Carnets sur sol

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samedi 17 juin 2023

[podcast] Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – Épisodes 9,10,11,12,13 : chef invité, chef symphonique, chef de fosse, chef de ballet


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Dan Ettinger, le magicien de fosse.
(photo Niedermueller)


Toujours à l'occasion de ma découverte du format baladiffusé, j'ai décidé de reprendre et d'enrichir la notule « Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres » sous forme de série audio. 

Les huit premiers épisodes ont été enregistrés et publiés.

Retranscriptions ici :

Vous pouvez l'entendre par ici :

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Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, la version audio actualisée et développée de la série Musique ukrainienne, une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas




Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 9 : Le chef invité

Le directeur musical décide de la programmation et travaille au long cours avec l’orchestre, modèle le son de l’ensemble…

À l'inverse, le chef invité débarque de son avion et doit en deux services, parfois avec des musiciens qu’il n’a jamais vus auparavant, modeler une interprétation qui soulèvera d’enthousiasme le public. Un service de répétition, c’est une séance de 3 à 4h. La norme est aujourd’hui de 2 services pour un concert symphonique standard (c’est évidemment plus pour une production scénique), certains programmes difficiles obtiennent 3 services, et certains chefs très exigeants (et surtout très célèbres, pour pouvoir l’obtenir) en demandent 4. Mais la norme générale, pour un concert symphonique, est aujourd’hui plutôt de 2 services. C’est court.

[Développement non retranscrit sur la façon dont certains chefs choisissent de tout « filer » – c'est-à-dire dire jouer presque sans interruption – tout en donnant des consignes, dont certains parlent (ce qui n'est pas toujours apprécié des musiciens), chantent pour donner leurs intentions… Il faudra aller écouter pour disposer du détail.]

Cette contrainte a une implication forte : l'efficacité de la communication du chef est alors primordiale. Un directeur musical peut se permettre de prendre le temps de faire évoluer les choses, peut faire référence à des répétitions précédentes, construire ses habitudes, même inefficaces, sur le long terme. Mais un chef invité, lui, doit aller droit au but s'il veut transmettre sa vision, et même tout simplement que le programme soit bien travaillé – considérant que certains orchestres français ont la réputation de ne pas travailler beaucoup avant la répétition, et que d'autres (de toutes nations !) font exprès de saboter la concert s'ils estiment le chef indigne d’eux, il faut vraiment avoir des choses à dire sans traîner !

C'est dans ce cadre que la gestique devient véritablement importante : on n'a pas le temps de s'arrêter pour expliquer, il faut indiquer ce que l'on veut avec l'attitude, les gestes, le regard.
Et c'est aussi pourquoi certains fabuleux chefs d'ensemble peinent à se convertir en chefs invités, où la maîtrise de ce qu'on appelle 'la technique de direction' est importante. Les musiciens n'aiment pas beaucoup, en général, les chefs bavards qui racontent ce qu'ils pourraient montrer ou chanter.

Un bon chef invité a donc en général une bonne gestique, et c’est en tout cas le moyen le plus efficace de mener une répétition. Je reparlerai des gestes du chef plus loin dans cette série.

Le rôle du chef invité est sans doute devenu encore plus difficile à présent qu'on peut voyager vers toutes les cultures à coup d'avion, et en deux services (séances de répétitions) imposer sa vision et sa personnalité, sans avoir le temps de travailler à fond la question du son et du style (il faut prendre l'orchestre comme il est, ce n'est pas un travail de long terme), sans pouvoir épuiser tout ce qu’on veut faire de l'œuvre. On l’entend souvent en concert : le début d’une œuvre est particulièrement saisissant, travaillé au cordeau, et soudain la spécificité de l’interprétation s’efface, on a l’impression que tout le monde joue en pilote automatique l’œuvre telle qu’on l’entend d’habitude. Ce peut être un effet de cette contrainte de temps : tout ne peut pas être travaillé à fond. Souvent, c’est la pièce en ouverture ou l’accompagnement du concerto qui en fait les frais, on sent que c’est nettement plus flou, moins précisément pensé et réalisé que le plat de résistance. (et ce flou existe vraiment !)
Cette contrainte n’existe pas aussi fortement chez les ensembles spécialistes itinérants, qui font des tournées avec le même programme et qui peuvent davantage aller au fond que l’orchestre symphonique de la ville qui, chaque semaine, change de programme (et souvent de chef !).

Le chef invité doit donc être capable en très peu de temps de donner un maximum d'indications et d'emporter l'adhésion de l'orchestre. D'où l'importance de la gestique, dans ce cas : s'il arrête la musique pour expliquer chaque mesure, il n'y arrivera jamais. [Je reviendrai sur ce point : les orchestres jugent en quelques instants les chefs, et leur bonne volonté peut se décider presque instantanément. Phénomène du « baisser de rideau », par exemple à New York. Hengelbrock, Haïm expulsés de l’Opéra de Paris, etc.]

On peut véritablement considérer que directeur musical et chef invité sont deux métiers différents, l’un travaillant au long cours avec des musiciens qu’il connaît et construisant un programme, assumant au passage des tâches administratives, de représentation publique, de levée de fonds, etc. ; l’autre devant au contraire communiquer au plus pressé avec des musiciens qu’il connaît peu.

Il est en va de même pour l’autre grande dichotomie de l’univers des chefs d’orchestre : chef symphonique vs. chef de fosse. Ce sera le sujet de nos prochains épisodes.



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 10 : Chef symphonique

Après le directeur musical vs. le chef invité, voici la seconde dichotomie importante à signaler : chef symphonique vs. chef de fosse.

On l’a vu, deux métiers.
Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest), chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert, pour un Fidelio hybride – avec chœurs en français –, qu'avec le Phiharmonique de Vienne pour Brahms 2). Deux métiers décidément.

Et à présent, chef symphonique et chef de fosse.

Le chef symphonique est celui qui va jouer le répertoire instrumental (et le cas échéant les cantates, quelquefois les opéras sans mise en scène), et en tout cas le répertoire pour le concert.
Son travail consiste donc à se concentrer sur l'interprétation d'une œuvre selon ses choix : il n'y a pas à composer avec la gestion du rythme par les chanteurs, à s'ajuster à leur volume sonore, à épouser des contraintes ou des souhaits de mise en scène (le metteur en scène Marthaler avait ainsi demandé à ce que les récitatifs de ses Noces de Figaro soient joués sur toutes sortes d'objets et instruments, pas des clavecins ou pianofortés !). Il est maître à bord, à part dans les concertos (tout dépend des notoriétés respectives du soliste et du chef), et son répertoire consiste alors largement dans les symphonies germaniques, les poèmes symphoniques de Ravel et Debussy et les ballets de Stravinski. Même s'il existe bien sûr des chefs spécialistes qui ont un répertoire un peu différent.

D'une certaine façon, l'exercice symphonique, même s'il n'est pas forcément plus prestigieux, est ressenti comme plus 'pur' : le chef est au centre de l'attention, et le véritable maître à bord – pas de contraintes de la scène ou de supérieur hiérarchique qui vienne trancher une querelle entre différentes composantes d'un spectacle complet.

Le chef symphonique correspond à l'image du chef-démiurge, dont on attend qu'il donne sa vision des chefs-d'œuvre du patrimoine (vision majoritaire mais discutable au demeurant, en quoi a-t-on besoin de singularité pour jouer des chefs-d'œuvre plutôt que de les donner tels qu'ils sont ?).

Même pour l'opéra au demeurant : l'orchestre est sur scène, bien plus mis en évidence (et en général écouté).



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 11 : Chef de fosse

Le métier de chef de fosse est aux antipodes. Pourtant, énormément de chefs (la plupart, peut-être) réalisent un va-et-vient entre ces deux fonctions, et les exercent parfois simultanément : Eugen Jochum, Karl Böhm, Riccardo Muti, Daniel Barenboim, K. Petrenko, A. Nelsons, Ph. Jordan, Gustavo Dudamel… énormément de chefs ont eu cette double casquette, alors même que les métiers sont très différents. Certains passent de l’un à l’autre (Welser-Möst et Nelsons, excellents à l’Opéra, se sont spécialisés dans le symphonique, où ils paraissent plus pâles), d’autres les exercent simultanément (Jordan quand il était à la fois à l’Opéra de Paris et au Symphonique de Vienne ; Pappano à la fois à Covent Garden, l’opéra de Londres, et à Santa Cecilia, le concert symphonique à Rome ; Dudamel qui cumule Los Ángeles et le même Opéra de Paris).

Pour autant, il existe des chefs spécialistes de l’accompagnement d’opéras, notamment en Allemagne (même si la pratique de chef d’opéra est en général cumulée avec des concerts symphoniques ambitieux, comme le faisait Simone Young à Hambourg ou Weigle avec le Museum de Francfort-sur-le-Main), et bien sûr en Italie – où il existe vraiment des chefs accompagnateurs qui font essentiellement cela toute l’année :  Mugnai, Gui, Cellini, Serafin, Votto, Erede, De Sabata, Picco, Capuana, Questa, Gavazzeni, Sanzogno, Santini, Gelmetti, Renzetti, Benini, Mariotti, Rustioni, Armiliato, Battistoni, Luisotti… et en général plutôt pour de l’opéra italien du XIXe siècle (Rossini, Donizetti, Belllini, Verdi, Puccini).

En quoi consiste leur métier ?

Le chef de fosse est, comme son nom l’indique, le chef qui dirige un opéra (ou un ballet, je reviendrai sur ce cas particulier plus loin), et plus précisément un opéra mis en scène. Il se trouve donc dans la fosse avec son orchestre, loin des regards, fait des gestes pour donner les départs et opérer le raccord entre la fosse et le plateau où l’on joue la pièce théâtrale. L’éloignement physique n’est pas tout à fait anodin : le son ne se propage pas uniformément, surtout pas avec un décor asymétrique, des chanteurs qui échangent depuis différents endroits du plateau, une distance variable vis-à-vis du chef et du public, un décor qui peut absorber ou réverbérer le son…

Le chef de fosse est ainsi d’abord un chef-accompagnateur : son travail est avant tout de suivre les chanteurs, en particulier dans le répertoire italien où ils ont beaucoup de liberté de phrasé – et souvent un niveau de solfège considérablement plus limité que les instrumentistes. Je n’invente pas ce fait : dans les conservatoires, il existe un « solfège chanteurs » distinct du solfège pour les instrumentistes, et qui est considérablement simplifié. Peut-être parce que la sélection sur critères d’aptitude physique (ou de capacité à percevoir les images nébuleuses d’un professeur) empêche de sélectionner simultanément sur le solfège ; peut-être aussi parce que l’expression verbale entraîne des ajustements sur les valeurs solfégiques écrites – on allonge certaines syllabes fortes même si elles sont écrites égales, par exemple. Et puis, la voix étant un outil fragile, le chanteur peut avoir besoin de prendre des précautions pour aborder certains passages ; sans parler des attentes du public sur les aigus tenus le plus longtemps possible !
En tout état de cause, les chanteurs sont moins fiables que les instrumentistes, et le rôle d’un chef de fosse est de les guider, mais aussi de les suivre : il faut être capable de communiquer efficacement avec l’orchestre pour se mettre d’accord sur le point où tout le monde se retrouve, lorsque le chanteur a pris un temps d’avance par exemple. Les orchestres de fosse sont habitués à cet exercice périlleux, mais c’est au chef de donner l’impulsion : s’il n’est pas clair, les décalages pour rattraper le chanteur vont s’empiler sur ceux du chanteur, qui sera à son tour déboussolé, et on court à la catastrophe.

Le chef de fosse doit donc pouvoir anticiper les effets, réagir aux erreurs ; ce que je trouve touchant dans ce rôle, c’est que contrairement au chef symphonique, le but ne peut pas être la perfection, mais plutôt la meilleure réaction aux imprévus de la représentation scénique.
L’orchestre sert un drame, et c’est pourquoi l’esprit compte davantage que l’exactitude. Dans cet esprit, je vous recommande l’écoute de l’Elektra de Mitropoulos, pas celle de 57 à Vienne avec Borkh et Della Casa, qui est une soirée splendide où il n’y a pas grand’chose à retrancher, mais celle de 51 à Florence avec Anny Konetzni et Martha Mödl… l’orchestre est complètement dans le décor, les chanteuses improvisent leurs notes, rien n’est en place, même pas de loin… et pourtant, l’énergie collective, le désir de servir la musique et le drame font de cette soirée un témoignage totalement électrisant, qui outrepasse ses défauts. Ce serait probablement plus difficile à accepter dans un contexte purement instrumental, où on aurait peine à donner du sens à la succession de pains, couacs et canards…

Bien sûr, le chef de fosse n’est pas qu’un passe-plats, il a aussi droit à sa vision artistique, surtout dans les répertoires où l'orchestre est déterminant (Wagner, R. Strauss, Debussy), mais contrairement au chef symphonique, il doit absolument être capable de réagir efficacement à des situations d'urgence, et pas seulement de préparer l'orchestre pour correspondre parfaitement à sa conception de l'œuvre.

Je vous raconte quelques anecdotes vécues en salle pour éclairer le propos.



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 12 : Chef de fosse, les anecdotes

Pour rattraper un décalage. J’ai souvent vu des choses incroyables, presque surnaturelles. Je me rappelle par exemple de Dan Ettinger qui dirigeait Tosca à Bastille… il y avait de petits décalages chez les chanteurs (pas des tocards : Elena Stikhina, Marcelo Puente, Salsi ou Lučić…), et on n’entendait absolument pas l’orchestre manger un temps, tout était d’une fluidité extraordinaire (et en plus le chef proposait une véritable interprétation personnelle et charismatique). Chez les bons orchestres de fosse, c’est de la pure magie : on entend que le chanteur s’est trompé de rythme, mais on ne parvient pas à entendre où l’orchestre a fait le raccord, tout paraît parfaitement fluide chez les musiciens. Chapeau.

À l’inverse, Rafał Siwek avait mangé deux temps dans son entrée pour un des grands thèmes solennels de la première scène de Padre Guardiano (« Venite fidente alla croce »), dans la Force du Destin de Verdi. Moment pourtant écrit tout en accords, facile à rattraper. Hé bien l’orchestre est resté décalé jusqu’à la fin de l’intervention du chanteur, pendant une grosse dizaine de secondes !  
Certes, en l’occurrence, ce n’était pas de la faute du chef (Luisotti), je l’ai vu faire les bons gestes (peut-être un peu timides, mais ils étaient là), l’orchestre ne l’a pas suivi. Pareil pour Luisi qui s’est fait ghoster de façon assez méchante sur certaines indications pour des Verdi à l’Opéra de Paris (Boccanegra en particulier). C’est l’histoire du baisser de rideau, dont on a déjà parlé. Ça existe aussi à l’Opéra.
Mais que ce soit la faute du chef ou pas, peu importe pour notre conversation : lorsque ça dysfonctionne, on attend des musiciens qu’ils ratttrapent la situation. Et c’est au chef de donner l’impulsion, de faire le signe « hop, vous me laissez cette fin de mesure, on se retrouve à la suivante… maintenant ! ».

J’ai déjà brièvement rappelé la mésaventure de Leonard Slatkin, grand chef symphonique à la très belle carrière, qui excelle dans des répertoires difficiles du XXe siècle et avec de grands orchestres… Mais invité au Met pour La Traviata, il avait été surpris par le rubato (c’est-à-dire les déformations de ce qui est écrit sur la partition – ce qui est autorisé dans une certaine mesure pour des raisons artistiques) d’Angela Gheorghiu. Celle-ci a en effet la caractéristique non seulement de déformer la mesure, comme c’est largement permis dans le répertoire italien du XIXe siècle, mais surtout de le faire en totale improvisation : tant qu’elle a du souffle, elle tient son aigu. Ce n'était pas un manque de professionnalisme de la part de Slatkin, mais suivre des sopranos capricieuses est une activité de plein temps, et il n’était manifestement pas assez aguerri là-dessus, ayant surtout dirigé des concerts symphoniques (ou des choses où tout le monde reste assez rigoureux rythmiquement, comme les opéras de Ravel). Slatkin a raconté que Peter Gelb, le directeur du Met, lui avait dit de poursuivre comme il faisait, mais évidemment, quand il y a des décalages (que Slatkin admet complètement), on tient le chef pour responsable. La presse et le public l’ont senti. Si bien que Slatkin s’était retiré de la production, non sans expliquer dans les journaux (et dans son blogue) que Gheorghiu avait eu un comportement peu professionnel – d’autres lui répondant que s’il n’était pas capable de suivre les chanteurs, il ne devait pas diriger d’opéra italien, que c’était lui qui était professionnellement en tort. Les deux points de vue s’entendent, même si ma sympathie va plutôt, vu leurs pedigrees respectifs, au pauvre chef qui a dû vivre l’enfer sur terre.

Autre difficulté : aider les chanteurs qui ont des difficultés en volume, soit à cause de la nature de l’œuvre (coucou les Richard, Wagner, Strauss), soit à cause de leur instrument (erreur de casting), mais ce peut aussi être lié à la salle (l’Opéra Bastille est immense, seules quelques voix énormes ou particulièrement bien projetée peuvent y passer très audiblement la rampe ; la Philharmonie de Paris est très défavorable aux voix, on les entend très mal sorti du parterre, en tout cas lorsqu’elles sont situées à l’avant de l’orchestre), à la disposition (en version de concert, l’orchestre est sur scène, donc plus sonore qu’en fosse, le son est réverbéré par le fond de la salle), et méforme bien sûr.

Le souvenir le plus spectaculaire que j’aie est celui d’un Wotan aphone… Evgeny Nikitin était venu chanter la Walkyrie avec le Mariinsky, de passage pour tout le Ring à la Philharmonie de Paris. Dès son entrée (à l’acte II), la voix paraît étrange, moins lumineuse que d’ordinaire, un peu de viscosité dans le timbre. À la fin de l’acte, il semble vraiment fatiguer. Arrive l’acte III. Et là, on se rend compte qu’il ne pourra jamais arriver au bout. Plus il chante, moins la voix sort, elle s’étiole et devient minuscule…
C’est alors que le miracle se produit : Gergiev fait jouer tous les Adieux de Wotan dans des dynamiques extrêmement douces à l’orchestre, si bien qu’on entend le chanteur murmurer jusqu’à la fin de l’œuvre !  Il a sauvé la soirée. (Et on sentait bien la différence dans les interludes pour orchestre seul, où tout à coup l’orchestre reprenait sa pleine ampleur.)
Voilà ce que doit faire un chef de fosse : il doit être capable de composer, dans l’instant, avec mille contraintes.

Vous vous rendez compte du changement considérable d'habitudes quand un chef symphonique obtient un poste dans une maison d'Opéra… Ils sont censés connaître les deux métiers, mais d’une part tout le monde n’est pas aussi doué pour les deux postes, d’autre part lorsqu’on ne s’est pas longtemps exercé dans un théâtre, pas évident d’avoir les bonnes réactions dans l’instant, même si l’on est bien formé et bien préparé !



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 13 : Chef de fosse, le cas du ballet

Il existe, parmi les chefs de fosse, un lumpenproletariat dont on évoque rarement la fonction sans un rictus de mépris : chef de ballet.

Il faut dire que la fonction est, par bien des aspects, davantage technique qu’artistique.

1) Il faut d’abord bien avouer qu’au ballet, l’intérêt du public va essentiellement à la danse. C’est aussi le cas pour l’opéra, où le drame sur scène et le chant priment tout, mais le chef obtient toujours un succès d’estime, et les amateurs d’opéra s’intéressent aussi à la musique. On râlerait beaucoup si les opéras étaient accompagnés au piano, et on refuserait de se déplacer si l’orchestre était remplacé par une bande enregistrée.
Au ballet, c’est tout différent : le public vient pour voir les danseurs, et la musique est un supplément agréable. La majorité des spectateurs ne regarde pas ce qui va être joué en musique, ne se déplace pas parce qu’on entend le Sacre du Printemps ou plutôt des arrangements horribles de Chopin et Tchaïkovski. D’ailleurs, les balletomanes vous reprendront (ou ne vous comprendront pas) si vous citez le nom du ballet accompagné du nom du compositeur – au lieu du chorégraphe.
Je vous raconte une petite anecdote plaisante : à la fin de l’ère Brigitte Lefèvre, à l’Opéra de Paris, je me suis régulièrement déplacé à Garnier pour voir des ballets, parce qu’il y avait un grand renouvellement de titres et, coïncidence ou pas, des musiques réellement intéressantes. C’est ainsi qu’en même pas cinq ans, j’ai pu assister au Psyché intégral de Franck (très bonne musique, mais rarissime au concert, même en fragments !), à Miss Julie de Ture Rangström, à Appalachian Spring de Copland, à Piège de Lumière de Damase (un souvenir incroyable), à Fall River Legend de Morton Gould, aux Forains de Sauguet… que des ballets aux musiques particulièrement riches, et rarement donnés. J’étais assis, comme toujours, aux places les moins chères (je vais trop souvent au concert pour être en Optima !), et mes voisines du soir m’ont, plusieurs fois, demandé si je venais pour voir tel danseur… Quand je répondais que je venais pour la musique, parce qu’elle est rarement donnée, je lisais vraiment l’incompréhension dans les regards – pourquoi venir au ballet si ce n’est pas pour regarder les danseurs ?  Et en plus de la musique pas connue ?  Je ne dis pas que j’ai été mal accueilli ou jeté depuis les stalles de Garnier, mais j’ai bien senti l’exotisme de ma démarche, et plusieurs fois.
Donc on comprend bien que, du point de vue du prestige et de l’épanouissement personnel, le chef d’orchestre est peu valorisé au ballet. Personne ne va s’arracher des places pour voir tel chef – ou alors il faut vraiment que ce soit Salonen ou Dudamel, qui vont – marginalement – faire remplir davantage.

2) Le deuxième élément est, pardon de le dire, la qualité de la musique. Il existe des ballets de grande qualité, évidemment lorsque c’est Daphnis et Chloé de Ravel ou Le Sacre du Printemps de Stravinski, on peut se faire plaisir. Mais une grande partie du répertoire est assez pauvre musicalement : certains titres sont d’ailleurs uniquement accompagnés au piano (déjà vu avec du Chopin, ou avec la Sonate en si de Liszt, et même parfois du Glass – mon Dieu, prenez notre humanité en pitié, la vie est si cruelle…), et pour le reste, s’il existe quelques ballets romantiques pourvus de bonne musique (Giselle ou Coppélia, ça se tient vraiment bien), il y a pour la plupart beaucoup de moments utilitaires, même dans les Tchaïkovski (le Lac des Cygnes, il n’y a pas beaucoup de musique qui vaille en tant que telle, sorti de la chorégraphie… et l’acte III totalement prétexte au divertissement, pour la Belle au Bois, ce n’est pas toujours un sommet non plus, même si certaines pages sont remarquables). Et bien sûr, dans les ballets écrits par Minkus comme Don Quichotte ou La Bayadère, ce sont essentiellement des formules destinées à soutenir la danse, très peu de surprise ou de matière. Il y a aussi le cas des arrangements immondes – pour l’Onéguine de Cranko, l’idée était de ne mettre que du Tchaïkovski, mais aucun extrait d’Onéguine (pourquoi pas). La Sixième Symphonie, ça allait (même si c’était assez mou pour le duel), mais alors les arrangements de ses piécettes de salon faits à la truelle, écrasés sous des cordes pâteuses, quel gâchis. On comprend que les chefs qui ont de quoi vivre par ailleurs ne se précipitent pas pour vivre cette expérience.

Mais il y a une part plus technique à cette différence, qui se rapproche davantage de notre sujet.

3) Pour que les danseurs puissent danser, il est nécessaire de conserver un tempo très régulier (pas de rubato ni d’effet de phrasés !), réellement métronomique pour que les artistes sur scène puissent avoir des repères stables au fil de leur effort. Et, par rapport au tempo qu’on entend en concert ou sur les disques : il faut jouer beaucoup plus lentement, sinon les danseurs ne peuvent pas physiquement suivre. On est donc réellement bridé non seulement du côté du brillant, mais même des choix interprétatifs : le tempo est fixé par les possibilités et les besoins des danseurs, il ne varie pas, et les phrasés doivent aussi rester assez peu fantaisistes, au moins à la basse qui doit rester parfaitement régulière.
On est davantage dans un travail de contrôle de la mise en place que d’interprétation, clairement. Et ce d’autant plus qu’il n’y a aucune attente, aucune pression du public en ce sens.

4) Corollaire du manque de prestige et d’enjeu, les chefs qui exercent principalement cette fonction ne brillent en général pas par leur vigueur et leur singularité. Tous les spectateurs de l’Opéra de Paris ont entendu passer Vello Pähn depuis 20 ans… il fait le job avec sérieux et constance, mais ce n’est clairement pas la grande excitation.

