistes du XVIIIe
siècle (Haydn, Dittersdorf, Hoffmeister, Vaňhal…), l'accord peut
être fa#-ré-fa#-la, ce qui limite les
extensions digitales dans les parties mélodiques grâce à l'accord en tierces (moins
de chemin à parcourir sur la corde).
[[]]
Premier
mouvement d'un concerto en ré de Capuzzi (1755-1818).
Avec Božo Paradžik, le Südwestdeutsches Kammerorchester Pforzheim
dirigé par Sebastian Tewinkel. En vidéo.
Vous noterez le confort
exceptionnel de la posture nécessaire au jeu dans l'aigu.
♫ Puisque la contrebasse double souvent les violoncelles (implicitement
à l'octave inférieure) dans les parties d'orchestre, la question de la doublure du do grave
(la corde à vide la plus basse du violoncelle est un ut1) est
régulièrement posée. Pour ce faire, on utilise régulièrement, dans les
œuvres qui le requièrent, des contrebasses à cinq cordes, dont la plus à droite
du musicien est accordée en ut0
(ou en si juste inférieur pour
conserver l'écart de quarte). C'est celle-là qu'on appelait, du temps
de Berlioz, octobasse ;
aujourd'hui, le terme désigne autre chose, un gigantesque
instrument
à à trois cordes, à l'octave inférieure de la contrebasse, qui se joue
sur un socle surélevé, avec pédales et leviers, puisque la touche est
trop haute pour être accessible !
Mais attention, il ne s'agirait pas que ce puisse
être simple : d'autres contrebasses à
cinq cordes peuvent contenir au contraire, pour les œuvres qui
sollicitent l'aigu, un do aigu (ut2)
à la gauche du musicien !
[[]]
Gamme sur toute l'étendue
d'une contrebasse à cinq cordes (par Mike Ditrolio). En
vidéo.
♫ Afin d'atteindre le même but, d'autres expédients ont existé (outre
l'accord « violoncelle » en quintes, expliqué ci-dessous) : accorder toute la contrebasse une quarte plus bas
(si, mi, la ré – au lieu de mi, la, ré, sol), changer l'accord (scordatura) de la corde la plus basse (si ou
do au lieu de mi), et même des
dispositifs mécaniques
permettant d'augmenter la longueur de corde vibrante (un capodastre se
décale, je suppose ; une des contrebassistes du Philharmonique de
Radio-France en a un, si vous êtes attentifs aux vidéodiffusions de
France Musique)…
♫ Et bien sûr, au moment de sa généralisation, au XVIIe siècle, on trouve des
contrebasses à trois cordes
(simplement conçues pour le renfort du son dans un ambitus étroit) ou
au contraire à six cordes (sur
le modèle des violes).
♫ Pour finir, il existe de (rares)
partisans de l'accord en quintes,
soit des violoncellistes reconvertis, soit des curieux qui veulent
explorer un parallélisme avec les autres instruments de la famille.
Évidemment, cela rend bien des traits du répertoire très
inconfortables, voire injouables, mais dans des répertoires moins
écrits (en jazz notamment), il existe des adeptes qui obtiennent des
résultats intéressants – ce conditionnement différent de la pensée
musicale produit des réflexes et des réalisations différents, au bout
du compte.
En France, il y eut une brève période (Viseur au
Conservatoire de Paris dans les années 1890, qui fit quelques adeptes),
et de
même en Allemagne, où Gustav Buschman avait reçu les encouragements de
Wagner, von Bülow et Nikisch, tout de même (commodité accrue pour
composer et diriger ? ça ne leur ressemble pas, mais je n'ai pas
trouvé les détails pour l'instant). Néanmoins, il avait dû se résigner
à reprendre l'ancien
système, les écarts et les doigtés restant insurmontables…
Conclusion :Quand
vous voyez un contrebassiste jouer, vous pouvez certes
reconnaître
l'instrument à sa forme, mais pour le reste, il peut tenir à peu près
n'importe quelle disposition
d'accord entre ses mains, selon son
répertoire et ses choix personnels. Car dans un même orchestre et pour
une même ligne musicale, on peut rencontrer les différents types
d'archet, des contrebasses à 4 ou 5 cordes, et probablement plusieurs
types d'accord. C'est un peu la pagaille comme chez
les luthistes.
Sauf que les luthistes, eux, on les
aime bien, avec leur instrument qu'on n'entend jamais depuis le public…
les
contrebassistes ont moins d'amis chez leurs voisins de palier. Au
mieux, ils font
gentiment rigoler, avec leur instrument plus grand qu'eux, leurs
phrasés gourds, leur timbre pâteux et leurs doigts en forme de globules.
À suivre dans un ou plusieurs
prochains épisodes :
4.
Histoire brévissime de la contrebasse
Il existe un antique débat sur l'origine de la contrebasse : viole ou
violon graves ?
5. Le
(vaste) répertoire de la contrebasse : continuo, chambre, parties
d'orchestre, solos d'orchestre, concertos…
6.
Les à-côtés de la contrebasse : fortune, implications physiques
Le 4 et le 5 sont à peu près finis,
mais la collecte des exemples musicaux va prendre un petit moment
vraisemblablement (une demi-douzaine d'heures pour cette notule-ci,
l'air de rien).
--
À lire aussi dans la catégorie instrumentale de CSS :
Pour compléter cette série autour de l'onomastique sophistiquée – et
tout à fait incohérente – des orchestres, afin de vous y retrouver dans
vos disques, ce nouvel épisode issu d'assez longues recherches (y
compris en langue vernaculaire) autour du destin des orchestres néerlandais,
frappés par des séries de mesures de rationalisation depuis le milieu
des années 80. Ils ont ainsi adopté les noms des uns des autres, au fil
de la concentration de l'offre et des changements d'identité.
Il y aurait – et cela existe sans doute, en néerlandais si ce n'est en
anglais – de quoi écrire une histoire politique & culturelle
de la musique orchestrale batave au fil de ces trois dernières
décennies.
Et pourtant, je suis frappé de la
constance du niveau remarquable de ces formations, même aux
dates immédiatement contiguës aux fusions. Mon respect leur est acquis.
Dans
les saisons précédentes :
I – À Berlin
II – À Francfort (sur le Main et sur l'Oder)
III – Aux Pays-Bas
Autre orchestre qui n'est pas amstellodamois tout en portant un nom à
prétention nationale, le Philharmonique de la Radio des Pays-Bas,
installé à Hilversum. Il faut
dire qu'il joue également régulièrement (voire davantage) à Amsterdam
et Utrecht – qui, comme vous le savez, a perdu depuis 1985 son
prestigieux orchestre (dans ce qui est devenu le Philharmonique des
Pays-Bas, ne jouant d'ailleurs plus guère à Utrecht). L'histoire du Radio Filharmonisch Orkest est
sensiblement moins mouvementée,
mais son nom reste ambigu au fil de fusions, homonymies et disparitions
successives.
Toutefois, il n'est pas aussi arbitraire que celui du Symphonique des
Pays-Bas dont il vient d'être question, puisque ce Philharmonique de la
Radio officie bien comme orchestre de
radio, enregistrant des concerts
pour la quatrième chaîne de radio, comme membre de l'Omroep (la Radio
des Pays-Bas). Le programme des concerts est d'ailleurs, à ce qu'il
semble, décidé en grande partie par l'Omroep (plutôt que par le
directeur musical de l'orchestre).
[[]]
La Chaconne finale de la Quatrième Symphonie de Brahms,
dirigée par
Jaap van Zweden.
Son répertoire discographique est
lui aussi varié (combinant le grand
répertoire et l'exploration), y compris dans les
musiques récentes, ce qui paraît congruent avec son statut
radiophonique. Je trouve en revanche son son assez anonyme : très bon
orchestre, mais qui n'a pas de couleur très particulière. Chose
étonnante, quand on considère qu'il est
le seul d'aussi grand
rayonnement, avec le Concertgebouworkest (et éventuellement La Haye et
Rotterdam dont je ne me suis pas encore occupé !), à ne pas avoir enduré de
fusions multiples dans les années 1985 / 2005 / 2013.
Résidence
:
Hilversum (89.000
habitants). Concerts également donnés à Amsterdam (Concertgebouw, plus
rarement à l'Opéra) et Utrecht (dans le grand ensemble de Tivoli Vredenburg dont on a déjà parlé) –
Hilversum est situé entre les deux. Création
: 1945. Directeurs
musicaux :
→ Albert van Raalte (1945)
→ Paul van Kempen (1949)
→ Bernard Haitink (1957)
→ Jean Fournet (1961)
→ Hans Vonk (1978)
→ vacant (1979)
→ Sergiu Comissiona (1982)
→ Edo de Waart (1989)
→ Jaap van Zweden (2005)
→ Markus Stenz (2012)
→ Karina Canellakis (2019)
Labels
principaux :
de tous types, majors
(Philips, Decca, Warner, Sony), labels importants (Naxos, BIS, Nimbus,
Brilliant, Challenge Classics, Etcetera), spécialistes (æon, Sterling,
Quartz), voire très confidentiels (Navona, NM Classics, Ecstatic
Records)… Quelques
suggestions
discographiques :Speed
de Benjamin Wallfisch (Quartz), Lebensmesse
de van Gilse (CPO), Suite des Meistersinger
(Challenge Classics), War Requiem
(Challenge Classics), Parsifal
(Challenge
Classics), intégrale Brahms (Challenge Classics)…
[[]]
Le baptême de Parsifal dans
l'intégrale de Jaap van Zweden (avec Dalayman, Vogt, Holl).
Sobrement allant et lumineux, sans chercher le poids ni le commentaire,
comme toujours chez ce chef et cet orchestre.
C'est avec le Philharmonique de la Radio de Bernard Haitink donne son
premier concert public, le 19 juillet 1954 ; l'impression faite
est
manifestement suffisamment forte pour qu'il endosse le rôle de
directeur musical dès 1957.
Le nom de l'orchestre n'a semble-t-il
pas varié, mais il est à
distinguer de deux orchestres successifs dont il est
contemporain mais en rien lié : la Philharmonie
de Chambre
de la Radio des Pays-Bas (que j'appellerai souvent, pour plus de
clarté, la Chambre Philharmonique de la Radio) et le Symphonique de la
Radio des Pays-Bas – les deux ont fini par être dissous.
♦
L'Omroep Orkest
(Orchestre de la Radio des Pays-Bas) a ainsi été fusionné avec le Promenade Orkest en Radio Symfonie Orkest (1985-2005),
lui même fusionné avec la Radio
Kamer Orkest dans la Nederlands
Radio Kamer Filharmonie (2005-2013). Tous les noms n'ont pas
évolué au demeurant : le Chœur est toujours dit « de l'Omroep », tandis
qu'il existe encore un Promenade Orkest à Amsterdam (d'origine
distincte).
[[]]
Je ne puis résister au plaisir
de vous faire entendre la fin de L'Hymne
à Rembrandt de Diepenbrock, gravédans les dernières années du Radio Symfonie Orkest par Westbroek
et Spanjaard (figure dans la série anniversaire Diepenbrock parue chez
Etcetera, dont il est question plus bas). Orchestre distinct, donc, de
celui présenté dans cette notule.
Les distinctions onomastiques étant minimes, les répertoires proches,
les labels souvent en commun, les disques régulièrement partagés entre
plusieurs formations, les étiquetagesne sont pas toujours bons dans
les discographies constituées. J'ai tâché de vérifier un maximum de
pochettes de mes yeux (à supposer qu'elle sne soient jamais fautives
elles non plus !), mais je n'ai pas pu le faire pour toutes, il
est possible qu'il demeure des erreurs d'attribution – j'ai ainsi dû
retirer de la liste, après inspection, un disque NEOS que les
différentes discographies attribuaient au Philharmonique au lieu du
Philharmonique de Chambre….
La salle du Muziekcentrum de l'Omroep à Hilversum, avec son
public de plain-pied – oui, elle est petite, mais c'est bien là où se
produit l'orchestre !
[[]]
Le premier Monologue de Sachs en version orchestrale seule,
dirigé par Edo de Waart.
Toujours cette légèreté de touche.
Standards :
♪Berlioz – La Damnation de Faust
– Margiono, V. Cole, Quasthoff, Haitink (Challenge Classics)
♪♪
Une belle version, un peu léchée évidemment, mais remarquablement
chantée – et l'une des rares occasions d'entendre aussi bien
Cole que Quasthoff dans des grands rôles d'opéra.
♪
Boito – Mefistofele (acte III)
(et scènes de Rossini et Donizetti par la Chambre et le Symphonique de
la Radio, avec Miricioiu) – Miricioiu, Piero Visconti, Scandiuzzi ;
Comissiona (Challenge Classics) ♪ Mendelssohn-Tchaïkovski
– Concertos
pour violon – Ruggiero Ricci, Fournet (Decca) ♪
Wagner – Parsifal – Dalayman, Vogt,
Struckmann, Holl ; van Zweden (Challenge Classics)
♪♪
Très belle version lumineuse, allante, remarquablement distribuée –
seulement une petite réserve à propos de Robert Holl, fin musicien et
diseur (très bon compositeur
aussi !), mais timbre tout de même assez ingrat, dans le
rôle le plus long et intéressant de l'œuvre.
La prise de son manque aussi un peu de relief, ce qui n'en fait pas la
version la plus fascinante qu'on puisse trouver (dans ce style cursif,
Kegel et A. Jordan ont bien davantage de personnalité); mais cela reste
un magnifique témoignage du beau chant wagnérien des années récentes,
dans un très bel écrin orchestral, au-dessus de tout reproche.
♪
Wagner-Vlieger– Ring,
Tristan, Parsifal en suites orchestrales – de Waart (3 CDs Challenge
Classics) ♪ Wagner-Vlieger– Tristan
orchestral, Symphonie en ut – de Waart (Challenge Classics) ♪
Wagner-Vlieger – Die
Meistersinger en suite orchestrale & 2 Entractes tragiques – de
Waart (Challenge Classics)
♪♪
Les arrangements de Vlieger sont véritablement ce qu'on trouve de mieux
sur le marché en termes de suites symphoniques wagnériennes, mais il ne
faut pas y chercher ce que personne n'a commis jusqu'à présent, à
savoir une réorganisation symphonique, dans un cadre formel rigoureux,
du matériau wagnérien : il se content de mettre à bout à bout, avec une
fluidité qui fait défaut aux autres arrangements, différents moments de
bravoure (et quelques autres qu'on n'entend jamais dans les extraits de
concert, quitte à ôter les voix). ♪♪
Le Ring ressemble donc assez aux autres bouts d'extraits, considérant
le nombre de moments emblématiques à inclure ; Tristan n'inclut que les
actions principales des actes II et III (et la plupart du temps,
seulement l'accompagnement…) ;les Maîtres
insistent surtout sur l'acte III, sans doute le plus
abouti, dans la mesure où il accole des pièces de toute
beauté qu'on n'ouït jamais en symphonique pur, et qui fonctionnent
mieux sans les lignes vocales que dans les autres opéras. (Je
ne crois pas avoir essayé Parsifal.) ♪♪
Côté interprétation, même si les prises de son restent un peu lisses et
le son d'orchestre assez standard, on ne peut qu'admirer le travail de
transparence, de mises en relief, d'élan menés par Edo de Waart
: on entend extrêmement bien les lignes intermédiaires, et toujours
avec quelle poussée ! Témoin ce Prélude des Maîtres qui refuse le
grandiose et galoppe à travers le contrepoint avec beaucoup d'éloquence
et de gourmandise. (et puis le plaisir du karaoké est ouvert avec cet
Appel des Maîtres sans paroles !)
♪♪
Je n'ai pas essayé : non seulement ça n'a pas de sens d'écouter Wagner
en tranches,
mais surtout les extraits retenus sont toujours des pièces de bravoure
clinquantes, de loin ce que ces opéras recèlent de plus subtil et
prégnant… Vous devrez donc vous faire votre avis par vous-même si
intéressés – mais il est aisé de pronostiquer de très beaux galbes avec
de Waart, bien tendus, et peut-être des couleurs un peu timides chez
l'orchestre.
♪Bruckner – Intégrale des Symphonies
– van Zweden (Brilliant Classics)
♪♪
Très cursif mais aussi, à mon sens, fade : tout file sans
longueur, mais également sans grand relief, et surtout sans tension.
Assez décevant en ce qui me concerne.
♪Brahms – Intégrale des Symphonies –
van Zweden (Brilliant Classics)
♪♪
Lecture limpide et allante, pas la plus colorée mais très réussie.
♪
Tchaïkovski – Concerto pour violon (couplé
avec le n°1 pour piano par le Symphonique de Vienne et Rozhdestvensky)
–
Ruggiero Ricci, Fournet (Philips) ♪ Tchaïkovski – Le Lac des Cygnes (extraits)–
Fistoulari (Philips) ♪ Kodály – Suite Háry János (couplé
avec Dvořák 9 par le New Philharmonia) – Doráti (Decca) ♪ R. Strauss– Don Juan, Suite du Rosenkavalier,
Zarathustra–
de Waart (Exton) ♪ R. Strauss – Lieder orchestraux–
Margiono, de Waart (Brilliant)
♪♪
Très bien chanté (dans un genre plus ample que gracieux, mais pas sans
soin expressif), accompagnement remarquablement vivant. Inclut bien sûr
les Quatre Derniers.
♪♪
Chez
ce label qui publie d'excellents chefs en concert avec des orchestres
moins courus (Inbal avec le Métropolitain de Tokyo, par exemple !),
deux volumes Respighi. Le second propose une très belle restitution de
pièces moins jouées, mais au moins aussi abouties – et plus pudiques,
même si les Vitraux proposent une très belle leçon originale
d'orchestration. Ce sont de belles versions, pas forcément les
références, mais qui ne pâlissent nullement par rapport à la
concurrence plus prestigieuse.
♪ Rachmaninov –
Symphonie n°2 &
celle « de jeunesse » – de
Waart (Exton) ♪ Rachmaninov –
Symphonie n°3–
de Waart (Exton) ♪ Stravinski – Le Sacre du Printemps (v. 1947), Apollon
musagète (v.1947)–
van Zweden ♪ Stravinski – Petrouchka (v. 1911) (couplé
avec la Suite de Pulcinella par la Chambre Philharmonique de la radio)
–
van Zweden ♪ Stravinski –
Apollon musagète –
van Zweden
♪♪
Oui, un disque de moins de 30 minutes, peut-être qu'il n'est distribué
qu'en dématérialisé, c'est étrange. Surtout pour une œuvre pas aussi
courue que le Sacre (et également disponible en couplage avec celui-ci)
!
♪Britten – War Requiem –
Dobracheva, Griffey, Stone, van Zweden (Challenge Classics)
♪♪
Proposition atypique et à rebours, très sobre et lumineuse, qui apporte
une vision différente des options méditatives et affligées habituelles,
sans être bien sûr la plus intense.
♪♪
Intégrale manifestement en cours. J'aime beaucoup
♪
– Concerto pour violon n°1
(couplé
avec Rihm par le Concertgebouworkest) – van Zweden (violon), de
Waart (Naxos) ♪
Chostakovitch
& Gubaidulina –
Concerto pour violon n°1 & In tempus
præsens – Lamsma, Gaffigan & de Leeuw (Challenge
Classics) ♪–
Symphonies 1 & 5 – Gaffigan
(Challenge Classics) ♪
–
Symphonies 3 & 4 (v. 1930)
– Gaffigan
(Challenge Classics) ♪
Prokofiev –
Symphonies 6 & 7– Gaffigan
(Challenge Classics) ♪
Prokofiev –Suite
du Lieutenant Kijé (couplé avec d'autres titres par le
Royal Philharmonic) – Doráti
(Decca)
[[]]
Un poème de la Bonne Chanson
en version orchestrale, avec Bernard Kruysen et Willem van Otterloo !
Patrimoine délaissé :
♪
Who Is Afraid of
Dutch Music ? – NM Classics
♪♪
Double album
de raretés locales (souvent des extraits). Le Philharmonique de la
Radio y contribue pour Jurriaan Andriessen (Symphonie n°1, dirigée par
Vedernikov), Tristan Keuris (Concerto pour violon, dirigé par Elgar
Howarth), Kees van Baaren (The Hollow Man, dirigé par Reinbert de
Leeuw). ♪♪
On
y rencontrera aussi le Philharmonique de Rotterdam, le Philharmonique
des Pays-Bas, ainsi que la presque homonymique Chambre Philharmonique
de la Radio… Deux heures de découvertes !
♪Diepenbrock – Cycle anniversaire vol.
3 : lieder orchestrés (couplé avec des interprétations
du London Promenade Orchestra et de La Haye) – Otterloo / van
den Berg (Etcetera)
♪♪
De très belles mises en musique de poèmes célèbres en néerlandais,
allemand (Heine, Brentano, Novalis) et français (Baudelaire, Verlaine),
d'un beau lyrisme calme, de beaux miroitements orchestraux, et une très
belle poésie, français inclus –
on peut songer, en particulier dans la Bonne Chanson, à une sorte de Fauré
qui aurait un talent d'orchestrateur beaucoup plus diaphane et irisé,
plus rural aussi. ♪♪
Évidemment, Otterloo procure un relief tout particulier à ses
participations, et pour
ne rien gâcher, les poèmes français sont interprétés par Bernard
Kruysen ! Vraiment un disque à entendre.
♪van Gilse – Eine Lebensmesse –
Stenz (CPO)
♪♪
Grand oratorio poético-profane dans un langagedécadent et profusif (écrit en
allemand). Belles couleurs de la partition et bel élan imprimé par
Stenz.
♪
Zweers – Ouverture Saskia & Musique de scène pour une
pièce de Vondel(couplé
avec la Symphonie n°2 par le Symphonique
de la Radio et Wit) –
Fournet, Lucas Vis (Sterling)
♪♪
Zweers est un très beau représentant du symphonisme postromantique du
pays, pas si éloigné de l'univers de Dopper, incluant du folklore dans
une belle structure formelle traditionnelle et non dépourvu de
recherche harmonique ni de lyrisme. ♪♪
Le troisième numéro de la musique de scène se retrouve également dans
une anthologie en 1 CD destinée à présenter les enregistrements du
label, avec beaucoup d'orchestres nordiques (Royal Danois, Göterborg,
Helsingborg, Gävle, Västerås…), 4 minutes de musique typiquement
néerlandaise un peu isolée sur ce disque.
♪♪
Un opéra marquant du XXe siècle, et servi par des interprètes qui ne
sont pas de seconde zone.
♪
Herman Strategier (1912-1988) – Rapsodia elegiaca & Præludium en fuga
– Haitink, Fournet (Etcetera)
♪♪
Parution
récente, en 2017, de cet hommage à un compositeur néerlandais fort mal
documenté, avec ici deux archives de chefs hautement prestigieux. Le
reste du disque contient des œuvres chambristes par la Chambre
Philharmonique de la Radio (quand je vous dis qu'on peut les
confondre…).
Le goût pour les sons insolites (accordéon, alliages archaïsants) et la
recherche de couleurs passées caractérise une bonne partie de l'album.
[[]]
Dans le grisant Speed
de Benjamin Wallfisch.
Second XXe & contemporain
♪ Birtwistle –
Antiphonies (couplé
avec du piano solo et des concertos contemporains avec le BBCSO et le
Sydney SO) – Joanna MacGregor, Gielen (Warner) ♪ Yves Ramette –
Symphonie n°5 « Hymne à la
vie » (couplage avec du piano, et la 3 par la
Radio Tchèque) – Jan Stulen
♪♪
Quoique du second XXe, complètement tonal – c'était un organiste… –, et
on y entend beaucoup d'effets reçus de Beethoven et Mahler, quoique
l'harmonie soit clairement du (début du…) XXe siècle.
Anachronique, mais assez bien fait.
♪
Murail – Contes cruels & Sillages
(couplage avec un autre poème par le BBCSO) – Valade ♪ Harvey – Concerto pour
Percussions &
Madonna of Winter and Spring(couplé
avec des songs sur Tagore par le London Sinfonietta) –
Peter Prommel, Eötvös (Nimbus) ♪ Einhorn – Voices of Light
–
Mercurio (Sony) ♪
Franssens – Roaring Rotterdam,
Magnificat – G. Albrecht (Etcetera) ♪♪
Tonal mais d'une écriture « globale », par blocs, atmosphérique, alla Corigliano. Très
séduisant au demeurant. ♪ Willem Jeths (1959-) –
Symphonie n°1 &
Concerto pour flûte à bec – Karin Strobos (mezzo), Erik
Bosgraaf (flûte), de Waart & Stenz (Challenge Classics) ♪
Michael Torke (1961-) – Livre des Proverbes –
de Waart (Ecstatic Records & Decca)
♪♪
Quelque
part entre l'atmosphère déhanchée de Bernstein et quelque chose de plus
minimalisme, pas si éloigné des harmonies pures de Gregory Spears, très simple, très agréable,
doucement dansant.
♪ Peter-Jan Wagemans (1962-)– Legende –
Szmytka, Romijn, Saelens, Beekman, Claessens, Oliemans, Morsch ; de
Leeuw ♪ Richard Rijnvos (1964-) – Manhattan Square Dances
(couplé avec le NYConcerto par la Chambre Philharmonique de la Radio)
– Antunes Celso (Challenge Classics) ♪ Benjamin Wallfisch – Speed (autres pièces pour
trio ou par le St. John's Orchestra) –
B. Wallfisch (Quartz)
♪♪
L'occasion de vérifier la considérable maîtrise technique de
l'orchestre (j'en vois de plus haute renommée, comme la Radio du
Danemark ou le Royal Philharmonic, qui auraient probablement un
peu plus de peine à tenir ce type de stress
test),
avec des sur-suraigus impeccablement justes, des articulations
rythmiques complexes parfaitement nettes, des timbres inaltérés par
l'effort. ♪♪
Cette pièce de 13 minutes explore des atmosphères très différentes et
assez figuratives. Rien d'original, on retrouve les cliquetis en nuage,
les rafales de cuivres varésiens, des suspensions plus
chostakovitcho-herrmannien… car tout en utilisant les outils de
l'orchestre du XXe siècle, Wallfisch écrit une musique complètement
tonale, une sorte de Connesson qui aurait pris en compte Ligeti et
Murail. Et cela fonctionne assez bien, à défaut de révolutionner quoi
que ce soit.
… la même salle de la Radio des
Pays-Bas, à Hilversum, avec le public. On sent physiquement, à la seule
vue de photo, la proximité et l'intimité assez intenses, en effet.
[[]]
Dans le début du War Requiem de
Britten, dirigé par Jaap van Zweden.
Vous avez sans doute remarqué la clarté des timbres.
Les
autres orchestres dont je veux parler ont disparu depuis quelques
années (par disparu, entendez : ont été dissous), mais il sera utile
d'en faire une petite présentation dans la mesure où, à défaut de les
entendre en salle, vous rencontrerez un assez respectable nombre de
leurs disques.
7.
Nederlands Radio Kamer Filharmonie
(Avec par exemple la première captation de la restitution Orledge d'une
Chute de la Maison Usher de
Debussy comme opéra complet – très belles couleurs orchestrales, et
distribution fulgurante, entre Yves Saelens et Henk Neven !)
8.
Het Radio Symfonie Orkest
(Dont le grisant Hymne à Rembrandt
publié dans la série anniversaire de Diepenbrock rassemblant quantité
de bandes documentant les différents aspects du catalogue du
compositeur – dirigé par Spanjaard et avec Eva-Maria Westbroek !)
Il
y aurait également beaucoup à dire sur les orchestres à rayonnement
international, comme le Philharmonique
de Rotterdam ou la Résidence
de La Haye (Den Haag Residentie Orkest), mais le panorama,
malgré toutes les dissolutions et fusions, demeure d'une richesse
extrême, et il me reste plusieurs autres projets à mener à bien.
J'ai cependant au moins à proposer un tableau des différentes fusions,
province par province, sur lequel j'ai passé quelques grosses poignées
d'heures, et que je proposerai comme viatique pour, à défaut de
commentaire, pouvoir au moins savoir qui est qui au dos d'un disque.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
L'amateur de musique qui se rend au concert et veut donner un avis sur
ce qu'il entend est confronté à de multiples bizarreries qui peuvent
faire écran entre, disons, ce qu'il entend, et le jugement qu'il
pourrait porter sur les musiciens.
Je mets de côté l'écart de compétence – le principe même de la critique
de spectacle est un peu pervers, le commentaire (souvent un peu
moralisateur, sur fond plus ou moins explicite de bon / pas bon) étant opéré non par
un superviseur supérieur, mais par quelqu'un d'en général moins
compétent (ou, pis, acoquiné…). Je ne vais pas entrer dans ces
considérations sur l'exercice bizarre de la critique, qui ne devrait
pas forcément dépasser l'espace feutré des cafés d'après-concert,
plutôt que de se nourrir sur le dos des artistes sans toujours trop
savoir de quoi elle parle. Il y aurait là de quoi écrire des essais
entiers, et je ne suis pas sûr d'en voir l'intérêt : la critique est, et il n'est pas illégitime
qu'elle existe, le spectacle étant, ultimement, destiné à plaire – y
compris et peut-être même d'abord
à ceux qui n'y connaissent rien.
Je m'intéresse ici, en postulant donc la compétence et la bonne foi de
l'auditeur, à la réception du son.
Car il existe quantité de cas où le son émis, et particulièrement la
voix, qui n'est pas standardisée comme un instrument, nous atteint
différemment de sa production initiale.
Quelques exemples :
¶ la justesse. Certaines voix
perdent des harmoniques au fil de leur cheminement dans la salle. Elles
peuvent paraître justes de près et basses de loin, ou hautes de près et
justes de loin, au fil de la déperdition de leurs harmoniques.
¶ la puissance / projection. Des voix très volumineuses
peuvent être happées par un orchestre (si elles ont peu d'harmoniques
métalliques) ou par une salle (si elles sont trop directionnelles, on
les entend uniquement lorsque tournées de notre côté).
Pour certaines, leur projection ne se sent absolument pas de près :
ainsi Sondra Radvanovsky paraît-elle très bien émise de près, mais son
pouvoir de rester aussi aisément audible dans des ppppp que des fffff ne se perçoit que de loin, où
le timbre paraît réellement changer – beaucoup moins de près.
¶ les « notes fantômes ». La
fameuse « voix de la Vierge » dans les polyphonies corses (où le choc
de sons purs créent une nouvelle ligne… pour l'avoir essayé avec
quelques compères, c'est très impressionnant), ou bien cet étrange
phénomène de voix si chargée qu'on dirait qu'elle produit une note double (la seconde étant plus grave que la
note réelle, ce qui est impossible dans la physique des sons).
¶ la fausse localisation.
L'architecture du théâtre peut donner l'impression que les flûtes ou la
caisse claire sont derrière vous, et certaines voix (Matthias Goerne dans sa grande période, Marianne
Crebassa…)
Et la voix de la Dame Blanche ?
Tout cela rend assez modeste sur ce qu'on croit entendre et les
impressions du genre « il chante faux tout le temps », « c'est une voix
minuscule qui se ferait couvrir par un piano droit avec la sourdine »…
C'est pourquoi, lorsque j'ai entendu hier, dans L'Enfance du Christ, les basses de la Radio Flamande être
très audiblement décalées dans
le chœur des méchants devins juifs (où elles commencent par chanter à
l'unisson), je me suis interrogé.
[[]]
Extrait du conseil du massacre des Innocents.
Par bonheur, certains choristes intervenaient aussi dans les solos
(Philippe Souvagie en Polydore, Jan Van der Crabben en Père de
famille), ce qui m'a permis de relever une particularité assez
étonnante. Même les solistes du chœur, qu'on choisit d'ordinaire comme
les voix les plus fermes et les projetées, avaient une sorte de clarté
ténorisante, comme si tout le pupitre était composé de groupies de Max van Egmond (mais
diversement dotées…). Apparemment pas de véritables basses nobles,
uniquement des sortes de barytons-basses très ronds et mixés, très
étonnant. Ce n'est pas déplaisant du tout (les chœurs extatiques, en
particulier le dernier, étaient d'une limpidité surnaturelle…), et même
plutôt dans mes canons – je suis justement un fan de Max van Egmond, Francis
Dudziak, Jacques Herbillon et autres barytons exagérément clairs –,
mais expliquait d'une façon purement physique le phénomène :
[[]]
Jan Van der Crabben dans son disque de mélodies consacré à
Fauré, chez Fuga Libera.
Avec l'excellente Inge Spinette au piano. Il existe aussi un
disque Debussy, dans un français plus hasardeux, par les mêmes.
Comme vous le percevez, les attaques
sont très discrètes (et les consonnes même un peu gommées en début de
mot), il n'y a pas vraiment de début des notes, le timbre se développe
après l'attaque, tellement douce qu'on ne l'entend pas. Toutes les voix
graves du chœur étant sensiblement sur ce même patron, vous vous
figurez ce qui advient : ils chantent bel et bien ensemble, mais on ne
peut pas entendre l'attaque de loin, et chacun a bien sûr son timbre
qui enfle à une vitesse personnelle, si bien qu'on a l'impression que
le temps n'est pas frappé au même instant par les chanteurs, même si
c'est le cas.
On peut le considérer comme une faiblesse technique – et, de fait, il y
avait des problèmes de vaillance pour varier les dynamiques dans les
solos, en plus de ce flottement étrange dans les chœurs –, mais en tout
cas certainement pas comme une carence solfégique : ils chantaient bel
et bien ensemble… simplement pour le spectateur, le résultat n'était
pas du tout celui-là, avec cet effet désordonné un brin désagréable.
À cela s'ajoute, à la réécoute, que les
consonnes ne sont pas bien synchronisées (ce qui peut
effectivement donner une impression de pagaille même si les notes sont
en réalité exactement au même endroit) ; néanmoins cela arrive dans
d'autres chœurs… ici l'effet de désordre est manifestement lié à cette
sorte de retard de timbre, qui
dissocie l'attaque rythmique de la véritable arrivée du son, en quelque
sorte, et qui diffère d'un chanteur à l'autre – or, comme leurs
techniques semblent très similaires, c'est tout un pupitre qui chante
en rythme mais a du jeu pour
l'auditoire !
Une expérience vraiment étonnante qui vient compléter celles
précédemment mentionnées.
À bientôt pour de nouvelles expéditions ! Quelques projets de
comparaison glottique à l'horizon… Et probablement y dire un peu de mal de Corelli, le scandale étant toujours favorable aux
statistiques – il faut bien satisfaire les annonceurs.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
La tradition majoritaire du chant lyrique provient de l'italien. Une
large partie de son vocabulaire aussi, et jusqu'aux concepts eux-mêmes.
La morbidezza constitueainsi une forme de sommet de la
culture italienne lyrique.
À partir d'une série d'exemples (très) sonores, un petit tour du
propriétaire.
1. Qu'est-ce que la morbidezza ?
La morbidezza est la qualité
de ce qu'on peut déformer, incluant une forme de douceur (on peut aller
jusqu'à « tendresse »). Le mot a été importé en français (et coexiste
avec son équivalent gallicisé « morbidesse ») à la Renaissance pour
caractériser les chairs de femmes, d'enfants et autres putti comme idéal
esthétique dans les peintures du temps.
En matière de chant comme de gâteaux lamorbidezza, c'est tout simplement « le moelleux ».
Je vous en propose un exemple particulièrement abouti, un
émerveillement qui a suscité cette notule.
[[]] Juan Pons dans le récitatif d'entrée
du Conte di Luna (acte I du Trovatore
de Verdi). Ici dans la production d'Oviedo en 1983 (une soirée
électrique dirigée par Boncompagni, avec Troitskaya, Obraztsova et
Carreras). J'utiliserai le même endroit pour faciliter les comparaisons.
Chaque note, et particulièrement l'aigu, est comme enveloppée dans une
gangue souple, une savoureuse patine. Pas une dureté. Cela tient,
certes, à
la couverture, mais la
morbidezza n'est pas ungeste technique défini,
elle désigne à la fois l'esthétique
de principe (produire un son
glorieux mais moelleux) et le résultat
(le fait d'entendre ce
moelleux). Cela passe en général par une égalisation du timbre et une
maîtrise du souffle, sans quoi la ligne paraît accidentée, et la morbidezza couronne l'ensemble du
processus : volumineux, éventuellement incisif, mais toujours rond,
jamais bruyant. Nous avons tous entendu de ces voix très sonores et
bien émises, mais dures, agressives… la morbidezza est précisément l'ajout
de cette maîtrise, cette rondeur.
On n'en parle pas si souvent pour souligner sa présence, mais elle reste un idéal en creux
pour les critiques – lorsqu'on reproche à un chanteur par ailleurs
admirable d'aboyer, de crier, de brailler… c'est qu'il lui manque la morbidezza, la cerise sur le
gâteau, le vernis qui, sur le pudding
de la sueur, du périnée libérée et du diaphragme courbé comme un arc,
vient placer le
fruit confit de l'élégance audible.
Il existe pourtant bien d'autres
façons de (bien) chanter, et des chanteurs illustres (même, on
le verra, de grands anciens
de l'Âge d'or) n'en ont jamais
fait usage : la morbidezza
est à la fois un mot et un concept
très italiens. Car elle pare nécessairement le belcanto,
et n'est pas aussi utile ni recherchée dans le répertoire allemand ;
dans le répertoire français, elle peut contrarier une articulation très
antérieure ; et chez les Russes, il existe aussi un moelleux, mais il
est assez différent, plutôt rejeté dans le pharynx, associé à une
manière de prononcer
les mots très différente, qu'il est difficile de comparer. Toutefois
cette convergence explique peut-être pourquoi, outre leurs voix
extraordinaires, les Russes ont si souvent été acueillis à bras ouverts
dans le répertoire italien, quelle que soit la qualité (souvent
effrayante) de leur italien.
Du fait de son histoire, puis du répertoire majoritairement apprécié du
public, la pédagogie du chant d'opéra repose largement sur les concepts
italiens, qui ne sont pourtant pas les seuls à être opérants –
même si beaucoup, beaucoup de professeurs (incluant ceux qui enseignent
tout sauf de la technique italienne…) le prétendent. La morbidezza en est un exemple
flagrant : pas essentielle sûrement, mais toujours perçue comme un
idéal, même lorsqu'on ne la pratique pas.
2. Différentes pratiques
du principe
Commencer en érigeant Juan Pons
en parangon du belcanto
constitue une insolence,
pour ne pas dire un troll,
dont je m'avoue assez satisfait. On le connaît mieux pour ses
enregistrements plus tardifs, plutôt dans le vérisme (en particulier
grâce aux films Zeffirelli-Prêtre). Voici un extrait de son Prologue de
Paillasse (dans un album avec
un orchestre régional espagnol) :
[[]]
Oui, c'est assez différent, les raucités sont audibles, et l'aigu ne
parvient pas à se « finir » de la même façon. Rien à voir avec
l'extrait que je vous ai proposé et qui était, vous en conviendrez,
assez extraordinaire. On croirait pouvoir se rouler à loisir dans ce
timbre… c'est ça, la morbidezza !
Autre exemple de chanteur qui, lui, n'a jamais disposé (du moins dans
la partie documentée de sa carrière) de cette qualité :
[[]] Željko Lučić,lors d'un concert, dans l'air de
Nabucco « Dio di Giuda » – je n'ai pas pu mettre la main sur son
enregistrement du Trouvère.
On perçoit très bien le grain gros, la façon dont l'aigu plafonne, dont
le timbre reste grisâtre, un peu poussé ou rauque. Cela lui impose un
aspect fruste qui dépasse le personnage et affecte même la technique :
les éclats comme la douceur lui sont difficiles – on me raconte que la
voix
n'est pas extraordinairement puissante, et cela s'explique assez bien
en
regardant le processus de plus près.
La voix reste un peu soufflée, un peu en arrière, et n'arrive jamais
jusqu'au point où il reste du potentiel, de souffle ou d'articulation,
pour arrondir le timbre en fin de course.
C'est typiquement ce type de chant, qui, de façon certes excessive,
nourrit les discours sur le déclin vocal. De fait, il est très rare
d'entendre, même chez des chanteurs mineurs, ce type de restriction
dans les bandes des années 50 et 60, je dois leur concéder cela. Cela
n'empêche pas Lučić de chanter fort honnêtement ses rôles de bout en
bout, mais il lui manque cette cerise sur le pudding.
N.B. : Cette partie de la
notule a été écrite il y a assez longtemps (un an ? deux ?), soit
avant que je n'aie entendu Lučić pour la première fois en salle… et que
j'y aie perçu tout le contraire de ce que laissent penser les
enregistrements ! J'ai au contraire entendu une voix assez
mincement projetée, mais avec un sens de la courbe vocale remarquable
et, sinon du grand moelleux, un lissage assez remarquable de toutes les
aspérités, une douceur plutôt extraordinaire. Amusant de constater, encore une
fois, l'écart entre l'enregistrement et la réalité en salle. Cela
n'enlève rien au demeurant à ce qu'on perçoit dans l'exemple ci-dessus…
simplement je ne peux assurer que ceux qui étaient dans la salle (ni le
prof de Lučić) aient perçu ceci, ce qui explique pourquoi il n'aurait
alors jamais cherché à le corriger !
2.1. (Bien) chanter en italien
sans morbidezza
Pour autant, il est parfaitement possible de produire un chant, sinon
totalement belcantiste, du moins parfaitement maîtrisé et adéquat, sans
recourir véritablement à la morbidezza.
[[]] Leo Nucci,version Muti 2000 – avec Frittoli,
Urmana et Licitra.
Vous l'entendez, Leo Nucci chante ici avec une certaine dureté qui lui
est habituelle : on perçoit avant tout le métal glorieux, et si toutes
les voyelles sont impeccablement timbrées (cette plénitude sur le [i]
de mel dice da quel verone est
éloquente sur la maîtrise d'ensemble),
le soin ne va pas du côté de la finition agréable, plutôt d'une forme
d'impact direct. On l'a beaucoup reproché à Nucci (qui s'est certes
incroyablement bonifié, chantant finalement peut-être mieux dans les
années 2010 que dans les années 80…), à qui l'on tresse désormais des
couronnes (à juste titre au demeurant), sans que son style ait
véritablement changé.
Il ne faudrait pas croire non plus que ce soit, vous l'allez voir tout
au long de ce petit parcours, un fait imposé par la perte de maîtrise
de techniques ancestrales : ces différentes esthétiques ont toujours
cohabité, même au sein du petit groupe des verdiens les plus célébrés.
[[]] Piero Cappuccilli,version Karajan vidéo.
Cet emblème du chant verdien des années 70-80 fait tout l'inverse de la
morbidezza
: du métal, un timbre assez gris, une recherche du son puissant, quitte
à paraître un peu dur – tout est timbré, bien sûr, mais de façon plus
athlétique que moelleuse. On recherche l'impact direct avant l'élégance
du son. (Là aussi, il a fortement
impressionné ses contemporains et je ne puis garantir qu'on n'ait
entendu autre chose en salle…)
[[]] Siegmund Nimsgern, Mehta en
1979 à l'Opéra de Tel-Aviv (remarquable pour sa prestesse et la
précision requise sur les traits orchestraux en général approximés).
Pour le plaisir, l'inimitable Nimsgern, l'inverse de tout ce que représente la morbidezza : chaque voyelle a sa
couleur (donc pas de fondu), chaque son a pour but de produire l'impact
le plus direct, quitte à ne pas être beau (contrairement à la belle
robe de chambre échancrée de la morbidezza,
qui laisse deviner la puissance sauvage sous cette patine élégante), et
le but ultime est la présence dramatique, quitte à pousser un peu les
sons, à cabosser la ligne (là où la morbidezza
assure au contraire une beauté optimale dans les paroxysmes les plus
sonores).
Au demeurant, je ne suis pas sûr que quiconque ait mieux les grands
barytons que Nimsgern… mais il se situe dans un univers frontalement
incompatible avec les principes de la morbidezza.
2.2. Quelques alternatives
esthétiques à la morbidezza
Et de tout temps, ces autres voies ont été creusées.
[[]] Josef Metternich,en allemand (version Schüchter /
Zanotelli).
Metternich appartient à une autre école (allemande), qui privilégie le
tranchant des attaques (effectivement stupéfiantes) à la rondeur du
timbre. Beaucoup de détachés, et une couleur parfaitement maîtrisée et
harmonieuse, mais qui irradie plus qu'elle n'enveloppe ; le même degré
de finition, mais pas la même philosophie.
[[]] Carlo Tagliabue, version
Previtali 1951 (avec Lauri-Volpi).
J'attends ou préviens quelques remarques sur la perte de maîtrise de
ces paramètres par rapport aux grands anciens – reproche qui n'a pas
vraiment de sens dans Wagner (sur les questions de technique pure,
peut-être, sur le style pas vraiment : Wagner a toujours été
inchantable, et chacun y fait peu ou prou ce qu'il peut !), reproche
qui est même
carrément à contresens pour Mozart… mais qui n'est pas dénué de
fondement pour Verdi (les chanteurs d'aujourd'hui, même les meilleurs,
on réellement moins d'aisance pour le beau chant sonore tout en force).
C'est un sujet passionnant en lui-même, auquel j'ai déjà consacré quelques notules, et qui en mériterait bien
d'autres : pourquoi ce changement, et, surtout, qu'est-ce qui change ?
[Spoilers :
→ l'utilisation de la voix dans l'espace public (de moins en moins
d'utilisation de la voix projetée avec les possibilités
d'amplification, aujourd'hui on prend le portable pour appeler
quelqu'un à l'autre bout de l'immeuble), par ailleurs assez mal vue ;
→ le changement de profil des chanteurs (plutôt des intellectuels,
jeunes diplômés de musique, littérature ou langues que des voix
naturelles) ;
→ l'influence du cinéma sur les idéaux vocaux (voix rauques
d'alcooliques maudits plutôt que voix claires de chanteurs napolitains…
Bogart, on ne devait pas l'entendre à vingt pas !), ;
→ la nécessité de chanter dans les langues d'origine (très diverses)
des œuvres
devant des publics qui ne les comprennent pas, pas facile de placer à
nouveau sa voix (lorsque les aînés chantaient parfaitement leur langue
et éventuellement une autre) ;
→ le placement de plus en plus arrière des voix, là aussi sous
l'influence des enregistrements (ce ne sont pas les voix les plus
antérieures ou nasales qui sonnent le mieux en retransmission, alors
que ce sont les plus efficaces en salle)…
→ l'évolution des salles (même les grandes voix, si on les entend dans
les grands Palais des Congrès plutôt que dans les théâtres à
l'italienne, l'impact n'est pas comparable) ;
→ le phénomène ne se limite pas aux chanteurs les plus en vue, mais
pour ceux-là,
les changements de lieux plus fréquents (décalage horaire, acoustiques
à apprivoiser, climatisation asséchante traîtresse…) doivent aussi
amputer leurs performances purement vocales ;
→ … ne sont pas étrangers au phénomène, je suppose.]
Donc, Tagliabue.
On entend clairement du moelleux, mais en fin de compte, sans doute du
fait de l'âge, plus guère de legato
(les sons sont vraiment disjoints entre syllabes), et l'on entend
d'abord le fond-de-sauce de la voix, l'assise un peu grise derrière le
timbre, plus qu'une rondeur véritable. Et l'ensemble demeure plutôt
clair et naturel, même s'il utilise la couverture. Donc morbido, mais pas plus que les
autres, en tout cas pas vraiment le témoin d'un âge d'or inaccessible.
[[]] Sherill Milnes, studio
Mehta.
Bien que l'excellence de sa carrière verdienne ne souffre aucune
contestation, Milnes n'est pas exactement un baryton-Verdi au sens
habituel de la nomenclature : moins d'assise et de noirceur, la voix
est surtout appuyée sur un métal très dense et brillant, et la douceur
des aigus se fait au moyen d'un allègement, d'une mezza voce
qui occulte les harmoniques dures, mais qui n'est pas à proprement
parler le fait d'une pâte moelleuse. Tout cela se trouve lié à la
nature même de la technique (et sans doute aussi au centre de gravité
de la voix, plus haut que ses confrères, ce qui ne l'autorise pas à des
fondus aussi voluptueux dans les médiums).
[[]] Aldo Protti.
La voix de Protti a toujours été un peu dur (ici, le vibrato est en outre assez accusé), et il ouvre
même ses sons dans le grave pour les faire claquer, le tout dans une
expression de méchant passablement énervé. Et pourtant, le fa3 de «
fiamma » témoigne d'une recherche de moelleux très aboutie – tout à
coup le son est comme complètement enveloppé, lissé, débarrassé de
toutes ses barbures, sans perdre en densité de timbre ni en éclat.
[[]] Ingvar Wixell.
Le cas de Wixell (un des très rares chanteurs d'opéra à avoir fait l'Eurovision) est intéressant : la voix
a toujours été ronde, mais instrinsèquement, sans la charpente des
vrais barytons-Verdi italiens – c'est pourquoi je trouve que parler de morbidezza n'a pas réellement de
sens ici. La notion s'applique à une surcouche apportée sur un
instrument par ailleurs très dynamique ; si la voix est en elle-même
douce, la notion perd de son sens (on ne parlera pas de morbidezza pour les ténors doux qui
mixent façon Howard Crook). Par ailleurs, ses voyelles souvent trop
ouvertes (en aperture linguistique, pas forcément au sens de la « couverture » technique) par rapport à la norme
italienne comme ses [a], ou antérieures comme ses [i], diminuent
l'impression de moelleux.
2.3. Vers l'idéal
[[]] Claudio Sgura.
Parmi les grandes voix italiennes d'aujourd'hui, un des barytons les
plus puissants du marché (parmi les rares à vraiment remplir le hangar
à paquebot de l'Opéra Bastille). La voix n'est pas morbida
à proprement parler, tout de même assez lourde et un peu dure, et
pourtant on sent bien la tendance à unifier, à amoindrir l'effet coup de poing de ce volume assez
monstrueux. On n'y est pas encore, mais le souci de cet idéal y est
néanmoins audible.
[[]] Paolo Silveri.
Davantage réputé pour son tempérament que pour ses qualités
belcantistes (surtout célèbre pour son enregistrement de La Gioconda aux côtés de Callas, où
il écrase par ailleurs le plateau de sa personnalité), Silveri surprend
ici par son esthétique paradoxale. En termes de style, pas de legato, chaque note est totalement
individualisée et séparée des autres ; et pourtant, en matière
d'émission vocale, même si sa réalisation est imparfaite, on sent très
bien cette homogénéité un peu duveteuse, en particulier dans le grave –
le timbre claque, mais n'est jamais agressif ni cassant, toujours comme
enrobé d'une étoffe qui en amortit les à-coups.
2.4. Morbidi eletti
« Les moelleux élus. »
[[]] Ugo Savarese, studio Erede.
Peu enregistré, Savarese combine ici à la fois une assise grave et
métallique très dense… et une pâte enveloppante, inégalement présente
selon les moments. On voit bien quel est l'idéal esthétique en tout
cas, à la voix charpentée, fort en impact et arrondi, élégant.
[[]] Giorgio Zancanaro,
version Bartoletti (avec Kabaivanska, Cortez et Bonisolli).
Chez Zancanaro, c'est plutôt la netteté d'attaques
presque cinglantes
qui prime, avec un son très net, certes arrondi par une couverture et une harmonisation des voyelles très
maîtrisées, mais qui ne recherchent pas en premier le moelleux – on
l'entend très
bien au début sur « ma veglia la sua dama » : aucune dureté, mais on
recherche clairement plus le mordant et l'impact, la netteté du trait
que le velours et le
confort sonore.
Pour autant, ces aigus et cette émission ne claquent
jamais avec dureté, jamais le moins du monde poussés ou criés, toujours
maîtrisés avec un confort incroyable : la morbidezza, c'est cela, le comble
de cet art qui consiste à produire beaucoup de son sans jamais paraître
fort, agressif, bruyant. Et
Zancanaro la fait paraître au second plan, tout en la pratiquant avec
plus d'art que quiconque.
La seule réserve technique que l'on pourrait faire
serait une petite limite dans la variété des dynamiques, les nuances
fortes sont rarement très fortes.
(Au demeurant, même morbidezza mise à part, Zancanaro
demeure un modèle esthétique assez fabuleux, justement pour
cette précision d'attaque, cette impression d'émission directe – alors
qu'elle est
maîtrisée au cordeau –, assez précieuse dans Verdi.)
[[]] Renato Bruson.
On lit souvent à quel point Renato Bruson est l'Élu des temps modernes
du belcanto. Comme Juan Pons, c'est pourtant assez peu audible dans la
plupart de ses enregistrements, les plus récents. Ici, comme chez
Tagliabue, on entend très bien la charpente (le « formant du chanteur
», le réseau d'harmoniques « de fond » qui soutient la voix et permet
de projeter de façon sonore et endurante), mais aussi en sus un vibrato
audible (et irrégulier d'intensité), et un timbre par endroit un peu
dur – ce qui est bien sûr allé en s'exagérant au fil des ans.
Couverture vocale très complète, très consciencieuse, c'est certain :
aucune voyelle n'est dangereusement exposée, toutes sont fondues dans
ce fond de sons [ö] un peu gris ; en revanche, le moelleux, cela paraît
beaucoup moins évident – l'homogénéité n'est pas la douceur.
Mais si l'on se dirige du côté de ses témoignages les plus anciens
(donc plutôt du côté des années 70, les années 80 révélant déjà un
timbre largement écaillé), alors l'émerveillement est complet :
[[]] Renato Bruson (bis)– air de
Macbetto « Pietà, rispetto, amore »
Beaucoup plus de clarté, et ici l'égalité se pare d'une enveloppe
infiniment souple et soyeuse, toujours douce et élégante.
[[]] Ettore Bastianini.
Tout le monde admire Bastianini qui, de fait, dispose d'une voix et
d'une technique assez parfaites – je le trouve néanmoins (ou plutôt
corrélativement) souvent un peu monotone de timbre et d'expression,
effet assez logique d'une émission d'une égalité parfaite. Pour autant,
il fend vraiment l'armure dans ses Germont (osant des allègements très
émouvants), et réussit très bien ses Comte de Luna, captés tard dans sa
vie et moins éclatants que ses enregistrements de jeunesse, mais plus
nuancés, et toujours d'une maîtrise souveraine.
Vous percevez ici tout particulièrement combien chaque son est arrondi,
poli sur toute sa surface, et malgré sa vigueur toujours comme
caressant. Morbidezza.
[[]] Mario Sereni – une de ses
nombreuses soirées captées du Met, celle-ci
lors de la prise de rôle in loco de
Corelli.
Nous arrivons sur la cîme : Sereni combine à leur degré ultime le
mordant de l'émission italienne et la rondeur permanente de l'émission,
tout en les maintenant au service d'un phrasé de la plus haute
incandescence, où la violence contenue des attaques et les caresses de
l'étoffe culminent en une sorte de fureur vaguement érotique.
Techniquement et
expressivement un des plus beaux sons qu'on puisse produire.
3. Honteux biais
méthodologiques
Vous aurez remarqué que j'ai essentiellement
sélectionné des Italiens. Pour quelle raison ? D'abord
pour que les questions de langue n'interfèrent pas trop dans
l'appréciation de l'équilibre général de la voix ; ensuite et surtout
parce que la notion me paraît vraiment liée, comme j'ai tâché de le
montrer, à une philosophie du beau
chant qui n'est pas celle d'autres nations – les Américains
goûtent mieux le métal pur (Richard Tucker était le plus absolu anti-morbido possible), les Français (et
Tchèques) émettent trop en avant et avec trop peu d'impédance (le son
rencontre moins de résistance pour sortir de la bouche) pour obtenir
cette texture-là, les Allemands sont davantage tournés vers
l'efficacité (formats dramatiques avant tout sonores, formats lyriques
avant tout souples), les Russes sont très ronds, mais par des voies
techniques complètement différentes, difficile à mettre en équivalence.
4. Effets morbides
Comme mes commentaires, essentiellement tournés vers les nomenclatures
techniques, mais aussi tout à fait ouvertement subjectifs quant à
l'appréciation du résultat, le laissent deviner : pour splendide que
soit la maîtrise complète de la morbidezza,
l'idéal en est tout à fait
légitimement débattable.
Sur le principe d'abord : pour
exprimer les tourments de personnages particulièrement exaltés des
grands opéras romantiques, le moelleux est-il vraiment le meilleur
truchement disponible ? Des voix plus franches, dures, façon
Tucker, Metternich ou Nimsgern, ne sont-elles pas plus indiquées ?
En tout cas, son emploi généralisé à
toutes les situations peut tout à fait être considéré comme une
recherche première du confort vocal et du beau son, alors que selon les
idéologies esthétiques, on peut être enclin à faire primer la variété
du grain, la clarté de diction, l'impact physique de l'émission, etc.
Cette fascination pour la
rondeur, lorsqu'elle se réalise de façon (souvent) mal comprise (car
négligeant beaucoup d'autres paramètres essentiels du beau chant de «
l'Âge d'or » des années 50), a sans doute sa part de responsabilité dans les
jolies voix qu'on aime entendre dans les studios mais qui, en salle, se
révèlent plutôt bouchées et en tout cas dotées d'un très faible impact.
(Longue) liste sur demande.
Évidemment, lorsqu'elles sont réalisées par des artistes de la trempe
de Zancanaro ou Sereni, maîtrisant tous les autres paramètres au plus
haut degré, que la voix fend l'espace tout en murmurant les mots à
l'oreille du public et en magnifiant les affects paroxystiques de la
scène, la question ne se pose pas. Mais
la morbidezza ne peut être que le couronnement d'une
technique vocale : posée sur un instrument moins que parfait,
elle ne sert à peu près à rien (car sans gloire), voire encourage les
mauvais penchants d'une émission trop en arrière (en bouche, ou rejetée
dans le pharynx, pauvre en harmoniques frontales, etc.).
5. Les secrets des glottes
Pour compléter le tableau ou éclairer quelques phénomènes auxquels je
fais référence dans cette notule, vous pouvez librement vous promener
dans les entrées consacrées aux questions de technique vocale à cet endroit de l'index (très partiel) du site.
Il faut en particulier distinguer la morbidezza
(ornementale, en quelque sorte) de la couverture
dont le rôle technique est fondamental (égaliser les voyelles, protéger
la voix dans l'aigu).
Voici pour cette notule promise dès longtemps – et dès longtemps
entreprise.
C'est qu'outre le temps de recherche, sélection & commentaire des
extraits, elle a été refaite à de multiples reprises, faute d'être
satisfait. Tout vient à point à qui lit chaque nouvelle entrée de CSS.
Estimés lecteurs, en attendant la prochaine livraison de notre Revue de
Glottologie, puisse la vie vous prodiguer sans compter ses plus suaves
morbidesses !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Cette notule s'insère à la suite de celle consacrée au tournoiement des orchestres à
Amsterdam (hors orchestres de ballet et de radio, dont je
reparlerai plus tard). Vous voulez savoir qui vous écoutez précisément
lorsque vous avez Pays-Bas inscrit sur le disque ?