Le chef de fosse, dans le ballet, n’a donc pas du tout le même rôle que pour l’opéra ; au ballet, on attend simplement l’exécution bien régulière, ce qui ne motive évidemment aucun chef en vue pour ce type de soirée – alors qu’ils jouent très régulièrement les ballets de Ravel, Bartók ou Stravinski au concert !

Voilà pour ce petit tour d’horizon des différentes typologies du métier de chef. Il reste encore beaucoup d’aspects à aborder. Avant d’aborder la question du type de battue et de rapport au temps, je vais dire un mot, dans les prochains épisodes, du principe de la gestique du chef. À bientôt !

samedi 15 avril 2023

L’opéra ? – Épisode 12 – Pourquoi les courants musicaux et littéraires ne concordent-ils pas ?


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Nouvel épisode dans la série L'opéra ? .

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Ci-après, retranscription (partielle, je vous encourage à écouter l'audio qui ajoute des exemples et explicite certaines allusions) pour les amateurs d'écrit.

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L’opéra ? – Épisode 12 – Pourquoi les courants musicaux et littéraires ne concordent-ils pas ?

Si vous êtes déjà un tout petit peu amateur à la fois de musique et de littérature, vous avez sans doute remarqué une bizarrerie : on parle d’opéra baroque pour LULLY, qui a pourtant collaboré avec Molière, Quinault et les frères Corneille, champions de la littérature classique. Peut-être plus frappant encore, la musique de scène pour Esther et pour Athalie de Racine, parangons de la tragédie classique, a reçu une musique de scène écrite par Jean-Baptiste Moreau, qui est, qui répond à absolument tous les critères de la musique baroque. La question s’étend aux autres arts ; pour l’achitecture et la décoration de Versailles aussi, on parle plutôt de style classique.

Autre exemple, de nature différente : le romantisme naît en Allemagne dans les années 1770, mais lorsque les compositeurs de cette période, comme Gaetano Pugnani, le mettent en musique, on entend très bien que le langage provient plutôt de Boccherini et de Gluck, parangons du style classique !  De même, lorsque les sujets paroxystiques des drames romantiques des années 1830 sont mis en musique (du moins avant Verdi), on est frappé par la mesure formelle, encore très classicisante, du style musical du belcanto romantique. (Sur le belcanto, je vous renvoie à l’épisode du podcast qui présente cette génération esthétique, et que je n'ai pas encore retranscrit sur CSS.)

Alors, pourquoi cela ?

Il existe différentes réponses, et elles varient selon les cas étudiés.


1) Étiquetage

D’abord, la bizarrerie n’est pas toujours dans le style, mais souvent dans l’étiquetage : on entend bien l’étroite intrication de la langue de Molière, Quinault ou Corneille avec la musique de LULLY – qui crée même des mesures à métrique changeante, c’est-à-dire avec des unités différentes, pour suivre au plus près le débit de la parole –, ce qui n’était pas du tout à la mode, me semble-t-il, avant lui !  Et il serait tout à fait étonnant qu’au sein de genres aussi étroitement régulés par le goût du souverain, on ait associé des styles différents, à la manière d’un patchwork réalisé au petit bonheur.

En réalité, aucune bizarrerie si l’on observe ces arts en leur temps : le terme de « baroque » apparaît tardivement, de façon dépréciative, pour désigner une époque qu’on ne comprenait plus, et qui paraissait moins équilibrée et noble que le style de la génération Mozart. L’étymologie généralement rapportée, dont je n’ai pas vérifié la véracité, est barroco, mot portugais pour désigner une perle irrégulière. En tout état de cause, c’est dans ce sens que le vocable est employé, et avec une connotation péjorative qui nous est restée dans le langage courant.

Aux yeux des contemporains de LULLY, c’était bien évidemment un seul style entre le texte et la musique : le style à la mode, le style du souverain, un style qui se pensait comme néoclassique effectivement (sans que le mot ne soit utilisé), dans le sens où il se voulait un prolongement ou une recréation de l’esprit de la tragédie grecque.


2) Croisements

Ces deux styles ont beau se marier à la perfection, il demeure véritable que leurs noms correspondent à des préoccupations distinctes vis-à-vis de ce qui a précédé et suivi : le style classique littéraire se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la qualité des grandes architectures. Alors que la musique de l’époque des drames classiques au XVIIe siècle est au contraire fondée sur la miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère classique musicale), sur l’ornementation riche, et sur l'improvisation.

Et cette opposition est utile pour la classification en périodes musicologiques : il existe effectivement une opposition entre la période classique (dernier quart du XVIIIe siècle) et celles qui précèdent. L’improvisation de la basse continue disparaît à l’époque classique, la variation demeure mais le genre-roi devient la forme sonate (où un ou plusieurs thèmes changent de tonalité, sont reliés par des ponts, et peuvent s’altérer et se combiner, une forme beaucoup plus discursive d’une certaine façon), et les ornements deviennent moins omniprésents. On le sent bien dans les accompagnements, beaucoup d’accords répétés en croches égales, tout est très droit alors que le baroque aimait bien davantage les formules plus courbes, les rythmes plus inégaux.

Le problème tient surtout dans la superposition avec d’autres termes, venus d’autres disciplines, chacun utilisant « classique » dans un sens un peu différent et pour des périodes qui n’ont rien à voir – si bien qu’il ne faut surtout pas, si l’on veut y comprendre quelque chose, chercher une concomitance de temps ou de pensée entre le classicisme littéraire et le classicisme musical, qui désignent des écoles totalement distinctes.


3) Éducation auditive progressive

L'élément le plus fondamental dont il faut prendre conscience réside sans doute dans la nature même de l'innovation musicale.
Pour créer une nouvelle école littéraire, on peut changer instantanément d'idées et de style. C'est rarement le cas, mais le changement dépend de la seule volonté, et nous connaissons tous assez bien intuitivement la grammaire pour éventuellement désapprouver, mais presque toujours comprendre (du moins avant le XXe siècle) le contenu.

Le fonctionnement de la musique est très différent : la musique ne transmet pas de message verbal articulé et précis, mais davantage des impressions (et quelquefois des émotions), qui reposent sur une culture partagée. Un enchaînement d'accords nous émeut par rapport à ce que nous avons été habitués à entendre – et c'est pourquoi la musique du Moyen- ge et de la Renaissance, pour ne rien dire de nombre de traditions extra-européennes, nous paraissent si éloignées émotionnellement).

Je prends un exemple personnel : autour de moi, énormément de mélomanes révèrent Bach, sa force vitale, et trouve qu’il leur procure une sorte d’énergie infinie. Pour moi au contraire, j’ai toujours ressenti les harmonies (les enchaînements d’accords) de Bach comme très sombre, tourmentés, inquiétants. Cette perception tient à nos cultures musicales respectives, et il n’y a rien à faire : elle doit tenir à nos habitudes d’écoute antérieures, et c’est un ressenti spontané.
Vous me jugerez sévèrement, bien sûr – et il est tout à fait permis de me juger –, mais je veux illustrer par là que la musique, contrairement à la littérature, ne contient aucune émotion explicite : nous la percevons comme nous l’avons acquise, sans garantie que cela corresponde au projet du compositeur.

En musique, on ne peut pas changer la grammaire et conserver le 'sens' (qui n'en est pas) : si l'on change l'ordre, modifie une seule note d'un accord, on change totalement l'effet et pis, on rend incompréhensible l'enchaînement. C'est la raison pour laquelle, malgré la qualité des œuvres et le temps qui a passé, l'atonalité reste difficile d'accès à une majorité du public : elle ne correspond pas au fonctionnement des musiques qui nous entourent, et seuls les musiciens très chevronnés qui connaissent le fonctionnement interne de ces musiques ou les mélomanes qui écoutent Berg et Webern depuis l'adolescence parviennent à en retirer des émotions, parce qu'ils peuvent élaborer sur ce code commun. C'est peut-être la faute des compositeurs d'avoir voulu imposer des systèmes théoriques à un art très intuitif (un art où les innovations réussies sont en général plutôt le fruit d'essais empiriques que de grands systèmes de pensée), mais en tout cas pas au public de ne pas avoir réussi à suivre… et surtout la faute à la musique, qui fonctionne ainsi par constitution.

Cette contrainte toute simple s'avère capitale pour comprendre certains décalages entre musique et littérature.

Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la naissance du romantisme littéraire va coïncider avec une petite inflexion du style classique en musique : dans les années 1770, on parle de Sturm und Drang – « Orage et passions », d'après le titre d'une œuvre littéraire du temps. En réalité, cette inflexion reste extrêmement modérée : on utilise un peu plus les tonalités mineures, au sein de formes qui demeurent tout à fait classiques (formes à développement en particulier). On revient d'ailleurs à un style encore plus olympien dans les années suivantes, tandis que le romantisme littéraire s’étend progressivement en Europe.

Et, ce qui est amusant, lorsque Gaetano Pugnani écrit une musique pour jouer en concert le Werther de Goethe, emblème de la littérature des affects nouveaux, sous forme de melologo (de mélodrame, voix parlée déclamée accompagnée de musique, ici d'un orchestre)… hé bien il le fait dans le goût musical de son temps.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... les tonalités majeures et apaisées dominent. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique) permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les pastorales dans le goût Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la transition comme les symphonies de Gossec et Méhul, et parfois même un peu de Beethoven (plutôt celui de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité « Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des tempi modérés, voire méditatifs... mais qui reste assez peu tendue, presque insouciante.

On pourrait reproduire cette démonstration avec le belcanto romantique qui propose des enchaînements d’accords très familiers et très stables, des accompagnements réguliers, pour servir des textes inspirés de la fureur désordonnée de Shakespeare ou les émotions paroxystiques de Schiller... le décalage auditif et la dissonance cognitive y sont assez violents !


4) Notre perception XXe

Dernier point, notre ressenti est biaisé par toute la musique que nous avons entendu depuis : il faut bien voir que nous avons entendu le Sacre du Printemps, et toutes les nappes de cordes saturées de dissonances pour les films d'horreur, inspirées par Ligeti ou Penderecki. Aussi, lorsque nous percevons une disjonction émotionnelle entre le texte et la musique, il est tout simplement possible que ce soit notre perception émotive de la musique qui ait changé.

Je prends un exemple simple : la vie d'Iphigénie (la fille d’Agamemnon, pas l’impératrice), et les pièces qui en sont tirées, nous paraissent un exemple frappant du pathétique le plus persuasif ; mais cette musique régulière, en accords majeurs, nous paraît assez distanciée, presque joviale. Et pourtant, à la création d'Iphigénie en Aulide de Gluck, la chronique raconte de façon concordante que le public bouleversé pleurait à chaudes larmes : de toute évidence, la réception émotionnelle varie énormément selon le patrimoine dans lequel a baigné le public.


¶ Ainsi, tout cela concourt à ces discordances et à ces apparentes incohérences :  
→ les étiquetages rétrospectifs (coucou le XIXe siècle) ou autonomes (ce ne sont pas les mêmes théoriciens qui ont « nomenclaturé » la littérature et la musique) des différents courants stylistiques,
→ les différences intrinsèques entre littérature et musique,
→ la lenteur de l'éducation de l'oreille et de l'évolution du patrimoine sonore par rapport aux textes et aux idées,
et bien sûr
→ notre propre éloignement par rapport aux normes auditives du passé.

Il y a donc une véritable raison de s’interroger sur tout cela.

J'espère que cette petite catégorisation vous aura un peu rassurés (et aidés ?).

(Pour lire davantage sur Pugnani & Werther, il existait déjà cette vieille notule.)

mardi 28 février 2023

[podcast] Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – Épisodes 5,6,7,8 : se passer du chef / le directeur musical


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Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest), chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert avec le Phiharmonique de Vienne). Deux métiers.

Toujours à l'occasion de ma découverte du format baladiffusé, j'ai décidé de reprendre et d'enrichir la notule « Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres » sous forme de série audio. 

Les quatre premiers épisodes ont été enregistrés et publiés. Voici le 5 (autour des ensembles qui font le choix de se passer de chef) et les 6,7,8 autour de la figure du directeur musical. Dans ces trois derniers, j'ai retraité le son pour rendre la voix plus sonore et l'écoute plus confortable. Preneur de retours.

Vous pouvez les entendre par ici (retranscription en format rédigé lisible en fin de notule) :

Le flux RSS (lien à copier dans votre application de podcast)
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ou sur :
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¶ etc.

Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne, une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 5 : Se passer du chef d’orchestre

On a vu dans les derniers épisodes les rôles du chef d’orchestre. Cependant tout le spectre existe : j’ai vu encore récemment un chef diriger un quatuor de musiciens.

Certains orchestres parviennent à se passer de chef, il faut peut-être en dire un mot.

On se souvient, dans les années 90, du succès de l’Orpheus Chamber Orchestra, dont les membres débattaient les options musicales à égalité, de la dernière contrebasse au violon solo (celui qu’on appelle communément le « premier violon »). Aujourd’hui, Les Dissonances, fondé par David Grimal d’abord sous la forme d’un ensemble de musique de chambre à géométrie variable, promeut aussi une approche collective et produit des concerts de qualité exceptionnelle – tous les mélomanes que je connais qui ont assisté à leur Sacre du Printemps assurent que c’était une expérience prodigieuse, d’une précision absolue malgré l’absence de chef.

Initiatives qui attirent la sympathie dans un monde très hiérarchisé (je me suis par exemple toujours demandé pourquoi le violon solo était forcément aussi le chef d’attaque dans un orchestre, ce peuvent être des qualités très différentes que d’avoir un joli son de violon puissant et d’être bon dans la communication non verbale avec son pupitre). Je pense aussi aux orchestres où Abbado (L’Orchestre Mozart de Bologne) et Emmanuel Krivine (La Chambre Philharmonique) recevaient le même cachet que chaque musicien – et où les premiers violons ne touchaient pas plus que les troisièmes bassons, contrairement à la tradition (plus la partie est mélodique, plus il y a de notes, plus le cachet est haut).

Je vois cependant quelques écueils aux orchestres sans chef.

1) Tout le monde a la parole, mais les choix sont-ils vraiment si ouverts ?
Typiquement, David Grimal a fondé Les Dissonances et les premiers musiciens ont coopté les autres. Ils auront choisi des gens qui en partagent les attendus esthétiques : les fondateurs ont ainsi, quelque part, un rôle d’impulsion et de direction musicale générale. Par ailleurs, est-ce que le piccolo ou le percussionniste qui joue quelques secondes du tam-tam chinois dans le final auront vraiment l’aplomb pour proposer des idées sur les phrasés de violon du thème principal du premier mouvement ?
C’est quelque chose qu’on pouvait très bien entendre chez l’Orpheus Chamber Orchestra : leur conception était globalement très romantique-tardive et assez conservatrice dans les œuvres du premier romantisme. Je ne crois pas qu’une proposition de jouer sans vibrato, par exemple, aurait recueilli les suffrages. Il y a tout de même un identité implicite à l’ensemble, je suppose.

2) Le deuxième enjeu est évidemment la cohérence. Il faut bien choisir une ligne directrice, on ne peut pas faire des choix trop disparates, et à un moment donné, il faut bien qu’un consensus se crée, et donc que quelqu’un l’emporte. On sait bien que dans ces cas, à moins de votes formels, dans les groupes humains ce sera celui qui n’aura pas peur de parler qui verra ses idées suivies, même si elles sont désapprouvées par la majorité.

Tout cela n’est pas très grave, et se trouve compensé, dans ses ensembles, par le fait que les musiciens se connaissent très bien et se sont choisis, s’apprécient ; par l’envie aussi de jouer ensemble vers un but commun et non d’obéir à une volonté extérieure qu’ils désapprouvent. Car on a aussi beaucoup d’exemples d’orchestres qui se rebiffent, suivent à regret les options du chef, font exprès de ne pas tenir compte de ses indications, ou de sous-jouer ostensiblement pour monter leur désaccord. Les musiciens de l’Opéra de Paris sont des champions pour ce type d’attitude, mais cela existe partout : je me rappelle du violoncelliste solo du Philharmonique de New York qui avait ouvertement déclaré dans la presse que si un jeune chef commençait la répétition par « très honoré de travailler avec vous », l’orchestre cessait immédiatement de l’écouter et jouait sa propre version en pilote automatique.
On peut donc trouver beaucoup de contre-exemples très parlants au fait d’imposer un chef unique et tout-puissant.

3) Non, l’écueil principal est surtout l’efficacité. Travailler ensemble avec des amis sur une partition qu’on connaît bien, c’est formidable, mais pour les orchestres qui doivent produire un nouveau programme chaque semaine (les orchestres résidents des grandes villes, typiquement), avoir quelqu’un qui décide sans délibération, qui donne un cap qui n’est pas à négocier, c’est vraiment un gain de temps. Lorsqu'on voit comment fonctionne le système des chefs invités (j’en reparle dans les prochains épisodes) qui ne connaissent pas les orchestres doivent en deux ou trois services de trois heures monter un programme d'1h30, où il y a parfois des options esthétiques fortes à défendre (imaginez vouloir un Brahms sans vibrato, toutes les articulations et équilibres qu'il faut changer !), et dans des œuvres d'une complexité parfois invraisemblable (un Berg, un Ligeti, un Ives et parfois plus rare encore)… lorsqu'on voit tout cela, on comprend l'impérative nécessité d'efficacité. Avoir quelqu'un qui a tout préparé et qui a déjà pris les décisions. Quelqu'un capable de communiquer sans s'arrêter pour parler, aussi.
Ces ensembles sans chef peuvent donc très bien fonctionner, mais soit en tournée avec un programme fixe sur plusieurs semaines, soit sur la base de programmes ponctuels longuement préparés entre musiciens amis qui ne comptent pas leurs heures.

4) Pour finir, une dernière réserve liée à certains répertoires spécifiques : en entendant Les Dissonances en concert, dans la Neuvième Symphonie de Bruckner, j'ai été frappé par la contrainte du dispositif dans les grands silences qui rompent régulièrement les thèmes chez Bruckner : les chefs choisissent de les lisser pour assurer une continuité du discours, ou au contraire d'en exalter le contraste… ici, les chefs de pupitre étaient surtout accaparés à se regarder très intensément pour bien repartir ensemble (pas toujours parfaitement d’ailleurs, mais c’était véniel).
C’est-à-dire qu’au lieu de profiter de ces silences pour produire un effet dramatique, on entend surtout les musiciens compter les temps et se surveiller pour repartir ensemble. Là, clairement, un chef aurait été utile, c’est un aspect important de la partition et il n’était, pour des raisons techniques, pas vraiment interprété.

→ Ne croyez pas que les chefs me soient sympathiques : beaucoup sont des prétentieux (un peu moins des tyrans aujourd’hui, l’époque a changé et les orchestres ne se laissent plus accabler d’injures), et l’idée qu’un seul homme qui ne joue pas se pense plus capable que cent qui jouent ne m’est pas remarquablement sympathique. En réalité les orchestres peuvent tout à fait jouer sans chef.
Mais force est de constater que, pour des raisons pratiques, le chef d’orchestre permet de gagner beaucoup de temps dans la prise de décision et la réalisation, de faciliter la coordination entre pupitres, et de communiquer une vision forte – ce qui est en général attendu du public et de la critique. À cela s’ajoute que cela permet commodément, alors que l’effectif des orchestres change au fil des ans, de personnaliser opportunément (plus facile pour la mémoire du public et pour le marketing de dire « la version Nagano » plutôt que « la version du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, vous savez, l’ancienne RIAS, la radio du secteur américain de Berlin occupé »). C’est clairement plus intuitif d’associer ça à un visage, une personnalité précise. Et il est vrai que les chefs peuvent transfigurer les orchestres !

Dans les prochains épisodes, nous causerons un peu autour de la typologie professionnelle des chefs d’orchestre. Chef recouvre en réalité plusieurs métiers très différents, où les qualités requises ne sont pas du tout les mêmes : directeur musical, chef invité, chef symphonique, chef de fosse…

À très bientôt pour la prochaine livraison !

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 6 : Le directeur musical, principes

Comme je l’avais esquissé en fin d’épisode précédent, on parle de chef d’orchestre comme s’il s’agissait d’un métier bien précis, mais le vocable recouvre en réalité beaucoup de postes qui requièrent des qualités très différentes.

Je vais donc essayer de distinguer les rôles de chef permanent et de chef invité d’une part, de chef symphonique et de chef de fosse d’autre part. Les qualités requises n'ont vraiment rien à voir.

Les orchestres ont tous un directeur musical. Ce peut ne pas être un chef d’orchestre : son rôle est alors à la fois administratif (il représente l’orchestre et gère le pôle artistique de sa structure) et programmatique. Le directeur musical choisit la saison : les œuvres jouées, l’esprit des programmes (ouverture-concerto-symphonie ou d’autres dispositifs plus originaux), . Bien sûr, il est contrôlé par la direction administrative de l’orchestre et les tutelles qui financent (ou, dans le cas américain, les mécènes) : on peut lui imposer des actions éducatives ou ce genre de chose. Mais sur le contenu des programmes, c’est plutôt lui décide.

Ce que je dis là est assez vrai pour les orchestres symphoniques, mais un peu moins pour les opéras, où la direction administrative a souvent davantage son mot à dire sur les équilibres de la saison. Il y a même des endroits où la véritable direction musicale n’échoit pas à celui qui en possède le titre : ce n’est clairement pas Gustavo Dudamel qui choisit l’intégralité des titres donnés à l’Opéra de Paris, mais bien le directeur de l’Opéra (ou, s’il n’est pas assez informé en matière artistique, ses adjoints). En l’occurrence, Alexander Neef doit avoir la haute main sur tout cela : ancien directeur du casting pour Gérard Mortier, il doit assez bien savoir ce qu’il en est de l’offre musicale internationale. Les contraintes de remplissage sur des séries aussi longues et la masse salariale sur une maison aussi immense font peser beaucoup de contraintes externes : le nombre de personnages sur scène ou de changements de décor peut avoir une incidence sur le choix d’un ouvrage. (Il y a quelques années, j’avais lu des rapports qui exprimaient que s’il était possible de faire quelques soirées excédentaires avec une reprise de Rigoletto avec salle comble, c’était absolument impossible pour La Flûte enchantée étant donné le nombre de solistes à distribuer, du moins avec les critères de distribution qui avaient été ceux de l’époque – époque Hugues Gall, je crois).

Je me souviens aussi du cas où l’Orchestre de Bordeaux-Aquitaine, qui avait refusé la proposition de Louis Langrée (qui voulait les initier aux instruments anciens), s’était retrouvé deux ans sans chef permanent. Le rôle de directeur musical avait alors échu à Christian Lauba, compositeur local (assez talentueux par ailleurs !), qui n’avait dirigé aucune production : son rôle avait alors été de choisir les titres joués au cours de ces saisons, et de recruter les chefs, les metteurs en scène, les solistes (éventuellement avec l’aide de son équipe, bien sûr).

Cependant, presque toujours, le directeur musical est bel et bien le chef permanent de l’orchestre. On attend de lui une vision pour façonner le son de l’orchestre et le faire progresser techniquement, pour lui donner un caractère sonore. Il doit aussi avoir une image cohérente d’une programmation qui aide à cette progression, mais aussi (et surtout, on l’espère) qui séduise le public. Il doit à la fois avoir l’autorité pour changer l’orchestre sur le long terme, fixer es caps, et l’empathie pour sentir les besoins ou les fragilités de ses musiciens, les goûts du public (ou ce qu’il peut apporter de neuf à l’un ou l’autre).

Corollaire : le directeur musical n'a pas autant besoin d'être bon avec les gestes qu’un chef invité. Il peut prendre le temps de parler, d’expliquer, remettre la même chose plusieurs fois sur le métier à travers différents programmes.

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 7 : Le directeur musical, exemples

Le métier n’est évidemment pas tout à fait comparable entre le petit orchestre de province où le directeur musical assure la plupart des concerts, et les grandes phalanges internationales où le contrat négocie le nombre de semaines où il est effectivement présent. C’est le cas pour les chefs d’orchestre célèbres, qui cumulent plusieurs orchestres, souvent sur plusieurs continents : on pense à Paavo Järvi qui était à la fois à Cincinnati et à la Radio de Francfort, puis à la fois à la Tonhalle de Zürich et à la NHK de Tokyo, mais c’est le cas d’énormément de chefs prestigieux. Actuellement, Gustavo Dudamel se consacre à la fois à Los Ángeles et à l’Opéra de Paris, et son contrat parisien a donc très précisément indiqué le nombre de productions par an qu’il devait assurer : il a certes un suivi de l’orchestre, mais n’est là qu’un quart du temps, ce n’est pas tout à fait la même chose que les chefs qui préparent les programmes de chambre de l’orchestre et dirigent les concerts du dimanche matin à destination des familles.
On peut se poser la question sur le fait que ces vedettes soient tellement supérieures à tous les autres chefs d’orchestre au point de leur confier plusieurs orchestres entre lesquels ils doivent se partager, mais c’est ainsi, la notoriété appelle la notoriété, et pour des raisons qui sont aussi de rayonnement, de financement, de remplissage, ils sont très sollicités tandis que beaucoup de chefs talentueux crèvent la faim. C’est ainsi. C’est le monde tel qu’il va, je ne vais pas pouvoir changer cela tout de suite, soyez patients.