Car aucun de ces orchestres ne recouvre les mêmes musiciens (et tous
n'officient pas à Amsterdam, ni même à proximité du centre névralgique
du pays) :
♠Orchestre Philharmonique d'Amsterdam ♠
Orchestre
Philharmonique des Pays-Bas ♠
Orchestre
Symphonique des Pays-Bas ♠
Orchestre Symphonique de la Radio ♠
Orchestre Symphonique de la Radio des Pays-Bas ♠
Orchestre
Philharmonique de la Radio des Pays-Bas ♠
Orchestre de
Chambre de la Radio des Pays-Bas ♠
Orchestre de Chambre Philharmonique des Pays-Bas ♠
Orchestre de l'Omroep (Radio des Pays-Bas)
Oui. Quand même.
Soyez attentif, le jeu de massacre continue : depuis plus de trente
ans, ce pays que nous percevons peut-être comme paisible et civilisé,
épris de culture, supprime et fusionne en réalité méthodiquement ses
orchestres. Certes, l'extrême concentration des métropoles
néerlandaises rend très facile le déplacement dans la nouvelle
résidence des orchestres fusionnés, mais cela a plusieurs conséquences
:
1) pour le mélomane local, la réduction
de la variété de l'offre,
inévitablement ;
2) par ailleurs, lorsqu'un orchestre fusionne entre des villes
d'importance inégale (comme entre Amsterdam et Utrecht), on s'aperçoit
que dans les faits la ville la moins influente est assez peu servie en
concerts par la nouvelle entité musicale ;
3) pour le mélomane international, cela rend assez impossible à
débrouiller l'identité des orchestres au fil des ans… d'autant que les noms sont souvent assez peu transparents,
et très proches entre eux.
Faute d'avoir aucune influence sur les deux premiers points, je vais
tâcher de contribuer à mettre un peu de clarté dans le troisième,
quelques listes de chefs, de labels, d'enregistrements (et quelques
sons) à l'appui.
C'est (re)parti !
5.
Nederlands
Symfonieorkest (Enschede)
[[]] Premier mouvement de
l'ineffable Symphonie n°2 de Jan van
Gilse, direction David Porcelijn.
Mon chouchou – de tout le pays. Non seulement pour des raisons de répertoire (le legs
gravé avec Porcelijn est inestimable) que pour un certain sens du
galbe, de qualité de l'intégration du détail dans la grande arche. Et
techniquement, un orchestre professionnel de tout premier plan.
Le Symphonique des Pays-Bas a la particularité d'être une formation
particulièrement ouverte d'esprit : les musiciens jouent sur
instruments anciens pour le répertoire du XVIIIe, se produisent
régulièrement ailleurs dans le pays (Amsterdam, Utrecht, Rotterdam…),
voire dans le monde (Carnegie Hall, Birmingham, en Espagne, etc.),
mènent des actions pédagogiques manifestement assez nombreuses…
Résidence: Enschede
(158.000
habitants, 400.000 en agglomération). Concerts également donnés à
Zwolle (capitale de la province), Hengelo, Deventer. Création : 1930
(origine)
/ 1954 (professionnel) / 1983 (fusion) / 1994 (réduction) Directeurs
musicaux :
→ Jaap van Zweden (1996)
→ Jan Willem de Vriend (2006)
→ Ed Spanjaard (2017)
Dénominations
successives :
●1930 : Twents Kamerorkest ●
1947 : Twents Philharmonisch Orkest (expansion) ●
1954 : Overijssels Philharmonisch Orkest
(professionnalisation) ●
1983 : Forum Philharmonic (fusion) ●
1994 : Orkest van het Oosten (réduction) ●
2011 : Nederlands Symfonieorkest (rebranding) ●
2014 : HET Symfonieorkest (litige)
Labels
principaux :surtout des enregistrements récents chez CPO (avec
Porcelijn) et
Challenge Classics (avec de Vriend essentiellement). Quelques
suggestions
discographiques :
van Gilse n°2 (Porcelijn), Andriessen volume 4 (Porcelijn), van Gilse
n°3 (Porcelijn), Andriessen volume 3 (Porcelijn), van Gilse Concerto
pour piano (Porcelijn), Andriessen volume 2 (Porcelijn).
[[]] Libertas venit de Hendrik Andriessen, direction David
Porcelijn.
La salle de concert à Enschede
(champ / contrechamp).
Le Symphonique des Pays-Bas est, comme bien d'autres du pays, issu à la
fois de fusions et de changements de noms multiples et réguliers :
La
naissance de l'orchestre est à l'origine purement le fait d'amateurs
locaux de la région de Twente,
dans la province d'Overijssel,
à l'Est du pays, frontalière avec l'Allemagne – nous sommes dans les
années 30. L'orchestre s'étend en nombre et en compétence, incluant des
professionnels ; il devient Philharmonique en 1947, avant de se
professionnaliser pour de bon en 1954, où il prend la dénomination de
la province. Les amateurs sont alors relégués dans une structure de
chambre, qui existe toujours.
À partir des années 80, les mesures d'austérité l'affectent à plusieurs
reprises : il fusionne en 1983 avec l'orchestre (Opera Forum) de
l'Opéra d'Enschede (Nationale Reisopera, aujourd'hui Nederlandse
Reisopera) et devient le Forum
Philharmonic,
qui accompagne aussi bien les représentations qu'il poursuit sa
carrière symphonique. En 1994, ses effectifs sont réduits (tout en
poursuivant sa double mission) et il prend sa forme définitive, sous le
nom d'Orkest van het Oosten(«
Orchestre de l'Est »), sous lequel il reste assez bien connu (OvhO).
Il prend manifestement une certaine importance nationale sous le
patronage de Jaap van Zweden (concertmeister au Concergebouworkest, il
faut dire…), mais change à nouveau de nom, pour des raisons d'image :
d'abord Nederlands
Symbonieorkesten 2011, pour se conformer au nom anglais (assez peu
spécifique…) qui
figure sur les disques («
Netherlands Symphony Orchestra »), puis, suite aux protestations du
Philharmonique des Pays-Bas (sis à Amsterdam et théoriquement Utrecht),
il prend en 2014 celui qu'il conserve
actuellement : HET Symfonieorkest
(« LE Orchestre Symphonique » – oui, on sent confusément qu'ils étaient
un peu énervés)..
C'est que ce changement ne s'est pas fait de plein gré mais à la suite
d'une procédure judiciaire, gagnée en 2012, puis perdue en appel en
2013 ; il conserve, étrangement, son nom anglais ambigu, celui
qui se trouve sur les disques, adressé à des gens qui ne connaissent
pas la géographie culturelle des Pays-Bas. Les majuscules du
déterminant signifient supposément, d'après ce que je peux en traduire
confusément, quelque chose comme « Connu pour être tourné vers le futur
» – oui, des gens ont gagné de l'argent pour ça, sans doute comme pour
les minuscules de la hr
(Hessische Rundfunk, jadis beaucoup plus identifiable comme Radio de
Francfort…).
[[]]
Dernier mouvement de la Symphonie
n°3 de Beethoven,
direction Jan Willem de Vriend. De Nederlandse Reisopera
(ancien Nationale Reisopera), nom de l'Opéra d'Enschede.
Sa présence au disque
est très
récente en réalité, puisque, à l'exception d'un Second Concerto de
Brahms par Egorov (chez Etcetera, où Egorov est d'un aplomb sidérant),
toutes ses parutions datent de la période de Vriend, et réparties chez
deux labels seulement : CPO (pour la partie exploratoire, tous avec
Porcelijn) et Challenge Classics (pour le grand répertoire, presque
toujours avec de Vriend). Challenge
Classics : ♪
Vivaldi – Concerto pour hautbois – Oostenrijk, de Vriend
♪♪ (oui, hautboïste bien nommée – « royaume de
l'Est »)
♪ Beethoven – Egmont (musique
de scène, chantée en néerlandais) – de
Vriend
♪ Beethoven – Concerto pour violon et
Romances – Ferchtman, de Vriend
♪ Beethoven – Triple concerto –
Trio Storioni, de Vriend
♪ Beethoven – Concertos pour piano n°1
& 2 – Minnaar, de Vriend
♪ Beethoven – Concertos pour piano
n°4 & 5 – Minnaar, de Vriend
♪ Beethoven – Symphonies n°1 & 5
– de Vriend
♪ Beethoven – Symphonies n°2 & 3 –
de Vriend
♪ Beethoven – Symphonies n°4 & 6 –
de Vriend
♪ Beethoven – Symphonies n°7 & 8 –
de Vriend
♪ Beethoven – Symphonies n°9 –
de Vriend
♪♪ Une belle intégrale qui tient compte des apports
de la musicologie (et incluant cuivres d'époque), très vive, tout
en restant d'une sobriété sans excentricité. Pas
ici que les couleurs de l'orchestre sont les plus typées, sans doute,
donc pas une nouveauté révolutionnaire, mais une intégrale à l'élan et
l'équilibre assez parfaits, pour qui aime son Beethoven mordant.
♪ Paganini – Concertos n°1 & 2
– Koelman, de
Vriend
♪ Mendelssohn – Symphonies n°1 & 3
– de Vriend
♪ Mendelssohn – Symphonie n°2
– de Vriend
♪ Mendelssohn – Symphonies n°4 & 5
– de Vriend
♪ Mahler – Symphonie n°1 – de
Vriend ♪
(Bob) Zimmerman –
Krossover
(album de…cross-over) – Kross, Hempel
Attention,
Challenge Classics publie aussi les enregistrements du Radio
Filharmonisch Orkest (à Hilversum), qui a notamment été dirigé par…
Jaap van Zweden, dès la fin de son contrat avec Enschede ! (Il n'a à ma
connaissance rien légué avec le Symphonique pendant son temps à
Enschede.)
En termes de chronologie des compositeurs, l'ensemble Challenge
Classics s'accolle presque
parfaitement à celui de CPO.
[[]]
Cinquième et dernier mouvement de la mahlérienne Symphonie n°3 de Jan van Gilse, avec la
soprano AileAsszonyi, direction
David Porcelijn.
CPO : ♫Röntgen – Aus Goethes Faust –
Chœur du Reisopera (Opéra d'Enschede), Porcelijn ♫Röntgen – les trois Concertos pour
violoncelle – Horsch, Porcelijn ♫Röntgen – Symphonies n°5, 6 & 19
– Porcelijn ♫♫
Tout Röngten mérite d'être connu, mais l'ensemble des trois
concertos dvořákiens justifie le détour ♫van Gilse – Concerto pour piano
– Triendl, Porcelijn ♫van Gilse – Symphonies n°1 & 2
– Porcelijn ♫
van Gilse – Symphonie n°3 – Porcelijn ♫van Gilse – Symphonie n°4 –
Porcelijn ♫♫
Corpus merveilleux de premier intérêt, et servi avec une évidence rare.
La Deuxième en particulier. Et l'étonnant concerto « Esquisses de
danses », très au delà de l'ambition du concerto-épate. Plus
d'informations dans la notule à son sujet. ♫Andriessen – Symphonie n°1 –
Porcelijn ♫Andriessen – Symphonie n°2 –
Porcelijn ♫Andriessen – Symphonie n°3 &
Symphonie concertante – Porcelijn ♫Andriessen – Symphonie n°4 –
Porcelijn ♫♫
Autre témoignage très précieux – et l'un des très rares cas de
Symphonie concertante réellement intéressante. Les pièces courtes des
couplages (Libertas venit, Mascherata, Rhapsodie Wilhelmus…)
méritent véritablement le détour. La notule autour des écoutes de l'été en dit un peu
plus.
Prochaine étape, le Phiharmonique
de la Radio des Pays-Bas, lui aussi
éloigné d'Amsterdam, malgré des liens historiques plus étroits.
À mi-chemin du parcours, vous aurez droit à un petit schéma
récapitulatif des noms d'orchestres disparus / fusionnés / renommés. Le
suspense est à son comble !
Non,cette notule ne consistera
pas en un infâme persiflage autour des aptitudes des chanteurs (aigus
et italiens en particuliers) à respecter les rythmes écrits – elle
essaiera, pour cette fois, de s'interroger un peu plus avant sur le
rapport au texte musical. Je m'en tiendrai donc aux rapports licites et
non aux grosses vautrades (très amusantes par ailleurs) qu'on peut
trouver en abondance en ligne, et qui sont plus aisées à s'expliquer.
Je vais même faire mieux, je vais tâcher de vous montrer ce que produit
la maîtrise du rubato en
dehors des aigus allongés – comme d'habitude, extraits sonores à
l'appui.
[[]]
« Giunto sul passo estremo » de Mefistofele, chanté par Giuseppe Di
Stefano et accompagné par Bruno Bartoletti (tiré d'un récital DGG).
A. Un exemple commun
Tiré de Mefistofele de Boito, le très verdien opéra à
succès qui se voulait wagnérien, je vous propose le dernier air de
Faust, dans l'Épilogue (« Giunto sul passo estremo »). Son texte
correspond de très près à la scène de Minuit
du Faust II
(on la trouve aussi, mot pour mot cette fois, chez Schumann) : Faust,
après toutes ses aventures méphistophéliques, revenu au soir de sa vie,
médite enfin pour le bien de l'humanité, et a la vision d'un monde
meilleur, où les pouvoirs immenses conférés par l'Enfer lui
permettraient d'assainir les marais pour y bâtir ville et champs.
(Après quoi, il est saisi par la beauté de la chose, dit à l'instant de
s'arrêter, et au moment où Méphisto veut se saisir de lui, les
Chérubins célestent l'emportent comme un saint.)
Schumann traite ce moment de façon assez variée et complexe (parce
qu'il utilise le texte de Goethe d'origine, très riche), le tourment
laissant la place à l'illumination, puis à la fanfare épique des
pioches et des pelles. Boito le
concentre dans un air, mélancolique
(le temps a passé, il n'a rien accompli) et extatique à la fois (la vision
d'avenir).
C'est, du point de vu formel, une simple
alternance de type ABB'A', avec une mélodie principale très
prégnante dont la seconde est issue.
L'accompagnement aussi est particulièrement sobre, des accords de
cordes (souvent alternés basse / accord). Mis à part de brefs
mouvements conjoints de la basse (moins une mélodie qu'un procédé
basique d'harmonie), quasiment aucun
contrechant d'accompagnement, aucun effet. Parfait pour notre
petite expérience.
Si vous ne lisez pas la musique, il est tout à fait possible de suivre
les effets relevés : avec le texte sur la partition.
B. Gianni Poggi : come scritto
La lecture proposée par Gianni Poggi est largement traditionnelle :
elle respecte globalement les indications, avec quelques divergences
mineures comme la place des ports de voix (qui peuvent être dues à des
différences de tradition, de goût stylistique, mais aussi tout
simplement d'édition).
[[]]
Gianni Poggi chante l'air accompagné par la Scala dirigée par
Franco Capuana. (Tiré de l'intégrale avec Giulio Neri.)
J'attire votre attention sur quatre éléments surtout :
→ Poggi chante la scène de façon très
ronde et liée (legato),
avec beaucoup de moelleux (morbidezza),
vraiment comme la cantilène d'un air. Il supprime même quelques
accentuations, le propos est quasiment belcantiste dans cet opéra qui
se revendiquait postwagnérien (mais ne l'était pas au bout du compte,
cela dit !).
→ Il accorde un soin tout particulier à la réalisation des voyelles doubles –
en italien, elles ont beau ne compter que pour une syllabe (I-ta-lia),
on les prononce de façon séparée (I-ta-liya), de même pour l'hiatus,
lorsqu'elles se rencontrent entre deux mots distincts, fussent-elles
identiques : on les prononce.
C'est une difficulté en musique : on a
une seule note (donc une seule émission de voix, une seule durée) et
deux voyelles distinctes à placer. Elle est souvent résolue à la
louche par les chanteurs, qui les placent lorsque cela les arrange, ou
tendent à les escamoter – il existe d'ailleurs des élisions officielles
en italien poétique (core ingrato
> cor ingrato, comme dans
le seria) ou dialectal (core ingrato > core 'ngrato, comme dans la chanson
napolitaine).
Poggi, lui, les place très exactement sur des subdivisions de la durée
attachée à la note (double pointée + triple pour le premier « bea »,
deux doubles pour le second), on entend bien le côté « carré » de la
réalisation, comme si c'était écrit et non improvisé. (Cette
rigueur, qui permet une articulation très audible des mots, a beaucoup
de charme en ce qui me concerne, aussi bien pour l'attitude que pour le
résultat.)
→ Poggi est néanmoins un spécialiste de musique italienne, et un
chanteur de son temps : les rythmes
ne sont pas toujours exactement
réalisés, indépendamment des effets délibérés de ralentissiment.
J'en ai souligné quelques exemples dans la reprise du thème A : des
pointés qui sont un peu dépointés (rapport 2/3 plutôt 3/4 sur la durée
de la note principale), des croches qui n'ont pas la même durée… Ce
peut être le fait d'une volonté expressive, de suivre la prosodie ou de
seconder le sens du mot, mais c'est aussi assez souvent le fruit d'une
certaine indifférence à la lettre, le
chanteur exécutant globalement la phrase, sans chercher, comme un
instrumentiste, à la placer exactement. On peut discuter de la
justification (naturel) et des limites (cela peut rendre des mesures ou
des accords faux), même de la posture morale, mais c'est la norme à
cette époque, et encore assez largement dans le répertoire romantique
italien, de nos jours.
→ Autre particularité effleurée ci-dessus, qu'il partage avec la
quasi-totalité des interprètes de Verdi, la tendance au fort ralentissement
en fin de phrase, et encore davantage s'il s'agit d'émettre des aigus.
Mise en valeur d'un galbe de phrase, et plus encore
ronds-de-jambe-de-voix. Ils ne sont pas tous marqués, et certains
élargissements prévus du tempo deviennent de véritables points d'orgue…
c'est le style qui veut ça – je m'en passe sans frustration, mais ce
n'est pas gênant pour autant.
Songez tout de même que cela suppose,
même à ce petit degré, une réelle flexibilité de la part des musiciens,
tous les chanteurs ne réalisant pas ces ralentis de la même façon, ni
même tous les soirs de façon identique ! (en particulier les
tenues, qui ne sont que rarement des multiples de la valeur écrite,
souvent uniquement définies par la quantité d'air disponible pour
émettre une note timbrée… il faut être réactif et disposer de belles
qualités d'anticipation !)
C. Mario Del Monaco :
l'ivresse du rythme
Ce que je trouve le plus remarquable, chez Mario Del Monaco, ce n'est
pas l'airain de la voix, la hardiesse de l'aigu, le volume sonore,
l'éclat du timbre… c'est bel et bien le
musicien. Cet air en donne un bon exemple : hors un début
d'épanchement très logique à la fin, il n'impose pas de contorsions à
l'accompagnateur, la pulsation est très régulière, les rythmes très exactement réalisés.
[[]]
Toutefois, Del Monaco est tout le contraire d'un chanteur scolaire, car
la netteté de ces attaques rythmiques,
la propreté de ses détachés lui permettent de créer une sorte d'effet d'agitation, qui
procure l'impression que le tempo, pour ne pas dire le rythme
cardiaque, s'accélère. Une illusion saisissante que vous entendrez
mieux dans cet extrait du Trouvère
:
[[]].
Cette sûreté du parcours et son caractère habité sur un plan non seulement vocal mais musical,
même au niveau le plus fondamental de l'exactitude solfégique, est
assez rare chez les chanteurs, particulièrement dans le répertoire
romantique italien, et le place un peu à part. Mais elle convoque une
forme très particulière d'éloquence et d'émotion, qui a en outre
l'avantage de libérer totalement les
musiciens accompagnateurs de la charge de suivre les fantaisies
de la scène au risque de sacrifier la musique. Dans un air simple comme
celui-ci, ce n'est pas un problème, mais dans les grands ensembles à
tuilages, lorsque le ténor ou la soprane commencent à prendre leurs
aises, l'orchestre finit par ne plus chercher qu'à tomber à peu près
sur les mêmes temps déformés qu'eux, et à ne plus trop se préoccuper de
l'inspiration musicale…
On peut par ailleurs trouver la voix un peu dure, les nuances un peu
fortes, le timbre un rien monochrome, mais cette sécurité rhétorique
fait de Del Monaco un chanteur infiniment plus intéressant, à mon gré,
que la plupart de ses contemporains dotés de timbres plus flatteurs.
D. Luciano Pavarotti : le
grand équilibriste
À l'opposé de la rigueur delmonacienne, il y a la science vaporeuse du rubato –
c'est-à-dire de l'écart (savant) que l'on prend délibérément avec le
rythme écrit, et qui excède la quantité mathématique de la mesure. Il
serait facile de collectionner les exemples où le chanteur met
l'orchestre dans le décor, oublie un temps, manque son entrée, tient un
aigu sans décompte juste, change sans cesse le tempo selon son humeur
expressive ou son confort vocal… mais je me suis limité, dans cette
notule, à l'aspect positif de cette question, à sa maîtrise.
Et dans cet air, je crois que Pavarotti nous montre le point
jusqu'auquel on peut aller dans l'extrême du tempo flexible, toujours légèrement en-dehors.
[[]]
Il convient de préciser à ce moment que Pavarotti n'est pas,
contrairement à la légende, un illettré solfégique : il n'était sans
doute pas un prince de la dictée musicale à sept voix, mais il lisait
bel et bien la musique (de multiples vidéos, pendant des masterclasses
ou des concerts, le montrent en train de lire très soigneusement la
partition). Je ne serais pas étonné qu'il ait laissé prospérer cette
rumeur qui le décrit, finalement, comme une sorte de naturel absolu ; ou bien est-ce
l'Envie qui a parlé, cherchant à le dépeindre comme un rustre à joli
timbre.
[Pour ma part, je me sens assez à rebours de ce qu'on lit
habituellement sur Pavarotti : ses jeunes années m'ennuient, avec une
voix tellement parfaite qu'elle est monochrome, et un chanteur qui
n'exprime rien ; à partir des années 80, les [a] s'ouvrent, la couverture se fait plus raisonnable, l'artiste met
bien plus en avant le texte. Et chez lui aussi, ce n'est pas tant le
timbre que la clarté absolue du texte et la science de la ligne qui
forcent le respect – même si la perfection du timbrage tout en haut de
sa voix fascineront violemment l'amateur de chant.]
Il est difficile de relever précisément des effets spectaculaires : en
plus de le prendre très lentement
(Del Monaco étant lui assez rapide par rapport à l'usage), Pavarotti
tend à élargir les fins de mesure,
un effet assez courant dans les adagios orchestraux. La
combinaison des deux facteurs procure une impression de suspension et
d'éternité très congruente avec le sujet de l'air, mélange de sentiment
mélancolique du temps qui passe et d'aspiration à l'immortalité.
Si vous essayez de battre la mesure, vous verrez que Pavarotti est
toujours très légèrement en-dehors,
le tempo ne bouge que très peu, mais il fait toujours traîner l'attaque du temps suivant,
accroissant cette impression d'immobilité assez extraordinaire.
Cela s'entend aussi très bien en se concentrant sur l'accompagnement :
on perçoit sans équivoque qu'il n'est pas régulier mais reprend son
souffle pour attendre le chanteur.
E. Ce qu'on en retire
À quoi bon avoir usé mon temps et votre patience à ce petit jeu ?
On parle beaucoup de timbre, de justesse, de volume lorsqu'on devise de
technique vocale (et j'y ai moi-même contribué ma part) ; plus rarement de solfège et
de rythme.
Alors qu'il est un parent pauvre des formations (à telle enseigne qu'il
existe une matière nommée « solfège chanteurs », contrairement à ce
qu'on pourrait attendre plus sommaire que pour les instrumentistes qui
n'ont pourtant pas besoin de chanter juste !), même si le niveau en la
matière s'est énormément élevé dans le dernier demi-siècle, je crois
qu'on néglige l'importance qu'il peut
avoir dans l'expression.
Une voyelle proprement placée sur une subdivision du temps (comme
Penno), un détaché propre qui transmet les agitations de l'âme (comme
Del Monaco), une allongement des valeurs à des endroits stratégiques
qui suspendent le temps perçu (comme Pavarotti), cela peut changer un
beau tour de chant en moment ineffable, d'une puissance expressive sans
comparaison.
C'était aussi l'occasion de rendre hommage
aux chefs et musiciens de fosse, qu'on critique volontiers pour
leur impavidité ou leurs décalages… Vous avez vu le nombre de
paramètres, pas toujours concertés, qu'il faut anticiper, et je n'ai
choisi que de très bons élèves !
Alors avec les chanteurs moins aguerris, ou qui se moquent assez de la
musique et des accompagnateurs, je vous laisse vous figurer la panique
permanente qu'il faut gérer – car le public ne reprochera jamais à un
chanteur d'avoir tenu un aigu sur une durée qui n'est pas une
subdivision rigoureuseuse de la mesure, ou de se mettre soudain à faire
tel effet non prévu… en revanche une débandade en fosse parce qu'il
faut supprimer deux temps coupés sans prévenir par la soprane, ou le
caractère très scolaire d'un accompagnement parce que tous les
musiciens ont les yeux rivés sur le chef, lui-même tremblant de manquer
la prochaine erreur de rythme du ténor… cela ne sera pas de même
pardonné.
Il existe aussi, j'en suis conscient, un certain nombre d'orchestres de
fosse qui laissent
percevoir leur ennui lorsqu'ils dirigent des musiques moins
intéressantes pour eux (typiquement Rossini-Donizetti-Verdi)… pourtant
quoi qu'il en soit, suivre des chanteurs dans le
répertoire romantique italien, il là s'agit d'un véritable métier, et l'on voit
bien
pourquoi ces chefs qui ne sont peut-être pas de grands bâtisseurs de
son mènent une carrière exclusivement en fosse et dans ce
répertoire, parce qu'il y faut des
qualités musicales très particulières… celles qu'on enseigne au suggeritore
!
Rappelez-vous de l'expulsion du Met de Leonard Slatkin, grand chef
capable de diriger les œuvres les plus subtiles, parce qu'il avait été
incapable de suivre les improvisations fantaisistes d'Angela Gheorghiu.
(Je n'ai pas entendu la bande, donc je n'ai pas d'avis sur qui est
réellement responsable, mais combiner la rigueur rythmique et l'écoute
relatives de Gheorghiu à un chef qui a l'habitude de diriger des
symphonies réglées au cordeau était manifestement un pari malavisé.)
Les deux s'étaient renvoyé la faute dans la presse… mais qui de la
soprane ou du chef croyez-vous qu'on bannît pour jamais du théâtre ?
Le pain est central dans la
relation du mélomane à l'exécution musicale. Il est très difficile,
pour un auditeur, même éclairé, et même pratiquant l'instrument en
question, de véritablement discerner l'amateur de très haut niveau, le
professionnel moyen, le professionnel exceptionnel ; encore plus
lorsqu'il s'agit de distribuer le mérite et le blâme dans une exécution
réunissant un orchestre complet, avec un chef dont le travail est
quasiment invisible le soir du concert (que leur a-t-il dit ? que
leur a-t-il fait travailler ?). Comment savoir si cette intention est
le fruit de la mémoire collective de l'orchestre ou une volonté du
chef, si ce dérapage est une erreur individuelle, un ricochet pour
rattraper un voisin, un mauvais départ donné (par le chef d'attaque, le
chef d'orchestre ?) qui a déstabilisé l'orchestre… ?
Les mélomanes (j'y inclus les critiques, et même pour partie les
professionnels lorsqu'ils sont en position d'auditeur), quand ils
commentent une interprétation, désignent souvent tel ou tel comme le responsable de l'erreur, ou la
source de la belle intention, mais c'est à peu près impossible à
déterminer sans être réellement au cœur de l'action – d'où la grande
difficulté de juger des chefs, ou des musiciens d'orchestre
individuellement. [Je ne dis pas du tout que ce soit impossible, et
dans certains cas ce peut même être assez évident… mais relier un
instant précis à un individu, dans une exécution de symphonie ou
d'opéra, est assez délicat.]
Pourtant le pain, lui, constitue précisément cet événement, ce moment où un lien
tangible, objectif, se crée entre le public et les exécutants —
soudain, dans cette multitude de paramètres insaissables, a fortiori pour tous les mortels
qui ne connaissent pas par cœur chaque entrée, chaque harmonie, chaque
valeur dans la partition, la croûte sonore se déchire, et laisse
paraître une béance indubitable : les dieux invincibles ont fait une
erreur, et nous pouvons prendre la mesure de leur humanité. Mieux, nous
pouvons remonter à qui a commis le péché.
Même pour le plus modeste des néophytes, un pain, ça se perçoit immédiatement, ça se vit,
ça se commente. Et chez les plus aguerris, on les guette : c'est Où est Charlie ?, on prouve ainsi
sa valeur au monde en dénichant le petit décalage, le son un peu peu
voilé… et bien sûr le bon gros pain très exposé du solo. Il permet
d'appuyer sa démonstration, de prouver sa qualité de mélomane et sa
clairvoyance de critique : la
trompette a passé le concert à pigner, ou encore leur hautbois solo est merveilleux, même
s'il a un peu pétri ce soir.
Ce n'en est ni la manifestation la plus intéressante (un pain gâche
rarement une exécution, et même pas si souvent un trait ou une
mélodie), ni la plus glorieuse de l'art du commentaire musical, mais il
est toujours difficile de ne pas le mentionner, y compris si l'on n'en
tient pas compte ni rigueur aux fautifs. À l'entracte, il y a forcément
une remarque du type « et tu as entendu le trombone ténor sur la
malédiction de l'anneau ? le pauvre… ».
L'ami de tous les boulangers.
(à cause de son embouchure conique qui lui confère toute sa
beauté sonore, le cor est l'un des instruments les plus rebelles et
imprévisibles)
2. Qu'est-ce qu'un pain ?
Le pain est un canard pour les profanes ; toutefois les musiciens
semblent lui préférer ce nom un peu moins carné et davantage gluten-friendly.
Le continuum va de l'erreur de
lecture dans les musiques complexes – chez Fauré, Scriabine,
Szymanowski, Koechlin, Mossolov, il est aisé d'oublier qu'un dièse
n'est pas répété, ou qu'un bécarre est survenu un peu plus tôt, les
harmonies étant tellement sophistiquées que l'oreille ou même le
raisonnement ne permettent pas toujours, surtout si le pianiste n'a pas
une formation d'écriture très aboutie en sus de sa formation
instrumentale, de détecter l'erreur (il en existe en réalité beaucoup
dans les disques de piano, même en studio) – à la note frippée par erreur
(détimbrée, un peu basse, pas tout à fait sur le temps), jusqu'à la franche sortie de route
de l'énorme fausse note au point culminant d'un solo fortissimo. Les
glottophiles nomment ce dernier cas les perle nere (perles noires), et ces
gourmandises, parfois drôles, s'échangent sous le manteau depuis
une période qui précède même la démocratisation de l'Internet.
3. Qui fait le pain ?
(attention, il ne faut jamais donner de pain aux canards, c'est
très mauvais pour eux)
Dans une représentation d'orchestre, et particulièrement avec des
chanteurs en liberté, il n'est pas
toujours aussi évident qu'il y paraît de saisir la source (par
exemple la mystérieure disparition des cuivres dans un climax majeur de
la Neuvième Symphonie de Mahler à Berlin par Bernstein… personne ne
part, incroyable pour des musiciens de ce niveau dans une partition
aussi courue… que s'est-il passé ? chef d'orchestre, chef de
pupitre, erreur de pagination…).
Les chanteurs sont en effet le pire facteur d'entropie possible
: d'un niveau solfégique inférieur aux musiciens (il existe très
officiellement, dans les Conservatoires, des modules « solfège pour
chanteurs » qui ne servent pas, comme on pourrait croire, à développer
une oreille plus exigeante pour pouvoir tout chanter à vue et réaliser
des intervalles parfaits, mais au contraire à proposer une version
allégée de la discipline, plus accessible aux cerveaux des ténors et
sopranes – ne dites pas solfège pour
simplets, mais solfège
chanteur), ils sont aussi élevés dans l'idée que
l'accompagnement, comme l'intendance, suivra (leurs intuitions
géniales).
Dans le répertoire allemand, ils sont un peu obligés de se discipliner
pour ne pas se perdre totalement (et le niveau solfégique empêcherait
quiconque de moyennement aguerri de s'y frotter sans se ridiculiser
très vite), mais chez les Italiens, ils font vraiment ce qu'ils
veulent, et parviennent à se décaler ou à tromper la vigilance des
pauvres musiciens de fosse, même dans du Donizetti…
Aussi, lorsque les musiciens sont dans le décor, ce peut être un effet
de ricochet, prenant sa source dans une longueur écourtée (le pire à
gérer), un ralentissement non prévu, un aigu tenu selon le souffle
disponible et non selon des subdivisions mathématiquement justes de la
mesure…
4. Démonstration : le pire
pain enregistré
Soyons honnête : je dis le pire
parce qu'il faut bien vendre du pixel, mais je n'en sais rien –
d'autant que c'est une prise sur le vif, donc des plantages en temps
réel susceptibles d'être un jour mis sur le marché, parce que la
distribution est belle ou le reste de la soirée exaltant, ne sont pas
si rares.
Disons seulement qu'en l'entendant, je n'en revenais pas, l'une plus
spectaculaires plantades que j'aie entendues. Je vous propose de vous
en amuser avec moi… et d'essayer de remonter à sa source. Prêts ?
Terrain :Arabella de Strauss, dans l'un de
ses rares moments assez simples, le duo du Richtige, où l'héroïne, en
compagnie de sa sœur (travestie), parle de sa vision de l'homme qu'elle
veut rencontrer et épouser. Une belle mélodie régulière ; et au milieu
du duo, ce moment (que je trouve extraordinaire) où la sœurette,
Zdenka, explore à la fois le haut lumineux de sa tessiture de soprano
lyrique léger (chanté par des coloratures, typologie de Sophie dans le Rosenkavalier), et des sentiments
et couleurs beaucoup plus sombres (témoin le mi bémol mineur, et les
arpèges descendantes des doublures de clarinette basse, trombones et
tuba !).
Acteurs : Montserrat
Caballé (Arabella), Oliviera Miljaković (Zdenka), la RAI Roma
(l'orchestre romain – il en existe au moins un autre à Turin – de la
Radio Italienne), Wolfgang Rennert. Captés le 1er décembre 1973.
Ce qui se passe normalement :
[[]]
Pamela Coburn, Regina Klepper (oui, celle des Faust de Wagner et des duos de
Reger…), Manfred Honeck… choisi parce qu'on entend bien le détail, mais
on ne fait pas significativement plus beau que ça – hélas seulement des
extraits, chez Capriccio.
Ici tout est en place. Observez particulièrement ces deux moments, à
1'00'' et à 1'08''. Tout est beau.
À présent, la version qui pane
:
[[]]
Ici, l'endroit où Olivera Miljaković chante – Montserrat Caballé
était réputée pour (sa paresse et) son exactitude solfégique, elle
n'est pas prise en défaut ici.
Ça pique, n'est-ce pas ? Et cela dure pendant la reprise du thème
d'Arabella, assez longtemps…
Ce qui paraît incroyable, c'est qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils
sont totalement hors de l'harmonie, et continuent à jouer, alors même
que leur partie n'est pas indispensable dans ce qui suit. (Ils n'ont en
revanche pas le conducteur complet sous leurs yeux pour vérifier où ils
en sont, c'est vrai.)
Que s'est-il passé ?
Oh, bien sûr, la RAI Roma n'a jamais été réputée pour sa virtuosité, et
vu le peu d'habitude de cette musique chez les orchestres italiens,
dans les années 1970 (au début de l'augmentation vertigineuse du niveau
des orchestres mondiaux à la fin du XXe siècle), on peut supposer que
les quelques services de répétition, dans une œuvre aussi prodigue en
tuilages et contrechants, laissait les musiciens un peu fébriles. Mais
à l'écoute de la bande, on peut sentir d'autres causes.
Dès son entrée, on sent que Miljaković hésite sur les rythmes, jamais
tout à fait exacts (pourtant, elle est très bien dans des récitatifs
beaucoup plus compliqués à pulser, ailleurs dans l'œuvre, que se
passe-t-il à ce moment ? distraction quelconque ? problème
vocal ?), avec une forte tendance à raccourcir les durées – ce qui est
beaucou plus périlleux pour les musiciens que l'inverse. Et à 0'55'' («
Und heifen will ich dir dazu »), alors qu'elle est doublée par les
clarinettes, voyez comme elle chante les noires de façon irrégulière,
les accélérant soudain ; et pas irrégulière pour faire du rubato, donner du style, plutôt
cahotante, comme si elle hésitait sur l'attitude à tenir.
[à lire avec une voix de JT :] Et là, c'est le drame.
[[]]
Peut-être déstabilisés par ces fluctuations de valeurs, les trombones
entrent trop tard. On entend bien que juste à la fin de la réplique (à
1'10'' ils sont doublés par la clarinette basse, le motif se perçoit
très bien), ils accélèrent pour rattraper la chanteuse.
Et ils ne se remettent pas. Pour la phrase suivante, les trombones (et
le tuba) forment un petit accompagnement pp en choral… ils entrent une
mesure trop tard.
[[]]
C'est pour cela que sur « Dunkel », où ils sont censés jouer ce petit
contrechant, le spectre orchestral est soudain vide (et pas dans la
bonne tonalité).
Donc toute la fin du thème de transition, les noires plus rapides, se
trouve joué (pas du tout dans la bonne tonalité !) pendant la reprise
de la première mélodie du duo, chantée par Caballé ! Les la bémol
qui chevauchent les la naturels, dans une mélodie simple de ce genre :
bobo.
La fin du duo est par ailleurs assez nébuleuse (la suite de l'acte est
bien meilleure), comme si tout le monde avait été saisi d'effroi devant
la monumentalité du sabotage – mais les cors (les trombones se taisent,
le tapis sonore de la reprise est assuré par les cors) sont
manifestement en rythme, je ne suis pas sûr qu'il y ait d'erreur à
proprement parler. Mais la partition est touffue, même à ce moment ; je
peux rater quelque chose en jonglant avec ma copie numérique (il
faudrait vraiment un conducteur papier pour pouvoir tout observer à la
fois sur la page).
Pauvre Strauss, lui qui avait accepté la charge de superintendant de la musique du IIIe Reich, alors qu'il n'était pas favorable à la politique d'épuration raciale, essentiellement dans la perspective d'interdire aux orchestres de stations thermales (ceux moqués par Hindemith dans sa pièce pour quatuor qui figure l'ouverture du Vaisseau fantôme jouée très faux) de – mal – jouer Wagner ! Les musiciens italiens de la RAI lui ont bien rendu la monnaie de cette erreur de jugement.
Pourquoi cette sortie de
route ?
C'est la question que tout le monde se posera : qu'est-ce qui leur a pris ?
À la première écoute, on se dit que les trombones sont vraiment des
gougnafiers, ils devaient lire Playboy
caché sur leur pupitre au lieu de compter leurs temps. Et puis, en
remontant le temps, on s'aperçoit que Miljaković peine réellement à
rester en rythme (et pas pendant tout l'opéra, vraiment en particulier
à ce moment), en voulant compenser, ils ont pu se tromper. Le visuel,
s'il existe, aiderait peut-être : mauvais départ donné par le chef,
méforme passagère d'un exécutant, distraction à cause d'un événement
dans le public…
Ce qui est étonnant, c'est qu'ils continuent, imperturbables, à planter
leurs fausses notes – mais cela se joue sur cinq mesures, le temps de
se rendre compte de ce qui ne va pas, c'est déjà fini.
5. Et pourquoi cette notule ?
Cette notule, supposément une brève de quelques lignes, avait plusieurs
buts. En attendant une présentation (plus ambitieuse) de
l'agencement particulier des motifs chez Richard Strauss, exemples
visuels et sonores à l'appui, c'était une petite amusette introductive.
Mais elle est aussi un hommage
à la poésie de l'incertitude, à la fragilité de l'exécution musicale,
même par des professionnels aguerris. [Certes, dans des répertoires
plus simples digitalement et moins extrêmes glottiquement, comme le
baroque, on n'entend que très exceptionnellement pigner – mais c'est
aussi parce que les ensembles répètent leur programme pendant plusieurs
semaines, font des tournées, alors que les orchestres permanents comme
ceux de radio doivent assurer un nouveau programme quasiment toutes les
semaines. Par ailleurs, les tournures y sont plus prévisibles, ce qui
donne, avec l'expérience, moins de possibilité de se laisser surprendre
que dans un Strauss.]
Ce canard rend les musiciens humains, et on a tort de toujours le
mettre en avant ; il fait partie de l'exécution, et certes, on peut
l'entendre plus facilement qu'un petit décalage ou qu'un travail un peu
superficiel sur les articulations et les appuis des phrasés de sa
partie par tel ou tel musicien… mais la cause en est tellement élusive
(et l'effet rarement gênant comme ici), parfois simplement mécanique
(température du cor !), d'autres liées au rattrapage de l'erreur d'un
collègue, et si peu liées à l'intérêt de l'interprétation… qu'il est
bien injuste de les retenir contre les musiciens.
Au demeurant, ceux-ci sont très chatouilleux là-dessus, et certains
même, contre l'évidence, soutiennent qu'ils n'en ont jamais fait –
souvenir ému de Philippe Aïche (violon solo de l'Orchestre de Paris),
André Cazalet (cor solo) et Jérôme Rouillard (autre corniste) se
ridiculisant de la sorte en se faisant passer (pour deux d'entre eux)
pour des spectateurs anonymes qui attestaient l'absence de pain
(facilement grillés par leur adresse de courriel servant à
l'inscription sur les forums en question). L'affaire était tout de même
allée, sans qu'on sache précisément qui en était à l'origine, jusqu'aux
coups de fil anonymes menaçants passés depuis le CNSM ! C'est que
le pain, surtout dans l'esprit du public – et la presse ne leur avait
pas fait de cadeau, malgré le tempo lentissime sans doute assez
intenable pour les souffleurs, imposé par Eschenbach –, peut être
infamant, et occulter leur valeur d'interprète. Un point d'honneur, en somme.
Et ils doivent être irrités, en effet, par les mélomanes qui tempêtent
contre des notes « manquantes » (en particulier les aigus interpolés
par les chanteurs) qui n'ont jamais été écrites, en reprochant à un
interprète de ne pas être capable de les chanter, ou de mutiler la
partition. Quelquefois, un son un peu voilé sur une trompette ou un cor
suffit pour se faire accuser de pain – l'impression valorisante d'avoir
une bonne oreille est un puissant moteur d'autosuggestion.
Ainsi, critiques pros, de webzine, en herbe, bossez vos partitions ou
soyez prudents dans vos anathèmes. [Les deux simultanément, c'est
encore mieux, parce que les critiques semi-érudits et tout à fait
méchants sont, je crois, les plus déplaisants de tous.]
Pour le respect des artistes innocents, mais aussi pour votre propre
sécurité, comme vous avez vu.
En somme, c'est beau la musique : même lorsqu'elle est fausse, elle est
belle / intriguante / drôle !
Les musiciens et mélomanes la valent-ils toujours, c'est une
autre question.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Dans la perspective de la série amorcée avec le panorama des orchestres
berlinois, puis des deux cités nommées Francfort, le moment est venu, dès longtemps
promis, de débrouiller certaines de attributions onomastiques étranges
(et des histoires tourmentées) des orchestres des Pays-Bas, qui ne
figurent pas parmi les plus vilains d'Europe – et contribuent assez
généreusement, à la radio comme au disque, à la documentation d'un
répertoire qui ne se limite ni à la Hollande, ni à la Batavie.
Beaucoup de noms contre-intuitifs (nationaux alors que leur
implantation est locale), d'orchestres partagés entre plusieurs villes,
de fusions successives… qui ne rendent pas la lisibilité du patrimoine
orchestral néerlandais particulièrement optimale. Ne serait-ce que par
goût du jeu, le parcours vaut la peine d'être fait.
Deux institutions irradient depuis les Pays-Bas vers l'Univers : le
Concertgebouw (c'est-à-dire « bâtiment des concerts ») et l'Opéra
d'Amsterdam. Le premier est une salle symphonique qui accueille
l'orchestre du même nom, mais aussi d'autres phalanges importantes (le
Philharmonique des Pays-Bas, l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas, voire
l'Orchestre Philharmonique de la Radio) ; le second n'a pas d'orchestre
permanent, et c'est là où l'on commence à s'amuser.
Grande salle de l'Opéra d'Amsterdam, où la proximité
est saisissante et l'orchestre visible de partout.
1. La macédoine de
l'Opéra d'Amsterdam
Ainsi, pas d'orchestre attitré
pour l'Opéra d'Amsterdam, à l'inverse de la plupart des maisons
européennes. Pour les villes moyennes, l'orchestre symphonique est
aussi l'orchestre du théâtre, mais c'est dans tous les cas un orchestre
précis qui fait à peu près toutes les productions – sauf répertoire
spécifique appelant des instruments anciens, ou invitation (très)
exceptionnelle d'une maison d'opéra partenaire qui amène ses décors,
ses costumes, ses chanteurs, son chœur et son orchestre.
Il existe des maisons qui ont une programmation « de festival », avec
invitation de forces différentes pour chaque production, comme, en
France, Dijon, l'Athénée de Paris ou l'Opéra-Comique, mais ce sont des
intitutions qui n'ont pas du tout la taille critique d'un opéra
national, ni le même nombre de dates à l'année !
Le concept de l'Opéra d'Amsterdam, qui s'appelle d'ailleursDe Nationale Opera
en langue locale, est tout différent : il offre une vitrine à tout le panorama symphonique néerlandais
de premier plan.
Rien qu'en observant une seule saison, j'ai ainsi pu relever que
participaient :
► le Philharmonique
des Pays-Bas (le plus largement : Rigoletto, Forza del destino, Gurrelieder, Tragédie florentine, Gianni
Schicchi, Wozzeck),
► l'Orchestre Royal duConcertgebouw (pour des productions
de prestige : Onéguine, Salomé),
► le Philharmonique de Rotterdam (Contes d'Hoffmann, Prince Igor),
► l'Orchestre de la Résidence La Haye
(La Bohème et une création de
Mohammed Fairouz),
► l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas
(renfort pour les Gurre),
► l'Orchestre de Ballet
(Balanchine, Cranko),
► l'Orchestre National des Jeunes,
► l'ensemble ASKO|Schönberg
(ensemble spécialiste, pour les œuvres contemporaines à petit
effectif),
► et une invitation de Musicæterna
(l'orchestre de l'Opéra de Perm, celui de Currentzis).
Donc une répartition où le Philharmonique national assure certes une
large partie du fonds, mais où les grands orchestres du pays
interviennent aussi très régulièrement. Assez troublant quand on est
habitué à la simplicité de l'orchestre permanent d'opéra.
Mais ce n'est là que la moindre des fantaisies de la nomenclature
orchestrale du bas pays.
La grande salle du Concertgebouw, réputée pour son
acoustique, un des modèles de toutes les salles en « boîte à chaussure
».
2. Koninklijk
Concertgebouworkest
Ou Orchestre Royal du Concertgebouw.
(« Royal Concertgebouw Orchestra » sur les disques)
Ville : Amsterdam (850.000 habitants) Création : 1888 Directeurs musicaux :
→ Kes (1888)
→ Mengelberg (1895)
→ Beinum (1945)
→ néant (1959)
→ Jochum et Haitink (1961)
→ Haitink (1963), avec parmi ses assistants les futurs grands Vonk, De
Waart, Spanjaard !
→ Chailly (1988)
→ Jansons (2004)
→ Gatti (2016)
(Et le désormais chef Jaap van Zweden fut violon solo de l'orchestre de
1979 à 1995.) Labels principaux :
Philips, Decca, RCO Live… Quelques suggestions
discographiques :Salve
Regina de Rudolf Mengelberg (W. Mengelberg), La Mer (Beinum), Symphonie Fantastique (C. Davis I),
Symphonies 3 & 8 de Mahler (Chailly), Des Knaben Wunderhorn (Chailly), Symphonies 38
à 41 de Mozart (Harnoncourt), Don
Giovanni (Harnoncourt), Così
fan tutte (Harnoncourt), Requiem
de Dvořák (Jansons), Symphonies 4, 6 & 7 de Bruckner (Jansons)…
Celui-ci est simple, et n'a pas grand besoin d'intronisation. Au début
des années 1880, alors que la capitale ne disposait que de petites
salles (et paraît-il mal dotées acoustiquement), décision de bâtir une
grande salle de concert, qui suit le patron du Gewandhaus de Leipzig.
Réputé pour sa pâte sonore
particulièrement chaleureuse, pour la précision de ses dynamiques (la
puissance de la petite harmonie, la capacité de maîtrise des nuances de
cordes sont en effet exceptionnelles), pour son niveau de virtuosité quasiment sans égal,
il a aussi acquis ses sceptiques, après une succession de directeurs
musicaux particulièrement hédonistes
(Haitink, Chailly, Jansons, sur une période courant de 1961 jusqu'à
2015 !) qui ont pu le faire ressembler, certains soirs, à un orchestre
de démonstration de perfection aux intentions un rien affables.
Et il est vrai que, comme tous les autres orchestres du monde, son
profil a radicalement changé, entre les époques Mengelberg et Beinum
(de 1895 à 1959), plutôt des partisans du discours que du son, et les
suivantes.
Un des orchestres les plus sollicités et enregistrés au monde (un
millier de disques, paraît-il, sans compter les rééditions).
Exemple presque caricatural du
plan en vignoble, la Grote Zaal du
nouveau complexe TivoliVredenburg
(cinq salles !) qui a remplacé depuis 2014,
à Utrecht, la salle historique
(déjà nommée Tivoli) où se produisait l'orchestre de la ville, fusionné
en 1985 pour produire le Philharmonique des Pays-Bas.
3. Nederlands
Philharmonisch Orkest
Ou Orchestre Philharmonique des
Pays-Bas. (« Netherlands Philharmonic Orchestra » sur les
disques)
Ville : Amsterdam (850.000 habitants) Création : 1985 Directeurs musicaux :
→ Hartmut Haenchen (1985)
→ Yakov Kreizberg (2003)
→ Marc Albrecht (2011) Labels principaux :
Capriccio sous Haenchen, PentaTone sous Kreizberg et M. Albrecht, mais
aussi Ectetera, Brilliant Classics, Capriole, Orion, Onyx, ICA, Kultur
Video… Quelques suggestions
discographiques : Dvořák 6 à 9 (Kzeizberg), Schmidt n°4
(Kreizberg), intégrale Brahms (van Zweden), Ring de Audi-Haenchen en DVD et
surtout la série ultérieure en CD (on n'a jamais mieux capté un
orchestre !), Arabella de R.
Strauss (M. Albrecht), Concerto pour violoncelle n°1 de Kabalevski
(Litton)…
[Les Bruckner et Mahler de Haenchen sont très jolis, mais pas forcément
ardents ni originaux, Der ferne Klang
par M. Albrecht pas très joliment capté ni chanté.]
L'autre grand
orchestre symphonique d'Amsterdam est issu de la fusion de trois orchestres antérieurs :
le Symphonique d'Utrecht, l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas et le
Philharmonique d'Amsterdam. Raisons budgétaires – période d'austérité
menée par le premier gouvernement Lubbers.
Trois orchestres disparus : un peu
d'histoire
Comme ces informations ne semblent se trouver en ligne ni
en français ni en anglais, je suis aller fouiner dans le néerlandais et
propose à toutes fins utile cette remise en perspective.
Le Philharmonique d'Amsterdam
trouve son origine en 1953 dans un festival local, le Mois de l'Art (Kunstmaand),
qui donne son nom à la formation : Kunstmaand
Orkest. Popularisé par
des apparitions télévisées régulières dans les années 50, il prend le
nom de Philharmonique d'Amsterdam
en 1969.
Il est très actif dans le dialogue avec la sphère soviétique,
effectuant plusieurs tournées à Moscou, et même en Lithuanie et
Lettonie ; programmant régulièrement Chostakovitch à une époque où il
n'était pas autant diffusé de ce côté-là du Rideau.
Très peu de disques
: des concertos pour hautbois (non reportés au CD), une Première de
Mahler dirigée par Arpad Jóo, et probablement quelques autres bricoles,
rien de très marquant ou accessible au public international, donc.
--
L'Orchestre Symphonique d'Utrecht
était l'un des plus anciens du pays, et disposait d'un palmarès
impressionnant. Il est issu d'un orchestre militaire, existant depuis
la fin du XVIIIe siècle, associé à une société musicale, qui donnent
dès 1847 (et même auparavant, de façon moins formelle) des « Concerts
de la ville ». On y a joué Schumann et Brahms, accueilli les solistes
Joachim, Wieniawski ou Clara Wieck-Schumann. En 1894, les deux entités
fusionnent pour former officiellement l'orchestre.
À la Libération, le rôle de l'Orchestre
de la Ville d'Utrecht s'étend aux alentours, et son nom devient Orchestre Symphonique d'Utrecht.
[Les sources anglophones en ligne prétendent l'inverse, mais mes
sources en langue vernaculaires paraissent bien plus circonstanciées.
Incroyable comme l'information disparaît vite sur les orchestres
disparus, même récemment.] Bien que l'un des meilleurs du pays,
il n'a pas le rayonnement international du Concertgebouworkest ni de la
Résidence de La Haye, qui ont accès à l'industrie phonographique pour
des enregistrements de prestige, ce qui facilite vraisemblablement sa
dissolution en 1985…
Mais tout de même, ce fut l'orchestre de Jan van Gilse (1917-1922), de Carl Schuricht
(1937-1939), de Willem van Otterloo (qui a plutôt enregistré avec La
Haye, quasiment que des références d'ailleurs) par deux fois, 1937-1949
et 1977-1978, de David Zinman (1971-1974), d'Hubert Soudant (1974-1980).
Déjà entendu quelques bandes de l'orchestre (répertoire néerlandais),
mais forcément un peu anciennes pour les comparer aux autres orchestres
actuels, et ce n'est pas notre sujet ici. Il existe par ailleurs un
certain nombre de disques consacrés au grand répertoire, beaucoup
dirigés par Paul Hupperts, le directeur musical d'alors, dont une large
part n'a jamais été reportée en CD (dont la généralisation coïncide à
peu près avec la dissolution de l'orchestre).
--
L'Orchestre de Chambre des Pays-Bas
(Nederlands Kamerorkest) a été
fondé en 1955, là aussi à l'occasion d'un festival (Holland Festival).
C'est toujours le principal orchestre de chambre du pays, puisqu'il
continue de donner des concerts (et des enregistrements, chez PentaTone
comme le Philharmonique au sein duquel il évolue) sous son nom propre,
et figure même toujours sur le logo !
C'est lui qui accompagne les Da Ponte de Wieler-Morabito-Metzmacher dans
les DVDs de l'Opéra d'Amsterdam ; il a aussi réalisé des concertos pour
piano de Mozart avec Argerich.
Néanmoins, d'un point de vue formel, il fait partie de l'Orchestre
Philharmonique d'Amsterdam – je suppose que, tout simplement, une
partie de l'effectif doit être commun aux deux formations, puisque le
sacrifice d'Utrecht avait pour but de réaliser des économies.
Évidemment, l'immense majorité des concerts du Philharmonique des
Pays-Bas sont donnés à Amsterdam – où il doit certes être facile de se
rendre, dans les petites distances de la Randstad, mais tout de même –,
et la part utrechtoise de sa mission
a très vite disparu après la fusion.
D'autres orchestres existent pour combler ce vide : la salle de
TivoliVredenburg invite régulièrement le Noord Nederlands Orkest de
Groningen, et quelques nouveaux se sont installés en ville, dont
l'Orkest von Utrecht (orchestre amateur de bon niveau fondé en 1993,
qui recueille les anciens membres d'orchestres d'étudiants de la ville)
ou la Nieuwe Philharmonie Utrecht (qui veut donner un orchestre à une
ville qui n'en a pas, avec une description un peu ronflante et creuse,
mais qui ne figure pas dans les listes officielles).
La ville brille désormais davantage par son festival de musique
baroque, où les meilleurs interprètes mondiaux (vraiment les meilleurs
plutôt que les plus célèbres !) se réunissent à la fin de chaque été.
J'en reviens au Philharmonique des Pays-Bas actuel.
Orchestre polyvalent, aussi
bien de fosse pour un tiers à
la moitié de la saison de l'Opéra d'Amsterdam, que symphonique, il occupe aussi le rôle
de phalange de radio, qui
explore des répertoires exigeants instrumentalement mais
plus confidentiels : car l'Orchestre Philharmonique de la Radio est en
réalité l'orchestre de Hilversum, et la Radio Kamer Philharmonie (qui
n'est ni le Philharmonique des Pays-Bas ici présent, ni le
Philharmonique de la Radio qui se trouve donc à Hilversum, ni la
Chambre des Pays-Bas…), active de 2005 à 2013 (la formidable vidéo de La Chute de la
Maison Usher de Debussy complétée et achevée par Orledge,
c'était elle !), a été
fusionnée avec l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas.
Oui, je vous laisse une seconde terminer votre aspirine et je reviens.
Le son du Philharmonique des Pays-Bas, peut-être en raison de son
histoire de fusions successives jamais décidées sur le plan artistique,
n'est pas très typé, mais son niveau individuel et collectif le
place parmi les formations les plus aguerries d'Europe. Il se
caractérise plutôt par une forme de
douceur, de refus des couleurs vives (sans être jamais gris),
sans doute liée à ce tropisme commun chez ses directeurs musicaux
successifs – Haenchen gomme toujours les angles tout en exaltant le
chambrisme, Kreizberg est un lyrique exceptionnel qui privilégie les
cordes, M. Albrecht n'est pas forcément un despote du beau son…
Pas mon chouchou, mais une belle valeur sûre.
La somptueuse salle Hertz de 550 places pour la musique
de chambre dans le nouveau complexe d'Utrecht,
TivoliVredenburg. Un peu grande
pour une salle de si petite jauge, et peu commode pour la musique
vocale, mais assurément très jolie.
Il existe bien sûr d'autres
orchestres à Amsterdam, comme celui qui assure les ballets à
l'Opéra, mais je vais vous laisser digérer ces bizarreries-là avant de
vous exposer que le Symphonique des Pays-Bas ou l'Orchestre
Philharmonique de la Radio sont situés dans des villes moyennes,
parfois assez distantes du centre…
Prochain épisode, donc : une sélection d'orchestres à suivre dans tous
les Pays-Bas. [Et, là, il y a de ces beautés discographiques !]
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Après une nouvelle écoute en salle – et l'impression d'y entendre les Meistersinger de Verdi –, l'envie
de mettre en valeur quelques jolis détails, à coups d'extraits
amoureusement découpés.
Économie globale
D'abord, sur le plan général, quelque chose de particulièrement
jubilatoire : tout fuse de partout en
permanence,
le débit du texte, les mouvements scéniques, les idées mélodiques (très
brèves), les effets d'orchestration exotiques (comique immédiat façon mickeymousing
ou alliages inouïs), les transitions harmoniques très brusques (chaque
court segment se clôt en général sur une relance ou une modulation
plutôt que sur une résolution franche), et il y a simultanément
tellement à écouter dans la musique même : la circulation des motifs,
les citations, ou simplement les beaux détails orchestraux.
Tout le monde babille précipitamment, court sur scène, tandis que
l'orchestre lui-même crépite de trouvailles assez indépendantes
musicalement, et tout en nourrissant le sens des actions et des mots.
C'est ce que Wagner aurait pu faire s'il avait eu le génie du comique.