Quoi qu’il en soit, par son travail au long cours, par son rôle relationnel et administratif avec les musiciens, le directeur musical peut changer la face d’un orchestre. On peut penser au niveau d’excellence atteint par la RIAS (Radio de Berlin du secteur américain, à l’origine) avec Ferenc Fricsay, à Cleveland avec George Szell et plus encore Christoph von Dohnányi, ou plus proche de nous à Strasbourg avec Marko Letonja, les Pays de la Loire avec Pascal Rophé, avec Lille avec Alexandre Bloch, des orchestres plus modestes à l’origine qui ont été transfigurés par un long compagnonnage de qualité.

Bien sûr, l’inverse est vrai également. Pour ceux qui ont vécu en Île-de-France ou régulièrement écouté la radio, l’Orchestre National de France (l’un des deux orchestres de Radio-France) a joué au yoyo de façon impressionnante ces dernières années : atteignant un niveau impressionnant sous l’impulsion de Kurt Masur, plus irrégulier avec Daniele Gatti (l’orchestre a continué de progresser, mais était étrangement meilleur avec les chefs invités qu’avec son directeur musical), au fond du trou avec Emmanuel Krivine (qui a fini par partir avant le terme ; chef aux éminentes qualités, vraiment, mais qui s’est obstiné à jouer du répertoire germanique rebattu où il n’excelle pas, s’est démotivé et a fini par totalement démoraliser l’orchestre). Je les ai entendus à cette époque vraiment en sale état, devenus incapables même sous de solides baguettes (comme Cornelius Meister) de synchroniser proprement des attaques par pupitre (on entendait plusieurs entrées au lieu d’une). Ils semblaient démoralisés.
Et puis est venu le deus ex machina Cristian Măcelaru : ce garçon, passionné du répertoire français, a donné une assurance, un feu, des couleurs et une qualité technique à un orchestre qui avait clairement besoin d’être fédéré. Ils n’ont jamais été aussi bons qu’aujourd’hui, et à chaque concert. La transformation s’est faite en une poignée de mois.

Le milieu musical étant hiérarchisé comme on sait qu’il l’est, chaque directeur musical apporte son propre répertoire sans chercher la cohérence avec le précédent, et de même pour la conception du son. On peut ainsi passer, comme pour le Capitole de Toulouse, à un son plutôt fondu et lisse sous Michel Plasson à un son très rond et voluptueux chez Tugan Sokhiev, et d’une dominante « raretés françaises fin XIXe » à une dominante « grand répertoire » (avec pas mal de Russes évidemment). Les deux orchestres n’ont plus rien à voir, alors que les musiciens sont les mêmes.
Contre-exemple rare : Johannes Klumpp a repris le projet d’une intégrale Haydn avec une approche musicologique assez radicale qu’avait débuté le Symphonique de Heidelberg. Le chef précédent, le fulgurant Thomas Fey, a été victime d’un grave accident domestique et n’a jamais pu rediriger (le cerveau est atteint, je crois). Je ne me suis pas penché sur la question, j’imagine que l’orchestre souhaitait mener à bien l’intégrale et dans une certaine cohérence stylistique avec ce qui avait été fait auparavant : pour une fois, le recrutement a été fait sur un projet de continuité artistique et pas simplement sur le choix d’une personnalité remarquable… mais c’est clairement l’exception et absolument pas la règle.

Enfin, la plupart du temps : certains directeurs musicaux renouvellent aussi beaucoup les musiciens :
→ en profitant des départs en retraite (un tiers de renouvellement à l’Opéra de Paris sous Philippe Jordan) ;
→ en jouant habilement de persuasion (Vasily Petrenko à Liverpool) ;
→ ou carrément en étant particulièrement dur ou maltraitant contre ceux qui ne sont pas au niveau (il y avait eu des plaintes pour harcèlement moral ou son équivalent, déposées contre Krzysztof Urbański à l’Orchestre d’Indianapolis, de mémoire par des bassonistes qu’il humiliait en répétition pour pouvoir les faire partir et les remplacer par meilleurs). Mais ce n’est pas nécessaire pour changer l’identité d’un orchestre.

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 8 : Le directeur musical, quelques difficultés

Cette mutation avait été la raison invoquée par Daniel Harding pour quitter l’Orchestre de Paris, arguant qu’il aurait fini par changer la merveilleuse identité de l’orchestre. (Probablement un prétexte élégant pour fuir des musiciens réputés pour leur mauvais caractère et leur bonne volonté à géométrie variable, mais ce n’est pas non plus une vue de l’esprit : oui, travailler longtemps avec un directeur musical change. Ensuite, est-il parti parce qu’il ne voulait pas les changer ou parce que c’était une lutte pour y parvenir, je ne suis pas dans le secret de sa conscience.)

Il faut dire que ces chefs sont parfois reconduits sur des décennies, ce qui permet un réel travail de fond. Parfois aussi, c’est plutôt le public ou la tutelle qui adore le directeur musical, plutôt que les musiciens : par exemple Daniel Barenboim à la Staatskapelle Berlin, tyran invraisemblable (à la fin de chaque concert, il est d’usage que les musiciens viennent un à un le féliciter dans sa loge), volontiers agressif, et à mon sens au legs artistique pas très marquant (certainement pas en répertoire et pas vraiment en progression technique), a une notoriété qui attire le public, ce qui fait que les décideurs locaux – qui ne sont pas forcément épris de musique – attribuent beaucoup plus volontiers des subventions à un orchestre qui rayonne davantage grâce au nom de son chef, qui sait avoir les bonnes amitiés et les meilleurs réseaux… Ce qui fait que même la direction administrative de l’orchestre, voire les musiciens maltraités eux-mêmes, ne souhaitent pas s’en séparer, car il est la figure de l’orchestre.

Dans cet ordre d’idée, certains chefs notoirement peu travailleurs ou sur leur pente descendante sont embauchés parce qu’on sait (en particulier dans les pays où l’économie des orchestres repose sur peu de subventions publiques et beaucoup de mécénat) qu’ils vont attirer le public et les mécènes.
La fin de mandat de James Levine à Boston avait été assez triste et soulevé en interne beaucoup de réclamations, en particulier de la part des musiciens, sur son impréparation et son peu de présence – il faut dire qu’il était malade de Parkinson depuis de très nombreuses années. De même, Chicago a beaucoup baissé techniquement sous Riccardo Muti (ce n’est plus du tout la plus belle section de cuivres d’Amérique), mais l’orchestre peine à s’en séparer, car les musiciens doivent estimer mériter une star et savent qu’ils ne peuvent pas simplement laisser partir quelqu’un qui attire autant le public, les projecteurs, les contrats, les mécènes que Muti. À l’heure actuelle, on attend toujours son successeurs.

J’espère que tout cela vous aura un peu éclairé sur les enjeux du chef d’orchestre comme directeur musical, c’est-à-dire comme chef permanent d’un orchestre : son rôle est alors moins de coordonner les musiciens le soir du concert que de façonner, sur le temps long, l’identité musicale de l’ensemble et d’améliorer son niveau technique. (Cela peut aussi se passer avec des chefs invités récurrents, bien sûr. Il existe des postes de « premier chef invité », par exemple ; un peu le cas d’Esa-Pekka Salonen à l’Orchestre de Paris actuellement : il n’a pas voulu de la charge administrative et de la responsabilité d’être leur directeur musical, mais il les dirige trois ou quatre fois cette saison, quasiment autant que Klaus Mäkelä, directeur musical en titre assez accaparé par ailleurs.)

dimanche 19 février 2023

[podcast] Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – Épisodes 1,2,3 : l'utilité du chef


http://piloris.free.fr/css/images/icone_chef.png

Toujours à l'occasion de ma découverte du format baladiffusé, j'ai décidé de reprendre et d'enrichir la notule « Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres » sous forme de série audio. 

Les quatre premiers épisodes ont été enregistrés et publiés.

Vous pouvez l'entendre par ici :

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¶ etc.

Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne, une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 1 : Le projet

Lorsqu’on appartient au grand public, ou lorsqu’on débute dans la mélomanie, et même lorsqu’on est assez loin dans l’immersion au cœur de la musique classique, on ne peut manquer de se poser la question : à quoi sert ce grand épouvantail en queue-de-pie qui agite les bras ?

Bien sûr, tout le monde sait que le chef d’orchestre bat la mesure, mais ça ne répond pas vraiment à l’interrogation : si les musiciens sont de haut niveau, ils savent jouer en rythme (d’ailleurs les partitions d’orchestre ne comportent que la partie du musicien, qui est censé jouer suffisamment précisément pour ne pas être décalé des autres, sans pouvoir voir ce qu’ils jouent de leur côté). Et si les musiciens sont d’un niveau faible, pas capables de jouer en rythme ou à la vitesse indiquée, que le chef donne ou non les indications ne leur permettra pas de dépasser leurs limites…

Et puis les quatuors à cordes, et même certains orchestres (Orpheus, Les Dissonances…), parviennent à jouer sans chef.

Alors, en a-t-on vraiment besoin ?

C’est ce que cette série va chercher à explorer.

Il existe déjà de très bonnes émissions sur ce thème depuis de nombreuses années par Christian Merlin sur France Musique (actuellement, c’est « Au cœur de l’orchestre », je crois), mais il s’agit souvent d’observer des différences entre orchestres ou les spécifcités des chefs, sans forcément revenir au point de départ : que fait un chef ?  Quels en sont les missions, les typologies ?  

Je poserai ensuite la question (très épineuse et à multiples entrées) de comment juger un chef.

Mais lançons-nous déjà dans les questions fondamentales. L’utilité et le rôle du chef.

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Générique de début et générique de fin : deux très beaux enregistrements désormais dans le domaine public.

→ Extrait du premier mouvement de la Première Symphonie de Nielsen par Thomas Jensen et l’Orchestre Symphonique National de la Radio Danoise (enregistrement Decca de 1954).

→ Extrait de l’Ouverture d’Euryanthe de Weber par Hermann Scherchen et l’Orchestre de l’Opéra de Paris (enregistrement Vega de 1959).


Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 2 : Le grand coordonnateur 

Il faut d'abord se mettre d'accord sur la nature même du travail de chef d'orchestre. Il ne produit pas de son, et les musiciens compétents savent jouer en rythme…

Je repose donc la question : à quoi sert-il (bon sang) ?

Premier rôle. 

Le chef d’orchestre a tout de même une mission de coordination : il garantit que le tempo est le même pour tous.

Le tempo, c’est-à-dire la vitesse à laquelle le morceau est joué : les rythmes (durées des notes relatives entre elles) sont prévus par le compositeur, mais sur les partitions, il n’indique qu’une appréciation de la vitesse à laquelle le rythme de base (la croche, la noire, la blanche…) doit être joué. Mais le plus souvent, le compositeur ne propose qu’une fourchette de vitesse (du type allegro, andante, adagio…) dans laquelle les interprètes doivent choisir (si vous regardez un métronome récent, vous verrez ces fourchettes de tempo indiquées). Au XXe siècle, les compositeurs indiquent volontiers le tempo exact (noire à 60 battements par minute, par exemple), mais il est admis que les interprètes peuvent aménager cette indication. [Oui, c’est étrange, parce qu’on trouverait inacceptable en revanche de toucher aux hauteurs ou aux rythmes…]

Dans cette mission de coordination, le chef d’orchestre présente l’avantage de représenter un repère toujours vérifiable visuellement (même sans lever les yeux, les musiciens perçoivent la pulsation des gestes).

Il donne les départs aux pupitres qui jouent peu (quand le trombone doit attendre 780 mesures avant d’être sollicité à nouveau et n’a que sa partition de silences sous les yeux, il est content que le chef vérifie avec le lui le bon moment pour faire son entrée).

À l’exception des percussionnistes, qui sont des dieux en rythme.

Le chef ne donne jamais, en principe, ses départs au timbalier ; plus encore, je me rappelle d’une déclaration de Solti selon laquelle il évitait même de regarder le timbalier, qui est comme un roc rythmique, pour ne pas le déstabiliser et plutôt le laisser rassurer les autres membres de l’orchestre par la solidité de ses interventions.

Il peut aussi, contrairement à un métronome, intervenir si un décalage se produit, ou s’il attend un soliste en train de faire une cadence, une improvisation, un chanteur en train de tenir une note… Le chef fait alors un geste qui indique aux musiciens qu’il va falloir reprendre. Je reparlerai plus loin de cette palette de gestes, dans les épisodes autour de la technique de direction.


Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 3 : Anecdotes de décalages mémorables

Pour les pupitres autres que les percussions, même chez les meilleurs professionnels, on a des exemples de faux départs. Vous pouvez par exemple écouter le climax du dernier mouvement de la Symphonie n°9 de Gustav Mahler par rien de moins que le Philharmonique de Berlin et Leonard Bernstein : la section de cuivres n’entre tout simplement pas dans le climax. (Ah oui, j’ai dit climax, on le prononce souvent claïmax à cause de la prégnance de l’anglais, mais le mot vient du grec, donc pas de raison particulière de s’y astreindre.) Pourquoi ils n’entrent pas au bon moment ?  Je n’ai pas trouvé de témoignages l’expliquant, mais cela peut arriver, le chef de pupitre compte mal, ou comptait sur un départ que n’a pas donné le chef (alors qu’il avait pu le faire en répétition), et personne n’ose se lancer.

Autre exemple visible, dans les vidéos qui documentent l’enregistrement du Ring de Wagner par Solti (la première intégrale du Ring en véritable studio, l’objet-phare de la production phonographique classique des années 60), les cors du Philharmonique de Vienne se trompent de plusieurs temps (plusieurs mesures ?) pendant l’Immolation de Brünnhilde, et Solti doit le leur faire remarquer. Les musiciens du Philharmonique de Vienne tout de même, parmi les plus virtuoses du monde à cette date. Donc cela existe bel et bien, partout. Et même sur des disques en studio (donc avec plusieurs prises possibles), on peut en trouver çà et là, des ratages non corrigés.

C’est encore plus évident avec des chanteurs :

a) ils sont moins bien formés en rythme (il existe même dans les conservatoires français un « solfège chanteur », en réalité un cours de solfège plus rudimentaire que pour les instruments),

b) la voix exerce des pressions sur le corps dont il faut parfois tenir compte (on n’arrive pas à tenir son aigu parce qu’on est fatigué ce jour-là),

c) le texte incite à prendre des libertés rythmiques (primauté de l’expression, en plus on est en train de jouer sur scène, parfois en train de se faire violer par ses partenaires, parfois allongé la tête à l’envers sur un canapé – je ne mens pas, je l’ai vu, j’ai même vu des chanteurs faire une partie de leur air en faisant le poirier… alors le rythme, hein),

d) et la tradition incite les chanteurs (en particulier dans le répertoire italien) à abuser du rubato et à décélérer ou accélérer au gré de leur inspiration du moment et de leur capacité à tenir les aigus.

On rencontre donc toutes sortes d’erreurs, que l’orchestre doit rattraper de façon invisible. (Je suis très admiratif du métier qu’il faut pour pouvoir changer en un instant ce qu’on a prévu de jouer et s’adapter, parfois de façon absolument imperceptible si le public ne connaît pas l’œuvre par cœur. Les orchestres spécialistes de l’opéra font ça à la perfection.)

Enfin, à la perfection… je ne vous raconte pas l’anecdote de la dernière La Forza del destino vue à l’Opéra de Paris, il arrive aussi que les musiciens fassent exprès de ne pas suivre les chanteurs pour montrer leur mauvaise humeur…

Ou encore, anecdote qui a fait l’objet d’un long feuilleton dans les journaux, la querelle entre Leonard Slatkin et Angela Gheorghiu pour une Traviata au Met : Slatkin a été expulsé parce que, habitué du répertoire symphonique, il ne réussissait pas à faire Gheorghiu, qui improvisait absolument les rythmes qui lui chantaient comme d’habitude. Manque d’aptitude d’un chef (excellent par ailleurs) dans ce répertoire qui demande de la flexibilité, ou abus manifeste de la soprano avec lesquels il n’a pas voulu transiger, il y aurait presque une série entière à écrire sur cette histoire, et je vais m’en dispenser pour l’instant.

Prochaine étape : le rôle artistique du chef d’orchestre.


Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 4 : Le cerveau artistique de l’orchestre

Deuxième rôle.

Le chef d’orchestre n’a pas pour rôle unique d’assurer la mise en place rythmique. Il organise aussi les nuances (le début et l'intensité d'un decrescendo, par exemple), afin d'obtenir un résultat homogène.

C’est aussi lui qui gère l’étagement des pupitres (éviter que les cuivres ne couvrent tout le spectre, vérifier que le doux et le fort, qui sont des valeurs relatives, ne soient pas incohérentes entre les pupitres).

Car les musiciens n'ont que leur partie sous les yeux (sinon, ce serait trop petit à lire, trop de pages à tourner aussi – ce que l’on appelle les « tournes » –, alors qu'ils ont besoin de leurs mains, même si les dispositifs électroniques pourraient changer ce point). Le chef, lui, a accès à l'intégralité de la partition, et peut surveiller les entrées, donner les départs, rectifier les décalages, choisir les nuances, vérifier l’exactitude de ce qui est réalisé.

En réalité, comme il y a beaucoup trop de lignes à lire à la fois (des dizaines) et dans des clefs différences, avec des instruments transpositeurs (les sons écrits ne sont pas les sons réels, et ça change selon les instruments, voire au fil d’une œuvre !), il n’est pas possible de lire en dirigeant. Les chefs connaissent peu ou prou par cœur ce qu’ils dirigent, et la partition sert de repère visuel, d’aide-mémoire pour éviter le coup de stress inutile ou l’hésitation fatale au moment où il fallait donner un départ. Une partition qu’on connaît peut se lire comme un tableau, un schéma, un pense-bête : l’apercevoir du coin de l’œil suffit pour se remémorer instantément le détail.

Troisième rôle.

Enfin vient le vient le rôle artistique : les partitions ne notent pas l'intégralité des articulations et des effets (trop de paramètres, même les partitions de partisans de l’ultra-complexité comme Ferneyhough ne couvrent pas tout !), le chef donne une lecture cohérente et unifiée parmi les milliards de possibilités. On peut légitimement jouer un Haydn plutôt lyrique et formel, ou plutôt joueur et pépiant, les deux options peuvent être soutenues.

Un solo peut être joué plus ou moins détaché (staccato), avec des accents sur telle ou telle note. (Comparez par exemple le solo de hautbois dans le dernier tiers du final de l’Héroïque de Beethoven, chacun le phrase avec des appuis différents.)

Il obtient aussi les couleurs de l’orchestre (les cordes dominent, ou plutôt les bois ?  plutôt sombre ou plutôt clair ?), les équilibres bien sûr aussi, on en a déjà parlé. Et même au niveau du tempo, il existe une véritable latitude : certains chefs changent sans arrêt de tempo au sein d’un mouvement (Furwängler), d’autres restent parfaitement rigides (Toscanini, Reiner, Szell, les chefs issus du mouvement baroque). Karajan, c’était encore autre chose, il était toujours légèrement en dehors du temps pour éviter la sensation de pulsation régulière.

Je termine tout de même par un quatrième rôle.

Le chef permanent d’un orchestre, qu’on appelle le directeur musical, a aussi pour enjeu de faire progresser l’orchestre. C’est lui qui définit les répertoires qu’il va aborder, pour étendre ses capacités ou pour affiner des qualités spécifiques. Il construit les programmes également, et façonne au fil des saisons le son de l’orchestre.

Prenez le Capitole de Toulouse : spécialiste de musique française avec Michel Plasson, aujourd’hui plus généraliste mais Sokhiev lui a donné un son très intense, doux et voluptueux, qui ne ressemble pas aux autres orchestres français. Voyez aussi comment le Philharmonique de Berlin, où les cordes très fluides dominaient depuis Karajan, est devenu le champion de la transparence qui met en valeur les bois, depuis Rattle… Et tant d’autres exemples.


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Le chef n’est donc n'est pas donc pas tout à fait inutile. Mais à ces observations théoriques assez minces, il convient d'ajouter ce que tous les spectateurs ont pu constater : empiriquement, chacun peut voir à quel point un chef change immédiatement un chœur ou un orchestre, parfois sans même s'être consultés, rien que par sa posture, quelque chose de différent (et parfois de saisissant !) se crée, la musique s'enflamme. J’ai des souvenirs très précis de concerts à deux chefs où, quand l’un des deux prend les commandes, soudain les musiciens sont comme transfigurés, et proposent soudain un résultat sans commune mesure, inspiré.

On peut considérer avec distance ou doute l’intérêt réel d’avoir un chef, en théorie, mais dans la pratique, lorsqu'on écoute un disque ou se rend dans une salle de concert, il est évident que tous les chefs ne se valent pas, et que leur présence peut réellement métamorphoser un orchestre (jusqu’à son timbre, quelquefois !)


J'ai aussi découvert comment importer la liste de mes écoutes commentées, ce pourrait être un bon format pour les archives de CSS (qui est, pour l'instant, le réceptable de nouvelles expériences extérieures, mais toujours en thème !). J'ai tout de même en préparation de véritables notules (les catégories de baryton par exemple).

samedi 4 février 2023

[podcast opéra] – Épisode 8 : Comment l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – b) L’hégémonie du seria


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Je poursuis mon aventure autour du format audio.

Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des raisons de droits d'auteurs (droits voisins plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art national ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.

Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée « L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette corruption depuis le début.

Vous pouvez l'entendre par ici :

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Épisode 8 : Comment l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – b) L’hégémonie du seria

3. Le prestige de la voix et la conquête du seria

Malgré son projet à l’origine surtout littéraire, l’opéra entraîne un effet secondaire inattendu : la redécouverte de la voix humaine. Le fait de l’utiliser seule, le prestige croissant des chanteurs, les lieux de représentations plus vastes vont mettre en avant les voix puissantes, agiles, étendues… et les compositeurs vont progressivement devenir les grands lieutenants des chanteurs vedettes.

Le troisième tiers du XVIIe siècle est une période d'innovations riches – voyez par exemple les opéras de Legrenzi ou les oratorios de Falvetti. La forme des parties musicales reste assez libre, mais avec davantage de substance musicale, de diversité de ton, et surtout, ce qui a son importance pour la suite, une veine mélodique beaucoup plus présente et persuasive que le pur service du texte. On reste dans une visée essentiellement déclamatoire, mais ce faisant on voit tout de même se constituer peu à peu, dans les parties où la musique se met à dominer l'expression textuelle, une segmentation des moments musicaux, de plus en plus autonomes et détachables. Ces moments (airs, duos, choeurs, etc.) deviennent progressivement des formes closes (ce que l'on appelle les « numéros »).

C'est à mon avis l'une des périodes les plus intéressantes de l'histoire de l'opéra italien, sans doute la plus originale, devant celle qui se déroule au début du XXe siècle. Il y a fort à parier qu'on découvrira progressivement beaucoup de pépites dans cette période encore excessivement mal documentée au disque, si l'on se met à fouiner dans les inédits.

Mais cette progressive mise en avant de la musique (et de la voix agile) va aussi entraîner la Grande Bascule, moment terrible qui va changer l'histoire de l'opéra mondial pour toujours.

La fascination pour la voix, qui se découvre des possibilités pour l'agilité dans ce contexte où la musique est de plus en plus prédominante et le texte de moins en moins central, va créer les conditions de cette catastrophe.

L’opéra, qui était essentiellement un poème dramatique embelli par de la musique, assez nu, peu orné, devient le support privilégié de la virtuosité vocale – le support, pour ne pas dire le prétexte.


4. Structure de l’opéra seria

Car, à partir des années 1690, le genre-roi, qui domine toute l’Europe pour un siècle, c’est l’opéra seria, fruit d’une lente mutation au fil du XVIIe siècle vers un spectacle, où la musique et surtout la voix volent la vedette au texte.

Opera seria, c’est-à-dire « opéra sérieux ». Opera seria est féminin en italien, mais comme on emploie opéra au masculin en français, l’usage est d’utiliser opéra seria au masculin.

C’est le genre qu’ont illustré Albinoni, Haendel, Vivaldi, Porpora, Caldara, Hasse, Leo pour la période baroque, avec une époque de transition qui enrichit l’orchestre de quelques doublures de vents chez Graun, Pergolesi, Jommelli, avant de se couler dans le nouveau style classique avec Johann Christian Bach, Cimarosa, Haydn (Armida), Salieri, Mozart (Lucio Silla, Mitridate, même Idomeneo, quoique un peu tempéré par le modèle français).