Rythmes
La virtuosité des ensembles y
est bien connue : tous les finals (la folie du II, la fugue du III),
mais pas seulement. Le double ensemble
du second tableau du premier acte – où les femmes sont présentées pour
la première fois au spectateur et s'aperçoivent de la supercherie de la
double lettre – présente la particularité de superposer (chose fréquente à
l'orchestre, beaucoup moins dans des parties chantées, surtout dans le
cadre d'une action scénique) des carrures binaires et ternaires.
[[]]
Version Giulini / Los Ángeles (DGG 1984). L'une des grandes
références disponibles dans une discographie qui n'en manque pas –
Giulini 55, Bernstein, Abbado, Haitink-Vick…
Les hommes patauds chantent dans la rigidité d'un 2/2 (2 temps de 4
croches) tandis que les femmes madrées s'éploient en 6/8 (2 temps de 3
croches) : entre les appuis des temps, les attaques sont décalées entre
les groupes, figurant l'imperméabilité des deux mondes (que suggère le
livret : Alice ne communique guère avec Ford que dans l'affront jaloux
du II et la révélation de son identité au III), en même temps que leurs
identités propres (hommes ouvertement limités, femmes souplement
rusées).
Et, d'une manière générale, une écriture fragmentée beaucoup plus
riche, avec des valeurs beaucoup plus disparates (là aussi, plus
wagnériennes…) que dans l'opéra italien habituel, même celui de Verdi –
déjà considérablement plus avancé que ses contemporains.
Écriture harmonique
Les transitions harmoniques
sont aussi beaucoup plus surprenantes que pour le Verdi habituel :
beaucoup des sections courtes, à l'intérieur de chaque scène,
débouchent sur une modulation brutale vers la suivante, loin des formes
closes habituelles avec résolution bien affirmées.
Les couleurs orchestrales et
harmoniques m'ont même évoqué, par endroit dans le premier
tableau… les symphonies de Nielsen.
Écriture orchestrale
En matière d'orchestration, il
y aurait aussi beaucoup à dire. Le programme de salle citait
judicieusement ce moment où Falstaff, mentionnant son – hypothétique –
amaigrissement, est accompagné par un unisson à quatre octaves de
distance entre piccolo et violoncelles.
[[]]
Mais on peut aussi mentionner la doublure cordes-flûtes (préludant à la
Reine de Fées en III,2) qui crée un effet assez archaïsant (timbre de
flûte à bec, sur une musique évoquant déjà le passé) – je ne trouve pas
qu'on le perçoive bien au disque.
Ou encore l'accompagnement du récit de la légende du Chasseur Noir par
Alice, accompagnée de quatre cors uniquement :
[[]]
Les timbres américains très colorés des cors de Los Ángeles donnent
l'illusion de la présence de flûtes ou de bassons, mais non, quatre
cors seulement.
Toute l'œuvre déborde de ce type d'explorations, un véritable
laboratoire qui marque une rupture avec à peu près tout ce qui a pu
être composé avant – voire après… beaucoup de ces essais n'ont jamais
été reproduits, du moins dans les œuvres du répertoire. On perçoit très
bien l'influence de Falstaff
dans les œuvres comiques italiennes ultérieures (Gianni Schicchi…), mais rien qui
corresponde à l'orchestration précise inventée ici. Hapax en réalité.
Motifs récurrents
Sans être aussi structurante que chez les Germains, c'est aussi la
valse des motifs. Quand Alice flatte Falstaff, on entend le même
caractère orchestral que lorsque Ford déguisé fait de même (« Voi siete
un uom di guerra / Voi siete un uom di mondo »).
Le sommet se trouve dans l'air de Ford qui tisse des références au delà
même de Falstaff.
[[]]
Leo Nucci dans la version Giulini / Los Ángeles 1984.
Ford tempête son désespoir, persuadé que sa femme Alice le trompe avec
l'épicurien damné qu'est
Falstaff.
Verdi y écrit un air très disparate (et fulgurant), mélange de
récitatifs et d'envolées, sans thème récurrent, sans forme générale,
suivant les idées de Ford comme une scène wagnérienne – le modèle
formel serait plus les Adieux de Wotan que l'air de Philippe II : il y
a bien des motifs qui y reviennent, mais de façon asymétrique, et
souvent des références hors
de l'air lui-même, voire hors de l'opéra.
--
D'abord, le ton général parodie ses
propres tournures dramatiques. Ici, ce pourrait être un
emportement de Gabriele Adorno (le ténor jaloux de Simone Boccanegra)
ou d'Otello :
[[]]
Ou bien ces timbales soudaines à nu,
qu'il utilise en particulier lorsque Posa
s'oppose à Philippe II (« la pace è dei sepolcri ! ») ou lorsque Renato
prête serment à Riccardo dans
le Bal masqué (« Lo giuro ; e
sarà. »)
[[]]
Mais il fait plus fort en se citant
lui-même, ou du moins en évoquant avec malice ses propres
chefs-d'œuvre :
[[]]
Ford dit en substance « le piège est tendu… tu es joué ! ».
Cet accompagnement de cor n'est certes pas particulièrement spécifique,
mais assez identique à celui qui accompagne Philippe II… au moment où
il explique ses nuits sans sommeil à cause de la peur d'être cocufié,
et la crainte de trames contre lui. Pas une coïncidence à mon avis.
[[]]
Ruggero Raimondi, Opéra de Vienne, Karajan (publié chez Orfeo).
--
Il tisse aussi un grand nombre de liens
avec le reste de l'opéra :
[[]]
La dernière phrase de l'air reprend
ainsi la ligne mélodique exacte d'Alice à la fin de l'acte I,
lorsque celle-ci relit sarcastiquement la dernière ligne de la double
lettre de Falstaff : « Il viso mio su lui risplenderà » / « Mon
[ton] visage sur lui [moi] resplendira ».
[[]]
Évidemment, Alice le fait en se moquant du lyrisme du chevalier capable
dans le même temps des pires indélicatesses, et en préparant sa
vengeance. Mais la reprise du même thème montre que Ford prend tous les préparatifs de
sa femme au premier degré,
comme autant de preuves de son infortune.
--
Cet air advient juste après l'entretien entre Falstaff et Ford
(déguisé), venu lui demander de séduire Alice pour estimer ses
intentions réelles. Falstaff se vante alors de sa réussite certaine : « te le cornifico, netto, netto » /
« je te le cornifie tout net ».
[[]]
Tout le texte de l'air se consacre à l'obsession des cornes « Le corna
! Le corna ! » et tout l'imaginaire qui l'accompagne… et la
musique fait de même.
[[]]
Vous l'entendez, aux cordes
? Ford dit justement, sans le nommer : « Ce vilain mot se
retourne dans mon cœur ! » (« Quelle bruta parole in cor mi torna ! »).
Et le motif circule, sans
arrêt. Ici en sous-main aux bassons,
puis aux clarinettes, puis aux violons :
[[]]
Verdi a même la malice d'en faire des
marches harmoniques – c'est-à-dire qu'il reprend le motif et lui
fait monter la gamme, comme en escalier, le modifie, le change de mode
ou de tonalité… bref, de la matière première musicale, comme un
véritable leitmotiv wagnérien
!
[[]]
--
Mais le plus délicieux, je crois, c'est qu'au moment même où Ford
décrit la certitude de son infortune – « l'heure est fixée… la trahison
tramée » (Alice a déjà donné un rendez-vous au séducteur) –, et alors
que sont cités les cors de Philippe II… Verdi juxtapose le motif
dérisoire « dalle due alle tre » / « de deux à trois »
(l'heure
d'absence quotidienne de Ford) !
Voici la scène où Mrs. Quickly donne cette information à Falstaff (un
piège, en réalité), ensuite répétée en plusieurs endroits sur la même
musique, en bon comique de répétition :
[[]]
Réécoutez à présent le passage des cors mélancoliques qui sont supposés
évoquer le grand genre :
[[]]
Pas mal, n'est-ce pas ? Verdi fait baigner Philippe II dans une
sauce à la farce.
--
Et pour parachever son air, le seul
véritable retour thématique interne
se trouve dans le postlude, qui cite la première envolée du : « E poi
diranno che un marito geloso è un insensato » / « Et après ça on dira
qu'un mari jaloux est un fada ».
[[]]
Après la citation de la citation
parodique d'Alice (vous suivez ? vous venez de le lire,
c'est juste au-dessus), l'air se finit sur une fanfare exaltée qui
assène cette évidence de la légitimité jalouse :
[[]]
Vous notez au passage que l'air est enchaîné à la suite, vraiment du
flux continu à la wagnérienne (ou alla
pucciniana, certes).
Parodies
Ce ne sont au demeurant pas les seuls clins d'œil, vous en trouverez
partout. Certains peuvent être discutés, intuition personnelle ou
volonté délibérée : la description de Meg comme une créature céleste
(avec des battements de cordes qui évoquent le final de Faust de Gounod
« Anges purs, anges radieux »), l'annonce de l'arrivée de Meg lors du
duo d'amour raté en forêt avec les mêmes mots (« Nella selva densa »)
que le célèbre duo d'amour d'Otello (« Nella
notte densa »). Je ne peux rien affirmer, mais une fois que l'esprit a
été affûté par quantité de détail, on les remarques.
Celle qui est évidemment volontaire, c'est la parodie de Don Giovanni –
il n'est pas le premier, voyez Marschner à la fin de l'acte I de son Vampire.
♦ Cerné par des puissances de l'autre
monde, Falstaff ne se fait, lui, pas prier, et accorde immédiatement son repentir
(mais la forme de l'injonction rappelle tellement la strette récitative
avant la disparition finale du Commandeur !).
♦ Puis, là aussi à rebours de l'original, Falstaff part mangeravec les autres. Dans le livret de
Da Ponte, ce sont Zerlina et Masetto qui s'en vont dîner ensemble, et
Leporello qui part chercher un nouveau maître à l'auberge – sans le
libertin châtié bien évidemment.
Mais le plus drôle de tout, c'est le mini-chœur
de ses compères
Bardolfo et Pistola, pendant que Falstaff vante sa bedaine (« Ceci est
mon royaume – je l'étendrai ! ») : « Immenso Falstaff ! ».
[[]]
Or, cet extrait ressemble beaucoup à un endroit très marquant du
catalogue verdien, le grand chœur a
cappella (14 lignes vocales distinctes !) qui précède la fin de Nabucco : « Immenso Jeovha ! ».
Oui, il a osé.
[[]]
Evgeny Nesterenko, avec Lucia Popp, Lucia Valentini-Terrani,
Plácido Domingo, Piero Cappuccilli… dirigés par Giuseppe Sinopoli
(studio DGG).
Surtout, en plus du drame sans cesse virevoltant, l'oreille est sans
cesse sollicitée, à la fois par les belles mélodies vocales et par tous
ces événements, ces accompagnements pittoresques, ces citations et
clins d'œil à l'orchestre. Roboratif à écouter et aussi assez
jubilatoire pour la cervelle, voilà un opéra qui s'écoute de toutes les
façons qu'on veut, et qui perd beaucoup au disque – beaucoup de détails
sont difficiles à saisir, on est obligé de faire des choix de prise de
son, et les alliages fonctionnent moins bien que dans une salle.
Osez l'expérience, ce n'est pas comme si ce n'était jamais donné
! (pour une fois)
J'espère vous avoir fait repérer quelques pépites, et surtout incité à
aller fureter par vous-même dans ce fort joli massif…
Légende : pour
plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte
couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas
plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne
disposons pas d'enregistrements) en vert.
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1.
Voix ouvertes, sans couverture
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Ces questions ont été traitées dans la première
notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales «
pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés
lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour
faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques
précisions.
En avant pour les multiples
enjeux de la couverture à l'Opéra !
(et du déshabillé,
semble-t-il)
2.2.2. Degré de
couverture : couleur de la couverture
Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très
fortement entre les voix et surtout entre les techniques.
2.2.2.1.
Claire
[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne
Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.
Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioniétonne
par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on
sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de
l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine
audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement
n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un
peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques
sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié »
(le [é] est articulé
au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et
trompettant, j'avais même publiquement douté
qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le
phénomène de près.
2.2.2.2.
Mixée
Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire
immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de
la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais
cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo,
prince de l'émission mixte, en fait grand usage.
[[]]
Puccini, La Bohème en
français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit
public.
Que cette main est froide,
laissez-moi la réchauffer ; Il fait trop sombre,
pourquoi
chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que
la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…
Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on
les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur
articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de
« réchauffer
» et le [è] de « ruisselle
» semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de
l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus
ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres
choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi
»
est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français
(il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement
ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la
posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et
jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles
individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de
chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ouNilsson…), mais elles ne sont
pas fabriquées à partir de
leur endroit habituel, plutôt déplacées
vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue
pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).
C'est une observation contre-intuitive, parce
qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des
voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en
réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir
et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.
École
américaine ?
[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles,
John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les
retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du
français de John
Aler (en Nadir dans les Pêcheurs
de Perles).
Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò.
Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque
[ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et
qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de
la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa
en Nemorino (L'Elisir d'amore).
La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour
d'autres
formats plus larges et inattendus (où il
s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage
de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le
résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais
une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une
belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.
Voix
dramatiques ?
[[]]
Verdi, La Forza del destino,
acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne
fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la
justesse discutable de l'excellente soprane.
Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un
amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse
dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui
accompagne toujours les aigus ? C'est l'effet
de la voix mixte – Carlo Bergonzi
détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant
la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en
retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).
Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.
Al chiostro, all'eremo, ai santi altari L'oblio, la pace [or]
chiegga il guerrier.
Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant
moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître,
l'ermitage, les saints autels. »
« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga
» [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une
voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont
émises du même endroit.
Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et
c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus
nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection,
en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus
franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait
mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez
néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses
[i] très francs et libres.]
Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la
réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa
carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on
sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait
avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés,
correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera
jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son
dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus
ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient
un ton trop bas…).
C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins
engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde
paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle
que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît
jamais en danger vocalement.
Techniques
baroques ?
[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui,
j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.
Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes
dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe,
Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que
ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui
popularise de Requiem
de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en
juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR
de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant,
ça arrive même fréquemment !
Vous l'entendez ici : « et [= eué]
si je succômbe », « a bien
mérité qu'on l'en prive [= preuïve]
».
Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins
jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans
doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les
chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant
l'extension progressive des tessitures et le caractère public des
représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au
XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait
absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs
lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques
cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient
dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des
exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de
transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs
baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La
plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à
une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc
une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore,
et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter
des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils
auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les
parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une
idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY
et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques
employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les
pays, a fortiori à des
époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui,
entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très
vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour
chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler,
typiquement !
Voix
graves ?
J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le
plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une
étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse
qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage
(l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les
aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la
zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un
peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les
compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites,
et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien
que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les
procédés (il faut soutenir
vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).
Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation
est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres
techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le
phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de
difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)
Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures
lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe
Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).
[[]]
Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes.
Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.
Il duolo della terra nel chiostro ancor ci
segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.
Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.
La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme
toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend
nettement sur les aigus : « la guerra
» et « in ciel » semblent
tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en
parlant, mais quelque chose d'accommodé,
de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans
lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.
2.2.2.3.
Sombre
Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on
trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes.
Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la
nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même
dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf.
§2.2.1 « étendue de la couverture »).
[[]]
Massenet, Werther,
Georges Thill.
Georges Thill
racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène,
ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton
que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor
». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce
moment pour terminer sa carrière.
Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », «
s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le
[eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en
français parlé. Le reste de l'air est assez libre tout de même,
avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité
verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle
sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.
Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », «
fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].
[[]]
Gounod, Roméo et Juliette,
Plácido Domingo.
Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo
avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de
même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et
surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se
protéger des voyelles trop ouvertes).
Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les
différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre
effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.
[[]]
Verdi, Otello,
Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.
Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine
qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais
beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix
très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé,
qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et
l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus
parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très
haut placée pour un ténor dramatique !
Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine
quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur
le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar
» [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande
intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter
au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la
mâchoire s'ouvre très, très largement) : « del ciel è gloria » [dal ciel ô
glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien
qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus
finaux, simplement la conservation du même placement général.
[[]]
Wagner, Die Walküre,
fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio
Luisi.
Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur
d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann
dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à
un débat-amusette dépourvu de sens
sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il
chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est
ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est
loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en
ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement
dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)
Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de
Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la
voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient
notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre
toujours ses médiums et ses graves.
Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien
(aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe
l'extrait :
[[]]
« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée,
on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.
[[]]
[[]]
Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et «
siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on
entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).
Plus net encore pour « ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de
la poignée de l'épée) :
[[]]
Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est
accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et
éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite
de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles
difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu
d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et
Brünnhilde).
[[]]
[[]]
Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une
caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte
des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas
de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en
italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont
nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les
détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les
prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse
technique si vous y prêtez garde.
Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui
monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une
voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y
a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère,
a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de
difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.
Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le
même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son
placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout
changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.
Finissons avec des barytons. Renato Bruson,
qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout
paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu
d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une
technique initiale assez stupéfiante.
Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.
On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent,
s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons
sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato
infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et
les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même
source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.
[[]]
À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei
privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les
voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est
plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.
L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations
intermédiaires, comme ici Juan Pons
dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses
réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux
extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande
unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement
individualisées :
[[]]
Verdi, Il Trovatore,
entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova,
Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus
électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv,
je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).
Couvrez, c'est bon
pour la santé.
Quelques
précisions
Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à
l'italien.
Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend
mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français)
ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore
que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment
réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre
que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres
(c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont
familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de
route.
Et puis, si j'ai quelques notions
superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…
De même, vous aurez peut-être ressenti avec
frustration le peu de Wagner,
alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela
tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à
moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas
d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne
continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées
par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de
chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas
des biais techniques déjà considérables.
Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas,
qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on
pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour
la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
Verdi et Gounod me paraissent quand même très
indiqués pour l'exercice.
La couverture
existe aussi dans la langue parlée.
En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire
d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons
athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ».
Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son
son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de
fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux
sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.
Plus tard
Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la
question du degré de couverture, avec
l'aperture plus ou moins grande
des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.
Ensuite, il nous restera à évoquer les
types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait
assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le
Graal : l'aperto-coperto,
très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du
mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer
pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par
en-dessous.
J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette
technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et
de sa délicate application pédagogique.
Pour une prochaine livraison, donc !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
On vous dit baryton, ténor, soprano vous avez une
voix claire, et pourtant vous ne parvenez pas à chanter plus haut
qu'une basse ou qu'un contralto. Là-haut,
il n'y a que des cris ; ou peut-être rien, un étranglement muet, un mur
invisible.
Vous avez longtemps erré, longtemps cherché ;
supplié vos professeurs et payé des sorciers ; vous croyez ne pas avoir
de voix, être maudit pour les péchés de vos arrières-grands-oncles.
Ou, simple glottophile du rang, vous vous demandez par quelle magie on
peut solliciter ces notes surhumaines.
Ne désespérez plus. Cette notule est pour vous.
Cette nouvelle entrée fait partie d'une série qui explore de façon à la
fois théorique et concrète les raisons pour lesquelles les aigus sont
difficilement accessibles : comment ils fonctionnent, pourquoi ils sont
si remarquables chez les grands chanteurs, et comment faire pour les
sortir soi-même.
La couverture vocale devrait comporter facilement trois volets
supplémentaires, que je prépare minutieusement (mais un peu trop de
loin en loin). À cela restent à ajouter pas mal d'autres paramètres, au
fil de prochaines notules, par exemple la part musculaire active et
passive, le mode métallique, les positions de la langue, le mécanisme
II… toutes choses qui viendront, en temps utile.
C'est pourquoi je me figure qu'il serait peut-être rassurant, en guise
d'intermède, de dresser une petite liste d'astuces simples pour essayer
de débloquer vos aigus – ou du moins expliquer comment les autres font.
(Car, en chant, le bon geste ne devient évident qu'une fois qu'on l'a
fait, en réalité.)
Bien sûr, ces conseils sont déjà donnés dans les cours des professeurs
et par les
ouvrages théoriques, mais je trouve qu'ils sont rarement explicités au
sein de
leur système, et c'est ce que j'essaie de faire ici.
Vous pouvez aussi consulter cette notule (un des gros succès de Carnets sur sol par le truchement
de Google) qui contient quelques préalables simples pour éviter de faire
de mauvais choix ou de se blesser. Le présent article lui fait
logiquement suite.
Important :
→ Il est capital, en la matière, de
toujours conserver un recul
critique sur tous les conseils reçus, à commencer par ceux que je vais
formuler (qui se veulent pourtant consensuels, en deçà des écoles de
chant lyrique) – le juge de paix est toujours votre tension physique
(et votre oreille, enregistrez-vous !).
→ Comme déjà précisé en plusieurs endroits, je n'ai pas de légitimité
particulière pour émettre ces conseils : ils sont le fruit de lectures,
d'observations et de pratiques personnelles, que je m'étonne de ne pas
voir plus clairement formulées dans les ouvrages ou les cours de chant
(je ne dis pas tous, évidemment),
et sur lesquelles je me limite à attirer votre attention. Tout cela
mérite d'être essayé, pas
forcément davantage ; pour la pratique sérieuse et féconde du chant, il
faut bien sûr une méthode et un ordre logique, une adaptation à votre
physiologie et à votre psychologie. Prendre des cours, avoir du recul
sur sa pratique… malgré le ton emphatique de mon exorde, qu'il ne faut
pas trop prendre au sérieux, une notule, aussi virtuose qu'elle puisse
être, ne vous fera pas (bon) chanteur. J'espère simplement qu'elle
mettra en évidence des choses, parfois toutes simples, auxquelles vous
n'avez pas prêté attention ; ou vous permettra de mettre un peu d'ordre
dans ces mantras qu'on entend sur la bonne technique vocale. Voyez-le
comme une incitation à la découverte, pas comme une prescription.
A.
Préalables
Quelques fondements nécessaires, sur lesquels un peu de patience est
requise : je n'ai pas vraiment de conseils à formuler là-dessus, à part
de se trouver un bon prof.
Se
préparer au chant
Quasiment toute la notule précédente y est consacrée, je ne m'y
étends pas.
Je souligne simplement le fait (évident) que les nuits courtes et la
déshydratation limitent les performances vocales – et en particulier
les aigus.
Petit conseil : marcher un moment (20 à 30 minutes) avant une séance de
chant peut être une bonne façon de détendre les muscles, de reprendre
contact avec son corps. Ça ne fait pas bien chanter, mais ça permet de
ne pas empêcher de bien chanter.
La
constriction : l'ennemi
Une large part de l'enseignement du chant insiste sur ce point. Si vous
avez des sensations de difficulté, c'est que votre émission n'est pas
libre. Vous n'êtes pas censé ressentir de frottement au niveau des
cordes vocales, ni d'inertie dans les muscles (qui donnent les sons poussés – ceux du goret molesté,
pas ceux de Domingo). La gorge doit être libre, la mâchoire ne doit pas
être crispée.
Évidemment, avec toute la pression sociale de ne pas faire de bruit, ou
la pudeur, ou la conscience de chanter mal, c'est plus facile à dire
qu'à faire. Mais c'est un paramètre important et facile à mesurer : on
le sent immédiatement. Si l'on ne se sent pas libre, c'est qu'on ne
chante pas bien. Tout simplement.
Le souffle
et le soutien
Pour certains professeurs, c'est là l'alpha et l'oméga du chant ; le
paramètre, souvent appelé appoggio
(soutien), est évidemment fondamental.
Si vous ne parvenez pas à monter, c'est peut-être tout simplement que
votre prise de souffle et surtout sa stabilité à l'expiration ne sont
pas en place. Si vous n'avez pas suffisamment d'air fermement émis, si
vous avez déjà tout pris pour les deux notes qui le précèdent, l'aigu
ne pourra pas sortir, ou alors étriqué, poussé, détimbré.
Attention néanmoins, soutenir plus
n'est pas la solution à tous les maux : une bonne émission vocale
requiert peu d'air, et on peut avoir un très joli instrument sans
disposer d'un grand souffle. Simplement, en cas de difficulté, un
afflux d'air et une petite poussée au niveau du diaphragme peuvent
permettre de sortir un aigu (un peu en force, donc, mais relativement
timbré).
La qualité
d'accolement
L'air dans les cordes vocales
n'est pas un problème en soi : il est
utilisé dans plusieurs styles et traditions. En revanche, l'utiliser
pour émettre des sons puissants est dangereux, particulièrement en
configuration lyrique. Les premiers exercices de chant (même si les
professeurs ne le formulent pas toujours) sont en général conçus pour
affermir l'accolement et le rendre bien net.
(Certains chanteurs utilisent même l'obturation nette de façon extrême,
dans le coup de glotte.)
Si vous avez de l'air dans les cordes (cela se sent et s'entend bien en
général), inutile de forcer vers les aigus, vous allez vous blesser.
Réglez d'abord ce paramètre avant de vous intéresser à la suite.
B.
Débloquer l'instrument
Mécanisme II (et résonance) Lorsqu'on début en chant lyrique, on a en général les grandes
envolées épiques dans l'oreille, par les grandes voix qui remplissent
les grosses salles (ou l'inverse). Et on cherche à tout
prix à émettre dès le début de vrais aigus en voix pleine – décrocher
en mécanisme
léger (fausset, falsetto(ne), voix de tête, mécanisme II, tous ces
termes sont sujets à discussion mais désignent généralement le même
enjeu…) est vécu comme une humiliation.
Évidemment, si vous émettez un vrai fausset bien grêle et déconnecté,
c'est très moche (et hors caractère pour les scènes héroïques, en
effet). En revanche, si dans un premier temps vous acceptez le
mécanisme léger dans vos aigus, en l'épaississant progressivement, vous
trouverez à la fois une facilité (moins de souffle requis) et une
couleur beaucoup plus agréables. Même au terme de votre apprentissage,
cette souplesse vous permet d'élargir votre palette expressive. C'est
un travail que même les grands font – Gerald Finley insiste
généralement là-dessus dans ses masterclasses,
en faisant découvrir le pouvoir du mécanisme léger pour assouplir et
illuminer une voix, même si on ne le convoque pas dans la réalisation
finale ! Un véritable life hack,
je vous le garantis.
Ceci s'adresse essentiellement aux hommes (mais pas seulement aux
ténors, bien des basses braillardes, dont l'aigu est mal conçu et assez
poussé, seraient inspirées d'oser la voix mixte), puisque les femmes
ont des contraintes assez différentes – dans les tessitures lyriques,
elles sont déjà en voix de tête et ne peuvent pas mixer, ou plus exactement pas de la même façon !
Antériorité
Autre ennemi traditionnel de l'aigu, l'engorgement. Les débutants (et
beaucoup, beaucoup de chanteurs professionnels très célèbres) mélangent
un peu l'abaissement du larynx, la couleur vocale sombre, la couverture
vocalique, et l'engorgement. En reculant le point de résonance du son
(on peut rendre une voix très sonores en la faisant résonner dans le
pharynx, les Russes font ça à merveille), et même en chantant bien, les
aigus sont immédiatements moins accessibles.
Chanter plus en avant (c'est facile et même requis en français ou en
italien), quitte à tout de bon faire passer les sons bien dans le nez
au
début (certains professeurs utilisent cette méthode de la « nasalité
temporaire »), permet de rendre la voix beaucoup plus facile en haut
comme en bas, beaucoup plus sonore aussi. Reste ensuite à équilibrer le
timbre, surtout qu'aujourd'hui la nasalité est très mal vue – c'est le
son des méchants, des vieillards et d'une manière générale des gens
ridicules, alors que l'engorgement est fréquent chez les gens qui se
sentent importants (si, si, observez discrètement…). Mais pour le
chant, c'est simple, la nasalité peut être moche mais elle est toujours
efficace, l'engorgement donner de la rondeur, mais il ajoute de la
difficulté. La question a fait l'objet d'une notule entière.
Les professeurs parlent souvent, à ce propos, de « chant dans le masque » ou d' « émission haute » (c'est-à-dire en
faisant résonner les os de la face et les cavités nasales).
Langue /
tonicité
Autre obstacle chez les voix débutantes, le manque de tonicité. Souvent
la langue reste inerte, en position de repos (vous trouverez aisément
des schémas en ligne) ; avancer l'arrière de la langue vers l'intérieur
de la bouche permet de libérer le son (qui paraît, autrement, terne,
affaissé, bouché) et,
partant, les aigus. Il y a ensuite plusieurs écoles (langue creusée,
langue en dôme, ou apex vers le haut), je n'entre pas là-dedans – les
langues en dômes sont généralement attachées aux voix plus couvertes,
plus sombrées, de plus haute impédance, mais on peut bien chanter dans
les deux configurations, ce n'est donc pas notre objet ici.
Il n'est pas besoin, à mon sens, d'être trop fasciné par le paramètre
de la langue, qui a un rôle important dans le timbre, moins dans
l'étendue vocale, mais c'est un bon paramètre pour vérifier si la
bouche est tonique ou mollement affaissée.
C. Émettre des
sons (décemment) agréables
La juste intensité
Pour que votre timbre ne soit pas terni, poussé ou gémissant, il
est impératif de proportionner
l'intensité de votre son à la nature de votre voix – la fameuse
histoire de la « voix du rôle », à mon avis à relativiser
fortement, mais si vous êtes en train de lire une notule pour trouver
vos aigus, il est vraisemblable que vous devriez par prudence en tenir
compte !
Surtout, et cela est quantifiable par n'importe qui sans aucune
érudition sur le fait vocal, il faut proportionner
votre intensité sonore à la quantité de souffle que vous
produisez. Si vous avez un souffle / un soutien peu ample, il ne faut
pas chercher à gagner du volume en intensifiant l'appui sur les cordes
vocales, en assombrissant ou couvrant davantage le son – le volume se gagne
lorsque le soutien est plus fort, ou par une meilleur performance des
résonateurs qui amplifient le son. Forcer la source de l'émission (les
cordes vocales, pour faire simple) ne conduit qu'à détimbrer – et donc
à être paradoxalement moins sonore.
Vous serez étonné des jolis sons qu'on peut faire sans beaucoup de
souffle : si votre couleur de timbre est proportionnelle à l'intensité
de votre soutien, vous aurez immédiatement des choses très délicates.
La
focalisation du son / chanter « dans sa voix »
Sensiblement la même question, mais sous un angle un peu différent : il
est utile de trouver votre couleur vocale « de base », d'affiner votre
timbre jusqu'au moment où vous en aurez la base la plus pure (dynamique
sans effort). Il sera peut-être étroit, mais les autres paramètres
permettent ensuite de l'élargir, de l'arrondir.
Autrement dit : si vous chantez dans la couleur (souvent ample et
dramatique) que vous rêvez, vous passerez la plupart du temps à côté de
la qualité réelle de votre timbre. Se limiter au point exact de
rencontre entre l'absence d'effort et la beauté du son est un bon début
pour éviter dès le début de « faire opéra » et de forcer sa voix et
ternir son timbre.
Typiquement : un ténor peut tout à fait chanter des airs de baryton,
avec son timbre propre (donc sans impression de tension dans les aigus,
et sans volume dans les médiums…). En revanche, s'il veut sonner comme
un baryton (ce qui est partiellement faisable, mais pas sans beaucoup
d'expérience !), on ne l'entendra pas davantage et tout le timbre va
s'affaisser (constriction artificielle dans de faux aigus, râclements
inefficaces dans les graves…).
Trouver la plus petite base sonore de sa voix est donc une connaissance
de soi utile pour éviter les erreurs. C'est ce que l'on appelle souvent
« chanter dans sa voix », c'est-à-dire conserver, même hors de votre
répertoire, la disposition vocale qui vous permet d'être libre et
sonore – à ce titre, on peut écouter les enregistrements d'Alain Vanzo
dans les rôles héroïques, qu'il chante exactement avec la même
technique que ses Nadir, et sans être en difficulté pour autant.
Donner de l'espace
D'une manière générale, pour que la voix soit libre de monter (et
sonore), il est nécessaire de lui ménager de l'espace de résonance.
En plus de laisser la gorge ouverte, on peut aussi donner de l'espace
dans les cavités hautes – c'est une perception subjective mais
intéressante, vous pouvez le percevoir en écartant vos narines aussi
haut que possible, sentir l'endroit qui peut vous donner du champ.
Le larynx
Autre lieu où l'on peut gagner de l'espace de résonnance, le larynx.
S'il est trop haut, il contraint la voix – ou alors on obtient un son
grêle pour de l'opéra, le fameux belting
des chanteurs de musical et
de pop, qui sonne
remarquablement dans les répertoires traditionnels ou amplifiés (et qui
pourrait donc par exemple être pertinent dans du lied) mais qui est
vite perdu dans les grands espaces ou submergé par les instruments
acoustiques.
Autre risque, s'il remonte de façon inopinée, on obtient le fameux
couac. (Or, le réflexe de la plupart des gens est de remonter le larynx
en montant dans les aigus.)
C'est (l'une des !) raisons pour lesquelles les chanteurs lyriques
abaissent tant leur mâchoire – nous n'avons pas de récepteurs tactiles
permettant de sentir directement la place du larynx, c'est l'une des
façons les plus évidentes d'être sûr de le maintenir en position
intermédiaire ou basse.
Il existe une notule entière consacrée au sujet, avec exemples.
Your Ladyship.
D.
Le son lyrique
À présent que les prérequis / astuces pour monter ont été évoqués, on
peut ajouter deux paramètres (parmi d'autres) qui vous rapprocheront du
« son d'opéra ».
Formant /
métal
Si vous visez à vous produire avec orchestre et/ou dans de vastes
espaces, vous aurez besoin d'une voix dynamique. Les églises sont un
cas particulier, leur réverbération traite très favorablement les voix
légères et pures. Pour les acoustiques plus sèches (sans même parler du
plein air, absolument redoutable), vous aurez besoin de ces harmoniques particulièrement
denses, dans la zone où l'oreille humaine est la plus sensible, et qui
vous serviront à être entendu malgré la distance ou les harmoniques
(différentes) d'un orchestre – du moins d'un orchestre moderne, le
spectre sonore des instruments anciens étant moins compact, plus aéré,
les modes de jeu aussi.
Ce réseau d'harmoniques est parfois appelé « formant du chanteur » (singing formant), et c'est lui qui
donne l'aspect lourd et compact des voix d'opéra. Pas spécialement
utile pour du baroque ou du lied, très opportun si on veut de
véritables aigus wagnéro-verdiens glorieux.
On peut le trouver en cherchant ses résonances par l'exercice du moïto : émission
d'un son unique (issu du [ng] de « sing
»), bouche ouverte ou fermée, qui suscite des harmoniques très
dynamiques et permet de travailler sur un timbre vocalique à la fois
unifié et épanoui. Ou bien en écoutant les Texans parler avec leur twang caractéristique – les
Américains, même l'homme de la rue, peuvent avoir des voix très en
arrière mais très sonores, parce que leur articulation se situe,
justement, à cet endroit.
Les acteurs parlent aussi du point
de démultiplication, qui me semble recouvrir des
caractéristiques comparables et se situer peu ou prou au même endroit –
jointure du palais et de l'arrière de la langue soulevé, avec la luette
qui sert d'anche.
Couverture
vocale
Enfin, déjà partiellement expliquée dans ces pages, la couverture permet de protéger la
voix : les voyelles étroites ([i], [é]) sont élargies, les voyelles
ouvertes ([a], [è]) sont fermées. Contre-intuitive, elle apporte un
joli lot d'avantages : la couverture homogénéise le timbre sur toute la
tessiture, facilite les transitions entre zones de la voix et voyelles,
favorise le legato, procure
une certaine patine et diminue surtout les riques de blessure sur la
partie haute. Dans son état le plus abouti (l'aperto-coperto), elle est peu
audible et ne concerne que l'attaque (arrondie) des sons, tandis que la
couleur des voyelles reste (en apparence) identique.
C'est elle qui, avec le larynx bas, procure la couleur « sombrée » qui
caractérise le chant d'opéra. Mais elle permet aussi de rendre les
aigus plus doux à l'oreille… et aux cordes vocales.
Je la place en dernier, bien qu'elle soit indispensable pour chanter
des aigus larges en voix pleine (mais en êtes-vous là, si vous avez
ouvert cette notule ?), parce que la couverture trop précoce tend à
boucher les voix et abîmer les dictions. La couverture est à voir comme
un raffinement plutôt qu'un prérequis à l'émission vocale, disons.
E.
En pratique
Le plus difficile est que tout cela, que nous
appliquons inconsciemment pour parler, est à réaliser simultanément,
sans possibilité de retour immédiat – nous percevons notre voix
principalement par l'intérieur
des os du crâne, donc pas notre timbre ni notre volume réels, et les
organes mis en jeu par la phonation ne disposent pas tous de récepteurs
tactiles qui permettent de les contrôler autrement que par des gestes
annexes.
C'est pour cela qu'on peut ouvrir grand la bouche ou
soulever la langue sans obtenir l'effet voulu, parce que ce ne sont que
des expédients censés servir de repères, mais pas le geste lui-même !
Tout est donc une question de pratique patiente des paramètres un à un…
et ensuite d'équilibre entre eux. Si vous découvrez la couverture au
début d'une séance, votre voix sera bouchée à la fin de la séance,
parce que vous aurez négligé l'antériorité de l'émission / la finesse
d'accolement / la proportionnalité du timbre au souffle, etc.
Il faut donc à chaque instant déminer les nouveaux
défauts qu'apporte votre nouvelle trouvaille, et c'est pourquoi les
professeurs qui ont une obsession ou une martingale (soutenir plus, modifier les
voyelles, faire joujou avec sa langue, émission haute…) ne mènent pas
davantage à la perfection que les autres – pas plus que ne manger que
de l'ananas ou de la soupe de soja ne vous permettra de rentrer dans
votre maillot en deux semaines. [J'en ai même vu qui
étaient obsédés par la libération du périnée ! – certes très utile pour
des contre-ut )
En conséquence, votre voix sera définie par
l'harmonie entre tous ces paramètres, par l'équilibre et la coexistence
de toutes ces injonctions
contradictoires – ce que vous donnerez au timbre qui vous fera
perdre en volume, ce que vous donnerez à la couverture qui vous fera
perdre en intelligibilité, ce que vous donnerez à la variété des
voyelles qui vous fera perdre en facilité, etc.
Un astuce peut vous permettre d'améliorer une
difficulté, mais fera surgir d'autres contraintes – il faudra plus de
souffle, ou accentuer l'articulation des consonnes, ou encore accepter
une nouvelle sensation désagréable… Il existe même des cas documentés
de migraines chez les ténors qui travaillent leurs suraigus, tant ce
peut faire résonner le haut du crâne ! (chez les voisins aussi,
à ce qu'on raconte… l'art, c'est le Partage !)
Néanmoins, tout ce parcours vous donne un pouvoir
incroyable, celui de choisir,
à défaut de votre voix (votre centre de gravité restera sensiblement le
même), votre timbre !
Peut-être pas celui d'être un soprano léger ou dramatique, mais plutôt
clair ou plutôt sombre, plutôt en rayonnement ou plutôt en patine,
plutôt diseur ou plutôt fondu… ces choses-là peuvent se choisir. Ne laissez pas l'habitude
ou les autres décider pour vous. Parlez-en avec votre praticien près de
chez vous.
J'offre une bande inédite à choisir dans mon catalogue à ceux qui identifieront les six chanteurs distingués ou leurs rôles respectifs.
En plus de ne pas constituer le moins du monde un oracle, ce parcours
est bien sûr loin d'être exhaustif. Il existe d'autres paramètres, et
pour chacun, il faudrait proposer son lot d'exercices et les faire
pratiquer. Je me suis contenté de les nommer (et d'essayer de les
expliciter). Même l'illustration est difficile – sur les voix bien
faites, tout est en place, et sur les autres, plusieurs paramètres à la
fois sont problématiques…
Il y aura des notules sur tel ou tel aspect précis. Il en existe déjà
plusieurs, extraits sonores à l'appui, que vous pouvez retrouver dans
notre section consacrée à la glottologie.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Mal-aimé d'entre les mal-aimés, le triangle est
devenu le parangon de l'instrument inutile, dérisoire, ridicule.
Contrairement à tous ces arpèges absolument inutiles qui ravissent les
amateurs de piano (j'ai testé pour vous, vous jouez n'importe quelle
platitude en mode arpégé, tout le monde vous prend pour un virtuose,
alors qu'improviser un enchaînement harmonique subtil n'impressionne
personne), à ces fusées qu'on attend des violonistes, le triangle
n'attire aucune compassion pour le boulot fourni : tout le monde peut faire ça.
Presque du mépris.
Ou pis : il a fait toutes ces études pour cogner
deux bouts de métal deux fois en quarante minutes, le pauvre. De la
pitié pleine et entière. Car tout le
monde peut faire ça.
Tout le monde ? Pas si
sûr.
♣ Il y a d'abord le matériel.
♣♣ Le triangle (de la
famille du sistre, semble-t-il) apparaît dans l'orchestre symphonique
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme instrument pittoresque emprunté aux fanfares de janissaires ottomans.
C'est pourquoi on le trouve notamment dans les turqueries : Ouverture
de L'Enlèvement au Sérail de
Mozart, marche du ténor au début des réjouissances vocales de la Neuvième Symphonie de Beethoven,
ou bien dans Les Ruines d'Athènes (marche
de janissaires, précisément…).
♣♣ Il ne produit pas de son fixe, et est considéré comme
un instrument à hauteur indéterminée,
mais en réalité, sur les triangles de
haute qualité, il est possible, selon le point de frappe et son
intensité, d'adapter sa tonalité
à celle de l'orchestre. Vous mesurez que le niveau de maîtrise excède
alors l'achat de bouts d'acier ou d'aluminum tordus en supermarché – ne
serait-ce que pour la qualité du matériel requis, pouvant s'entendre à
travers l'orchestre avec la couleur adéquate.
♣ Autant l'actionner seul ne requiert pas beaucoup
d'adresse, autant pour le jouer en orchestre, le niveau musical
requis est très loin
d'être nul, ne serait-ce que pour opérer
son entrée au bon moment – d'autant que le triangle ne joue
qu'occasionnellement et soutient en général des accords
particulièrement saillants, à la fois importants
et exposés.
♣♣ De surcroît,
contrairement à beaucoup d'autres instruments jugés secondaires ou
discrets, il est immédiatement audibleet repéré par tous – et bien
connu comme il l'est, attire immédiatement tous les regards. Cet
entretien souligne bien le problème : ce n'est pas tant la maîtrise
technique de l'instrument que les
qualités solfégiques indispensables qui le rendent impropre à
être utilisé par les novices, comme le souligne ce percussionniste du
Symphonique de l'Utah dans cet entretien. Car il n'existe pas de littérature
pour triangle solo, il faut
nécessairement s'associer à un ensemble (et, bien sûr, toujours maîtriser d'autres percussions pour
être embauché) : pouvoir le faire sonner n'est donc absolument pas
suffisant.
♣♣ J'ajoute un autre paramètre plus subtil qui n'est pas
mentionné dans ce court entretien : la propagation du son est
différente selon les instruments (le grave est plus lent et plus
diffus, ce qui conduit les contrebassistes à légèrement anticiper sur
le temps, par exemple), et le côté aigrelet du triangle le rend très précisément localisé dans le temps et
dans l'espace, si bien que tout minuscule décalage est
immédiatement audible, même pour des mélomanes peu aguerris qui ne
remarqueraient pas un faux-pas à la seconde clarinette, voire aux
violons.
♣ Enfin, et cela peut faire sourire, l'endurance
n'est pas rien. Car en plus du jeu simple, il existe le « trémolo » / «
roulement » qui fait rebondir la tige rapidement contre deux côtés du
triangle… Idéalement, le nombre d'impacts doit être calculé comme pour
les autres instruments, mais surtout, il faut tenir cette position précise avec une
régularité de va-et-vient et d'intensité pendant un temps qui peut être, en certaines
circonstances, particulièrement étendu…
♣♣ Ainsi, dans la Symphonie en mi de Hans Rott (dubitatif,
séduit,
enchanté),
le final utilise très largement le battement furieux du triangle, et
notamment sans discontinuer pendant
les dix dernières minutes. Ce n'est pas un rôle si futile, il procure
beaucoup de brillant et de tension à une orchestration
autrement assez brahmsienne, plus ronde et confortable malgré des
enchaînements harmoniques wagnériens et quelques tentations
brucknériennes.
♣♣ La partition indique son usage ad libitum, c'est-à-dire que toutes
les versions discographiques ne l'utilisent pas, mais les deux
meilleures, Rückwardt-Mainz et P.Järvi-Francfort, l'incluent. On
l'entend particulièrement bien chez la première (c'est une dame), et
voici le
second intégralement, gratuitement et légalement disponible sur
Deezer. Les variations finales commencent à partir de 8', et le
triangle finit par ne plus s'interrompre.
Inutile de préciser qu'il faut alors une endurance et une sûreté
musculaires particulières, fût-ce sur un objet aussi petit et simple
d'usage. Au moins aussi physique que l'on vous demandait d'actionner à
intervalle identique le cliquet de votre bouilloire pendant une
demi-journée. Et, oui, puisque vous le demandez, c'est un geste
contraint qui contribue à l'art.
J'espère que vous ne rirez plus jamais de cette honorable profession,
ainsi que j'ai tenté (infructueusement) de l'accomplir dans cette très
sérieuse notule.
(L'air de rien, l'article similaire sur la contrebasse prend
beaucoup, beaucoup plus de temps à préparer.)
Manière de compléter, une notule au sérieux de pape dépressif sur la difficulté comparative des instruments – celle qui
m'a valu le plus d'insultes, de très loin. Derrière la facétie, la
réalité de ce que, comme pour le triangle, la difficulté ne tient pas
seulement à la réalisation des sons, mais aussi à la nature du
répertoire et aux diverses contraintes associées.
Un peu plus méthodiques (même si on pourrait encore les préciser
quasiment à l'infini), les notules autour des familles du luth (à mettre à jour, d'ailleurs, avec de
belles images et précisions de première main sur chitarrone et
colachon…) et du clavecin.
À bientôt pour de nouvelles aventures !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
La Quatrième
Symphonie de
Beethoven est l'une des moins fêtées – et autant j'ai toujours
considéré les 1,2 et 8 comme majeures, malgré la résistance de
l'opinion majoritaire, autant je m'abusais moi aussi sur l'intérêt de
celle-ci, tout en ruptures, plus systématique, hors son mouvement lent
extraordinaire (assez différent d'ailleurs de ceux de ses autres
symphonies)…
Pourtant, en la réentendant récemment, non seulement je figure au rang
des nouveaux convertis (toutes
les symphonies de Beethoven sont donc géniales au dernier degré,
l'audace de CSS ne connaît plus de bornes ces temps-ci)
je me suis dit qu'il serait plaisant de la prendre pour support d'une
petite exposition de quelques-unes des raisons pour lesquelles
Beethoven fascine tant. Sur le modèle de ce j'avais proposé pour Mozart (émotion), Bellini (harmonie), Donizetti (orchestration), Verdi (accompagnements) ou Debussy (prosodie), une petite balade dans quelques raisons concrètes qui font
que nous sommes immédiatement séduits
par Beethoven.
B. Le
rôle du basson
Je prends pour cette symphonie le truchement du basson, qui y connaît une fortune
particulièrement rare dans le répertoire symphonique.
Le basson est à l'origine un instrument de renforcement de la basse, dès avant
l'invention de la basse continue,
à l'instrumentation variable et à la large part improvisée aux claviers
et cordes grattées. Renforcement des basses d'un chœur dès la fin de la
Renaissance (en particulier dans la tradition ibérique, témoin le
fameux Requiem de Tomás Luis
de Victoria), et tout simplement élargissement de l'assise d'un
orchestre un peu vaste en doublant la viole de gambe, puis le ou les
violoncelles, à l'époque baroque.
Rameau est réputé être l'un des
premiers à avoir individivualisé la ligne des bassons. En réalité,
c'est déjà le cas dans la scène infernale centrale [son]
de la Médée de Charpentier (1693), dans des solos
pour plusieurs airs d'opéras de Haendel
(« Venti, turbini » dans Rinaldo
[son]
ou « Scherza, infida » dans Ariodante
[son], pas exactement des airs occultes), bien sûr
dans les concertos qui lui sont dédiés chez Vivaldi… et possiblement dans
d'autres œuvres antérieures moins célèbres.
Chez les Français, il conserve en général un caractère funèbre (les
Enfers chez Charpentier ou Rameau – Hippolyte
–, la déploration dans « Tristes apprêts » de Castoret Pollux, peut-être dans «
Scherza, infida »), mais il acquiert aussi ce caractère italien plus
virtuose (premier air d'Abramane dans Zoroastre
[son]).
Effectivement, à partir de Rameau, son autonomie devient de plus au
plus automatique (au lieu d'être exceptionnelle, comme dans les autres
exemples cités) dans les nomenclatures orchestrales. Néanmoins, au
moment où Beethoven écrit la Quatrième
Symphonie (1806), son rôle est rarement déterminant, étant en
général employé comme contrechant discret ou basse dans la partie des
vents.
Beethoven a toujours pris grand
soin de mettre en valeur tous les pupitres, de leur donner un rôle
décisif dans l'économie de l'œuvre (pas simplement confier le
remplissage de la trame musicale à telle ou telle couleur orchestrale)…
et en particulier les bois. Mais aucune ne met autant en valeur le
basson que la Quatrième, de
façon assez généralisée et plutôt étonnante.
C. Un
parcours
Pour plus de simplicité, je propose d'abord une découverte chronologique des
interventions remarquables de basson, dont j'ordonnerai plus loin les
différentes tendances. Peut-être souhaiterez-vous, avant d'entrer dans
le détail, ou après l'avoir fait, réentendre
l'œuvre, dont voici une
(bonne) version
parmi un millier d'autres, proposée sur la chaîne de la
radio-télévision néerlandaise : le Philharmonique de la Radio
Néerlandaise y est dirigé par Dmitri Slobodeniouk.
Les extraits proposés sont, eux, tirés d'une version où l'on entend
bien le grain du basson (et avec un changement de couleur au cours de
l'émission), celle de la Philharmonie
de Chambre de Brême (Deutsche
Kammerphilharmonie Bremen) dirigée par Paavo Järvi.
On peut en principe suivre avec les seuls extraits sonores, et même
sans lire la musique, il suffit garder à l'esprit que le temps s'écoule
horizontalement pour repérer les entrées d'instruments. C'est suffisant
pour suivre mon propos, qui ne portera pas sur les structures
complexes, mais simplement sur quelques points de détail qui épicent
réellement, je vous le garantis, une écoute qui peut par ailleurs
rester grandement ingénue.
--
Premier
mouvement (adagio – allegro vivace)
[[]][[]]
La ligne de basson est notée « Fg. » (Fagott
en allemand).
Début de l'œuvre. Grands accords doux, sombres et solennels. Les
premiers violons émergent entre deux silences, et immédiatement, la
première ligne mélodique mise à nu est tenue par le basson. Puis même
chose, avec une évolution harmonique.
[[]]
L'allegro vivace a débuté. Au
premier moment de calme, alors que les autres pupitres (hautbois,
clarinettes, cors, premiers violons) posent des aplats ou restent sur
un trémolo obstiné (les altos, notés « Vla. »), les bassons exécutent
des arpèges staccato simples,
mais à deux et entouré de nuances aussi douces, ils sont très nettement
audibles et immédiatement mis en valeur, semblant dialoguer avec les
sortes de trilles des premiers violons qui s'installent
progressivement.
À la fin de l'extrait, l'accompagnement des bassons mute aussi pour se
conformer à l'harmonie, avant de se mettre à bramer (son sol bémol
sonne comme celui des barytons – « Che ! AmeeeeeEEEElia ! ») avec le
reste des vents qui le rejoignent.
Premier exemple de relance :
[[]]
Le basson est celui qui initie le nouveau motif, repris en écho par les
autres bois.
Et même lorsque les cordes reprennent, le basson est le premier à
entrer pour proposer un contrechant très exposé :
Et l'on retrouve la même situation juste après, avec la relance de la
clarinette :
[[]]
Le fait que ce soient des solos montre bien leur importance thématique,
et clarinette et basson se complètent en canon…
Même en seconde place, le basson est très exposé (ici, comme seul
soutien de la clarinette, en dialogue avec les violons / altos).
Et si vous tendez l'oreille, on perçoit nettement la tension qu'il
apporte, la noirceur dont il imprègne les tutti (troisième itération) :
[[]]
Car il est tout seul, avec la clarinette, à d'abord colorer
(timbralement, mais aussi harmoniquement) les trémolos statiques des
cordes.
Toutes ces interventions dans l'allegro
se déroulent en quelques instants, vérifiez-en l'enchaînement (les
extraits commencent à 20') :
[[]]
Par ailleurs, souvent pour quelques instants, le basson dépasse soudain
de la masse orchestrale, emprunte un bout de motif ou donne l'impulsion
nouvelle :
[[]]
--
Deuxième
mouvement (adagio)
Ce deuxième mouvement lent est l'un des plus extraordinaires de tout le
Beethoven symphonique (la palme revenant bien sûr aux quatuors…), et
très caractéristique de l'art très particulier de Beethoven. Aux grands
thèmes mélodiques (qu'il manie à merveille), il préfère régulièrement le motif très bref, trivial, mais
immédiatement prégnant, et qu'on peut faire évoluer à sa guise – nul
besoin d'aller chercher loin l'inspiration de Wagner pour le leitmotiv dans le cadre de la
musqiue scénique.
C'est exactement le cas au début de ce deuxième mouvement, où il
annonce pourtant une très belle mélodie pour ce qui pourrait être un
simple mouvement à variations :
[[]]
Pourtant, le simple canevas régulier qui l'accompagne devient
progressivement un matériau de premier plan, un motif thématique à part
entière, comme à la fin des crescendos :
[[]]
Voyez comment, un peu plus loin, ce qui était la simple répétition
d'une figure de soutien contamine peu à peu tout l'orchestre :
[[]]
Ce genre de mutation, de jeu de références, de transferts et de
transformations est l'une des grandes sources de plaisir dans l'écoute
(même distraite) de Beethoven… qui trouve son point culminant dans
toute la Cinquième Symphonie,
évidemment, marquée par le même martèlement en tierce, anodin mais
hautement caractéristique (et persuasif !).
Hé bien, notre basson ne va pas rester sur le bas-côté du génie, non,
non ; après l'épisode tempêtueux central, les violons se trouvent seuls
à poursuivre leurs volutes, et alors…
[[]]
--
… le basson solo est celui qui réanime le motif-thème disparu !
Repris par les violoncelles et contrebasses, et même par les timbales
(fait rarissime, et quoiqu'il existe des – peu exaltants – concertos
pour timbales dans le dernier quart du XVIIIe siècle, ce n'est pas la
même chose !).
--
Troisième mouvement (menuetto)
Menuet qui a tout d'un scherzo. Dans le trio, c'est comme souvent le
bonheur des vents :
[[]]
Et, tandis que les cors tournoient discrètement sur une note obstinée
dans l'aigu (un fa), les deux bassons sont seuls à présenter un bout de
thème, bien loin d'un instrument dont la fonction est simplement de
procurer une assise au spectre sonore – certainement pas l'équivalent
de la contrebasse, du trombone basse ou du tuba !
Il est d'ailleurs le seul à dialoguer avec les autres bois (flûtes et
hautbois), et double, également seul, le retour des cordes…
--
Quatrième
mouvement (allegro ma non troppo)
[[]]
Rapidement, le basson solo est à nouveau en première place, lançant des
propositions de motifs repris en imitation par les autres bois.
Mais surtout, il y a la dernière reprise, un des témoignages les plus
évidents de l'intérêt de Beethoven pour le basson :
[[]]
C'est la fin de la symphonie, juste avant la coda… et qui donne le
départ des festivités furieuses ? Un grand solo virtuose de
basson énonce le thème débridé (amorce ci-dessus), qui contamine
ensuite les autres pupitres.
Un des grands moments de jubilation beethovenienne.
Pour finir, lorsque vient la cadence et le moment d'annoncer la coda :
[[]]
… les bassons sont les premiers à annoncer la figure descendante qui va
terminer la symphonie. Una
cinquantina, amico ! Ou full
house, comme vous voulez.
Quelle présence décisive, décidément, pour un instrument de second
rang. Les autres œuvres avec orchestre de Beethoven ménagent de très
belles choses pour les bassons, mais plutôt de l'ordre du contrechant,
rarement à ce degré d'évidence, pas surtout pas aussi fréquemment.
D.
Beethoven, étalon de l'Invention
Fidèle à sa réputation en matière de limites repoussées, il explore ici
une gamme assez exhaustive d'usages du basson, toujours à son avantage.
Ce peut être une simple coloration du spectre orchestral, des
accompagnements très audibles, des contrechants de motifs importants…
mais aussi beaucoup de solos, de ponctuations motrices comme il en
propose souvent pour les bois (voir par exemple cet instant ineffable-ci dans la Deuxième symphonie). Et dans cette Quatrième Symphonie, il offre
davantage encore : le basson est régulièrement à la source de
l'impulsion d'un nouveau thème ou d'une articulation décisive, quand ce
n'est pas tout de bon, comme dans le mouvement lent, lui qui offre le
motif central.
… À travers ce parcours, je crois qu'on perçoit deux aspects importants
de la fascination qu'impose Beethoven à ses auditeurs : le vertige des motifs (au besoin
autonomes de la forme thématique post-classique), qui tournoient, se
transforment, sortes d'incantations omniprésentes.
Mais aussi, peut-être moins souligné, la qualité d'orchestration de ses
œuvres symphoniques : les instruments ne remplissent pas une musique
pré-établie (souvent au piano, mais pas nécessairement), ils semblent
au contraire, par la répartition de leurs interventions, susciter la musique. Au lieu
d'apporter de la variété dans une forme connue, on a l'impression sans
cesse confirmée que les instruments eux-mêmes, comme pourvus d'une
volonté propre, imposent à la musique un déroulement en accord avec
leur propre personnalité. Cet équilibre très particulier, qui rend
chaque partie passionnante – il était amusant de convoquer le basson,
mais on aurait pu le faire encore plus aisément pour la clarinette, les
cors, les timbales, sans même parler du hautbois et des cordes (les
trompettes, du fait des limites de leur facture à l'époque de
Beethoven, étant sans doute les seules à s'ennuyer un peu) –, n'est pas
pour rien dans la force de persuasion du massif orchestral le plus joué
au monde.
Je crois, au demeurant, que Beethoven doit être à peu près le seul
compositeur rebattu dont je ne songe jamais à me plaindre, tant sa
programmation me paraît nécessaire, légitime et logique. (Je veux dire
en dehors de mes goûts personnels, parce que je ne râle pas non plus
quand on me propose des symphonies de Schumann ou de Tchaïkovski, même
si c'est tout le temps – mais c'est parce que je les réentends
volontiers, pas parce que ça me paraît aussi impératif, toutes géniales
qu'elles soient.)
E.
Par qui ?