Parmi les œuvres aisément disponibles qui ont de quoi impressionner et par lesquelles je vous conseillerais de commencer : Rinaldo de Haendel, Griselda de Vivaldi, Cleopatra e Cesare de Graun, Mitridate de Mozart (Minkowski)… mais on rencontre aussi de très beaux Jommelli, Johann Christian Bach ou Salieri…

Musicalement, l’opéra seria se caractérise par une alternance de deux modes d’expression.

Le premier, ce sont « récitatifs secs » (recitativi secchi), où l’on fait avancer l’action, sans y mettre de soin musical particulier : les chanteurs s’y expriment seulement accompagnés par la basse continue (un instrument grave à cordes frottées, un clavecin, éventuellement un archiluth). La mélodie reste très simple et suit l’accentuation des mots, mise en musique syllabe par syllabe. Pas de répétitions, pas d’ornements, pas d’aigus ou de graves, simplement une déclinaison musicale du texte. C’est la partie qui hérite des origines de l’opéra, mais il s’agit clairement, en l’occurrence, d’une relégation, qui n’intéresse pas du tout le public, concentré sur la plus grande séduction mélodique des airs, ses affects exacerbés… et surtout les qualités d’agilité ou de longueur de souffle des chanteurs.

En alternance avec ces récitatifs utilitaires, les « numéros » sont presque exclusivement des airs à da capo. Et, rarement, des duos ou des chœurs – on va dire que dans le meilleur des cas vous en trouverez deux par opéras, et toujours sensiblement plus courts que les airs. On parle alors des « numéros musicaux », car ils sont bel et bien numérotés pour pouvoir les retrouver (plus commode que « le deuxième air de Nicomedo à la cinquième scène de l’acte III »). À ce moment, l’action s’arrête et le personnage partage ses émotions : courage, tendresse, espoir, crainte, orgueil, dépit, fureur, déréliction… le nombre de ces affects archétypaux n’est pas très élevé, ce qui a permis la réutilisation abondante d’airs d’un opéra dans un autre – les droits d’auteur n’existant pas, les compositeurs n’hésitaient pas non plus à réutiliser des airs réussis de collègues dans leurs propres opéras.

J’ai parlé de da capo. « Da capo » signifie « avec une reprise depuis le début » : ces airs sont pour la plupart constitués, tout au long du XVIIIe siècle, de 8 vers. Un quatrain principal, longuement répété, suivi d’une section plus courte de 4 vers (et toujours contrastée, moment de fureur ou de confusion pour les airs extatiques, moment de brève émotion tendre pour les airs de bravoure…). Une fois qu’on a fait tout cela, on reprend intégralement la mise en musique du premier quatrain, en y ajoutant des variations vocales (on les appelle souvent « diminutions », car ce sont des formules de notes en général plus brèves, des ornements qui augmentent le nombre de notes exécutées). Ces ajouts étaient censés être improvisés, même si les chanteurs étudiaent bien sûr des formules réutilisables. Aujourd’hui, elles sont soigneusement écrites par les chefs ou les interprètes. Comme elles ne figuraient pas sur les partitions, on a longtemps, même dans le mouvement baroque, joué ces reprises sans ornements – ce qui les rend particulièrement fastidieuses, surtout dans les airs très longs du milieu et de la fin du XVIIIe siècle.

Un air à da capo fait dans les 4 à 6 minutes à l’époque de Haendel et Vivaldi, mais peut durer 9 minutes à partir des années 1740… sans reprise variée, ce peut être un peu ennuyeux si la mélodie n’est pas particulièrement inspirée ou si le chanteur n’est pas exceptionnel. Les da capo ornés sont aujourd’hui redevenus la norme, musicologie aidant. Dieu soit loué.


5. Le triomphe de la peste vocale

Ce type d’opéra, qui est moins dépendant de la compréhension du texte théâtral, obtient un succès fulgurant en Europe : la virtuosité de sa musique (il faut y voir l’équivalent des Quatre Saisons de Vivaldi), la déification des chanteurs-vedettes, le caractère stéréotypé et annexe de l’intrigue permettent de traverser les frontières. Il s’adapte très bien ensuite au style classique avec un orchestre qui inclut davantage les vents, cherche davantage de couleurs, étend la virtuosité sur des ambitus vocaux plus larges, cherche des lignes mélodiques plus vigoureuses (voire athlétiques).

Il est joué partout, en général en italien : de Lisbonne à Saint-Pétersbourg en passant par Londres, avec quelques adaptations linguistiques locales (en suédois à Stockholm, et à Hambourg des objets hybrides improbables en allemand pour les airs, en italien pour les récitatifs et en français pour les chœurs – voyez Orpheus de Telemann, par exemple).
Seule la France en reste au modèle déclamatoire de la tragédie en musique, tout en en important les innovations harmoniques et progressivement le goût de la virtuosité (très audible chez Rameau, par exemple). Mais l’accusation d’ultramontanisme est grave pour un compositeur, et tout le monde se défend d’importer quelque influence que ce soit. En tout état de cause, la dominante de l’opéra français reste textuelle (ou, pour l’opéra-ballet, la danse et la couleur locale soutiennent l’intérêt premier du public), et c’est la seule nation à conserver un modèle distinct du seria italien. Toutes les nations les plus fières ont servilement adopté le nouveau format musical à la mode, et pour un siècle.

Et encore, un siècle, c’est en restant modeste : il existe des opéras seria dès les années 1690, et le belcanto romantique n’est finalement qu’une adaptation au style romantique des formules du belcanto baroque et classique tel qu’il est pratiqué dans l’opéra seria (air répétitif virtuose orné avec récitatifs intercalés, de moindre importance). Mais la fin du XVIIIe siècle et surtout le début du XIXe siècle voient apparaître des opéras dans les langues locales, et parfois avec une réelle ambition, Weber et Schubert en Allemagne, Dupuy au Danemark, Arriaga en Espagne…


6. Catégories vocales

Cette époque est aussi celle des rôles travestis (des rôles masculins héroïques joués par des femmes, en l’occurrence) et des castrats. Je consacrerai peut-être un épisode aux castrats – ces pauvres diables auquels ont dérobait, dans leur jeune âge, les outils indispensables de leur succession. Ils disposaient ainsi d’un larynx d’enfant posé sur des poumons et des résonateurs d’homme, ce qui devait être particulièrement insolite et surprenant. Femme ou castrat, cela témoigne en tout cas d’une fascination pour les voix aiguës. Le goût des XXe et XXIe siècles en Occident représente l’homme viril avec une voix grave (voire rauque et peu sonore, façon Humphrey Bogart, James Earl Jones, Andrew Lincoln) – je peux témoigner, puisque je dispose d’une voix plutôt aiguë, qu’on est obligé d’utiliser beaucoup de stratégies extra-timbrales pour asseoir sa présence en public (le contenu de ce que l’on dit, les variations de ton, l’humour… alors que l’autorité naturelle d’une voix grave est immédiate). On le voit au demeurant à l’opéra, avec le nombre croissant de rôles principaux confiés à des barytons – le baryton, c’est le symbole l’homme véritable, dans toute sa complexité.

Au XVIIIe siècle, c’est tout le contraire : les héros ont souvent une ascendance surnaturelle, divine, et réalisent des exploits qui ne sont accessibles qu’à une âme hors du commun et à une généalogie du plus haut prestige. On les représente donc par des voix aiguës et agiles, qui planent au-dessus des aptitudes des simples humains. Le ténor devient progressivement utilisé dans la période classique (dernier quart du XVIIIe siècle), mais plutôt pour représenter les rois et les pères, pas toujours sympathiques (prenez Idoménée et Mithridate, chez Mozart) – en tout cas beaucoup plus humains et bien moins exemplaires que leurs équivalents chantés par des sopranos ou des altos, qu’ils soient masculins ou féminins. Les basses, elles, sont vraiment réservées aux personnages secondaires majestueux, les pères, les rois, les magiciens…

C’est ainsi que dans un opéra seria habituel de la période baroque, on ne croise quasiment que des voix de femmes (avec une basse en personnage secondaire pour varier un peu) ou de castrats.


7. Les limites du seria

Vous aurez peut-être remarqué, au gré de subtiles allusions à peine perceptibles, que je ne suis pas complètement enthousiaste devant la domination de ce genre en Europe. C’est mon goût personnel, il est vrai que le seria est probablement pour moi la période la moins enthousiasmante de l’histoire de l’opéra.

Mais cela mérite peut-être une explicitation. Pour moi qui apprécie en particulier le rapport au texte et à la dramaturgie, je me retrouve face à des airs dont le texte est répété à l’infini, peu intelligible sous les coloratures (toutes les figures agiles de la voix sur une voyelle unique o-o-o-o-o o-o-o-o-o), et pas traité de façon particulièrement expressive – en tout cas pas vis-à-vis de la prosodie. Les livrets y sont complètement stéréotypés, parfois même interchangeables – et interchangés par les compositeurs.

C’est possiblement la période où l’on a le plus produit d’opéra, mais aussi celle où l’on rencontrera le moins de diversité et de surprises, tant le modèle y est normé, et pas très riche ni contrasté en tant que tel.

Pour autant, musicalement, le genre recèle des pépites (qu’il faut vraiment écouter comme des concertos pour instruments vocaux !), et les atmosphères de certains airs sont absolument ineffables. Par ailleurs, si l’on rencontre des chanteurs qui nous émeuvent, les entendre dans le seria, c’est la certitude d’entendre toute leur voix complètement mise en valeur – rien à voir avec les airs de Verdi qui mettent en valeur un caractère du personnage ou un trait d’écriture du compositeur, ici tout est d’abord pensé pour magnifier la voix et lui donner le temps d’être goûtée par le public.

Et son importance est absolument centrale dans l’histoire de l’opéra. C’est pourquoi il n’était pas inutile de s’y arrêter un moment dans ce parcours autour de l’opéra italien.

mercredi 25 janvier 2023

[podcast opéra] – Épisode 7 : Comment l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – a) La naissance d’un modèle


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Le bon goût, lui, a depuis longtemps mis fin à son règne.

Je poursuis mon aventure autour du format audio.

Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des raisons de droits d'auteurs (droits voisins plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art national ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.

Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée « L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette corruption depuis le début.

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Épisode 7 : Comment l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – a) La naissance d’un modèle

L’opéra italien occupe en général – avec Faust, Carmen et Wagner – l’essentiel de l’imaginaire grand public autour de l’opéra. Et de fait, il domine la scène européenne et mondiale en quantité et en prestige pendant l’essentiel de l’histoire de l’opéra.

Plutôt que de vous proposer simplement une histoire de l’opéra italien, je vous propose de nous demander ensemble comment ce genre a pu rester aussi étroitement associé à une nation, une langue. Ce sont des raisons multiples : historiques, linguistiques, politiques, pratiques… qui peuvent expliquer cette prédominance.

Au sein même de l’Italie, l’opéra a été vécu comme le genre prédominant – ce qui est vrai dans les autres nations musicales, mais pas à ce point – on pourrait d’ailleurs presque parler d’histoire de la musique italienne, tant le vocal prévaut sur tous les autres genres dans la péninsule.


1. Naissance de l’opéra

L’opéra est né à la toute fin du XVIe siècle en Italie. Il est le fruit de réflexions sur le théâtre musical (qui n’était jamais intégralement chanté) et d’une admiration pour le modèle grec tel que perçu par les érudits du temps. La parole doit être exaltée par la musique. On écrivait essentiellement pour la voix avec des formes polyphoniques – c’est-à-dire des musiques avec plusieurs mélodies chantées à la fois, ce qui rend le texte difficilement compréhensible.

Des groupes de poètes et de musiciens, réunis autour de mécènes florentins, donne sa chance à la monodie (mélodie unique, simplement accompagnée), et tout le monde constate que cela rend l’expression plus vive, plus individuelle. Essayez d’obtenir une émotion précise de la part d’un chœur, c’est toujours moins touchant qu’un chanteur seul sur le même texte, parce qu’il va exprimer sa propre singularité, sans qu’elle soit « équilibrée » par l’ensemble des différences de tous les chanteurs.

Pour le détail de cette aventure qui a bouleversé toute la hiérarchie de l’art européen, je vous renvoie au troisième épisode de la série, qui le traite en détail.

Ces artistes donnent ainsi naissance aux premiers opéras : des drames entièrement mis en musique, où l’émotion du texte est exaltée par la force expressive de la musique !  On y adore donc, en bonne logique, les lamentations.  La Dafne de Peri & Corsi (1597), perdue, L’Euridice de Peri (1600) et presque simultanément de Caccini (1600-1602), et quelques années plus tard l’Orfeo de Monteverdi (1607, je crois avoir dit par erreur 1604 dans l’épisode consacré au sujet !).

Les premiers opéras sont ainsi florentins, et nord-italiens. Ils sont en bonne logique écrits en italien, pensés en lien avec la poésie italienne (l’autre genre vocal profane dominant était alors le madrigal, composition à plusieurs voix sur des poèmes italiens). Ils se répandent dans toute l’Italie. Il s’agit, dans la première moitié du XVIIe siècle, d’un art local.

Après Monteverdi à Crémone, Mantoue et Venise, viennent d’autres grands représentants, comme Landi à Padoue et Rome, Rossi à Florence et Rome, Cavalli à Venise, Legrenzi à Bergame et Venise… Chaque grande famille, chaque grande cité a ses musiciens de prédilection. Le style austère de la déclamation soutenue de musique s’enjolive progressivement d’airs plus ornés.


2. Premières imitations

Lorsque Cambert & Perrin, puis LULLY & Quinault ont adapté le modèle italien en France, ils se sont fondés sur cette image de la déclamation soutenue par la musique. On sent dans les œuvres de LULLY que le modèle est déjà propre à être orné d’ariettes et de jolies choses plus décoratives, mais il reste avant tout fondé sur la prééminence du texte ; depuis lors, les Français, têtus de leur gloire, n’en démordent pas, et alors que les Italiens exploraient d’autres chemins, en sont toujours restés là.

Les Français se sont ainsi toujours accrochés à une image de l'opéra liée aux objectifs de sa création, résistant farouchement aux Italiens… dont ils avaient importé le concept, mis au point par un Italien (LULLI), et magnifié par maint italien à Paris (Piccinni, Sacchini, Salieri, Rossini, Donizetti, Verdi…).

Cependant, tandis que les Français adaptent à leur manière l’opéra italien tel que pensé dans la première moitié du XVIIe siècle, les Italiens s’engagent progressivement, à partir des années 1670 (avec Legrenzi, notamment), vers un autre modèle, qui devient dominant dès les années 1690 : l’opéra seria. Une machine maléfique qui va conquérir le monde.

vendredi 13 janvier 2023

Comment les labels de musique classique peuvent-ils survivre ?



Quelques exemples de labels ambitieux et de disques aux modèles économiques très divers chez CPO, Aparté, Timpani, Naxos.

Vaste question, à laquelle il est impossible de donner une réponse unifiée : chaque label dispose de son modèle économique, et il peut être très différent.

Ceux qui ne vendent pas de CD physique limitent leurs coûts de production et de distribution : une fois enregistré, il n'y a pas de pressage ni de livraison dans les magasins, et encore moins de stock – ce sont de grosses économies.

Parmi eux, ceux qui ne font que du flux numérique (streaming) reprennent souvent des enregistrements libres de droit (qui ne leur ont donc rien coûté) et essaient de les monétiser : comme le coût est à la charge du label d'origine d'une part, de la plate-forme de flux d'autre part, il n'y a donc que des bénéfices à faire entrer. S'ils le font sur suffisamment de disques, cela finit fatalement par rapporter un peu d'argent.

Quant aux labels physiques, il existe autant de modèles que de labels.

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1) « Majors » et politique de prestige

Les très gros labels, comme Universal ou Sony, répartissent leurs coûts entre les albums qui ont du succès (et qui se vendent en très grand nombre, comme la pop ou les Alagna / Bartoli de Noël) et ceux un peu moins grand public qui sont déficitaires (mais se vendent tout de même en nombres meilleurs que la concurrence, vu leur prestige, leur visibilité, leur meilleure distribution dans les bacs physiques). Les gains globaux de la maison d'édition sont de toute façon suffisants pour considérer le classique comme une niche de prestige, quitte à ce qu'elle soit déficitaire, sans se poser nécessairement la question de la rentabilité disque par disque ou même secteur par secteur.


2) Sous licence

Chez les moyens, certains rognent sur les coûts et visent sur la vente d'un grand nombre de pièces (Brilliant Classics a fait ça avec ses coffrets à une époque), en achetant des enregistrements sous licence (passés de mode chez d'autres labels qui ne comptent pas les rééditer, tout le monde y gagne) ou en faisant travailler des artistes peu connus qui seront à peine rémunérés. Ce reste tout de même un modèle d'équilibriste : il faut malgré tout enregistrer les choses, les presser, les distribuer… et en vendre suffisamment avec les faibles marges.


3) Économies artistiques

Naxos rémunère (bien sûr) les artistes, mais ils sont obligés de céder leurs droits d'auteur (enfin, droits voisins plus exactement), et rémunérés sous forme de forfait (très bas). À l'origine, ils embauchaient surtout des gens peu célèbres – dont beaucoup étaient des homonymes d'interprètes célèbres, je me suis toujours demandait si c'était volontaire –, qu'ils paient peu, et ne dépensent pas des fortunes en charte graphique et promotion. C'est un peu moins vrai aujourd'hui, où Naxos organise aussi des partenariats avec des artistes vraiment célèbres ; mais ils ont acquis désormais une telle place, notamment en tant que distributeur (activité qui doit leur assurer l'essentiel de leur revenu), que la pression économique n'est plus la même.

Il faut dire qu'aucun interprète, à part peut-être Beyoncé, ne gagne de toute façon sa vie avec le disque. Celui-ci constitue plutôt une carte de visite attestant leur sérieux, conçue pour donner l'envie d'aller entendre leurs concerts, pas forcément bénéficiaires mais subventionnés. Il est vraiment complexe de gagner sa vie comme artiste classique, à moins d'entrer dans un chœur ou un orchestre fixes.


4) Partenariats radio

D'autres limitent les coûts en réutilisant des bandes déjà captées par les radios (CPO, typiquement, collabore avec les diverses radios allemandes) : les artistes et les ingénieurs du son ont déjà été payés, il suffit de négocier avec la radio (publique) qui est en général tout simplement contente que son travail soit diffusé et ne doit pas se montrer trop gourmande, je suppose.

Typiquement, le très-saint label CPO réutilise beaucoup de captations déjà réalisées par les radios d'Allemagne. Par ailleurs, leur impératif de vendre des disques est moindre que chez des labels autonomes, puisque CPO est adossé à la grande plate-forme de vente en ligne JPC – j'imagine qu'ils ont une ligne budgétaire conçue comme du mécénat, et qu'ils se moquent que ça ne rapporte pas d'argent. L'intégrale des lieder de Loewe ou des trios de Dốþößtrøm, publiée CD à CD, je ne sais pas bien qui peut acheter ça… même en flux gratuit, je n'ai pas le temps de tous les écouter, et ce n'est pas faute, vous le voyez bien, d'y mettre beaucoup de bonne volonté !


5) Labels d'orchestre

Certains (de plus en plus nombreux) sont adossés à des chœurs, des orchestres… de ce fait, leur budget est inclus dans le coût de fonctionnement global de l'institution. C'est avantageux, parce que le disque donne plus de visibilité et de prestige à l'orchestre, ce qui est déjà un but en soi, mais peut de surcroît motiver des spectateurs moins habitués ou plus éloignés géographiquement, et donc remplir la salle – et, ne le négligeons pas, contenter la tutelle politique qui subventionne !  C'est un mode de fonctionnement assez confortable : pas de rendement minimal requis.


6) Subventions et mécénat

Il y a aussi ceux qui vivent grâce à une subvention ou du mécénat, comme Bru Zane. Chaque année, le nombre de disques dépend de l'argent doté. Pour optimiser les coûts, ces disques sont adossés à des productions réelles, où interviennent aussi les financements propres des théâtres (qui pendant les répétitions rémunèrent les artistes et fournissent la salle !). On ne dépense alors que ce que l'on a reçu : les recettes de ventes de disques sont négligeables dans le financement du projet. Cela limite éventuellement l'ambition des projets, mais évite les déficits. (Évidemment, si la subvention s'arrête ou si le mécène se retire, tout l'édifice s'effondre immédiatement.)


7) Prestataire technique

Encore plus sûr pour le label : accueillir des projets déjà financés. C'est le cas pour Aparté : le label fournit, contre rémunération, des moyens techniques (prises de son superlatives, appareil critique, pressage, publicité, bonne visibilité) aux artistes qui en retour paient les frais. Je crois que ça fonctionne très bien pour eux : les artistes montent des dossiers de subvention (ou, quelquefois, paient avec leurs économies) pour qu'on leur fournisse l'ensemble de la prestation (avec, de surcroît, le tampon prestigieux d'un label qui a beaucoup gagné en visibilité). Pour le label, la vente d'exemplaires ou la limitation des coûts n'est donc plus un enjeu d'incertitude économique : c'est l'artiste qui apporte en amont le financement – dans le but de devenir plus célèbre et donc de recevoir de meilleurs cachets dans des lieux plus prestigieux, de créer une communauté de fans qui va le suivre et le rendre plus désirable pour les recruteurs.
Je crois que pour eux ça se passe vraiment bien.


8) Diversité au sein d'un label

Certains labels peuvent utiliser différents modes opératoires : Harmonia Mundi propose une collection de disques autoproduits par de jeunes musiciens, mais a aussi ses propres projets ; Maguelone publie aussi bien les projets de Didier Henry que d'autres projets invités déjà financés.


9) L'amour de l'art

Et puis il y a ceux qui, en effet, sont ambitieux en voulant proposer des projets qu'ils montent eux-mêmes pour l'amour de l'art, et ne s'en sortent pas forcément, comme Timpani qui a proposé des projets sur ses propres deniers, parfois très ambitieux (des opéras de Pierné, Ropartz, Séverac, Cras, Le Flem…), mais peinent évidemment à trouver les financements, d'autant qu'ils ne peuvent pas compter sur la quantité de disques vendus (à prix très raisonnable par ailleurs) pour financer leur travail.

Hyperion, après avoir été en quasi-faillite, s'est redressé grâce à des artistes qui ont travaillent gratuitement pour soutenir le label. La politique du label est à présent de proposer un répertoire et des artistes de haute qualité, et de fidéliser un public qui achète les disques – rien n'est disponible en ligne, le flux n'étant pas du tout rémunérateur ; ce conservatisme antitechnique a possiblement sauvé le label.



Voilà pour quelques possibilités, pour vous donner des idées. Je ne suis pas un spécialiste de la question, les labels communiquent peu sur leurs modèles économiques, donc je vous communique ce que j'ai compris en lisant des articles çà et là ou en discutant avec des professionnels du milieu… je peux parfaitement me tromper sur les cas plus précis évoqués. Mais l'idée est que vous puissiez vous représenter un peu le nuage de possibilités quant à la gestion d'un label de musique classique !

[podcast opéra] – Épisode 6 : L’opéra est-il un art du passé ?


 
Hector Dufranne en Grand-Prêtre de Samson & Dalila de Saint-Saëns.
Sonya Yoncheva dans La Bohème (mise en scène Claus Guth).

Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur faire des recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo, parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive, et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller, j'ai donc opéré un petit essai :  l’idée serait de poster une seule notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule, pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.

J'en ai réalisé 6 épisodes cette semaine. Vous pouvez vous abonner dans votre application habituelle avec ce lien RSS : https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss .
Sinon, il se trouve ici sur Google Podcast, Spotify, Deezer, SoundCloud

Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais l'essentiel est là.)  Rien que les lecteurs de CSS ne sachent déjà, mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant sous forme audio.
 
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Épisode 6 : L’opéra est-il un art du passé ?

Oui.

À la semaine prochaine !



Ah, vous voulez en savoir davantage ?

¶ L’opéra est un art créé pour des besoins spécifiques, à la toute fin du XVIe siècle (voyez l’épisode 3). Il s’agissait d’exalter la déclamation théâtrale grâce au chant. Puis on s’est fasciné pour l’agilité ou la puissance de l’organe vocal humain.
Les micros ont permis beaucoup d’autres possibilités pour chanter à fort volume sonore, toutes les émissions vocales sont devenues possibles, mais l’opéra a continué de chanter sans amplification – ce qui rend son impact physique très particulier. Cela se comprend, mais il aurait pu inclure des épisodes amplifiés, et ce n’est presque jamais le cas, alors que certains chanteurs lyriques maîtrisent à la perfection d’autres techniques propres aux musiques amplifiées.

Il n’est donc pas absurde du tout que l’opéra ait conservé ses qualités propres, mais c’est assurément un art qui tire ses logiques techniques du passé.