Pour commencer, et réécouter sans tarder la symphonie en repérant tous
ces petits détails, j'ai proposé en début de notule une très bonne version
mise à disposition par le producteur du concert (Philharmonique de la
Radio Néerlandaise & Dmitri Slobodeniouk, proposée par Avro).
Pour le reste, Beethoven résiste
remarquablement à tous les traitements, donc le choix de la
version n'est pas forcément décisif – je l'ai déjà dit, j'ai été très
satisfait d'entendre l'Orchestre Universitaire de Bordeaux jouer la Cinquième deux fois plus lentement
que la norme, et avec des écarts de justesse de l'ordre du quart de ton
dans les cordes (au bout d'un quart d'heure à répéter le mouvement
lent, le violoncelliste solo s'est aperçu qu'il jouait un ré au lieu
d'un do, personne n'avait rien remarqué). Pourtant, ça fonctionnait
très bien, parce que (outre l'enthousiasme communicatif des musiciens)
la simplicité et la force de la structure de cette musique restent
présents quelle qu'en soit l'exécution – ce n'est pas comme une œuvre
avec des accords complexes et inhabituels (façon Szymanowski), ou alors
fondée sur le style juste (Mozart…), qui sont sensiblement plus
fragiles, et surtout si les musiciens sont un peu à la traîne.
Mais tout de même, si jamais vous avez envie de fouiller… Dans
celle-là, je vais plutôt vers Hogwood
et le dernier Harnoncourt
(avec le Concentus Musicus Wien), Zinman
aussi. Si vous êtes plutôt tradi, Solti-Chicago
(la première intégrale de 74,
la seconde de 84 a les mêmes caractéristiques, avec quelques défauts en
sus) ou Wand-DSOB sont de très belles réussites.
Côté intégrales, je reviens inlassablement à Dausgaard, Immerseel,
Hogwood, Gardiner, Goodman (donc à peu près toutes les versions sur
crincrins et pouêt-pouêts, ou qui s'en inspirent comme Dausgaard), mais
aussi, côté tradis, à Dohnányi l'équilibre parfait), Karajan (77, je
l'assume), Solti 74 et Hickox – avec quelques autres plus inégaux
(Leinsdorf, Szell) ou moins superlatifs (Zinman, P.Järvi,
Wand-Hambourg, Abbado-Berlin) qui restent largement grisants.
L'essentiel de tous ces gens se trouvent aisément sur les sites de flux
légaux (Deezer, MusicMe) ou semi-légaux (YouTube, vu les accords
passés), et pour large part sans chercher trop longtemps chez les
disquaires.
Il existe bien sûr nombre d'autres raisons pour lesquelles
on/vous/les-autres/moi aimons Beethoven, et je n'ai pas réellement
abordé la fabrique mélodique, ni sérieusement la structure, ni même
(mais c'est toujours plus délicat à expliquer à un public non défini)
l'harmonie. Partie remise, pour de prochaines aventures !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Une question que je me pose depuis fort longtemps, et à laquelle les
années et l'expérience m'ont permis d'apporter quelques réponses
successives.
1. [À 4 ans.] Mourir, ça fait mal. Surtout par le feu.
2. [À 17 ans.] C'est quoi, cet acte I avec cinquante tableaux, qui
revient au point de départ, qui parle pendant des heures pour ne rien
dire, avec des personnages caricaturaux, et qui dure plus longtemps
qu'un opéra de taille déjà respectable ?
3. [À 19 ans.] Wagner a commencé son poème par le Crépuscule, et il avait encore
beaucoup de chemin à parcourir avant de devenir un poète supportable.
4. [Après.] C'est gros, c'est lourd, tout de même. Étrangement assez
mal orchestré (forcément, quand on fait bramer les cuivres, le détail
est un peu gommé…), juste avant cette orfèvrerie délicate qu'est Parsifal, et après des œuvres qui
ont toutes montré une science, une vision inédites en la matière.
Et pourtant, à la lecture de la partition, l'œuvre cumule les points
forts : l'harmonie n'a jamais été aussi audacieuse, le contenu musical
à la fois aussi complexe, hardi et pléthorique – le saut qualitatif, en
matière d'ambition d'écriture, déjà considérable entre La Walkyrie et Siegfried, se reproduit entre Siegfried et le Crépuscule. Ce n'est plus le
collage de motifs simples, relié par de petits récitatifs, comme dans L'Or du Rhin, mais une colossale
arche ininterrompue où le flux continu de Tristan se mêle aux allusions
subtiles propres au Ring.
Néanmoins, de mon point de vue, cela ne fonctionne pas tout à fait, et
pour plusieurs raisons. Comme je m'étonne de ressentir exactement les
mêmes réserves après ces années, alors que les poèmes misérables (Tristan), les proportions absurdes (Die Meistersinger, Parsifal), les tunnels apparents
(en particulier dans le Ring)
m'ont laissé percevoir au fil du temps tant de merveilles (et les plus
belles sont souvent les moins évidentes aux premières écoutes, chez
Wagner), je me suis demandé la cause de cette réticence spécifique au Crépuscule, censé couronner le
grand-œuvre.
[Aujourd'hui.] Il est sûr que le livret mal proportionné et peu
intéressant (les seul
ressorts en étant un philtre artificieux et un méchant très méchant qui
fait le mal en faisant le mal) déçoit forcément quand on nous promet
Ragnarök – la dimension épique échappe un peu, portée seulement (à
l'exception des Nornes) par la musique, lorsque le texte se tait enfin
au bout de quatre heures et demie. Mais
Tristan ne fait pas mieux, et se déroule avec beaucoup plus de
naturel.
Je crois que la raison tient à la structure des motifs – je ne prétends
pas en faire une cause unique ni une appréciation universelle, mais il
y a en tout cas des observations mesurables à faire de ce côté.
Prenons, aux extrémités du cycle, deux motifs, l'un qui apparaît dans Das Rheingold, l'autre seulement
dans Der Götterdämmerung.
[[]]
Motif de l'Or du Rhin,
au premier tableau de Das Rheingold (apparition
de l'or sous les rayons du soleil).
Version utilisée : Kirill Petrenko, Bayreuth 2014 (bande radio).
Image empruntée à l'excellent Richard
Wagner Werkstatt, avec recueil
non exhaustif mais incluant image et son pour un grand nombre de
motifs, ainsi que leurs ouvrages d'apparition et de réitération.
Ce motif est constitué de la matrice la plus simple qui soit : un arpège, c'est-à-dire l'usage
successif des trois notes d'un accord de base. C'est ainsi que
Leporello s'exprime dans l'Introduction de Don Giovanni (dans le solo et le
trio), c'est ce que font les compositeurs de l'ère classique avec leurs
basses d'Alberti, que Donizetti accompagne ses chanteurs, que les
pianistes virtuoses habillent les traits des concertos, etc. Il n'y a
pas plus sommaire.
Sa seule distinction tient dans l'ordre des notes et surtout le rythme
utilisé, qui lui procurent son caractère reconnaissable.
J'aurais pu aussi convoquer le motif de l'épée, sur le même modèle
(arpège d'ut majeur, si bien que cela ressemble furieusement aux traits
de trompette utilisés sur les navires), de l'arc-en-ciel, ou dans un
autre goût du Walhalla, qui utilise seulement les enchaînements les
plus simples de l'harmonie occidentale, et ainsi de suite.
Ces cellules extrêmement simples, qui tiennent en deux mesures,
permettent au motif de réapparaître sans mobiliser un thème entier, de
se combiner avec d'autres (c'est saisissant au début de L'Or du Rhin, où les motifs
attachés à la Nature, au Rhin, aux Filles du Rhin, au Chant des
Filles du Rhin, à l'Or se mêlent comme des variantes, des mutations,
des parties d'un même tout primordial). Par ailleurs, sa simplicité le
rend immédiatement identifiable et très jubilatoire (un petit arpège
majeur ou une cadence parfaite, ça met tout de suite de bonne humeur).
Or, les motifs qui apparaissent dans Siegfried
et surtout dans le Crépuscule
sont de tout autre nature.
[[]]
Motif du meurtre, au
dernier tableau de Der
Götterdämmerung (récit de l'assassinat de Siegfried devant
Gutrune).
Version utilisée : Badische Staatskapelle, Günter Neuhold
(plusieurs labels, ici Bella Musica).
(Même source.)
Rien que le visuel est limpide : une blanche + le quart de sa valeur
pour débuter, et puis une accacciatura, un trille, le tout sur trois
bonnes mesures dans une harmonie complexe.
Le motif est plus difficile à identifier, est beaucoup moins exaltant –
l'Anneau ou le Heaume, même vénéneux, sont des motifs concis, de
personnalité simple, qui se déforment, peuvent transmuter, entrer dans
la composition d'autres motifs. Surtout, il occupe trop de place : vu sa
longueur et ses contraintes harmoniques, lorsque l'orchestre l'énonce,
il ne peut plus énoncer que celui-là. Toute la dimension équivoque,
tout l'aspect de clin d'œil, de sous-texte disparaissent et laissent
place à ce type de grand thème qui ne peut affirmer qu'une idée à la
fois (et puis le meurtre, franchement, que c'est subtil…). L'intérêt infra-verbal des leitmotive en est largement
diminué.
Le Crépuscule contient
beaucoup de ces motifs contorsionnés, dont la longueur, la complexe, la
nature harmonique laissent peu de place à la combinaison, en plus
d'être envahissants et assez peu gracieux. (Je suppose que, me
concernant, la couleur harmonique plus chargée et moins avenante joue
aussi son rôle.)
Il en va de même, bien que le sujet soit secondaire, pour la veine mélodique : il y avait des
intervalles simples ou de petits élans dans les épisodes précédents.
Dans le Crépuscule, les contraintes d'écriture sont
telles qu'on a souvent l'impression de la mélodie se contente d'occuper
les notes disponibles – et cela explique aussi, avec la taille de
l'orchestre et l'extension invraisemblable des tessitures, pourquoi ces
rôles sont inchantables sainement :
les intervalles sont tels que tout instrument est mis à rude
épreuve (la voix supporte mieux les lignes conjointes ou a tout le
moins les intervalles par trop larges entre les hauteurs).
Tout cela se cristallise très ostensiblement dans la première scène de
l'acte III : le nouveau thème des Filles du Rhin est plus sophistiqué,
ne parvient pas à se fondre dans d'autres comme au début de L'Or du Rhin, donc tourne
longuement sur lui-même – et me paraît d'ailleurs passablement moche,
comme beaucoup de ces nouveaux motifs, mais je ne suis pas sûr d'être
majoritaire sur ce type de sensation impossible à objectiver.
Je crois tout de même qu'on peut tracer un ensemble de lignes de force
dans l'évolution de l'usage des motifs dans la dernière journée du Ring – Wagner y utilise certains
des nouveaux de façon relativement sommaire, comme l'ont fait certains
de ses suiveurs (si Arabella
les combine pour exprimer le détail des flux de conscience avec une
justesse incroyable, Tosca
reste davantage dans l'illustration des personnages principaux, bien
que les mutations de motifs y soient remarquables).
Tout sentiment, toute démonstration sur la question éminemment
bienvenus, bien sûr.
Les musiciens sont rarement clairvoyants (du moins pas plus que les
autres) sur la qualité des compositeurs, et même sur l'intérêt des
interprètes… mais il existe aussi des détails qui passent au-dessus de
la tête du mélomane du rang et qui expliquent la singularité de
carrières, ou la cause d'inimitiés artistiques farouches…
En réécoutant une série d'enregistrements de Das Rheingold (les meilleurs, en
fait : Keilberth 52, Kempe 61, Karajan 67, Solti 83, Weigle, Gergiev…),
j'ai été frappé, à nouveau, par une
caractéristique de Karajan. En suivant avec la partition, en
essayant de sentir la mesure, on s'aperçoit qu'en plus de changer volontiers de tempo à courts intervalles (ce qui n'est
pas du tout exceptionnel chez les chef d'orchestre de toutes époques), les appuis de son temps sont comme flous,
difficiles à situer précisément si l'on voulait vérifier au métronome.
Cela mérite précision.
Statut
de la partition
La partition musicale est une notation destinée, à l'origine, à laisser
une trace des constituants essentiels de la musique, à transmettre la
trame d'œuvres longues. Au fil du temps, l'individualisation des
compositeurs et leur exigence implique l'écriture intégrale de toutes
les parties, et la notation des procédés gagne aussi en précision, avec
toutes sortes de signes spéciaux. Nombre de manuscrits pré-1750 ne
comportent d'indication de tempo sur
une partition baroque que si elle n'est pas évidente pour le
compositeur. Quand on ouvre une partition de Mahler en revanche, les
changements sont incessants à quelques mesures d'intervalle (il y en a
tellement que beaucoup de chefs, peut-être faute de temps en
répétition, ne les appliquent pas toutes !). La partition devient de
plus en plus, au fil du temps, l'essence
de la musique composée, là où elle n'était qu'un aide-mémoire.
L'agogique
Malgré le respect tremblant que portent en général les musiciens à la
partition (tiens, j'en parlais justement dans la dernière notule), l'exécution métronomique, façon
fichier MIDI, n'est pas requise : il existe une multiplicité de façons
de phraser et de mettre en valeur la phrase musicale – c'est pourquoi
les ensembles constitués sont en général bien meilleurs que de
meilleurs musiciens occasionnellement réunis. C'est ce que l'on appelle
d'ordinaire l'agogique, la façon de
mettre en œuvre la musique écrite. Et cela suppose une multitude
de petites libertés par rapport à ce qui est couché sur papier (avec
des ratios réguliers). Dans la pratique, quatre noires n'auront pas
forcément la même longueur ; j'y avais consacré une notule (à partir de la Troisième de Mahler),
autour de la question de l'allongement et des césures en fin de mesure,
procédé très courant.
Certains sont plus libres que d'autres (Alexis Weissenberg est
quasiment exact, ce qui lui donne cette platitude particulier ; Chopin
l'était paraît-il beaucoup trop), mais tous
les musiciens l'appliquent (pas du tout de la même façon bien
évidemment), sinon l'effet MIDI ou Hanon est immanquable. Karajan comme
les autres.
Pour autant, la pulsation reste régulière.
Le rubato
C'est le niveau supérieur : ici, on
déforme délibérément la mesure. Les notes n'ont pas la même
durée, comme un micro changement de tempo à l'intérieur d'une mesure.
Typiquement, les ralentissements à la fin d'une phrase musicale,
particulièrement lorsqu'il y a du texte ou un soliste. Karajan
l'utilise beaucoup, presque constamment.
Le
changement de tempo
D'un groupe de mesures à l'autre, la
vitesse de lecture change. Ce peut être prévu par le compositeur
ou choisi par l'interprète – Paavo Järvi le réussit très bien dans les
transitions entre deux thèmes d'une symphonie, il ajuste
progressivement le tempo du premier thème au second, éventuellement en
en choisissant un troisième et un quatrième (pas forcément
intermédiaires) pour les ponts qui les relient. Là aussi, Karajan aime
beaucoup ça (Muti en est aussi un spécialiste, mais choisit en plus de
rendre ces contrastes de battue très apparents).
Le cas
Karajan
Remerciez-moi de ne pas l'avoir nommé, comme certains de ses
contemporains, par son initiale.
C'est l'usage des deux derniers paramètres qui se combinent de façon
spectaculaire chez Karajan. Son grand art fait qu'on ne l'entend pas
forcément de prime abord, mais le
temps fluctue sans arrêt dans ses interprétations, en tout cas à
partir des années 60. Ajouté au son enveloppant qu'il cultive, et
poussé à un tel degré, cela produit un effet assez déstabilisant.
Essayez de battre à la main, même sans partition, la
pulsation d'une de ses interprétations. Impossible de tomber juste, l'appui, en plus de ne pas être très
marqué, se dérobe sans cesse,
un peu avant, un peu après. Même avec un phrasé simple de quatre notes
identiques, il semble impossible de
prévoir l'endroit exact où va tomber la pulsation. En
l'entendant comme en le regardant, on a l'impression d'un geste
enveloppant, qui regarde vers l'avant, mais n'insiste jamais sur le
temps, quelque chose de flou se dessine au lieu des contours nets de la
plupart des autres exécutions.
La preuve
par l'exemple
J'ai cherché des extraits pour appuyer la démonstration, mais c'est
beaucoup moins évident qu'il n'y paraît : oui, il y a de grands
changements de tempo et du rubato,
mais le flou que je cherche à caractériser se manifeste sur le durée,
lorsqu'on cherche la pulsation et qu'on ne parvient pas à se caler,
qu'elle échappe sans cesse.
Le plus simple était de le
comparer à l'absolu du côté opposé, Solti.
Chez ce chef, c'est au contraire l'exactitude de la mesure qui frappe,
avec des phrasés toujours très droits, presque cassants, et une
pulsation très régulière et perceptible. Mais là aussi, dans le détail,
ce n'est pas si simple : énorméments de fluctuation de tempo dans leurs
deux Tristan de studio, par
exemple. Aussi, je me
suis rabattu sur la fin de Rheingold, sans retrouver les moments
les plus pertinents. Ce n'est donc qu'une illustration assez théorique,
pas exactement une révélation, que je vais proposer : ne réécoutez pas
avec acharnement les extraits, ils ne sont que modérément
significatifs. Dans le dernier récit de Wotan, je vais insister sur la
petite ligne de
basse descendante après « So grüß ich die Burg » : quatre notes écrites
égales.
[En fin de compte, mes
illustrations sont contre-productives et ne montrent pas ce que je veux
montrer, je les retire. Mais il y a suffisamment de légendes urbaines
en musique, parfois colportées par les « bons » auteurs, si bien que
j'ai horreur de faire mine de devoir être cru sur parole.]
Bien, voilà qui est stimulant, je serai attentif dans mes écoutes les
prochaines semaines et reviendrai, si cela peut se réduire à des
extraits, avec les exemples adéquats. Quoi qu'il en soit, l'effet
d'évidence de Solti (et de raideur, quand on en vient à Bruckner,
Mahler et aux Strauss conversationnels) et celui de flottement chez
Karajan (ce flux infini comme détaché des contingences de la mesure)
sont tout à fait délibérés, et extraordinairement perceptibles sur la
durée lorsqu'on ouvre les partitions.
Une
conception de la musique Vers un êthos de la
fluctuance. Je prie pour que la mise en forme avec texte
barré passe sur vos machines, sinon je suis cuit.
Indépendamment de l'effet (Karajan recherchait ce fondu au delà du seul son,
manifestement : jusque dans une liquidité des tempos, se déversant
d'une note sur l'autre, d'une section vers l'autre, s'équilibrant sans
jamais demeurer stables), j'ai aussi l'impression qu'il s'agit d'une
position de principe, d'une vision de la musique, en amont même des
partitions. Certains chefs se fond un devoir de jouer régulièrement,
exactement ; d'autres ménagent, et quel que ce soit le répertoire, des
fluctations, une foule de micro-événements qui animent toujours le
discours indépendamment même de ce qui est écrit et prévu.
En ce qui me concerne, je suis par
principe plutôt favorable et sensible à la mise en valeur de la
pulsation, même dans les répertoires simples : la sûreté des appuis
fait partie des plaisirs de la musique, de même que lorsqu'on anticipe
le galbe d'une jolie mélodie ou la résolution d'une tension harmonique.
Mais en pratique, j'ai remarqué qu'il n'y avait pas de corrélation
entre la position du chef et mon appréciation des interprétations – je
ne serais même pas capable, pour un grand nombre d'entre eux, de
déterminer l'école à laquelle ils appartiennent sans mettre un
enregistrement et y prêter spécifiquement attention : si elle est
réalisée avec naturel, la fluctuation de tempo s'entend mais ne se
remarque pas. Beaucoup de mes chouchous ont une battue assez droite (de
plus en plus fasciné par Solti et Neuhold, sans parler des baroqueux
comme Minkowski ou Hofstetter qui dirigent Verdi sans s'arrêter), mais
ce n'est pas du tout une règle absolue – justement, Karajan a pour lui
nombre d'enregistrements qui paraissent d'une évidence remarquable
(même lorsque hors style ou exagérément karajanisés).
En conséquence, je me suis déjà souvent posé la question du respect des musiciens
envers les chefs qui jouent avec la mesure : sont-ils considérés comme
de vrais techniciens (c'est le cas pour le belcanto – pas baroque,
possiblement parce que peu de chefs d'ensemble ont une formation de
chef d'orchestre – et le ballet, où la souplesse est capitale, mais
dans Wagner ou le répertoire symphonique ?), supérieurs à ceux qui se
contentent de battre les temps, ou comme une simple variété différente
de chefs (un peu plus narcissique, peut-être) ?
Subséquement, cette maîtrise particulière participe-t-elle de
l'admiration des musiciens envers Karajan, où sont-ce d'autres
paramètres ?
En tout cas, il me semble qu'il incarne très fortement ce paramètre,
qui fait une de ses spécificités, alors même que les partitions ne le
requièrent pas forcément et qu'il serait plus simple pour tout le monde
de jouer bien régulièrement – et cela fonctionne, témoin Solti et les
baroqueux convertis au romantisme. Alors pourquoi se fatiguer à faire
du Schumann brumeux ?
--
Ici encore, toute suggestion bienvenue. J'espère revenir vers vous avec
des exemples qui alimentent un peu plus précisément la discussion.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Légende : pour
plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte
couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas
plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne
disposons pas d'enregistrements) en vert.
1.
Principes fondamentaux
1.1. Décrire la couverture : la pagaille
Après plus de dix ans de notules, voilà un sujet que j'avais toujours
évité d'aborder de front (un peu ici,
et par touches très allusives là
et là,
plus des mentions dans les commentaires de disques ou de concerts),
tant il est délicat. Dix ans d'expériences et d'informations plus tard,
lançons-nous.
L'enseignement et la description du chant lyrique sont issus
d'une tradition particulièrement ancienne – sans
chercher absolument à trouver les premiers traités un peu précis, on
peut simplement souligner le fait que le vocabulaire utilisé et la
représentation du système phonatoire sont toujours largement ceux du
début du XIXe siècle, à l'époque de Garcia, Duprez & co.
Or, notre connaissance de la
physiologie a considérablement progressé depuis, et les constats
empiriques d'antan, s'ils n'ont jamais empêché de bien chanter, ne sont
pas toujours pertinents en termes de description, et donc de
compréhension des phénomènes.
C'est pourquoi, même lorsque les chanteurs qui réalisent le mieux ce
geste l'expliquent, il demeure souvent des confusions
– il faut entendre Pavarotti faire la différence entre un vrai et un
faux ténor par la présence de couverture, et d'autres gens sérieux la
définir comme une façon de « sombrer » la voix. Or si la
corrélation existe souvent (en particulier lorsque les chanteurs
abordent des répertoires lourds), la couverture n'est pas exactement
une mécanique qui change le grain du timbre, elle équilibre surtout le
placement des voyelles, pour éviter de forcer la voix – c'est
exactement ce que Pavarotti fait d'ailleurs, n'ayant jamais cherché à
sombrer sa voix.
On rencontre les mêmes types de
raccourcis avec la
place du larynx (si c'était la même chose, alors l'aperto-coperto,
sommet de la maîtrise de la couverture, ferait faire des bonds au
larynx sur la même note !) et la
voix de poitrine. Pour certains professeurs (prestigieux au
besoin), chanter un aigu en voix de poitrine, avec le larynx bas, en
utilisant les résonances du « formant
du chanteur » et en couvrant, c'est la même chose. Alors qu'on
peut parfaitement chanter en voix mixte avec larynx bas, peu de
résonance formantique et en couvrant ; ou en voix de poitrine avec
larynx haut (pas vraiment dans le répertoire lyrique, certes, encore
que certains baroqueux comme Marco
Beasley ou Jeffrey
Thompson [cf.
notule] le fassent), avec des partiels formantiques forts (pas
forcément les mêmes) et sans couvrir, etc.
Bref, il n'est pas facile de s'y retrouver par soi-même, et c'est
finalement plus que la lecture des théoriciens rarement en accord et
pas tous au clair avec eux-mêmes, l'observation des pratiques
chez les chanteurs les plus aguerris de différentes écoles qui
permettent d'isoler la nature des phénomènes. Ce que nous allons faire
si vous nous accordez l'honneur insigne de votre attention.
Henri Gervex, Éloge de la
couverture Huile sur toile, 1878(musée
d'Orsay).
1.2. Pourquoi la
couverture ?
La voix humaine peut être émise grâce à trois éléments :
la soufflerie, l'air
émis par les poumons ;
la vibration, celle des
cordes vocales dans le larynx (c'est paraît-il la forme du larynx qui
empêche les grands singes de parler réellement) ;
les résonateurs, qui
définissent le timbre et l'amplification du son (pharynx, bouche,
cavités nasales).
Lorsqu'on chante, deux choses en particulier changent
par rapport à la voix parlée : le son devient plus continu
(ce qui réclame plus d'effort pour le soutenir, notamment en matière de
souffle) et, en général, la voix est plus aiguë que
pour la voix parlée (sinon elle s'affaisse désagréablement). [C'est
bien sûr beaucoup moins vrai pour les musiques de l'intimité et les
musiques amplifiées, mais ces deux paramètres sont incontestablement la
norme pour le chant lyrique, qui nous occupe principalement dans cette
notule.]
Or, il n'existe pas d'organe spécifique de la phonation, et le corps
humain utilise pour ce faire des éléments qui ont d'autres
fonctionnalités, qui sont en général régis par toute une gamme de
réflexes. Aussi, en sollicitant la voix, notamment en chantant
de façon continue et forte dans l'aigu, on met le corps à rude épreuve.
Car les caractéristiques physiologiques du son changent dans
le haut de la voix : c'est notamment ce que l'on appelle
le passage
(ou passaggio), le moment où la voix « bascule » –
elle se tend et rompt si on ne change pas de mode d'émission.
Il existe toute une série (1,2,3)
en cours consacrée à ces questions, dont la couverture constitue,
précisément, le prochain point d'étape – on rejoindra le parcours de
ladite série lorsqu'on abordera les questions de réalisation pratique
de la couverture.
Pour éviter de briser le son ou de contraindre dangereusement la voix, les chanteurs ont développé toute une gamme
d'astuces, selon les répertoires (le belting, larynx
haut et soutien diaphragmatique de béton, est celui le plus couramment
utilisé en pop et musiques traditionnelles). Dans le répertoire lyrique
(en tout cas à partir du XIXe siècle), la couverture des voyelles en
est un exemple important ; c'est même l'une des cartes
d'identité du chant lyrique, celle qui donne cet aspect homogène,
un peu épais, qui fait « qu'on n'y comprend rien »,
etc.
1.3. Mais qu'est-ce que la
couverture, à la fin ?
Allons donc, on est sur le point de vous révéler le deuxième plus grand
secret de l'univers, vous n'étiez pas à quelques prolégomènes près.
Tout cela servait à souligner le fait que, lorsque vous chantez vers
l'aigu, la même position vocale qui était confortable va devenir
insoutenable. Il va donc falloir opérer des changements. La couverture
vocale s'applique sur les voyelles et les égalise, les rééquilibre de
façon à les rendre sans danger. Dans l'aigu, le nombre de positions
vocales sans danger est plus réduit (elles changent selon le type de
technique utilisé, mais leur nombre demeure limité), ce qui signifie
que toutes les voyelles ne peuvent pas être utilisées dans leur état
d'origine.
La définition la plus simple est
donc sans doute de dire que la couverture est une accommodation
des voyelles – de la même façon que le cristallin, dans l'œil,
accommode selon les distances pour nous permettre de voir net.
La couverture replace donc les voyelles les plus
exposées (le [a], particulièrement le [a] ouvert, le [è], et, mais ce
sont des cas un peu différents, certaines écoles le font massivement
pour le [ou] – à commencer par l'école italienne –, voire le [i] – mais
ce ne sont pas les techniques les plus solides, dans ce cas) vers une
zone plus sûre, les rééquilibre vers une sorte de
juste milieu.
Généralement, cela passe par une tendance
à la fermeture des voyelles ouvertes [a] tire vers le [o], [è]
tire vers le [eu] (cela ne veut pas dire remplacement, comme soutenu
par des professeurs un peu hâtifs),
un arrondissement des conduits, une focalisation du son au même endroit.
Luciano Pavarottimontre
très bien, dans ses masterclasses, la différence entre les deux (vous
entendez une vocalisation ouverte, puis couverte) – je trouve
d'ailleurs que son chant ouvert sonne très bien (plus tendu, plus
électrique que son légendaire confort vocal avec la couverture), mais
il est certain qu'il ne donne pas du tout le même degré de confort.
C'est pourquoi, s'il peut être utilisé pour des répertoires où le chant
lié et les longues tenues ne sont pas nécessaires (chanson, airs de
cour, baroque français, récitatifs romantiques…), il n'est pas
envisageable pour le belcanto
romantique ni les grands airs.
La différence qu'il
propose est néanmoins un peu radicale : sa réalisation, sur scène
(particulièrement dans les années 90, où il ne couvre plus en
permanence), est beaucoup plus nuancée. Voyez plutôt :
Extrait assez idéal : on entend très nettement le changement
par rapport au début de la tirade, mais l'équilibre est parfait et
démontre très bien comment fonctionne, dans le meilleur des cas, la
couverture vocale. Limitons-nous aux [a] pour l'instant. Vous voyez
bien que tous ceux au-dessous du passage (tous ceux du début, qui sont
dans le grave et le médium) sont complètement ouverts, comme lorsqu'on
parle italien. En revanche, dans les parties qui montent, ils sont plus
ronds, comme tirant vers le [o] (sans qu'on puisse les confondre).