¶ L’opéra a pu être, au XVIIIe et au XIXe siècle, une sorte d’équivalent au cinéma : intrigues sommaires, énorme budget de décors, superstars, phénomènes de société qui créaient ou faisaient écho à de gigantesques débats.
Par exemple, en 1810, énormes débats sur la légitimité de représenter des héros issus des Saintes Écritures (en l’occurrence Caïn et Abel) sur la scène de l’Opéra, en modifiant la Genèse et en ridiculisant certains de ses personnages (la perruque blonde d’Abel a beaucoup fait jaser). Est-il légitime de produire une fiction à partir du Sacré le plus saint ?  Et sur une scène de mauvaise vie comme l’était l’Opéra, jouée par des acteurs dépravés ?
Ou encore, après 1870, beaucoup d’opéras exploraient les émotions de vaincus sublimes (les Gaulois, les Hébreux), l’idée de la souffrance des crimes de guerre, des invasions barbares, etc., parce que cela travaillait énormément la France d’après la défaite.

Aujourd’hui, le cinéma a endossé cette part de spectaculaire, de popularité, de vulgarité quelquefois, et les débats qui vont avec. On n’invite pas les chanteurs d’opéra des productions en cours, et encore moins les compositeurs, sur des plateaux de télévision pour faire leur promotion ou transmettre leur vision du monde.

¶ Surtout, le choix des programmateurs a écarté l’opéra contemporain des scènes lyriques. Aujourd’hui, l’opéra est devenu un musée : sur une saison de 5 à 20 titres, vous aurez au maximum une œuvre composée dans la décennie, et ça n’arrive pas tous les ans… On rejoue essentiellement les œuvres du passé, et de surcroît les mêmes.

Je ne blâme pas les programmateurs (enfin, en réalité si, mais tout n’est pas de leur faute) : un certain nombre de contraintes leur échappent. Pour commencer, tout simplement la nature du langage musicale qui s’est énormément complexifié à partir de la fin du XIXe siècle, jusqu’à atteindre des expérimentations assez extrêmes au XXe siècle (le dodécaphonisme sériel décrète l’égalité entre toutes les notes et l’interdiction de les répéter, avec pour résultat un langage qui n’est plus compris par les auditeurs). Cela influe de surcroît sur l’écriture vocale (avec des intervalles de hauteur de plus en plus grands entre les notes), ce qui entraîne une compréhension beaucoup plus difficile du texte. Les livrets aussi, parfois centrés sur la vie des artistes, ou nageant dans des réflexions métatextuelles difficilement accessibles, pas toujours réussie et en tout cas peu ludiques, n’ont pas aidé.

L’opéra est donc devenu une sorte de musée, reflet d’un temps passé, où l’on chante à l’ancienne des œuvres déjà bien vieilles.

Je crois que j’ai tout dit. À bientôt.



MAIS NON.

Vous saviez bien qu’il y aurait un MAIS.

Un petit MAIS, et cependant un MAIS important. Tout ce que j’ai dit reste vrai, toutefois je voudrais ajouter un petit quelque chose.

Depuis une trentaine d’années, la liberté de création (et notamment la liberté d’emprunter des langages du passé) a connu un regain de force, et on trouve aujourd’hui des styles incroyablement divers dans la musique classique et dans l’opéra. Des œuvres quasiment parlées à base de phonèmes, des œuvres atonales avec des sujets métaphoriques, mais aussi des œuvres écrites avec un langage sonore plus proche de la musique de film, pleine de références, et qui évoquent des sujets actuels et très divers.

Il est difficile, dans une baladodiffusion et sans disposer des droits, de faire entendre l’immensité de l’étendue de ces styles musicaux, mais je peux au moins vous donner une idée des sujets.
On peut y parler d'histoire récente (Rasputine, Anne Frank, Die Weiße Rose, JFK, Nixon, Marilyn Monroe, de l'homosexualité chez les maccarthystes), de grands classiques (Minotaure, Ovide, Hamlet, Richard III, Frankenstein, Maison Usher, Moby-Dick, Dracula, plusieurs Cyrano, Canterville, plusieurs Solaris, T. Williams, Beckett, Pagnol avec la trilogie marseillaise…), on trouve de la littérature de jeunesse (Chat Botté, Musiciens de Brême, Blanche-Neige, Gulliver, Lord of the Flies, la Locomotive par l’auteur de L’Histoire sans fin, beaucoup en Russie et en République Tchèque), de films (Sophie's Choice, Marnie de Hitchcock, Dead Man Walking, The Addams Family, Lost Highway de Lynch, même une version en lipdub de Hercules vs. Vampires de Bava), de bandes dessinées (Max et les Maximonstres), des polars, des intrigues mathématiques, de livres de psychiatrie (The Man Who Mistook his Wife for a Hat), des suites d'opéras du répertoire (de la trilogie de Figaro, d'Aida, de Gianni Schicchi…), de l'exploration de phénomènes sociétaux (alpinisme, regards sur l'homosexualité, Alzheimer, le nucléaire), des opéras érotiques (Opéraporno en tournée française, Powder her Face, Das Gehege – où une femme rêve, je n'invente rien, de se faire déchirer par un aigle)…
Vous en trouverez quelques descriptions dans cette notule, qui représente la moitié ou le tiers de ce que j'avais trouvé sur une seule saison d'opéra !

Donc vous le voyez, l’opéra reste globalement un genre du passé, MAIS malgré la faiblesse du nombre des commandes et des reprises, l’opéra d’aujourd’hui est d’une diversité extrême, couvrant un nombre de sujets qui combine ceux du film grand public, du film d’auteur et du documentaire, et encore au delà.

J’avais réalisé une petite série « 1 jour, 1 opéra » sur Twitter et Carnets sur sol, qui essayait de présenter les œuvres originales données ce jour-là dans le monde.

N’hésitez pas à explorer l’opéra : il existe forcément un sous-genre qui vous touchera. Et si ce n’est pas dans les genres du passé, ce sera sans aucun doute possible dans les innombrables genres du présent.

Slava opéraïni. À bientôt !

[podcast opéra] – Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs ou auditeurs d’opéra ?


 
Le Rosenkavalier d'Otto Schenk, une certaine idée (terrifiante) de l'opéra.

Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur faire des recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo, parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive, et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller, j'ai donc opéré un petit essai :  l’idée serait de poster une seule notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule, pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.

J'en ai réalisé 6 épisodes cette semaine. Vous pouvez vous abonner dans votre application habituelle avec ce lien RSS : https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss .
Sinon, il se trouve ici sur Google Podcast, Spotify, Deezer, SoundCloud

Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais l'essentiel est là.)  Rien que les lecteurs de CSS ne sachent déjà, mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant sous forme audio.
 
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Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs ou auditeurs d’opéra ?

La réponse varie évidemment selon les individus, mais on peut relever des lignes de force, des types de public.

¶ La plus-value la plus évidente, par rapport aux autres musiques, tient dans l’impact physique d’un son acoustique : grand orchestre symphonique (ou grand orchestre baroque, ce qui en revient au même, sinon en décibels, du moins sur le principe de la grande masse sonore en sons naturels), et bien sûr la voix, directe, sans médiation. Cette question a déjà été évoquée dans l’épisode 2 : avoir le grain d’une voix qui vous caresse le visage ou vous court sur la peau, c’est une expérience d’art totale et très physique. C’est sans doute là la première chose qui bouleverse les amateurs d’opéra.

¶ De là procède, ensuite, la fascination pour les chanteurs : certains seront sensibles à la puissance sonore (et donc à l’impact ressenti corporellement par le specteur), d’autres à la beauté du timbre, ou encore à la façon impressionnante de dominer les difficultés techniques : les aigus et suraigus dans l’opéra romantique, l’agilité des vocalises dans les opéras italiens du XVIIIe siècle…

¶ On est en général sensible aussi à la façon dont l’opéra tisse des histoires avec de la musique, dont il fait dire des mots avec du chant… une émotion qui mêle les arts.

¶ Pour le reste, cela dépend véritablement du répertoire que l’on aime parmi le vaste choix de l’opéra : si l’on aime l’opéra seria (les opéras italiens du XVIIIe siècle, dont on a déjà souvent parlé dans cette série), l’intrigue (en général à peu près identique quel que soit le personnage sélectionné dans la mythologie grecque, dans l’histoire romaine ou dans les épopées de chevalerie), cette intrigue ne sera pas le sujet de satisfaction prioritaire.
¶ Si l’on aime plutôt l’opéra romantique italien, on sera sensible aux belles mélodies, aux affects démesurés représentés avec de la belle musique, une sorte de démesure exprimée en harmonie. Chez Verdi, tout est très intense, mais rien n’est inconfortable dans l’univers sonore. Pas besoin de penser, on peut se laisser emporter par le tourbillon de l’action et l’insolence des voix (on parle de spinti pour ces voix qui exploitent les limites de l’aigu et du grave).
¶ On peut davantage être sensible à la déclamation d’une belle langue, soutenue par des courbes musicales, si l’on aime plutôt la tragédie en musique (LULLY, Campra, Destouches, Rameau…). Ou par la force d’évocation des sous-textes grâce à la musique, dans les opéras symbolistes – Pelléas & Mélisande de Debussy, typiquement : le texte laisse beaucoup de silences et de non-dits que l’orchestre peut compléter, ou du moins habiter avec des atmosphères impalpables.
¶ Pour d’autres encore, laisser l’expression de l’orchestre submerger le texte mis à disposition par les chanteurs, comme dans Wagner ou Strauss (qui écrivent de très belles mélodies, mais plus à l’orchestre qu’aux voix), ou bien jouer à l’enquêteur pour retrouver le motif sonore attaché à chaque personnage, à chaque objet, à chaque situation peut créer une jubilation intellectuelle intense. (Clairement, le profil général des amateurs de Wagner est beaucoup plus littéraire / amateur d’expositions / de lectures savantes que celui des amateurs de belcanto italien, plus hédonistes, aimant se laisser porter par les belles mélodies et les actions simples.)
¶ Comme évoqué dans l’épisode 4, le plaisir de la langue étrangère n’est pas à négliger : s’immerger dans une langue qu’on maîtrise à peine grâce à de la musique, avec tout le confort d’un livret bilingue ou d’un surtitrage, participe sans doute à la joie d’une frange du public – d’autant plus que le théâtre en langue étrangère n’est pas très répandu sur les scènes.

¶ Les décors et la mise en scène font aussi partie du plaisir, surtout lorsqu’ils s’articulent bien à la scène et à la musique (les gags synchronisés sont toujours un franc succès !). Cela s’adresse aussi bien aux amateurs de « mise en décor », où la richesse du costume prévaut, qu’à un public plus sensible au théâtre contemporain, et qui vient voir à l’Opéra les stars du Regietheater, c’est-à-dire les metteurs en scène qui n’hésitent pas à prendre le pouvoir sur l’œuvre et à transposer l’action, ajouter leurs idées personnelles…
Je crois que la majorité du public aime plutôt les mises en scène traditionnelles (qui respectent l’œuvre telle qu’elle est écrite), mais il existe aussi une minorité très active d’amateurs d’art qui se déplacent réellement pour aller voir la mise en scène de Bieito, Herheim ou Castellucci, et se laisser bousculer au besoin par leurs choix inattendus.
Dans tous les cas, le visuel fait partie du spectacle.

¶ À tel point qu’il existe, pour des raisons historiques (à développer dans un autre épisode), beaucoup d’opéras incluant du ballet, et que ce peut être une motivation supplémentaire pour venir voir une œuvre.

Évidemment, on aime en général l’opéra pour plusieurs de ces raisons (parfois même contradictoires), mais cela devrait permettre de situer un peu celles qui reviennent souvent dans la bouche des passionnés. Le public d’opéra va en général chercher un divertissement « noble », élevé, apportant de la connaissance (la plupart des opéras représentés ayant au moins un siècle d’âge, c’est quasiment un cours d’histoire à chaque fois), accepté comme non futile ; mais il existe tout aussi bien des amateurs de théâtre qui iront plutôt voir l’opéra contemporain ou les mises en scène hardies pour avoir au contraire le grand frisson de la subversion et de l’inattendu.
Il existe beaucoup trop de types d’opéra et de façon de représenter un opéra pour généraliser : clairement, dans un opéra ballet de Rameau, on peut mettre son cerveau en pause et simplement écouter la jolie musique ; c’est tout l’inverse pour les œuvres d’Aperghis qui vont jusqu’à mettre en question la véracité de la parole et le statut du phonème…

Pour terminer, je vous propose une petite catégorisation des publics d’opéra que j’avais réalisée, pour amuser les camarades, à mes débuts comme mélomane. Elle caricature les différentes motivations mais rend finalement compte des démarches possibles.

Catégorie 1 : Le public familial ou bon enfant. Il se déplace une fois par an à l’Opéra pour entendre une œuvre qu’il connaît déjà ou qui est célèbre, sans trop s’occuper des distributions. Il passe toujours un bon moment si la mise en scène n’est pas trop étrange. Il n’ira pas approfondir le répertoire, mais il est curieux, et stimulé par la singularité de l’expérience.

Catégorie 2 : Le public des virtuoses. Il se déplace pour voir une vedette, soit parce qu’il a entendu parler d’elle dans les magazines, pour « quitte à aller à l’opéra, entendre les meilleurs » (intersection avec la Catégorie 1), soit, pour les plus sérieux, pour suivre la carrière de ses idoles. Il peut comparer la qualité du contre-ut d’Alfredo Kraus dans les 789 cabalettes d’Alfredo qu’il a chantées à la scène, faire la liste comparative de quels ténors baissent d’un demi-ton Di quella pira, de quelles mezzo-sopranos se sont fallacieusement fait passer pour des contraltos, de quels contre-ténors vocalisent avec de l’air dans la voix ou avec les cordes vocales bien accolées…
Le moteur principal est la fascination pour la performance, l’exploit, ou simplement la singularité d’une personnalité d’artiste.

Catégorie 3 : Le public « musical ». Il s’agit d’une variante des mélomanes qui aiment le symphonique, et qui vont aussi voir l’opéra. Pour écouter de beaux orchestres, mais aussi pour écouter l’opéra dans son ensemble. Les questions de technique vocale et de mise en scène affectent beaucoup moins son plaisir : l’essentiel est d’entendre l’œuvre, de profiter de ses qualités.

Catégorie 4 : Le public du contemporain. Je ne suis pas satisfait de cette catégorie, mais elle provenait du fait que le public de l’opéra contemporain est en général pour large partie constituée d’amateurs de théâtre, et quasiment pas du tout de mélomanes des catégories 1 et 2 (qui doivent pourtant constituer une très large partie du public d’opéra). Le langage musical propre au contemporain, la peur d’être confronté à l’ennui ou à la bizarrerie rendent le public très différent – un public qui veut du neuf à chaque fois qu’il se déplace, comme ce peut être le cas au théâtre, et comme le répertoire largement figé de l’opéra ne le permet pas toujours.
(Ceci est plus valable pour les grandes métropoles que pour les villes de province où il n’y a que six productions par an et où les abonnés se déplacent en soupirant pour voir la création contemporaine… il n’y a pas nécessairement de bataillons assez fournis de théâtreux contemporains pour remplir la salle dans ces villes.)

Catégorie 5 : Le public « théâtral ». Pour ce public, l’opéra est une autre façon de raconter une histoire. C’est du théâtre augmenté, en quelque sorte. Il sera alors très sensible aux chanteurs, mais moins pour leurs aigus que pour leur investissement scénique. De même pour l’orchestre, qui sera d’abord vu dans sa capacité à faire palpiter l’action, plutôt que sur la perfection de la mise en place rythmique et la lisibilité des contrechants.

Catégorie 6 : Le public « d’apparat ». Ce serait une partie du public qui se déplace essentiellement pour la dimension sociale de l’Opéra. Pour accepter une invitation quand on est important, pour retrouver ses amis aficionados ou abonnés, pour faire une sortie agréable où l’on peut voir du monde. Il est rare que ce soit une motivation unique, mais à force de fréquenter les salles, on se fait des connaissances qu’on ne voit qu’à cet endroit, et lorsqu’on n’est pas entouré d’amateurs de musique classique, ce peut être l’occasion tout à fait légitime de parler à d’autres passionnés. (Je ne croyais pas trop à la réalité de cette catégorie, jusqu’à ce que je me dise moi-même certains soirs « oui, ce ne sera peut-être pas le concert du siècle, mais vas-y, il y aura tous les copains ! ».)
En revanche, contrairement à ce qu’on peut imaginer, l’Opéra n’est pas forcément le lieu privilégié du snobisme : si l’on veut briller, une exposition permet de parler autant qu’on veut, alors que si l’on n’aime pas réellement l’opéra, écouter trois heures de musique ennuyeuse pour parler 10 minutes avant, 15 minutes au milieu et 20 minutes à la fin, souvent interrompu par les sonneries ou les rencontres fortuites, ce n’est vraiment pas rentable.

→ Tous ces publics peuvent bien sûr se recouper, même s’il existe des « types » récurrents de mélomanes. Par exemple ceux qui aiment surtout l’opéra romantique pour ses grandes voix et ses émotions fortes (mêlant ainsi Verdi et Wagner), ou ceux qui sont plutôt « expérimentaux » et aiment en priorité le baroque français et l’opéra contemporain. Chaque amateur a sa propre proportion de plusieurs catégories dans ses motivations. Et, bien évidemment, il n’y a pas de motivation plus valable qu’une autre : le tout est d’y trouver des satisfactions (et d’accepter que les autres amateurs n’y cherchent pas les mêmes !).

J’espère que tout ceci aura éclairé d’éventuelles questions sur les motivations des spectateurs ou auditeurs d’opéra. À bientôt pour de nouveaux épisodes !

[podcast opéra] – Épisode 4 : Pourquoi l’opéra est-il toujours chanté en langue étrangère ?



Certains interprètes généreusement militants ont toujours tenu à tout chanter en langue étrangère.

Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur faire des recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo, parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive, et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller, j'ai donc opéré un petit essai :  l’idée serait de poster une seule notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule, pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.

J'en ai réalisé 6 épisodes cette semaine. Vous pouvez vous abonner dans votre application habituelle avec ce lien RSS : https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss .
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Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais l'essentiel est là.)  Rien que les lecteurs de CSS ne sachent déjà, mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant sous forme audio.
 
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Épisode 4 : Pourquoi l’opéra est-il toujours chanté en langue étrangère ?

De toutes les difficultés qui s’offrent au novice ou à l’aficionado, en matière d’opéra, la langue n’est pas la moindre. On voit bien que le théâtre est en général toujours proposé en traduction. La comédie musicale est régulièrement traduite (les grands succès comme Les Misérables ou Wicked ont même leurs versions en hongrois et en coréen). Alors pourquoi pas l’opéra ?

La réponse devrait être simple, mais elle est nuancée.

Cela dépend énormément de l’époque, et du contexte.

On peut dire que, globalement, jusqu’aux années soixante, l’opéra était chanté dans la langue du public. Parce qu’il fallait que le public (sans surtitres) comprenne. Des poètes, comme Philippe Quinault (le librettiste principal de LULLY, le véritable fondateur de l’opéra en langue française), avaient même théorisé l’utilisation de formules figées, de phrases à la syntaxe simplifiée, la répétition de mots, pour permettre au public de comprendre ce que le chant pourrait autrement déformer. On chantait pour être compris. Et tout cela est cohérent avec la naissance de l’opéra, créé pour exalter le texte parlé. (Je remonte ce fil-là dans l’épisode 3.)
Il existe cependant une exception importante : au XVIIIe siècle, à l’exception de la France et de quelques villes isolées comme Hambourg ou Stockholm (plus marginalement Saint-Pétersbourg), on chantait partout, quelle que soit la langue du public, l’opéra en italien. Mais il faut dire qu’on était alors en plein triomphe de l’opéra seria : après un XVIIe siècle où l’on a exploré la puissance dramatique de la parole chantée, le XVIIIe siècle est la période où le public se fascine pour les voix et leur agilité. De longs airs (qui peuvent faire une dizaine de minutes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle) s’enchaînent sur des situations stéréotypées, où le sens importe moins – et où le vocabulaire italien est de toute façon réduit. En ce temps-là, toutes les cours, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg accueillent des opéras en italien, parfois même composés par des ressortissants locaux (De Sousa Carvalho au Portugal, Bortniansky, Ukrainien qui remporte des succès en Italie…). Le public veut surtout entendre des voix agiles et les textes sont suffisamment stéréotypés pour ne pas gêner la compréhension générale de ce qui se passe sur scène.

Le reste du temps, on chante en bonne logique dans la langue du public, pour être compris. Et l’on peut entendre dans les pays concernés, Guerre et Paix de Prokofiev en italien, Carmen de Bizet en russe, Le Château de Barbe-Bleue de Bartók en français, Fidelio de Beethoven en tchèque, Don Carlos de Verdi en bulgare… Les chanteurs étrangers invités doivent apprendre la version traduite dans la langue locale – sauf les plus grandes vedettes qui en sont exemptées (Del Monaco chantant en italien au milieu d’une Carmen en russe, Ghiaurov en italien également au milieu d’un Don Carlos en bulgare…). À de rares exceptions près : lorsqu’une troupe étrangère se rendait dans une ville lointaine, elle chantait dans sa propre langue bien sûr.
Il s’agissait de donner à comprendre un texte dans la plupart des situations.

Tout cela bascule au cours des années 60, et la langue originale de composition devient la norme dans les années 70. Je n’ai jamais pu comprendre ce qui avait suscité ce changement radical (et universel).
¶ Peut-être un début de conscience musicologique : le compositeur a écrit dans cette langue, avec des rythmes, des accents précis pour mettre en valeur le texte, ce que la traduction ne peut pas toujours respecter (il y en a de sublimes qui sont encore meilleures que les originaux, d’autres très honnêtement fonctionnelles, et certaines qui abîment tout, la qualité verbale du texte, le caractère des personnages et des situations, l’accentuation des mots, et bien sûr les rythmes d’origine). C’est le moment des expérimentations de Hindemith et Harnoncourt, une sensibilité générale à ces questions se développe peut-être à ce moment.
¶ Mais sûrement aussi un début de mondialisation : si l’on veut les chanteurs à la mode, qui peuvent désormais se déplacer en avion, on ne peut pas leur imposer de chanter dans chaque langue de chaque pays visité. Il vient avec la partition qui est la même pour tous, celle de la langue d’origine.

Dans les années 80, l’apparition des surtitres finit par régler la question : on peut à la fois respecter le travail du compositeur sur la langue et comprendre l’action !

Et c’est ainsi que l’on entend aujourd’hui majoritairement la langue d’origine, en dehors de quelques rares institutions spécialisées (comme l’English National Opera) et d’initiatives ponctuelles et locales. Puccini en italien, Wagner en allemand, Moussorgski en russe, Janáček en… tchèque, Bartók en hongrois. Même lorsque ces langues sont peu pratiquées dans le pays d’arrivée.

Je ne sais pas si ce choix est le plus pertinent, considérant qu’il existe de belles traductions, et que le surtitrage constitue tout de même une médiation, un éloignement par rapport au frisson du texte directement exalté par la musique – il n’est que d’entendre le public rire avant ou après les répliques, en lisant le surtitrage…
Cette nécessité de polyvalence en langues crée aussi des problèmes vocaux dont il a déjà été question plusieurs fois sur le site et que je n’aurai pas le temps d’évoquer dans cette brève vignette. (Et il est difficile d’en tenir rigueur aux chanteurs, le cahier des charges s’est tellement alourdi : il faut être capable de produire du beau son dans beaucoup de systèmes phonétiques différents, sans même parler du sens à donner !)
Mais cette exigence nous propose aussi le frisson de langues étranges, l’impression d’accéder à une Europe du son, qui n’est pas sans attraits.

Que vous soyez convaincu ou non par ce choix, j’espère avoir donné quelques pistes d’explication sur la raison de cette prédilection pour les langues étrangères lorsqu’on représente de l’opéra !

[Je finis peut-être, cette fois, par une recommandation d’écoute : écoutez l’acte I de l’Alceste de LULLY (dans la version Rousset si vous pouvez), où cohabitent la déclamation française la plus directe et une plainte italienne posée là uniquement pour le son et l’atmosphère. ]

Voyez aussi cette antique notule.

[podcast opéra] – Épisode 3 : D’où provient l’opéra ?


possible salle de la création de l'Orfeo
Possible salle de la création de l'Orfeo de Monteverdi (voir détails dans cet excellent article de Muse Baroque).

Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur faire des recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo, parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive, et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller, j'ai donc opéré un petit essai :  l’idée serait de poster une seule notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule, pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.

J'en ai réalisé 6 épisodes cette semaine. Vous pouvez vous abonner dans votre application habituelle avec ce lien RSS : https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss .
Sinon, il se trouve ici sur Google Podcast, Spotify, Deezer, SoundCloud

Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais l'essentiel est là.)  Rien que les lecteurs de CSS ne sachent déjà, mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant sous forme audio.
 
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Épisode 3 : D’où provient l’opéra ?

Ce n'est pas le sujet le plus difficile, dans la mesure où l'opéra a une date de naissance relativement précise.

Dans les années 1570, à Florence, la Camerata de’ Bardi se réunit. Autour du comte Giovanni Bardi se réunissaient quelques-uns des grands talents musicaux du temps :
Giulio Caccini (auteur d’un des premiers opéras jamais composés, mais pas de l’Ave Maria de Caccini qui est un faux, russe, du XXe siècle),
Emilio de’ Cavalieri,
Pietro Strozzi (de la dynastie Strozzi d’où est issue Barbara),
Vincenzo Galilei (par ailleurs le père de notre Galilée)
et, côté poète, Ottavio Rinuncini (auteur des livrets des premiers opéras jamais composés, et aussi de celui de l’Arianna, perdue, de Monteverdi).

Ils réfléchissaient à la théorie musicale et produisaient des divertissements musicaux qui étaient ensuite exécutés pour l’entourage du Comte.
L’écriture vocale était alors surtout polyphonique : on chantait des pièces religieuses à plusieurs voix simultanées, et même la musique profane vocale était réalisée par plusieurs voix chantant plusieurs lignes musicales autonomes en même temps. (Je parle bien sûr de la musique savante, de la musique des cours : la musique populaire a toujours conservé un rapport très étroit à la monodie, c’est-à-dire les pièces avec une seule ligne mélodique, qu’elle soit accompagnée ou non. C’est toujours le cas aujourd’hui de la chanson, quel qu’en soit le genre musical.)

Or, ces penseurs florentins étaient assez critiques envers cette prédilection pour la musique à plusieurs voix. Ils pensaient qu’elle empêchait la compréhension du texte – ce qui est vrai.
Et ils rêvaient à des parallèles avec la Grèce antique, une sorte de déclamation chantée qui exalterait l’émotion du texte parlé. Pas simplement des accompagnements musicaux ou des numéros chantés.

C’est ce qu’il firent. On en trouve trace par exemple pour le divertissement nommé La Pellegrina, donné lors de noces organisées en 1589 par les Médicis, au Palazzo Pitti, où collaborèrent notamment Caccini, Cavalieri et Bardi lui-même.
Cette manière de faire chanter le texte à un personnage seul a été appelée monodie accompagnée, stile recitativo (style récitatif) ou encore recitar cantando (déclamer en chantant).

Parallèlement, les mêmes réflexions étaient menées par un autre aristocrate compositeur, Jacopo Corsi – rival de Bardi, mais tous deux avaient les mêmes opinions sur la polyphonie et la nécessité du retour à l’antique. Corsi propose à l’occasion du carnaval de 1598 le premier opéra (perdu) : La Dafne qu’il co-écrit avec Jacopo Peri, sur un texte de Rinuncini (dont on a parlé à propos de la Camerata Bardi). Cet opéra est perdu. Le premier opéra qui nous soit parvenu est L’Euridice du même poète Rinuncini, mis deux fois en musique au même moment (1600), par Peri et par Caccini – il en existe des disques.
On lit quelquefois que La Favola d’Orfeo (la Fable d’Orphée) de Monteverdi est le premier opéra, mais ce n’est donc pas tout à fait exact, il se situe tout au début et il faut attendre 1604. Son style est par ailleurs beaucoup plus exubérant (beaucoup plus renaissant d’une certaine façon), ne refusant pas la polyphonie madrigalesque, par rapport aux beaucoup plus austères premiers essais (et aussi par rapport au propre style ultérieur de Monteverdi).

L’opéra est lancé, plus rien de l’arrêtera.

[podcast opéra] – Épisode 2 : Comment fait-on pour chanter trois heures très fort ?


http://piloris.free.fr/css/images/kaufmann_glotte.jpg
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .


Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur faire des recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo, parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive, et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller, j'ai donc opéré un petit essai :  l’idée serait de poster une seule notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule, pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.

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Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais l'essentiel est là.)  Rien que les lecteurs de CSS ne sachent déjà, mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant sous forme audio.
 
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Épisode 2 : Comment fait-on pour chanter trois heures très fort ?

La voix d’opéra est souvent répulsive de prime abord, parce qu’elle semble très artificielle : on comprend mal le texte, tout semble beuglé…

Il faut d’abord préciser que l’opéra couvre quatre siècles et quart, ce qui signifie que les styles parcourus sont très divers. Pour chanter de l’opéra du XVIIe siècle dans une salle de quelques centaines de personnes, une voix de technique folklorique / variété / pop peut suffire.
Par ailleurs, même dans les répertoires plus exigeants (XIXe siècle, typiquement), il existe différentes écoles de chant, certaines privilégiant la clarté du timbre et de la parole, beaucoup plus naturels – et pas si éloignés des chanteurs populaires d’alors. Typiquement, les chanteurs français des années 50-60 ; prenez Tino Rossi, il a une technique tout à fait conforme à ce qui se fait à l’Opéra à ce moment-là.

Lorsqu’il s’agit d’être véritablement efficace et de surmonter un orchestre très sonore, il existe deux voies possibles : chanter plus aigu que le spectre de l’orchestre (les sopranos légers peuvent ainsi passer de gros orchestres sans avoir de grosses voix), ou bien chanter chanter plus efficace de l’orchestre. Car on ne peut évidemment pas chanter plus fort que 200 musiciens avec une section de cuivres de plusieurs dizaines de personnes…

Le « chant lyrique », ainsi qu’on l’appelle usuellement, utilise quelques astuces pour ce faire :

1) C’est un chant qui se fait en général larynx bas, ce qui permet d’augmenter la taille de la cavité de résonance (le larynx est le lieu où se trouvent les cordes vocales, donc plus il est bas, plus le son a de place pour résonner).

2) Il utilise des mécanismes de résonance dans les fosses nasales, qui existent dans tous les types de chant, mais qui sont suroptimisés à l’opéra. Il se crée ainsi un réseau d’harmoniques très dense, qui se concentre dans les zones les plus audibles par une oreille humaine. Grâce à ce tour de passe-passe, malgré l’ampleur de l’orchestre qui joue plus fort, on peut entendre certains chanteurs sans effort pour l’auditeur. C’est aussi ce qui procure le son très épais du chant d’opéra, une sorte d’énorme charpente sous-jacente qui permet à l’ensemble des sons d’être entendus, car tous portés par cette base très sonore (on la décrit souvent comme « métallique »).
J’ai envie de comparer cela au chant diphonique mongol, que vous avez sûrement entendu : pour faire deux sons à la fois, les chanteurs utilisent une base de voyelle en [i]-[ü], très résonante, sur laquelle ils posent ensuite leur mélodie secondaire.

3) Pour ne pas se blesser dans les aigus tout en restant très sonore – contrairement aux chansons amplifiées où l’on peut simplement monter dans les aigus en allégeant son mode d’émission et en augmentant le volume des haut-parleurs –, les chanteurs opèrent une modification des voyelles en les fermant un peu plus que dans la langue parlée : on parle alors de « couvrir les sons ». Pour caricaturer, le [à] tire vers le [ô], le [è] tire vers le [eû]… la technique ultime consiste à attaquer en [ô] pour protéger les cordes vocales et de toute suite rétablir la voyelle d’origine [à]. C’est quasiment inaudible chez les bons chanteurs mais certains le réalisent moins bien et on peut vraiment entendre le petit changement en cours d’attaque (et c’est moche). On appelle cette technique, qui est le fin du fin de l’art, l’aperto coperto.

Tout cela cause la bizarrerie parfois désagréable de la voix d’opéra, mais permet aussi le rapport très direct au son : lorsqu’on n’est pas dans une trop grande salle, on peut sentir le grain de la voix courir sur la peau, avec un rapport très physique au son qui est assez unique.

Quelques autres pistes ici : « j'aime pas les voix d'opéra ».

[podcast opéra] – Épisode 1 : Qu’est-ce que l’opéra ?


http://piloris.free.fr/css/images/semperoper.jpg
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .


Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur faire des recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo, parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive, et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller, j'ai donc opéré un petit essai :  l’idée serait de poster une seule notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule, pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.

J'en ai réalisé 6 épisodes cette semaine. Vous pouvez vous abonner dans votre application habituelle avec ce lien RSS : https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss .
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Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais l'essentiel est là.)  Rien que les lecteurs de CSS ne sachent déjà, mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant sous forme audio.
 
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Épisode 1 : Qu’est-ce que l’opéra ?

De ce que je comprends, le théâtre naît en Inde et poursuit son développement en Chine. Il est à l’origine d’essence religieuse ; il sert à représenter des épisodes sacrés. Et il était chanté. Le théâtre parlé semble une exception européenne qui apparaît au bas Moyen-Âge, et ne pas avoir concerné toutes les aires culturelles. Je n’ai évidemment pas la connaissance de toutes les cultures présentes et passées du Globe pour l’affirmer, mais le principe de chanter du théâtre est sans doute moins déviant qu’il ne nous semble à nous, pour qui le théâtre et le cinéma sont des normes d’expression beaucoup plus familières.

L’opéra s’oppose au théâtre : il s’agit de théâtre, mais chanté. On peut même dater précisément son apparition : après quelques essais à Florence à partir des années 1570, il naît au carnaval de 1598 lors de l’exécution du premier drame entièrement chanté en Europe, peut-être depuis les Grecs !  Et le genre existe toujours.

Quelles sont les caractéristiques de l’opéra ?

D’abord, il s’agit de théâtre. Mais où le texte est chanté. Et presque toujours (les exceptions sont rarissimes) accompagné par un groupe de musiciens ou d’un orchestre. Cela suffit à faire un opéra, en principe.
Certains opéras sont entièrement chantés, d’autres seulement partiellement (notamment l’opéra comique français, le ballad opera anglais, le singspiel allemand, et plus tard et l’opérette…). La norme majoritaire reste l’opéra entièrement mis en musique (on emploie parfois le terme allemand « durchkomponiert », c’est-à-dire « entièrement composé ») : les opéras semi-parlés n’ont pas été pratiqués, à ma connaissance, en Italie ou en Russie, par exemple.

Mais il existe un second paramètre, que tout le monde a à l’esprit : la technique vocale. À l’origine, dans les salons aristocratiques, la question ne se posait pas ; mais très vite, le succès du genre entraîne la représentation devant le peuple des villes, dans des théâtres toujours plus vastes (le San Carlo de Naples et le São Carlos de Lisbonne ne sont pas de petits formats !), et par-dessus des orchestres toujours plus sonores, avec des thèmes simultanés toujours plus nombreux, il a fallu développer des techniques spécifiques de projection de la voix.

C’est d’ailleurs la seule frontière objective qui existe avec la comédie musicale : l’opéra n’est pas amplifié, les chanteurs doivent se faire entendre par leur voix seule. Et cela explique la technique spécifique, qui rebute souvent les nouveaux venus, nécessaires pour chanter de l’opéra.

J’essaierai d’expliquer comment cela fonctionne dans un prochain épisode.

dimanche 7 juillet 2019

« Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres »


Quelle série.

Tandis qu'Arte rediffuse les édifiantes coulisses du concours Georg Solti, et que je viens d'assister au plus extraordinaire spectacle de disjonction entre un chef et son orchestre (refus d'obstacle manifeste), voici que je rencontre ce documentaire qui veut expliquer l'importance des chefs d'orchestre, à travers un prisme un brin maximaliste.

L'occasion, je crois, de faire le tour de quelques idées qui s'expriment souvent.



attali lol
Dimitri Mitropoulos, (grand) chef peu porté sur la coordination.
Il faut écouter la Bérézina exaltante de son Elektra-nawak à Florence !



1 – Le rôle du chef d'orchestre

Il faut d'abord se mettre d'accord sur la nature même du travail de chef d'orchestre. Il ne produit pas de son, et les musiciens savent jouer en rythme…

Alors, à quoi sert-il ? 

Il tient tout de même un rôle de coordination : il garantit que le tempo est le même pour tous, et toujours vérifiable visuellement (même sans lever les yeux, les musiciens perçoivent la pulsation des gestes). Il organise aussi les nuances (le début et l'intensité d'un decrescendo, par exemple), afin d'obtenir un résultat homogène.
Car il a accès, contrairement aux musiciens qui n'ont que leur partie sous les yeux (sinon, trop petit à lire, trop de « tournes » aussi, alors qu'ils ont besoin de leurs mains – même si les dispositifs électroniques pourraient changer ce point), à l'intégralité de la partition, et peut surveiller les entrées, donner les départs, rectifier les décalages.

Ensuite vient le rôle artistique : les partitions ne notent pas l'intégralité des articulations et des effets (trop de paramètres, même les partitions de Ferneyhough ne couvrent pas tout !), le chef donne une lecture cohérente et unifiée parmi les milliards de possibilités. On peut légitimement jouer un Haydn plutôt lyrique et formel, ou plutôt joueur et pépiant, les deux options peuvent être soutenues.

Il n'est pas donc pas tout à fait inutile. Mais à ces observations théoriques assez minces, il convient d'ajouter ce que tous les spectateurs ont pu constater : empiriquement, chacun peu voir à quel point un chef change immédiatement un chœur ou un orchestre, parfois sans même s'être consultés, rien que par sa posture, quelque chose de différent (et parfois de saisissant !) se crée, la musique s'enflamme.
Alors qu'on peut considérer avec distance ou doute leur impact réel sur le papier, il devient une évidence lorsqu'on écoute un disque ou se rend dans une salle de concert.



attali lol
Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest),
chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert avec le Phiharmonique de Vienne). Deux métiers.




2 – Typologies

À ce point, ce sera utile pour la suite, il convient de distinguer les rôles de chef permanent (directeur musical) et de chef invité, de chef symphonique et de chef de fosse. Les qualités requises n'ont rien à voir.

Le directeur musical n'a pas besoin d'être bon avec les gestes. On attend de lui d'être capable d'avoir une vision pour façonner l'orchestre et le faire progresser, une technique du son pour le faire évoluer, d'avoir une image cohérente d'une programmation séduisante pour le public. Il doit à la fois avoir l'autorité pour changer l'orchestre sur le long terme, et l'empathie pour sentir les besoins de ses musiciens, les goûts du public (ou ce qu'il peut leur apporter de neuf.
À l'inverse, le chef invité, dont le rôle est devenu encore plus difficile à présent qu'on peut voyager vers toutes les cultures à coup d'avion, doit en deux services (séances de répétitions) imposer sa vision et sa personnalité, sans avoir le temps de travailler à fond la question du son (il faut prendre l'orchestre comme il est, ce n'est pas un travail de long terme), sans pouvoir épuiser tout ce qu'il veut faire de l'œuvre. Il doit être capable en très peu de temps (d'où l'importance de la gestique, dans ce cas : s'il arrête la musique pour expliquer chaque mesure, il n'y arrivera jamais) de donner un maximum d'indications et d'emporter l'adhésion de l'orchestre. [On reviendra sur ce point : les orchestres jugent en quelques instants les chefs, et leur bonne volonté peut se décider presque instantanément.]

Le chef symphonique correspond à l'image du chef-démiurge, dont on attend qu'il donne sa vision des chefs-d'œuvre du patrimoine (vision majoritaire mais discutable au demeurant, en quoi a-t-on besoin de singularité pour jouer des chefs-d'œuvre plutôt que de les donner tels qu'ils sont ?).
Le chef de fosse est lui un chef-accompagnateur : son travail est surtout de suivre les chanteurs, en particulier dans le répertoire italien où ils ont beaucoup de liberté de phrasé (et souvent un niveau de solfège considérablement plus limité que les instrumentistes). Il doit pouvoir anticiper les effets, réagir aux erreurs, pour que l'orchestre ne soit pas trop décalé. Bien sûr, il a aussi droit à sa vision, surtout dans les répertoires où l'orchestre est déterminant (Wagner, Strauss, Debussy), mais contrairement au chef symphonique, il doit absolument être capable de réagir efficacement à des situations d'urgence, et pas seulement de préparer l'orchestre pour correspondre parfaitement à sa conception de l'œuvre. [Le problème n'existe pas pour le ballet, où on demande surtout à l'orchestre de jouer régulièrement – ce ne sont de toute façon pas des soirées de prestige pour l'orchestre, même lorsque la partition est bonne ; on y embauche en général des chefs de faible notoriété.]

Vous vous rendez compte du changement considérable d'habitudes quand un chef symphonique obtient un poste dans une maison d'Opéra…
J'ai déjà mentionné dans ces pages la mésaventure de Leonard Slatkin, grand chef symphonique à la très belle carrière dans des répertoires difficiles et avec de très grands orchestres… mais chassé du Met après quelques représentations de La Traviata, car il ne parvenait pas à suivre les minauderies improvisées d'Angela Gheorghiu. Ce n'était pas un manque de professionnalisme de sa part, mais il n'était tout simplement pas aguerri à suivre des sopranes capricieuses, ce qui est un vrai métier, assez significativement différent.



attali lol
Herbert von Karajan, la permanente la plus photogénique de l'Ouest.



3 – Juger un chef

Une fois tout cela posé, on se rend compte d'une chose : il est très difficile de juger des mérites d'un chef d'orchestre. Bien sûr, c'est déjà difficile pour un soliste, un chanteur, un musicien d'orchestre, un orchestre tout entier (le goût personnel, les circonstances de la représentation pour les musiciens, notre humeur, etc.)… mais pour des animateurs qui ne produisent aucun son ?

Il suffit d'interroger les différentes catégories concernées : demandez un avis sur quelques chefs en vue, vous verrez l'écart considérable (non seulement des noms, mais des justifications) entre les autres chefs, les musiciens, les auditeurs mélomanes, les auditeurs plus grand public… Et ce n'est pas limité à « efficace en répétition » / « jolis moulinets enthousiastes », il existe vraiment des perceptions de fond très différentes.
La vérité se situe-t-elle dans la beauté du concert final (des chefs avec une piètre technique de bras, ou méprisés des musiciens, font des concerts magnifiques), dans la qualité des répétitions (celui qui arrive avec des idées claires et les transmet), dans la préparation (celui qui maîtrise vraiment sa partition lorsqu'il arrive sur le podium). Qui est le grand génie, qui est l'imposteur ?

Car visuellement, si le gars bat bien des bras en mesure, qui pourra distinguer celui qui connaît sa partition par cœur, de Jacques Attali ?  (oui, certes, on se rend compte immédiatement qu'il ne sait même pas bouger les bras, mais vous voyez ce que je veux dire)

attali lol

C'est tout le problème des concours de direction d'orchestre : d'abord on ne peut juger que des chefs invités, et sur un format encore plus court (un bout de répétition). Ensuite on juge un chef sur l'efficacité de ses gestes, sur sa communication avec des musiciens dans un exercice très artificiel (être jugé pendant qu'on est censé diriger, pas évident), et évidemment on le juge dans son interaction sur un répertoire imposé avec un orchestre précis… Tout au plus peut-on sentir le charisme, mais celui qui sera un grand bâtisseur de lectures complètes de symphonies de Mahler, capable d'élever le niveau d'orchestres… on passera immanquablement à côté.

À cela se mêlent inévitablement les tropismes esthétiques du jury (« on ne peut pas jouer Haydn / Beethoven / Brahms / Schönberg comme ça »).

Juger une direction d'orchestre, c'est par essence juger les apparences, ce qu'on croit qu'il s'est passé. Il faudrait réellement interroger des collègues chefs comme dans un jury, mais aussi sonder les musiciens individuellement, puis le public, pour essayer de tirer au clair cette transmission impalpable – le plus pertinent serait sans doute l'étude d'électro-encéphalogrammes des artistes et des spectateurs !  (mais quelles conclusions générales pourrait-on en tirer ?)



cobra
« Non seulement Beethoven était sourd, mais en plus son métronome déraillait, et par-dessus le marché personne n'avait compris comment il fallait compter les temps »
Maximianno Cobra, chef vraisemblablement davantage incompris que génial.



4 – Grands chefs & imposteurs

Les trois circonstances rapprochées qui ont motivé la production cette notule éclaire différents aspects de cette interrogation : comment évaluer un chef ?

♦ Les bandes vidéo du Concours Solti de Francfort (il en existe plein d'autres sur YouTube, et aussi pour les grands concours de Besançon, Hong-Kong…) montrent le caractère assez artificiel et aléatoire de l'exercice : ce sont finalement des chefs déjà expérimentés qui l'emportent, parce qu'ils savent comment communiquer avec un orchestre devant un jury, sans être nécessairement les futurs démiurges. Je n'ai jamais réentendu Kuwahara (qui ne doit pas faire carrière en Europe), mais Yamada (vainqueur à Besançon, tout à fait valeureux) n'est pas tout à un aigle suffocant de hauteur de vue, et Kuokman (Concours Svetlanov de Radio-France) m'a même permis de vivre une de mes pires soirées d'orchestre (jamais entendu le Philharmonique de Radio-France éteint et mou comme cela, dans du Chostakovitch pourtant !).
    Mais ce tremplin est important pour les jeunes chefs, qui peuvent ainsi faire leurs armes et débuter un carnet d'adresses – à la fin des fins, si un chef devient un peu connu dans une localité, apprécié du public et pas trop détesté des musiciens, on le fera revenir, même s'il n'est pas le meilleur.

♦ Je raconte la débâcle spectaculaire (et l'incurie assez moche) de l'Orchestre de l'Opéra de Paris dans les représentations en cours de La Forza del Destino de Verdi : un chef de fosse, pour une quinzième représentation d'une série d'un opéra déjà au répertoire de l'orchestre, dans du Verdi (pas le plus touffu et retors…), avec des chanteurs plutôt rigoureux, qui ne parvient pas à rattraper des décalages assez simples (chanteur et orchestre jouent en décalé jusqu'à la fin de la phrase…), et pis, qui dirige tout le temps en retard sur les chanteurs (tous les ploums arrivaient après l'attaque des voix), il y a un vrai problème. De maîtrise de la part de Nicola Luisotti, mais surtout de bonne volonté de l'orchestre, qui n'essayait même pas de jouer avec les chanteurs (ponctuations des récitatifs systématiquement à côté, pupitres pas ensemble lorsqu'il y a des doublures…).
C'est ce que l'on appelle tirer le rideau : chez certains grands orchestres, si les musiciens estiment que le chef n'est pas compétent / pas plaisant / pas assez sûr de ce qu'il veut, ils se mettent à jouer en pilote automatique sans plus suivre ce qui se passe sur le podium. Chez la plupart des grands orchestres, cela ne s'entend pas (bien sûr que le Met peut jouer n'importe quel Verdi les yeux fermés, que New York vous fait de fantastiques Brahms sans chef…) ; chez l'Opéra de Paris, cela s'entend, les musiciens font entendre leur mépris de la musique et du chef en jouant avec la plus grande économie possible, sans même faire l'effort, par respect pour les chanteurs et le public, d'être en rythme – alors que leur niveau individuel doit être le plus élevé de France (donc parfaitement capables de jouer proprement Verdi, même sans chef), et que leur salaire correspond à celui de cadres dans de grandes entreprises…

♦ Précisément, le documentaire de la BBC Conductors and Conducting se centre tout entier, au lieu d'expliquer le rôle d'un chef (symphonique & invité, en l'occurrence) ou ce qui fait la différence entre deux personnalités, sur la thèse de l'imposture généralisée. Selon les intervenants choisis, il y aurait une dizaine de chefs capables de diriger un grand orchestre, et les besoins commerciaux de faire des concerts contraindraient à embaucher 990 guignols pour boucher les trous entre ces 10 chefs.
Le nombre avancé est bien sûr ridicule : peut-être, chez les grands génies hypra-techniciens über-efficaces (et appréciés des musiciens) n'y a-t-il que peu de gens qui fassent l'unanimité, mais des chefs qui parviennent à tirer des merveilles d'orchestres modérément dotés, et a fortiori des grands orchestres, j'en ai beaucoup. Et pas des vues de l'esprit : des gens que je ne connais pas, et qui d'un orchestre que j'ai l'habitude d'entendre irrégulier ou ronronnant, font soudain, l'espace d'un soir, la phalange la plus inspirée du monde. J'ai vécu ça avec Günter Neuhold, George Cleve, Max Pommer, Emmanuel Villaume, Klaus Weise, Sora Lee, William Boyd, Enrique Mazzola, William Le Sage… pas des vedettes de l'industrie du disque, assurément, mais des magiciens à qui je doute que ces Messieurs aient pu penser (sauf à être dans la bonne province au bon moment, et au début des années 90 où ils s'expriment, beaucoup n'avaient pas commencé leur carrière – certains n'étaient même pas nés).