C'est sans doute ce qui m'impressionne le plus chez Pavarotti : ses [a]
couverts sonnent tout de même comme de vrais [a]. L'équilibre (car
c'est de cela qu'il est question avec la couverture) est assez
miraculeux. De plus près :
Premier « pietà » légèrement couvert mais encore
relativement exposé, second « pietà » plus couvert (mais la
voyelle reste encore très pure et ouverte, même si le son est couvert),
premier [a] d'« avaro » comme précédé d'un [o] très bref,
puis un vrai [a] pour la suite de la voyelle et pour le second [a], un
peu plus fermé que dans la langue parlé, mais encore très exact. S'il
avait chanté cela ouvert, le son serait beaucoup plus petit, et il
forcerait beaucoup plus son instrument.
Outre la sécurité vocale qu'elle assure, la
couverture facilite les notes les plus hautes, évite
les aspects nasillards et criés, l'éparpillement des sons
(chaque voyelle placée à un endroit différent – ce que j'aime beaucoup
entendre personnellement, mais qui constitue un handicap technique
incontestable), et donne une patine homogène à
l'ensemble des voyelles émises, ce qui permet de chanter de belles
lignes continues et de ne pas faire de mauvais geste en plaçant une
voyelle par hasard au mauvais endroit. Ce qui aurait été contraint en
conservant la même exactitude de voyelles devient soudain facile :
en changeant le mode d'émission, on a paradoxalement permis la
continuité du timbre.
Il existe ensuite plusieurs écoles pour son usage :
tout le monde est obligé de l'utiliser un minimum dans son aigu,
mais les voix plus légères et plus aiguës au sein de chaque tessiture
peuvent l'utiliser plus tard dans la montée : un ténor
léger peut couvrir seulement après le sol, là où un ténor
dramatique devrait impérativement commencer à partir du mi… ;
certains ne couvrent que le nécessaire, laissant le grave et le
médium très libres (par exemple toute une école de sopranos français, d'Esposito à Manfrino), mais certains
(pas moi) sont gênés par la césure forte entre les registres ;
d'autres couvrent progressivement, en augmentant progressivement
le degré d'accommodement des voyelles (le grand art) ;
d'autres enfin enseignent qu'il faut toujours couvrir, du
plancher au plafond, de façon à rendre la voix la plus continue
possible (patent chez Sutherland,
Nilsson, Domingo, Galouzine, Kaufmann, Cappuccilli, Bruson, Christoff, Siepi…), et à conserver la
même couleur dans la limite grave que dans l'aigu.
Dans ce dernier cas, il est évident que la couverture a un impact sur
le timbre et va assez significativement le sombrer. Mais pour
un ténor qui mixe,
par exemple, la couverture n'empêche absolument pas la clarté. Son abus
(si toutes les voyelles sont trop fermées) peut « boucher »
une voix, l'empêcher de s'épanouir et de se projeter, mais le principe
de la couverture altère l'emplacement de voyelle plus que le grain de
la voix (même si l'interdépendance est loin d'être nulle).
Henri Gervex : Conseil aux chanteurs
(Sortez couverts.)
Huile sur toile, 1879 (musée d'Orsay)
1.4. Ouverture et
aperture : imprécisions lexicales
Avant de commencer, il faut bien faire la différence entre
l'aperture des voyelles (imposée par la langue qu'on parle ou chante)
et la couverture (artifice technique). La confusion vient du
vocabulaire : en linguistique, une voyelle est ouverte ou
fermée ([é] vs. [è], par exemple), et en chant la
voix sur cette voyelle peut être ouverte ou couverte (un [è]
vs. [è] tirant sur le [eu]). Comme les voyelles ouvertes
linguistiquement sont en général couvertes vocalement en allant vers
plus de fermeture, on peut vite faire l'amalgame, mais la couverture n'est pas forcément une
fermeture, et ne s'y limite pas en tout cas (le but est au
contraire de conserver la gorge libre !).
La couverture ne signifie pas que l'on change toutes les voyelles
ouvertes en voyelles fermées (sinon la langue devient difforme et
inintelligible), mais bien que l'on accommode les voyelles les
plus dangereuses, en les décalant légèrement (par exemple dans
le sens de la fermeture, pour le [a] et le [è]).
On peut donc tout à fait chanter des voyelles fermées sans avoir
couvert sa voix (par exemple dans la pop, ou en parlant dans la vie de
tous les jours), ou à l'inverse changer des voyelles audiblement
ouvertes tout en couvrant correctement. Évidemment, un [a] très ouvert
peut difficilement être couvert, même si je me
pose un peu la question.
Je vais avant tout proposer des voix d'hommes (et les voyelles [a] et
[è], les plus emblématiques), en exemple : j'ai évidemment une
meilleure représentation de leur fonctionnement, mais, surtout, les
phénomènes sont plus audibles car ils ne se mélangent pas avec les
caractéristiques de la voix de tête féminine (celle utilisée par le
répertoire lyrique, contrairement à la plupart des autres styles), qui
posent encore d'autres enjeux… Évidemment, les femmes couvrent aussi
dans le répertoire lyrique, avec les mêmes types de méthodes et
d'expédients que pour les hommes.
Le Dominiquin, Putti abusant
de la polysémie Toile découverte au musée du Louvre.
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1. Voix ouvertes, sans couverture
D'abord, quelques exemples d'un chant sans couverture, avec des
voyelles à l'état naturel :
Ici Tom Raskin
(l'Athlète funèbre dans Castor et Pollux avec Gardiner en
2006), membre du Monteverdi Choir, produit des [è] aigus
complètement ouverts : j'aime beaucoup personnellement,
on entend bien l'éclat de l'émission naturelle, à la limite de
la rupture, mais il est évident que cette technique ne produit
pas le maximum de confort pour le chanteur. Dans le répertoire
romantique (et même dans les aigus suspendus de Mozart), ça poserait
des poroblèmes majeurs.
Au passage, vous remarquez que le [é] de « briller » tire
très légèrement vers le [eu] – nécessité pour vocaliser sans se blesser
ou simple effet de l'accent anglais, je ne puis dire, mais cela
s'apparente à une très légère couverture. D'ailleurs, il en va de même
(ici encore, discrètement) pour le [a] de « gloire » (mais
les mots en « -oi- » s'y prêtent bien, avec le [w] qui
prépare le son et le [a] qui n'est de toute façon pas très ouvert).
Plus troublant, ce moment d'égarement de Pierre Germain
(Arfagard dans Fervaal de d'Indy, tiré de la bande radio de
Le Conte) : par ailleurs un très bon chanteur, sort soudain cet
aigu complètement ouvert. On ne trouve nulle part ailleurs,
dans ce rôle écrasant, ce type d'erreur, très étrange de la part d'un
chanteur aguerri (tellement différent des gestes vocaux qu'il a passé
sa vie à faire !), donc ce n'est pas lui rendre justice, mais je trouve
que c'est le meilleur exemple possible d'un aigu ouvert : ce
[a] au delà de la zone de confort qui devient soudain poussé et crié
(et probablement moins sonore, d'ailleurs), impossible à tenir
longtemps. Normalement couvert, le son aurait dû rester plus
rond, plus proche du reste de la voix.
Il est aussi possible de très
bien chanter le grand répertoire en ne couvrant quasiment pas : Giuseppe Di Stefano (Alvaro
dans La Forza del Destino de Verdi), toujours révéré des
mélomanes et très contesté par les théoriciens, chantait quasiment
sans couvrir ses sons. On l'entend ici : non seulement en
bas, les [a] sont très ouverts, mais ça ne change pas
en haut. Même sur [o] (qui est plus facile à accommoder) et
[é] (qui n'est pas forcément dangereux), à la fin de
l'extrait, on sent bien toute la netteté du geste et toute la tension
accumulée. J'aime énormément, personnellement, ce naturel, ce
tranchant, cet enthousiasme sans filtre, cette façon de
« claquer », mais le geste est effectivement très
contraignant pour l'instrument.
Parmi les hypothèses avancées, le centre de gravité très haut de la
voix, avec un passage
(la hauteur où la voix doit changer d'émission pour être émise sans
danger) beaucoup plus haut que la plupart des ténors.
On parle abondamment de son déclin, mais en réalité, malgré une vie
réputée animée, il n'a pas eu une carrière particulièrement courte
(plus de quinze ans de pleine gloire, et une fin loin d'être ridicule –
il avait perdu les aigus les plus hauts, mais le timbre demeurait
absolument intact).
Ainsi, vous entendez ce que
produit une voix ouverte et bien émise – on en trouve
beaucoup dans le chant traditionnel, lemusical, etc. (les
ressorts techniques en sont différents, notamment par l'usage du belting)
– mais, vu les contraintes de hauteurs vertigineuses et de tenues
longues de notes, le chant ouvert demeure l'exception dans l'opéra.
Le répertoire du XVIIe siècle est
néanmoins tout à fait accessible à des voix non couvertes (on en entend
peu parce que ce sont des chanteurs lyriques formés avec les normes du
XIXe siècle qu'on utilise aujourd'hui) ; pour le XVIIIe siècle,
malgré l'étendue et la virtuosité, je ne suis pas certain non plus
qu'on ait utilisé la couverture, en tout cas vraisemblablement pas
comme nous le faisons aujourd'hui. Mais cela réclamerait une
investigation que je n'ai pas encore faire – il y aurait tout un
travail à fournir sur l'évolution historique des techniques de chant,
je ne suis pas sûr que ça existe déjà (ni que ce soit faisable, vu la
nature très
aléatoire des témoignages).
J'ai même été surpris, en préparant cette notule, de repérer chezDi Stefanodes
traces de couverture :
C'est un peu ténu, mais le [a] de « palpito »
(sur l'aigu) n'est pas aussi ouvert que ses autres [a], on
entend bien qu'il se passe un petit quelque chose et qu'il se
reloge dans une zone plus moelleuse et plus mate – le
processus est léger, mais c'est bien le geste de protection d'une
micro-couverture.
On a bien dû le lui enseigner,
puisqu'il fait le geste : attaque en deux fois, comme pour l'aperto-coperto
dont je parlerai plus loin… sauf que la couverture de la voyelle ne
change pas entre l'attaque et la tenue !
Maintenant, allons voir ceux qui couvrent : à peu près tous les
autres !
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Comme évoqué dans la présentation du principe de la couverture (§3),
il est possible de couvrir à divers degrés. Certains préférent couvrir
seulement les aigus pour conserver le naturel et la clarté des
médiums ; d'autres couvrent progressivement de bas en haut pour
masquer le moment du passage et faire une jolie transition
entre des graves ouverts et libres et des aigus couverts et
puissants ; d'autres enfin couvrent sur toute leur étendue pour
homogénéiser au maximum le timbre. Et l'on trouve de grands artistes
dans toutes les catégories.
2.2.1.1. Sur les notes hautes
Cas impressionnant parmi les grands anciens, Arturo Tamagno (le
créateur d'Otello de Verdi, ici en Manrico-titre du Trovatore)
ne couvre vraiment que pour les notes hautes :
Là aussi, on peut supposer un bon naturel, mais tout de même, c'est
impressionnant. Certes, il chante légèrement avec le nez, et ma
supposition est qu'il doit toujours être placé dans la zone de confort
qui permet la couverture, mais cela ne s'entend absolument pas : [é]
extrêmement francs, [a] et [o] tout à fait ouverts (au moins
au sens linguistique de l'aperture, du timbre). Et il monte très bien
sans rien changer… sauf lorsqu'on dépasse la limite – « è sola
speme un cor » (les autres voyelles restent
identiques, mais à partir de là tous les [o] sont couverts, même en
redescendant sur « al Trovator »). Si vous observez bien le
phénomène, tous ses [o] sont ouverts (logique,
entravés par un [r], c'est comme ça qu'on les fait dans la vie de tous
les jours, même en français d'ailleurs), y compris ceux qui paraissent
aigus… mais lorsqu'il dépasse le passage
(ici, c'est un sol3, juste au-dessus de la limite habituelle des
ténors), soudain ses [o] se ferment audiblement (pas
spectaculairement, on entend bien la voyelle d'origine, mais se ferment
tout de même), toute l'émission s'arrondit, on entend très
bien la décontraction des conduits pour émettre l'aigu.
« Un còr al Trovatòr » devient presque « Un côr al
Trovatôr ».
Je trouve cet extrait très parlant parce qu'il reprend les mêmes mots
et fait très bien entendre la césure entre la partie sous le passage
et la partie au-dessus du passage. On se rend compte
également que Tamagno ne
fait pas réellement des [ô], mais qu'il tire plutôt ses [ò] vers
une zone de confort intermédiaire.
En plus de tout cela, c'est un chanteur que j'aime beaucoup, et qui
remet l'église au milieu du village lorsqu'on parle d'héritage italien
en promouvant des voix où toutes les voyelles sont égalisées, la
couverture omniprésente, les sons bouchés, le timbre éteint… Au lieu de
ce timbre clair, de ces voyelles très différenciée, de cette voix libre
(et même assez largement ouverte). Pourtant Tamagno chantait Otello
(mieux, en tant que créateur, il en constitue quelque part le modèle,
l'idéal peut-être), rôle parmi les plus lourds qu'on n'oserait pas
distribuer aujourd'hui à une voix qui ne serait pas sombrée.
Ces exemples spectaculaires demeurent assez rares. Ils sont plus
dangereux en cas de mauvaise réalisation – la tension musculaire et
ligamentaire n'est pas la même, à note égale, selon l'intervalle fait
et surtout la voyelle émise –, et si l'on n'applique qu'une couverture
binaire, on risque de ne pas couvrir au bon moment sur des notes
intermédiaires et, un jour de fatigue vocale par exemple, de se faire
mal. C'est pourquoi la plupart des professeurs (dans un but esthétique
aussi, pour homogénéiser la voix) demandent au minimum de commencer à
couvrir progressivement à l'approche du passage (notre
prochaine série d'exemples).
2.2.1.2.
Après le passage
Néanmoins, on trouve toute une école de chant français, en tout cas
chez les femmes (Esposito, Raphanel, Perrin, Fournier, Manfrino,
Vourc'h, Pochon, Barrabé…) qui émettent un médium très libre
(souvent avec des [r] uvulaires, d'ailleurs) et ne modifient
leurs voyelles qu'assez haut dans la voix, au moment du passage
ou peu avant. Il existe bien sûr d'autres phénomènes simultanés (chez
Cécile Perrin, Nathalie Manfrino ou Karen Vourc'h, ce sont tous les
paramètres de la voix qui changent, jusqu'au timbre qui devient
méconnaissable), mais la couverture en fait partie. On a sélectionné
pour vous un cas particulièrement limpide (et une interprétation de
tout premier choix) :
Anne-Catherine
Gillet (Micaëla dans Carmen) ne fait pas
entendre de cassure dans la voix, mais si l'on observe les voyelles, il
existe bien un changement net au-dessus du passage (alors
qu'elle ne poitrine
jamais et chante tout dans le même registre, même le grave).
Je vais voir de près cette femme
Dont les artifices maudits
Ont fini par faire un infâme
De celui que j'aimais jadis !
Elle est dangereuse, elle est belle,
Mais je ne veux pas avoir peur,
Non, non, je ne veux pas avoir peur,
Je parlerai haut devant elle,
Seigneur,
Vous me protègerez, Seigneur.
Ah !
Je dis que rien ne m'épouvante,
Je dis, hélas, que je réponds de moi ;
Mais j'ai beau faire la vaillante
Au fond du cœur je meurs d'effroi…
Seule en ce lieu sauvage
Toute seule j'ai peur – mais j'ai tort d'avoir peur :
Vous me donnerez du courage,
Vous me protègerez, Seigneur !
Protégez-moi, donnez-moi du courage !
J'ai souligné les syllabes où la couverture s'exerce. La plupart du
temps, dans l'essentiel du médium, les voyelles restent très naturelles
(voyez ces [i] très authentiques, ces [eur] bien ouverts, ces [è]
clairement dessinés. Et dans les syllabes soulignées, la définition des
voyelles devient au contraire plus floue ; pour des raisons
d'émission propres aux voix de femme, mais aussi parce que (et je crois
que cela s'entend très bien dans cet extrait) la chanteuse déplace un
peu ses voyelles vers une zone sans danger – sinon la voix se tendrait,
s'assècherait, se romprait.
Voyez par exemple « hélas » au début de la seconde partie
de l'extrait (en réalité la reprise de la première partie de l'air),
« elle est belle », ou « cœur », bien ouverts, très
naturels, et comparez-les aux équivalents couverts :
« hélas » à « femme / infâme » (flottants,
tirant sur le [ô]) ;
« elle est belle » à « faire / aimais / mais j'ai »
(comme un petit voile, toujours un [è], mais un peu plus proche du
[eû], arrondi en somme) ;
« cœur / meurs » à « avoir peur » (qui s'arrondit
de façon plus fermée, mais pas forcément vers le [eû], plutôt vers un
[a] couvert – donc un [a] avec des caractéristiques de [ô]) ;
ou pour les [i], « artifices maudits », très francs et
antérieurs, à « fini », où ils deviennent plus ronds, plus en
arrière (discrètement inspirés par les [ü] ou les [eû], sans être
déformés non plus – un [i] plus en arrière).
Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples
vocaliques concernés.
Autre fait amusant, ses [ou] ne sont jamais vraiment naturels mais
tirent tous un peu vers le [ô] (ce qui n'est pas obligatoire dans les
graves), un choix personnel.
2.2.1.3.
Progressivement
Tout cela est très bien fait, et la voix ne paraît pas du tout
rompue ou dysharmonieuse ; A.-C. Gillet ménage tout de
même des ponts (« Seule en ce lieu sauvage », qui n'est pas
haut, est partiellement couvert pour ménager la transition – de même
pour le [a] d'« effroi »), mais globalement, on entend très
bien la différence entre le bas très naturel et le haut, plus rond,
plus sophistiqué, de la voix. À titre tout à fait personnel, je trouve
qu'elle tire en réalité le meilleur parti possible de cette
disposition, en maximisant son intelligibilité et la variété de ses
voyelles (donc de ses couleurs), mais cela réclame une précision du
geste vocal considérable, beaucoup plus délicate que dans les cas où la
couverture est uniforme sur toute la tessiture – une forme d'idéal
esthétique, alors même que ce n'est pas ce que recommanderont les
professeurs en priorité.
Je crois que c'est aussi un excellent exemple de progressivité,
donc, même s'il y a des artistes qui comment vraiment plus nettement
avant le passage. Je renvoie aussi aux exemples de L. Pavarotti dans Don
Carlo au §3, qui exemplifie à merveille le principe de la
couverture progressive avant le passage, arrondissant
de plus en plus nettement la voix pour masquer les transitions tout en
conservant un grave naturel. Cela me permet de ne pas alourdir
superfétatoirement cette notule qui est loin d'arriver à son terme.
2.2.1.4.
Sur toute la tessiture
Esthétique qui se partage la prédominance avec la couverture
progressive, la couverture totale (ce ne sont pas des
locutions consacrées, j'essaie seulement de me faire comprendre) est de
nos jours quasiment obligatoire pour les voix les plus larges (et, plus
gênant, pour les rôles supposément plus larges, même chanté par des
voix légères, ce qui peut contribuer à les boucher et les dénaturer…
témoin tous les petits Siegmund et Siegfried sombres mais à peine
audibles).
Plácido Domingo en
est un exemple particulièrement illustre ou abouti (ici, entrée
d'Alvaro en 1986 dans La Forza del Destino de Verdi). Il ne
chante pas sur une seule voyelle, non, mais les émet toutes au même
endroit (comme légèrement mâtinées de [eû]), avec la même couleur.
Pour vous faciliter la tâche, un montage avec les quatre couples
vocaliques concernés.
« Ciel ! che t'agita » (en principe prononcé « Tchèl,
ké t'adjita ») est articulé un peu en arrière, au bon point de
résonance (ce qui n'empêche pas que Domingo dispose des
harmoniques faciales les plus impressionnantes du monde – simplement la
caractéristique passe très mal au disque chez lui, et je me contente de
commenter ce qu'on entend sur cette bande), et ressemble un peu à
« Tcheul ! keu t'eudjeuteu ». Pas à ce point-là bien
sûr, les voyelles sont différenciées, mais leurs différences
sont minimisées, leur emplacement est quasiment identique et leur
timbre très proche. Cela donne une aisance maximale pour
chanter n'importe quelle ligne, puisqu'il n'y a plus besoin de
se préoccuper des spécifités de chaque voyelle (certaines doivent être
accommodées plus tôt dans la voix que d'autres !).
Voyez, lorsqu'il descend, ses [a] ne s'ouvrent pas. Prenez
« m'han vietato penetrar » (à partir de 6') : le [a] de
« vietato », court et emporté, est ouvert (quoique placé
sensiblement au même endroit), mais pas celui de
« penetrar », très couvert alors qu'il est beaucoup plus
grave – et c'est le cas de tous les [a] tenus qu'émet P. Domingo. Vous pouvez le
vérifier avec « santo » (17'), « incanto » (24') ou
le [o] final, très fermé et protégé, de « tramutò » (44').
Outre la stabilité, cela permet aussi d'assurer plus de rondeur et
de puissance dans les graves, ce qui peut être utile pour certains
rôles écrits bas ou concurrencés par l'orchestre dans ces zones
naturellement moins projetées.
On pourrait multiplier les exemples chez des chanteurs d'horizons très
différents : c'est la technique usuelle pour les spécialistes du
répertoire italien (hélas, ajouté-je subjectivement), et assez
incontournable (je le concède) pour le belcanto (en tout cas
le belcanto romantique, mais ça facilite aussi les choses pour le
belcanto du XVIIIe s.). Parmi les célébrités qui couvrent toutes leurs
notes de haut en bas, et dans n'importe quel rôle, vous pouvez tester
sur Deezer ou Youtube n'importe quel témoignage deJoan Sutherland,
Birgit Nilsson (qui ne
différencient même pas les voyelles, comme ça c'est encore plus
simple), Marco Berti, Mirella Freni, Piero Cappuccilli, Ludovic Tézier…
2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture
…
Considérant qu'il reste encore
beaucoup de chemin à parcourir, je publie la notule en plusieurs fois.
Le présent bloc est déjà assez long pour un format toile ; il
était nécessaire de poser les
termes et de donner quelques exemples pour qu'on commence à voir de
quoi il est question.
Les prochains épisodes seront
consacrés à la suite du repérage des infinies combinaisons possibles,
de quelques cas particuliers. Puis on en viendra à la pratique et aux
implications de la couverture chez le chanteur – ce n'est ni une
fatalité, ni un plaid une plaie.
Dans l'intervalle, vous pouvez vous reporter aux autres notules
consacrées à la technique lyrique, et en particulier à notre
dernière série sur le déblocage des aigus. (Voir aussi la section glottologie de notre cabinet.)
Épisode II
2.
Catégories et travaux pratiques
2.1.
Voix ouvertes, sans couverture
2.2.
Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture :
étendue de la couverture
Ces questions ont été traitées dans la première
notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales «
pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés
lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour
faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques
précisions.
En avant pour les multiples
enjeux de la couverture à l'Opéra !
(et du déshabillé,
semble-t-il)
2.2.2. Degré de
couverture : couleur de la couverture
Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très
fortement entre les voix et surtout entre les techniques.
2.2.2.1.
Claire
[[]]
Verdi, Don Carlos, Suzanne
Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.
Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioniétonne
par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on
sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de
l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine
audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement
n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un
peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques
sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié »
(le [é] est articulé
au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et
trompettant, j'avais même publiquement douté
qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le
phénomène de près.
2.2.2.2.
Mixée
Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire
immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de
la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais
cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo,
prince de l'émission mixte, en fait grand usage.
[[]]
Puccini, La Bohème en
français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit
public.
Que cette main est froide,
laissez-moi la réchauffer ; Il fait trop sombre,
pourquoi
chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que
la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…
Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on
les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur
articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de
« réchauffer
» et le [è] de « ruisselle
» semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de
l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus
ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres
choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi
»
est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français
(il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement
ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la
posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et
jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles
individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de
chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ouNilsson…), mais elles ne sont
pas fabriquées à partir de
leur endroit habituel, plutôt déplacées
vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue
pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).
C'est une observation contre-intuitive, parce
qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des
voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en
réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir
et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.
École
américaine ?
[[]]
Bizet, Les Pêcheurs de Perles,
John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les
retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du
français de John
Aler (en Nadir dans les Pêcheurs
de Perles).
Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò.
Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque
[ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et
qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de
la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa
en Nemorino (L'Elisir d'amore).
La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour
d'autres
formats plus larges et inattendus (où il
s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage
de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le
résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais
une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une
belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.
Voix
dramatiques ?
[[]]
Verdi, La Forza del destino,
acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne
fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la
justesse discutable de l'excellente soprane.
Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un
amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse
dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui
accompagne toujours les aigus ? C'est l'effet
de la voix mixte – Carlo Bergonzi
détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant
la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en
retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).
Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.
Al chiostro, all'eremo, ai santi altari L'oblio, la pace [or]
chiegga il guerrier.
Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant
moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître,
l'ermitage, les saints autels. »
« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga
» [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une
voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont
émises du même endroit.
Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et
c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus
nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection,
en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus
franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait
mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez
néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses
[i] très francs et libres.]
Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la
réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa
carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on
sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait
avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés,
correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera
jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son
dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus
ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient
un ton trop bas…).
C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins
engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde
paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle
que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît
jamais en danger vocalement.
Techniques
baroques ?
[[]]
Salieri, Tarare, air « J'irai, oui,
j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.
Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes
dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe,
Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que
ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui
popularise de Requiem
de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en
juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR
de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant,
ça arrive même fréquemment !
Vous l'entendez ici : « et [= eué]
si je succômbe », « a bien
mérité qu'on l'en prive [= preuïve]
».
Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins
jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans
doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les
chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant
l'extension progressive des tessitures et le caractère public des
représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au
XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait
absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs
lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques
cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient
dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des
exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de
transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs
baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La
plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à
une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc
une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore,
et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter
des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils
auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les
parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une
idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY
et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques
employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les
pays, a fortiori à des
époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui,
entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très
vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour
chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler,
typiquement !
Voix
graves ?
J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le
plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une
étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse
qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage
(l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les
aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la
zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un
peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les
compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites,
et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien
que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les
procédés (il faut soutenir
vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).
Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation
est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres
techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le
phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de
difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)
Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures
lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe
Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).
[[]]
Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes.
Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.
Il duolo della terra nel chiostro ancor ci
segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.
Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.
La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme
toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend
nettement sur les aigus : « la guerra
» et « in ciel » semblent
tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en
parlant, mais quelque chose d'accommodé,
de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans
lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.
2.2.2.3.
Sombre
Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on
trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes.
Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la
nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même
dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf.
§2.2.1 « étendue de la couverture »).
[[]]
Massenet, Werther,
Georges Thill.
Georges Thill
racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène,
ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton
que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor
». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce
moment pour terminer sa carrière.
Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », «
s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le
[eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en
français parlé. Le reste de l'air est assez libre tout de même,
avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité
verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle
sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.
Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », «
fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].
[[]]
Gounod, Roméo et Juliette,
Plácido Domingo.
Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo
avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de
même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et
surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se
protéger des voyelles trop ouvertes).
Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les
différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre
effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.
[[]]
Verdi, Otello,
Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.
Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine
qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais
beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix
très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé,
qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et
l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus
parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très
haut placée pour un ténor dramatique !
Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine
quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur
le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar
» [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande
intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter
au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la
mâchoire s'ouvre très, très largement) : « del ciel è gloria » [dal ciel ô
glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien
qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus
finaux, simplement la conservation du même placement général.
[[]]
Wagner, Die Walküre,
fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio
Luisi.
Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur
d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann
dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à
un débat-amusette dépourvu de sens
sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il
chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est
ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est
loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en
ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement
dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)
Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de
Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la
voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient
notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre
toujours ses médiums et ses graves.
Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien
(aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe
l'extrait :
[[]]
« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée,
on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.
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Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et «
siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on
entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).
Plus net encore pour « ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de
la poignée de l'épée) :
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Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est
accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et
éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite
de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles
difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu
d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et
Brünnhilde).
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Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une
caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte
des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas
de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en
italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont
nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les
détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les
prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse
technique si vous y prêtez garde.
Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui
monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une
voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y
a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère,
a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de
difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.
Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le
même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son
placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout
changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.
Finissons avec des barytons. Renato Bruson,
qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout
paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu
d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une
technique initiale assez stupéfiante.
Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.
On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent,
s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons
sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato
infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et
les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même
source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.
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À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei
privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les
voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est
plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.
L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations
intermédiaires, comme ici Juan Pons
dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses
réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux
extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande
unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement
individualisées :
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Verdi, Il Trovatore,
entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova,
Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus
électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv,
je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).
Couvrez, c'est bon
pour la santé.
Quelques
précisions
Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à
l'italien.
Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend
mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français)
ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore
que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment
réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre
que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres
(c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont
familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de
route.
Et puis, si j'ai quelques notions
superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…
De même, vous aurez peut-être ressenti avec
frustration le peu de Wagner,
alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela
tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à
moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas
d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne
continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées
par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de
chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas
des biais techniques déjà considérables.
Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas,
qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on
pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour
la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
Verdi et Gounod me paraissent quand même très
indiqués pour l'exercice.
La couverture
existe aussi dans la langue parlée.
En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire
d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons
athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ».
Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son
son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de
fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux
sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.
Plus tard
Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la
question du degré de couverture, avec
l'aperture plus ou moins grande
des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.
Ensuite, il nous restera à évoquer les
types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait
assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le
Graal : l'aperto-coperto,
très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du
mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer
pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par
en-dessous.
J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette
technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et
de sa délicate application pédagogique.
Pour une prochaine livraison, donc !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
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