Le plus drôle est que ces gens, qui déterminent le nombre de chefs réellement intéressants, sont des écrivains, critiques (Norman Lebrecht, Hugh Canning…), metteurs en scène (que vient faire Sellars là-dedans ?) ou des chefs dont, précisément, le public, la critique et les confrères ont régulièrement remis en doute la compétence : Welser-Möst (réputé pour son ennui, et de fait, si c'est un très bon chef de fosse, il a des carences techniques pour bâtir un Mahler, j'ai pu en juger sur pièce alors qu'il avait Cleveland sous ses ordres !), Maazel (grande technique, mais à qui l'on reproche – trop, à mon sens – de n'avoir plus rien à dire depuis les années 1970 ; moi j'aime beaucoup son passage à New York en fin de carrière, pas original, mais toujours très habité), Mehta (qui après un début de carrière fulgurant s'est mis au service de la routine de luxe pour les grandes glottes du type 3 Ténors et les sons & lumières Turandot dans la Cité Interdite), Salonen & Jansons (admirés de tous – un peu moins de moi, je l'avoue –, mais pas non plus de grands visionnaires, ça ronronne pas mal chez eux, surtout depuis 10-20 ans). Et ce sont eux qui décrètent (sans doute en se jugeant du lot ?) qu'il n'y a qu'une poignée de chefs compétents.

En revanche, le film soulève des points très intéressants, qu'on peut débattre mais qui mettent en évidence (toujours dans le domaine ultra-restreint de la compétition d'élite au sommet, très loin de ce qu'est la réalité du métier dans l'ensemble des salles du monde) plusieurs difficultés quant à l'évaluation des chefs.

La montée du niveau des orchestres rend difficile de trouver des chefs qui, réellement, apprennent aux musiciens. La qualité technique est devenue telle que les orchestres sont désormais en place tout seuls, et parfaitement ; il faut donc avoir une proposition forte à apporter pour intéresser les musiciens.
→ La difficulté intrinsèque de juger les chefs et l'excellence des orchestres ouvrent la voie à l'imposture. Un jeune charismatique qui fait de jolis moulinets (coucou Muti) peut très vite être promu par ses agents, les labels discographiques, les magazines, et tout s'emballe. Comme on ne lui confie alors que de très grands orchestres, le résultat est forcément bon. La notoriété n'est déjà pas corrélée à la qualité dans les autres domaines, mais il faut tout de même être très bon… pour un chef, potentiellement, on peut être assez peu efficace et faire carrière. C'est en tout cas ce que disent les invités du documentaire (et cela paraît possible).
Le phénomène du baisser de rideau, expliqué très froidement par l'ancien violon solo du New York Philharmonic (depuis, le violoncelle solo du même orchestre l'a aussi évoqué dans la presse) : un chef qui ne paraît pas compétent aux musiciens dans les premières secondes, ou qui hésite (le violoncelliste décrivait même le cas des jeunes chefs un peu impressionnés qui commençaient par « très honoré », il se flattait de ne plus écouter un mot de ce qu'il disait après cette salutation !) est immédiatement disqualifié par les musiciens, et ils jouent alors en pilote automatique – très joliment bien sûr (ils ne sont pas tous des paresseux comme à l'Opéra de Paris), mais sans suivre le chef.
Le goût de l'argent : un chef pouvant gagner, en un concert, davantage que tout l'orchestre… Ou Celibidache qui veut être payé autant que Kleiber, juste par principe. Effectivement, les grands postes des orchestres américains sont des salaires à quelques millions l'année, et quelques-uns les cumulent (Jaap van Zweden avait, dernièrement, les plus gros revenus ; ce fut Levine un temps). Dernièrement, le poste le plus rémunérateur n'est d'ailleurs pas le plus prestigieux, le National Philhamonic (excellent au demeurant), sis à Washington. Les artistes n'y aiment pas trop la vie morne de capitale administrative, mais le salaire attire.

Tout cela est bien sûr sous-tendu par des prémisses plutôt discutables (et assez déclinistes) : autrefois on était sérieux, aujourd'hui tout est superficiel (ou même : même les chefs sont corrompus par le CD et utilisent les concerts comme répétitions – ce qui ne concernait donc, dans les années 90, que très peu de chefs, et qu'en diraient-ils, aujourd'hui où tous les concerts sont captés… quelle excuse trouver ?). Les rares noms de modèles avancés sont aussi assez sujet à caution : ils distinguent Bernstein (accordé), Carlos Kleiber (la grande coqueluche au moment du tournage, certes fulgurant mais qui ne faisait que peu de concerts et ne travaillait qu'une poignée d'œuvres, là aussi très loin du boulot du chef de terrain qui assure toutes les représentations dans sa ville de province, du ballet aux symphonies de Mahler… il est plus facile d'être excellent sur quatre symphonies qu'en couvrant tout le répertoire en courant toute l'année…), Jansons (certes de bons gestes, mais immense, vraiment ?), Tennstedt (gestique peu claire, mais charisme intense, c'est vrai).
Pourquoi eux plutôt que les autres, je ne vois pas trop. J'aurais surtout aimé avoir le nom des imposteurs de chacun…

D'autant que pendant qu'on nous explique doctement qu'on ne sait plus diriger de nos jours, le montage passe derrière des symphonies de Beethoven jouées par Klemperer, où la pâte est molle, les pupitres sont dissociés, les attaques jamais ensemble… Mais forcément, on est plus crédible dans sa posture de juge en disant que le niveau a baissé.

Ils insistent beaucoup sur Karajan évidemment, en tant que départ d'un phénomène d'idolâtrie permanentée (« Karajan joue Beethoven »), un charisme de dos, comme disait Gustav Leonhardt, avec en sous-texte qu'il était probablement surévalué, ou en tout cas pas au niveau de gloire qui était le sien.

De mon point de vue de mélomane d'abord intéressé par les œuvres, je remarque simplement qu'on est arrivé désormais à une époque où n'importe quel orchestre secondaire peut jouer impeccablement les œuvres les plus difficiles du répertoire. Où les chefs ont un peu bossé la musicologie et ne jouent plus Haydn comme Bruckner. Évidemment, dire cela me pose en ravi de la crèche plus qu'en esthète exigeant.

Je trouve beaucoup plus intéressant le propos de Gerard Schwarz (pas le plus grand chef du monde, mais curieux, lui – très beaux disques de musique américaine chez Naxos) qui explique avec humilité le rôle de truchement du chef, et dans le détail l'effet de la gestique sur un orchestre, sans prétendre que c'est lui qui rend Beethoven intéressant, simplement qu'il le seconde en aidant l'orchestre à le servir au plus près des intentions mises dans la partition.



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Günter Neuhold, un des plus extraordinaires chefs invités au monde – mais certes pas un chef à magazines.



5– Chefs en activité

Comme je suis chez moi, dans mon petit morceau de Toile pas trop fréquenté, et que j'y bavarde comme je veux, j'anticipe les questions et me prêt au jeu des listes de noms. Évidemment, il faut le dire hautement, tout ce que je viens d'exposer fait que j'ai conscience que mon avis, en plus de venir d'un mélomane (vaguement musicien, mais certainement pas au point d'avoir l'expertise pour juger des gens qui dirigent des musiciens professionnels du plus haut niveau), est soumis aux mêmes aléas que les autres : je ne peux percevoir que le résultat du concert ou du disque (le chef n'y est peut-être pour rien), opérer de lointaines déductions à partir de bouts de répétitions publiques ou filmées… Avis tout aussi flottant et discutable que les autres, et même davantage.

Disons simplement que ce sont des cas où j'ai nettement senti la différence, à orchestre et répertoire égal.

Des chefs qui m'ont paru transfigurer des orchestres (je me limite aux expériences en salle, où les prises de son ne peuvent pas interférer) : Günter Neuhold, William Le Sage, Paavo Järvi, Alexander Vedernikov, Edward Gardner, William Boyd, Pablo Heras-Casado, Eliahu Inbal, George Cleve, Max Pommer, Louis Langrée, Emmanuel Villaume, Klaus Weise, Sora Lee, Enrique Mazzola, Ingo Metzmacher, David Zinman, Vasily Petrenko, Roger Norrington, Giorgio Croci, Nicolas Simon, Michele Mariotti, Herbert Blomstedt, Maurizio Benini, Gianandrea Noseda, Myung-Whun Chung, Alexandre Bloch, Karina Canellakis, Simon Hewett, Jacques Mercier…

Quelques chefs célèbres qui m'ont semblé défavoriser leur orchestre : pas tant que cela, mais je vois au moins Franz Welser-Möst (pas très intéressant), Daniel Barenboim (construction du spectre à rebours de l'intérêt de la clarté, et il se passe peu de choses)…
Sinon, parmi les vedettes entendues au disque, la vénération pour Klemperer (ses Mahler exceptés) m'a toujours paru totalement énigmatique : ses Beethoven et Brahms mou et opaques où rien n'est en place, je ne m'explique pas comment les musiciens (souvent les plus enthousiastes) aiment autant cela. Autant chez Furtwängler, une flamme couve sous la poix, autant ici… ?  Je me doute qu'il y a une raison, mais personne n'est parvenu à me l'expliciter.  Un peu le même phénomène chez Giulini, dont j'aime bien certaines choses, mais dont je peine à voir ce qu'il apporte de supplémentaire pour exalter autant les gens (je me suis toujours dit que c'était sa grosse pâte qui plaisait aux mélomanes d'une certaine génération, mais là aussi, je passe sûrement à côté de ce qu'il faut entendre).

Étrangement, ce ne sont pas forcément les chefs réputés les plus sérieux qui sont les meilleurs, et inversement. Quelle forêt de mystères…

Cela réclamerait beaucoup d'exemples illustrés, mais ce sera pour une autre fois.



neuhold
Beaucoup de compositeurs, malgré leur peu de disposition, s'acharnaient à diriger des orchestres.
Il faut bien vivre.



Pour vous occuper, voyez peut-être plus spécifiquement ces quatre notules, l'une sur les libertés de phrasé utilisées pour accroître la tension, l'autre sur l'usage ou non du rubato dans la direction symphonique, la troisième illustrant la montée du niveau des orchestres, la dernière sur le rôle et l'impact d'un accompagnateur d'opéra.


Je laisse à présent chacun naviguer dans cet univers. J'avais entrepris un relevé informatif de tous les postes de directeur musical dans le monde (j'ai à peu près fini l'Amérique du Nord), mais je crains d'en arriver à bout seulement quand tous les postes auront changé !

Nous verrons, si jamais mon été est oisif. (vous pouvez toujours y croire)

samedi 13 avril 2019

Bref panorama de la contrebasse – I – Où personne ne sait de quoi il s'agit


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Pour ouvrir cette notule, large extrait du Concerto pour contrebasse de Tubin.
(Zecharies et le Symphonique de Galice – orchestre récemment distingué en ces lieux – dirigé par Slobodeniuk.)
On y entend, outre l'œuvre qui soutient réellement l'intérêt, beaucoup d'extrêmes de tessiture, de rapidités d'archet.

En vidéo.





1. La contrebasse, personne ne sait trop ce que c'est

    Les mélomanes sont souvent frappés par la culture très segmentée des musiciens pratiquants : érudits sur le répertoire de leur propre instrument (à commencer par toutes les choses inutiles, pièces de concours, traits d'orchestre…), jusqu'à pouvoir nommer les mesures de toutes les symphonies où apparaissent un solo intéressant – en tout cas pour les instruments qui ne sont pas aussi généreusement dotés d'un répertoire autonome que le violon ou le violoncelle…
    Dans le même temps, ces musiciens n'ont pas toujours conscience du reste du répertoire, et peuvent paraît revaguement incultes – à l'exemple de ces chanteurs qui peuvent réciter tous les noms d'airs bons pour leur voix et d'interprètes afférents, mais n'ont jamais eu l'idée d'écouter les opéras dans lesquels ils se trouvent… –, surtout aux mélomanes dont le loisir prioritaire serait au contraire d'écluser de grandes quantités de musique.

    (Pas de jugement de valeur là-dedans, il est loique que la compétence réside là où on fait porter principalement l'effort, et bien jouer d'un instrument ne réclame pas prioritairement une bonne culture musicale – deux plaisirs au demeurant très différents.)

    Ce dont on a peut-être moins conscience, c'est que les mélomanes actifs (même ceux qui ont le nez dans la partition pour déterminer quel chef multi-étoilé est un imposteur ou quel orchestre d'Asie a le meilleur basson solo) ont aussi de sérieux angles morts en la matière.

    Un exemple simple : une contrebasse, c'est quoi ?  Je veux dire : ça fait quelle hauteur, ça a combien de cordes, ça se joue l'archet dans quel sens, ça s'accorde comment ? 
    Pour à peu près tous les instruments de l'orchestre symphonique (hors l'alto dont la taille exacte est variable ou le basson chez qui cohabitent deux modèles aux caractéristiques assez étanches), la réponse est sans équivoque : il existe une norme avec une taille, un accord ou une tonalité fixes, des transpositions éventuelles, des accessoires standardisés. Bien sûr, un corniste peut jouer sur un instrument simple en fa, si bémol ou mi bémol, ou sur un instrument double ; un trompettiste sur un cornet, un bugle, une trompette en ut ou en ré ; un tromboniste sur du ténor ou de la basse… mais chaque instrumentiste dispose de la même gamme exacte d'instruments à sa disposition. [Il est vrai que ce peut vite devenir pléthorique chez les cuivristes : euphoniums, saxhorns, wagnertuben…] Et d'un musicien à l'autre, c'est la même façon de souffler dans le cône ou dans la parabole.

    Hé bien, pour la contrebasse, pas du tout.





2. Les attributs de la contrebasse

La contrebasse est l'instrument à cordes le plus grave de l'orchestre.

Déjà, l'affirmation se discute : il existe une octobasse qui peut désigner soit un type de contrebasse avec extension grave (j'y reviens), soit l'instrument gigantesque à l'octave de la contrebasse (l'équivalent d'un jeu de 32 pieds à l'orgue), qui se joue sur un escabeau iintégré à l'instrument et à l'aide de manettes en hauteur et de pédales pour bloquer les cordes sur la touche. Il y en a fort peu eu dans les orchestres – son invention est tardive, au XIXe siècle, les contraintes susdites la rendent peu virtuose, et son timbre n'est pas particulièrement intéressant, rêche et à la limite du spectre audible. À ce jour, seul l'Orchestre Symphonique de Montréal en est équipé (récemment ; d'ailleurs l'occasion d'une grosse campagne de communication et de visibilité).

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Le début « Frère Jacques » du troisième mouvement de la Première Symphonie de Mahler, avec pizz de contrebasse standard et solo d'octobasse, par ces deux musiciens de l'OSM.
En vidéo.

Ensuite, il ne faut pas négliger qu'il y eut un grand débat (j'y reviens aussi) sur son appartenance à la famille des violes ou des violons, en effet brouillé par des siècles d'ambiguïté (ou plus exactement d'indifférence dans les dénominations et nomenclatures des compositeurs). Est-ce réellement l'équivalent grave du violon, ou un instrument d'une autre famille, rémanence d'un autre temps – ce qu'accréditent sa forme, son son plaintif et quelquefois son mode de jeu.

À quoi la contrebasse se reconnaît-elle, à part qu'elle prend toute la place dans la rame de métro et produit un gros brouhaha épais qui occulte tout l'orchestre lorsqu'on achète une place déraisonnablement côté cour ?

► Comme l'alto (qui est issu de la disparition de trois sous-familles de violon, hautes-contre, tailles – la plus proche – et quintes), sa taille n'est pas fixée. L'instrument fait en général autour d'1m80, mais il peut y avoir plus de 40cm d'écart entre les modèles les plus tassés et ceux les plus étendus.
    Donc la contrebasse, oui, c'est le gros instrument, mais on ne sait pas trop gros comment.

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Même la forme de la caisse, aujourd'hui encore, n'est pas standardisée…

► À ce propos, vous avez remarqué qu'on peut en jouer à moitié assis sur un tabouret élevé ou debout, et que personne ne semble d'accord sur leur emplacement dans l'orchestre (souvent à droite du chef, parfois à gauche, ou éclatés des deux côtés, et même quelquefois sur une estrade au fond – Orchestre des Champs-Élysées, Orchestre du Festival de Budapest…). Bref, n'importe où pourvu qu'ils ne soient pas près du chef – ça, c'est une constante, c'est toujours au fond.)
(Encore que, dans les ensembles baroques, ils puissent parfois se trouver au milieu du continuo, avant les violoncelles d'orchestre à droite et les vents au fond.)

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Positions standards, debout ou assis sur le bord d'un tabouret. Mais il existe aussi des sièges ergonomiques (et même de petits frimeurs qui jouent ça vautré sur une chaise comme un violoncelle).

► Et l'archet, vous avez vu l'archet ?  Chez nous, on voit surtout des archets de violon (plus courts en crin que les violons alors que l'instrument est plus gros, bonjour la logique), joués avec la prise du violoncelle, mais il existe aussi l'école allemande, où l'archet a davantage d'espace entre la baguette et le crin, et où le talon se saisit comme pour une viole, donc exactement à l'envers. Cela procure une assise plus vigoureuse au son et à l'attaque – mais rend l'agilité plus délicate, même si je suis toujours impressionné de voir comment cela ne semble poser aucune difficulté aux pros de Germanie, alors qu'en général les plus grands gambistes se cassent la figure à la première diminution un peu vive…
[La prise « violoncelle » est appelée « à la française », développée au XIXe siècle.]

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En haut, un archet d'alto.
En bas, un archet de contrebasse (crin sensiblement plus court) conçu pour une prise à l'allemande.


► Mais le comble du sommet du pompon, c'est l'accord de la contrebasse. Oui, l'accord, les notes qu'on joue et comment on les joue, peu ou prou le truc qui définit un instrument. — Vous avez acheté une trompe marine, vous êtes un excellent souffleur, ah oui, sauf que qu'une trompette marine, ça se joue avec les doigts, ça se crincrinne. — Monsieur, je vous vends cet excellent violon. Ah oui, mais attention, il a trois cordes, toutes accordées en bémol, et il ne se joue qu'avec une pédale dans laquelle il faut souffler avant chaque note avec la narine gauche. Oui, je l'appelle quand même violon, où est le problème ?
Je crois que vous commencez à comprendre ce que c'est qu'une contrebasse.





3. Les cordes de la contrebasse

Visuellement, vous l'avez sans doute observé, il existe des contrebasses à quatre cordes et des contrebasses à cinq cordes. On peut supposer que celles à cinq cordes sont plus grosses (souvent) et plus graves (ça dépend). — Mais si c'était si simple, pourquoi m'échinerais-je à produire un nouveau billet tendrement notulé ?

D'abord, un petit rappel. L'accord du violon se fait par quintes (du grave vers l'aigu : sol, ré, la mi). De même pour l'alto (do, sol, ré, la) et le violoncelle (idem à l'octave inférieure). La logique voudrait que la contrebasse, très souvent écrite sur la même ligne que les violoncelles, soit à l'octave inférieure du violoncelle (l'équivalent d'un jeu de 16 pieds à l'orgue).

… ah, vous y avez vraiment cru ?

La contrebasse s'accorde aujourd'hui (le plus souvent) comme le violon, sol-ré-la-mi, mais à l'envers, en quartes : du grave vers l'aigu mi, la, ré, sol. L'accord en quartes (et tierces) est typique des périodes renaissance et baroque, où il était la norme pour les luths, théorbes et violes (et il demeure en vigueur pour la guitare). Toutefois pour la contrebasse, la raison est peut-être historique (si on la considère comme proche des violes, ou en tout cas souvent mêlée à elles), mais beaucoup plus pratique :
considérant les grands écarts entre deux notes, un accord de quinte oblige à de grands va-et-vient sur la touche, la main gauche atteignant une note de moins que sur un violoncelle. Or, avec un accord en quintes, il y a plus de notes à jouer avant d'atteindre la corde suivante qu'avec un accord en quartes, donc il faut changer de position et descendre plus bas sur la touche pour avoir toutes les notes. Et cela peut être périlleux lorsqu'il faut enchaîner les notes de façon liée ou à vive allure.
Il semblerait que l'introduction en France de cet accord (initalement allemand, encore une fois) soit dû à Cherubini, alors directeur du Conservatoire – et immortalisé dans cette fonction par les perfides Mémoires berlioziens.

Les contrebassistes classiques, pour un accès plus facile à l'aigu, augmentent quelquefois l'accord d'un ton (fa#, si, mi, la).

Pour les œuvres solistes du XVIIIe siècle (Haydn, Dittersdorf, Hoffmeister, Vaňhal…), l'accord peut être fa#-ré-fa#-la, ce qui limite les extensions digitales dans les parties mélodiques grâce à l'accord en tierces (moins de chemin à parcourir sur la corde).
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Premier mouvement d'un concerto en ré de Capuzzi (1755-1818).
Avec Božo Paradžik, le Südwestdeutsches Kammerorchester Pforzheim dirigé par Sebastian Tewinkel.
En vidéo.

Vous noterez le confort exceptionnel de la posture nécessaire au jeu dans l'aigu.

♫ Puisque la contrebasse double souvent les violoncelles (implicitement à l'octave inférieure) dans les parties d'orchestre, la question de la doublure du do grave (la corde à vide la plus basse du violoncelle est un ut1) est régulièrement posée. Pour ce faire, on utilise régulièrement, dans les œuvres qui le requièrent, des contrebasses à cinq cordes, dont la plus à droite du musicien est accordée en ut0 (ou en si juste inférieur pour conserver l'écart de quarte). C'est celle-là qu'on appelait, du temps de Berlioz, octobasse ; aujourd'hui, le terme désigne autre chose, un gigantesque instrument à à trois cordes, à l'octave inférieure de la contrebasse, qui se joue sur un socle surélevé, avec pédales et leviers, puisque la touche est trop haute pour être accessible !
    Mais attention, il ne s'agirait pas que ce puisse être simple : d'autres contrebasses à cinq cordes peuvent contenir au contraire, pour les œuvres qui sollicitent l'aigu, un do aigu (ut2) à la gauche du musicien !

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Gamme sur toute l'étendue d'une contrebasse à cinq cordes (par Mike Ditrolio). En vidéo.


♫ Afin d'atteindre le même but, d'autres expédients ont existé (outre l'accord « violoncelle » en quintes, expliqué ci-dessous) : accorder toute la contrebasse une quarte plus bas (si, mi, la ré – au lieu de mi, la, ré, sol), changer l'accord (scordatura) de la corde la plus basse (si ou do au lieu de mi), et même des dispositifs mécaniques permettant d'augmenter la longueur de corde vibrante (un capodastre se décale, je suppose ; une des contrebassistes du Philharmonique de Radio-France en a un, si vous êtes attentifs aux vidéodiffusions de France Musique)…

♫ Et bien sûr, au moment de sa généralisation, au XVIIe siècle, on trouve des contrebasses à trois cordes (simplement conçues pour le renfort du son dans un ambitus étroit) ou au contraire à six cordes (sur le modèle des violes).

♫ Pour finir, il existe de (rares) partisans de l'accord en quintes, soit des violoncellistes reconvertis, soit des curieux qui veulent explorer un parallélisme avec les autres instruments de la famille. Évidemment, cela rend bien des traits du répertoire très inconfortables, voire injouables, mais dans des répertoires moins écrits (en jazz notamment), il existe des adeptes qui obtiennent des résultats intéressants – ce conditionnement différent de la pensée musicale produit des réflexes et des réalisations différents, au bout du compte.
    En France, il y eut une brève période (Viseur au Conservatoire de Paris dans les années 1890, qui fit quelques adeptes), et de même en Allemagne, où Gustav Buschman avait reçu les encouragements de Wagner, von Bülow et Nikisch, tout de même (commodité accrue pour composer et diriger ?  ça ne leur ressemble pas, mais je n'ai pas trouvé les détails pour l'instant). Néanmoins, il avait dû se résigner à reprendre l'ancien système, les écarts et les doigtés restant insurmontables…

Conclusion : Quand vous voyez un contrebassiste jouer, vous pouvez certes reconnaître l'instrument à sa forme, mais pour le reste, il peut tenir à peu près n'importe quelle disposition d'accord entre ses mains, selon son répertoire et ses choix personnels. Car dans un même orchestre et pour une même ligne musicale, on peut rencontrer les différents types d'archet, des contrebasses à 4 ou 5 cordes, et probablement plusieurs types d'accord. C'est un peu la pagaille comme chez les luthistes. Sauf que les luthistes, eux, on les aime bien, avec leur instrument qu'on n'entend jamais depuis le public… les contrebassistes ont moins d'amis chez leurs voisins de palier. Au mieux, ils font gentiment rigoler, avec leur instrument plus grand qu'eux, leurs phrasés gourds, leur timbre pâteux et leurs doigts en forme de globules.





À suivre dans un ou plusieurs prochains épisodes :

4. Histoire brévissime de la contrebasse
Il existe un antique débat sur l'origine de la contrebasse : viole ou violon graves ?

5. Le (vaste) répertoire de la contrebasse : continuo, chambre, parties d'orchestre, solos d'orchestre, concertos

6. Les à-côtés de la contrebasse : fortune, implications physiques

Le 4 et le 5 sont à peu près finis, mais la collecte des exemples musicaux va prendre un petit moment vraisemblablement (une demi-douzaine d'heures pour cette notule-ci, l'air de rien).

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À lire aussi dans la catégorie instrumentale de CSS :

… À bientôt pour de nouveaux émerveillements !

mardi 15 janvier 2019

Les noms de code des orchestres – III : les Pays-Bas – c) Orchestre Philharmonique de la Radio des Pays-Bas


Pour compléter cette série autour de l'onomastique sophistiquée – et tout à fait incohérente – des orchestres, afin de vous y retrouver dans vos disques, ce nouvel épisode issu d'assez longues recherches (y compris en langue vernaculaire) autour du destin des orchestres néerlandais, frappés par des séries de mesures de rationalisation depuis le milieu des années 80. Ils ont ainsi adopté les noms des uns des autres, au fil de la concentration de l'offre et des changements d'identité.

Il y aurait – et cela existe sans doute, en néerlandais si ce n'est en anglais –  de quoi écrire une histoire politique & culturelle de la musique orchestrale batave au fil de ces trois dernières décennies.

Et pourtant, je suis frappé de la constance du niveau remarquable de ces formations, même aux dates immédiatement contiguës aux fusions. Mon respect leur est acquis.

Dans les saisons précédentes :

I – À Berlin
II – À Francfort (sur le Main et sur l'Oder)
III – Aux Pays-Bas
b) « Orchestre Symphonique des Pays-Bas »
c) « Orchestre Philharmonique de la Radio des Pays-Bas »



5. Radio Filharmonisch Orkest (Hilversum)

Autre orchestre qui n'est pas amstellodamois tout en portant un nom à prétention nationale, le Philharmonique de la Radio des Pays-Bas, installé à Hilversum. Il faut dire qu'il joue également régulièrement (voire davantage) à Amsterdam et Utrecht – qui, comme vous le savez, a perdu depuis 1985 son prestigieux orchestre (dans ce qui est devenu le Philharmonique des Pays-Bas, ne jouant d'ailleurs plus guère à Utrecht). L'histoire du Radio Filharmonisch Orkest est sensiblement moins mouvementée, mais son nom reste ambigu au fil de fusions, homonymies et disparitions successives.

Toutefois, il n'est pas aussi arbitraire que celui du Symphonique des Pays-Bas dont il vient d'être question, puisque ce Philharmonique de la Radio officie bien comme orchestre de radio, enregistrant des concerts pour la quatrième chaîne de radio, comme membre de l'Omroep (la Radio des Pays-Bas). Le programme des concerts est d'ailleurs, à ce qu'il semble, décidé en grande partie par l'Omroep (plutôt que par le directeur musical de l'orchestre).

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La Chaconne finale de la Quatrième Symphonie de Brahms, dirigée par Jaap van Zweden.

Son répertoire discographique est lui aussi varié (combinant le grand répertoire et l'exploration), y compris dans les musiques récentes, ce qui paraît congruent avec son statut radiophonique. Je trouve en revanche son son assez anonyme : très bon orchestre, mais qui n'a pas de couleur très particulière. Chose étonnante, quand on considère qu'il est le seul d'aussi grand rayonnement, avec le Concertgebouworkest (et éventuellement La Haye et Rotterdam dont je ne me suis pas encore occupé !), à ne pas avoir enduré de fusions multiples dans les années 1985 / 2005 / 2013.



Résidence : Hilversum (89.000 habitants). Concerts également donnés à Amsterdam (Concertgebouw, plus rarement à l'Opéra) et Utrecht (dans le grand ensemble de Tivoli Vredenburg dont on a déjà parlé) – Hilversum est situé entre les deux.
Création :  1945.
Directeurs musicaux :
→ Albert van Raalte (1945)
→ Paul van Kempen (1949)
→ Bernard Haitink (1957)
→ Jean Fournet (1961)
→ Hans Vonk (1978)
→ vacant (1979)
→ Sergiu Comissiona  (1982)
→ Edo de Waart (1989)
→ Jaap van Zweden (2005)
→ Markus Stenz (2012)
→ Karina Canellakis (2019)
Labels principaux : de tous types, majors (Philips, Decca, Warner, Sony), labels importants (Naxos, BIS, Nimbus, Brilliant, Challenge Classics, Etcetera), spécialistes (æon, Sterling, Quartz), voire très confidentiels (Navona, NM Classics, Ecstatic Records)…
Quelques suggestions discographiques : Speed de Benjamin Wallfisch (Quartz), Lebensmesse de van Gilse (CPO), Suite des Meistersinger (Challenge Classics), War Requiem (Challenge Classics), Parsifal (Challenge Classics), intégrale Brahms (Challenge Classics)…

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Le baptême de Parsifal dans l'intégrale de Jaap van Zweden (avec Dalayman, Vogt, Holl).
Sobrement allant et lumineux, sans chercher le poids ni le commentaire, comme toujours chez ce chef et cet orchestre.


C'est avec le Philharmonique de la Radio de Bernard Haitink donne son premier concert public, le 19 juillet 1954 ; l'impression faite est manifestement suffisamment forte pour qu'il endosse le rôle de directeur musical dès 1957.

Le nom de l'orchestre n'a semble-t-il pas varié, mais il est à distinguer de deux orchestres successifs dont il est contemporain mais en rien lié : la Philharmonie de Chambre de la Radio des Pays-Bas (que j'appellerai souvent, pour plus de clarté, la Chambre Philharmonique de la Radio) et le Symphonique de la Radio des Pays-Bas – les deux ont fini par être dissous.
L'Omroep Orkest (Orchestre de la Radio des Pays-Bas) a ainsi été fusionné avec le Promenade Orkest en Radio Symfonie Orkest (1985-2005), lui même fusionné avec la Radio Kamer Orkest dans la Nederlands Radio Kamer Filharmonie (2005-2013). Tous les noms n'ont pas évolué au demeurant : le Chœur est toujours dit « de l'Omroep », tandis qu'il existe encore un Promenade Orkest à Amsterdam (d'origine distincte).

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Je ne puis résister au plaisir de vous faire entendre la fin de L'Hymne à Rembrandt de Diepenbrock, gravé dans les dernières années du Radio Symfonie Orkest par Westbroek et Spanjaard (figure dans la série anniversaire Diepenbrock parue chez Etcetera, dont il est question plus bas). Orchestre distinct, donc, de celui présenté dans cette notule.

Les distinctions onomastiques étant minimes, les répertoires proches, les labels souvent en commun, les disques régulièrement partagés entre plusieurs formations, les étiquetages ne sont pas toujours bons dans les discographies constituées. J'ai tâché de vérifier un maximum de pochettes de mes yeux (à supposer qu'elle sne soient jamais fautives elles non plus !), mais je n'ai pas pu le faire pour toutes, il est possible qu'il demeure des erreurs d'attribution – j'ai ainsi dû retirer de la liste, après inspection, un disque NEOS que les différentes discographies attribuaient au Philharmonique au lieu du Philharmonique de Chambre….



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La salle du Muziekcentrum de l'Omroep à Hilversum, avec son public de plain-pied – oui, elle est petite, mais c'est bien là où se produit l'orchestre !



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Le premier Monologue de Sachs en version orchestrale seule, dirigé par Edo de Waart.
Toujours cette légèreté de touche.


Standards :

Berlioz – La Damnation de Faust – Margiono, V. Cole, Quasthoff, Haitink (Challenge Classics)
♪ Une belle version, un peu léchée évidemment, mais remarquablement chantée – et l'une des rares occasions d'entendre aussi bien Cole que Quasthoff dans des grands rôles d'opéra.
Boito – Mefistofele (acte III) (et scènes de Rossini et Donizetti par la Chambre et le Symphonique de la Radio, avec Miricioiu) – Miricioiu, Piero Visconti, Scandiuzzi ; Comissiona (Challenge Classics)
Mendelssohn-Tchaïkovski – Concertos pour violon – Ruggiero Ricci, Fournet (Decca)
Wagner – Parsifal – Dalayman, Vogt, Struckmann, Holl ; van Zweden (Challenge Classics)
♪ Très belle version lumineuse, allante, remarquablement distribuée – seulement une petite réserve à propos de Robert Holl, fin musicien et diseur (très bon compositeur aussi  !), mais timbre tout de même assez ingrat, dans le rôle le plus long et intéressant de l'œuvre. La prise de son manque aussi un peu de relief, ce qui n'en fait pas la version la plus fascinante qu'on puisse trouver (dans ce style cursif, Kegel et A. Jordan ont bien davantage de personnalité); mais cela reste un magnifique témoignage du beau chant wagnérien des années récentes, dans un très bel écrin orchestral, au-dessus de tout reproche.
Wagner-Vlieger – Ring, Tristan, Parsifal en suites orchestrales – de Waart (3 CDs Challenge Classics)
Wagner-Vlieger – Tristan orchestral, Symphonie en ut – de Waart (Challenge Classics)
Wagner-Vlieger – Die Meistersinger en suite orchestrale & 2 Entractes tragiques – de Waart (Challenge Classics)
♪ Les arrangements de Vlieger sont véritablement ce qu'on trouve de mieux sur le marché en termes de suites symphoniques wagnériennes, mais il ne faut pas y chercher ce que personne n'a commis jusqu'à présent, à savoir une réorganisation symphonique, dans un cadre formel rigoureux, du matériau wagnérien : il se content de mettre à bout à bout, avec une fluidité qui fait défaut aux autres arrangements, différents moments de bravoure (et quelques autres qu'on n'entend jamais dans les extraits de concert, quitte à ôter les voix).
♪ Le Ring ressemble donc assez aux autres bouts d'extraits, considérant le nombre de moments emblématiques à inclure ; Tristan n'inclut que les actions principales des actes II et III (et la plupart du temps, seulement l'accompagnement…) ;les Maîtres insistent surtout sur l'acte III, sans doute le plus abouti, dans la mesure où il accole des pièces de toute beauté qu'on n'ouït jamais en symphonique pur, et qui fonctionnent mieux sans les lignes vocales que dans les autres opéras. (Je ne crois pas avoir essayé Parsifal.)
♪ Côté interprétation, même si les prises de son restent un peu lisses et le son d'orchestre assez standard, on ne peut qu'admirer le travail de transparence, de mises en relief, d'élan menés par Edo de Waart : on entend extrêmement bien les lignes intermédiaires, et toujours avec quelle poussée !  Témoin ce Prélude des Maîtres qui refuse le grandiose et galoppe à travers le contrepoint avec beaucoup d'éloquence et de gourmandise. (et puis le plaisir du karaoké est ouvert avec cet Appel des Maîtres sans paroles !)
Wagner – Orchestre, vol. 1 (Hollandais, Tannhäuser, Lohengrin, Tristan, Maîtres, Parsifal) – de Waart (Exton)
Wagner – Orchestre, vol. 2 (Faust, Rienzi, Meistersinger, Siegfried Idyll…) – de Waart (Exton)
Je n'ai pas essayé : non seulement ça n'a pas de sens d'écouter Wagner en tranches, mais surtout les extraits retenus sont toujours des pièces de bravoure clinquantes, de loin ce que ces opéras recèlent de plus subtil et prégnant… Vous devrez donc vous faire votre avis par vous-même si intéressés – mais il est aisé de pronostiquer de très beaux galbes avec de Waart, bien tendus, et peut-être des couleurs un peu timides chez l'orchestre.
Bruckner – Intégrale des Symphonies – van Zweden (Brilliant Classics)
♪ Très cursif mais aussi, à mon sens, fade : tout file sans longueur, mais également sans grand relief, et surtout sans tension. Assez décevant en ce qui me concerne.
Brahms – Intégrale des Symphonies – van Zweden (Brilliant Classics)
♪ Lecture limpide et allante, pas la plus colorée mais très réussie.
Tchaïkovski – Concerto pour violon (couplé avec le n°1 pour piano par le Symphonique de Vienne et Rozhdestvensky) – Ruggiero Ricci, Fournet (Philips)
Tchaïkovski – Le Lac des Cygnes (extraits) – Fistoulari (Philips)
Kodály – Suite Háry János (couplé avec Dvořák 9 par le New Philharmonia) – Doráti (Decca)
R. Strauss – Don Juan, Suite du Rosenkavalier, Zarathustra – de Waart (Exton)
R. Strauss – Lieder orchestraux – Margiono, de Waart (Brilliant)
♪ Très bien chanté (dans un genre plus ample que gracieux, mais pas sans soin expressif), accompagnement remarquablement vivant. Inclut bien sûr les Quatre Derniers.
Respighi – Triptyque romain – Ashkenazy (Exton)
Respighi – Belfagor, Belkis, Vitraux – Ashkenazy (Exton)
Chez ce label qui publie d'excellents chefs en concert avec des orchestres moins courus (Inbal avec le Métropolitain de Tokyo, par exemple !), deux volumes Respighi. Le second propose une très belle restitution de pièces moins jouées, mais au moins aussi abouties – et plus pudiques, même si les Vitraux proposent une très belle leçon originale d'orchestration. Ce sont de belles versions, pas forcément les références, mais qui ne pâlissent nullement par rapport à la concurrence plus prestigieuse.
Rachmaninov – Symphonie n°2 & celle « de jeunesse » – de Waart (Exton)
Rachmaninov – Symphonie n°3 – de Waart (Exton)
Stravinski – Le Sacre du Printemps (v. 1947), Apollon musagète (v.1947) – van Zweden
Stravinski – Petrouchka (v. 1911) (couplé avec la Suite de Pulcinella par la Chambre Philharmonique de la radio) – van Zweden
Stravinski – Apollon musagète – van Zweden
♪ Oui, un disque de moins de 30 minutes, peut-être qu'il n'est distribué qu'en dématérialisé, c'est étrange. Surtout pour une œuvre pas aussi courue que le Sacre (et également disponible en couplage avec celui-ci) !
Britten – War Requiem – Dobracheva, Griffey, Stone, van Zweden (Challenge Classics)
♪ Proposition atypique et à rebours, très sobre et lumineuse, qui apporte une vision différente des options méditatives et affligées habituelles, sans être bien sûr la plus intense.
Chostakovitch – Symphonies 1,2,3 – Wigglesworth (BIS)
Chostakovitch – Symphonie n°4 – Wigglesworth (BIS)
Chostakovitch – Symphonie n°8 – Wigglesworth (BIS)
Chostakovitch – Symphonies 9 & 12 – Wigglesworth (BIS)
Chostakovitch – Symphonie n°13 – Rootering, Wigglesworth (BIS)
Chostakovitch – Symphonies 1 & 15 – Wigglesworth (BIS)
♪ Intégrale manifestement en cours. J'aime beaucoup
– Concerto pour violon n°1 (couplé avec Rihm par le Concertgebouworkest) – van Zweden (violon), de Waart (Naxos)
Chostakovitch & Gubaidulina – Concerto pour violon n°1 & In tempus præsens – Lamsma, Gaffigan & de Leeuw (Challenge Classics)
– Symphonies 1 & 5Gaffigan (Challenge Classics)
– Symphonies 3 & 4 (v. 1930)Gaffigan (Challenge Classics)
Prokofiev – Symphonies 6 & 7 Gaffigan (Challenge Classics)
Prokofiev –Suite du Lieutenant Kijé (couplé avec d'autres titres par le Royal Philharmonic) Doráti (Decca)



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Un poème de la Bonne Chanson en version orchestrale, avec Bernard Kruysen et Willem van Otterloo !

Patrimoine délaissé :

Who Is Afraid of Dutch Music ? – NM Classics
♪ Double album de raretés locales (souvent des extraits). Le Philharmonique de la Radio y contribue pour Jurriaan Andriessen (Symphonie n°1, dirigée par Vedernikov), Tristan Keuris (Concerto pour violon, dirigé par Elgar Howarth), Kees van Baaren (The Hollow Man, dirigé par Reinbert de Leeuw).
On y rencontrera aussi le Philharmonique de Rotterdam, le Philharmonique des Pays-Bas, ainsi que la presque homonymique Chambre Philharmonique de la Radio… Deux heures de découvertes !
Diepenbrock – Cycle anniversaire vol. 3 : lieder orchestrés (couplé avec des interprétations du London Promenade Orchestra et de La Haye) – Otterloo / van den Berg  (Etcetera)
♪ De très belles mises en musique de poèmes célèbres en néerlandais, allemand (Heine, Brentano, Novalis) et français (Baudelaire, Verlaine), d'un beau lyrisme calme, de beaux miroitements orchestraux, et une très belle poésie, français inclus on peut songer, en particulier dans la Bonne Chanson, à une sorte de Fauré qui aurait un talent d'orchestrateur beaucoup plus diaphane et irisé, plus rural aussi.
♪ Évidemment, Otterloo procure un relief tout particulier à ses participations, et pour ne rien gâcher, les poèmes français sont interprétés par Bernard Kruysen !  Vraiment un disque à entendre.
van Gilse – Eine Lebensmesse – Stenz (CPO)
♪ Grand oratorio poético-profane dans un langage décadent et profusif (écrit en allemand). Belles couleurs de la partition et bel élan imprimé par Stenz.
Zweers – Ouverture Saskia & Musique de scène pour une pièce de Vondel (couplé avec la Symphonie n°2 par le Symphonique de la Radio et Wit) Fournet, Lucas Vis (Sterling)
Zweers est un très beau représentant du symphonisme postromantique du pays, pas si éloigné de l'univers de Dopper, incluant du folklore dans une belle structure formelle traditionnelle et non dépourvu de recherche harmonique ni de lyrisme.
♪ Le troisième numéro de la musique de scène se retrouve également dans une anthologie en 1 CD destinée à présenter les enregistrements du label, avec beaucoup d'orchestres nordiques (Royal Danois, Göterborg, Helsingborg, Gävle, Västerås…), 4 minutes de musique typiquement néerlandaise un peu isolée sur ce disque.
K.A. Hartmann – Simplicius Simplicissimus – Banse, W. Hartmann, Stenz (Challenge Classics)
♪ Un opéra marquant du XXe siècle, et servi par des interprètes qui ne sont pas de seconde zone.
Herman Strategier (1912-1988) – Rapsodia elegiaca & Præludium en fuga – Haitink, Fournet (Etcetera)
Parution récente, en 2017, de cet hommage à un compositeur néerlandais fort mal documenté, avec ici deux archives de chefs hautement prestigieux. Le reste du disque contient des œuvres chambristes par la Chambre Philharmonique de la Radio (quand je vous dis qu'on peut les confondre…). Le goût pour les sons insolites (accordéon, alliages archaïsants) et la recherche de couleurs passées caractérise une bonne partie de l'album.



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Dans le grisant Speed de Benjamin Wallfisch.

Second XXe & contemporain


Birtwistle – Antiphonies (couplé avec du piano solo et des concertos contemporains avec le BBCSO et le Sydney SO) – Joanna MacGregor, Gielen (Warner)
Yves Ramette – Symphonie n°5 « Hymne à la vie » (couplage avec du piano, et la 3 par la Radio Tchèque) – Jan Stulen
♪ Quoique du second XXe, complètement tonal – c'était un organiste… –, et on y entend beaucoup d'effets reçus de Beethoven et Mahler, quoique l'harmonie soit clairement du (début du…) XXe siècle. Anachronique, mais assez bien fait.
Murail – Contes cruels & Sillages (couplage avec un autre poème par le BBCSO) – Valade
Harvey – Concerto pour Percussions & Madonna of Winter and Spring (couplé avec des songs sur Tagore par le London Sinfonietta) Peter Prommel, Eötvös (Nimbus)
Einhorn – Voices of Light  – Mercurio (Sony)
Franssens – Roaring Rotterdam, Magnificat – G. Albrecht (Etcetera)
♪ Tonal mais d'une écriture « globale », par blocs, atmosphérique, alla Corigliano. Très séduisant au demeurant.
Willem Jeths (1959-) – Symphonie n°1 & Concerto pour flûte à bec Karin Strobos (mezzo), Erik Bosgraaf (flûte), de Waart & Stenz (Challenge Classics)
Michael Torke (1961-) – Livre des Proverbes – de Waart (Ecstatic Records & Decca)
Quelque part entre l'atmosphère déhanchée de Bernstein et quelque chose de plus minimalisme, pas si éloigné des harmonies pures de Gregory Spears, très simple, très agréable, doucement dansant.
Peter-Jan Wagemans (1962-) – Legende – Szmytka, Romijn, Saelens, Beekman, Claessens, Oliemans, Morsch ; de Leeuw
Richard Rijnvos (1964-) – Manhattan Square Dances (couplé avec le NYConcerto par la Chambre Philharmonique de la Radio) – Antunes Celso (Challenge Classics)
Benjamin Wallfisch – Speed (autres pièces pour trio ou par le St. John's Orchestra) – B. Wallfisch (Quartz)
♪ L'occasion de vérifier la considérable maîtrise technique de l'orchestre (j'en vois de plus haute renommée, comme la Radio du Danemark ou le Royal Philharmonic, qui auraient probablement un peu plus de peine à tenir ce type de stress test), avec des sur-suraigus impeccablement justes, des articulations rythmiques complexes parfaitement nettes, des timbres inaltérés par l'effort.
♪ Cette pièce de 13 minutes explore des atmosphères très différentes et assez figuratives. Rien d'original, on retrouve les cliquetis en nuage, les rafales de cuivres varésiens, des suspensions plus chostakovitcho-herrmannien… car tout en utilisant les outils de l'orchestre du XXe siècle, Wallfisch écrit une musique complètement tonale, une sorte de Connesson qui aurait pris en compte Ligeti et Murail. Et cela fonctionne assez bien, à défaut de révolutionner quoi que ce soit.



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… la même salle de la Radio des Pays-Bas, à Hilversum, avec le public. On sent physiquement, à la seule vue de photo, la proximité et l'intimité assez intenses, en effet.



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Dans le début du War Requiem de Britten, dirigé par Jaap van Zweden.
Vous avez sans doute remarqué la clarté des timbres.


Les autres orchestres dont je veux parler ont disparu depuis quelques années (par disparu, entendez : ont été dissous), mais il sera utile d'en faire une petite présentation dans la mesure où, à défaut de les entendre en salle, vous rencontrerez un assez respectable nombre de leurs disques.

7. Nederlands Radio Kamer Filharmonie
(Avec par exemple la première captation de la restitution Orledge d'une Chute de la Maison Usher de Debussy comme opéra complet – très belles couleurs orchestrales, et distribution fulgurante, entre Yves Saelens et Henk Neven !)

8. Het Radio Symfonie Orkest
(Dont le grisant Hymne à Rembrandt publié dans la série anniversaire de Diepenbrock rassemblant quantité de bandes documentant les différents aspects du catalogue du compositeur – dirigé par Spanjaard et avec Eva-Maria Westbroek !)

Il y aurait également beaucoup à dire sur les orchestres à rayonnement international, comme le Philharmonique de Rotterdam ou la Résidence de La Haye (Den Haag Residentie Orkest), mais le panorama, malgré toutes les dissolutions et fusions, demeure d'une richesse extrême, et il me reste plusieurs autres projets à mener à bien. J'ai cependant au moins à proposer un tableau des différentes fusions, province par province, sur lequel j'ai passé quelques grosses poignées d'heures, et que je proposerai comme viatique pour, à défaut de commentaire, pouvoir au moins savoir qui est qui au dos d'un disque.

dimanche 13 janvier 2019

Concert, voix et illusions auditives


L'amateur de musique qui se rend au concert et veut donner un avis sur ce qu'il entend est confronté à de multiples bizarreries qui peuvent faire écran entre, disons, ce qu'il entend, et le jugement qu'il pourrait porter sur les musiciens.

Je mets de côté l'écart de compétence – le principe même de la critique de spectacle est un peu pervers, le commentaire (souvent un peu moralisateur, sur fond plus ou moins explicite de bon / pas bon) étant opéré non par un superviseur supérieur, mais par quelqu'un d'en général moins compétent (ou, pis, acoquiné…). Je ne vais pas entrer dans ces considérations sur l'exercice bizarre de la critique, qui ne devrait pas forcément dépasser l'espace feutré des cafés d'après-concert, plutôt que de se nourrir sur le dos des artistes sans toujours trop savoir de quoi elle parle. Il y aurait là de quoi écrire des essais entiers, et je ne suis pas sûr d'en voir l'intérêt : la critique est, et il n'est pas illégitime qu'elle existe, le spectacle étant, ultimement, destiné à plaire – y compris et peut-être même d'abord à ceux qui n'y connaissent rien.

Je m'intéresse ici, en postulant donc la compétence et la bonne foi de l'auditeur, à la réception du son.



Car il existe quantité de cas où le son émis, et particulièrement la voix, qui n'est pas standardisée comme un instrument, nous atteint différemment de sa production initiale.

Quelques exemples :

la justesse. Certaines voix perdent des harmoniques au fil de leur cheminement dans la salle. Elles peuvent paraître justes de près et basses de loin, ou hautes de près et justes de loin, au fil de la déperdition de leurs harmoniques.

la puissance / projection. Des voix très volumineuses peuvent être happées par un orchestre (si elles ont peu d'harmoniques métalliques) ou par une salle (si elles sont trop directionnelles, on les entend uniquement lorsque tournées de notre côté).
Pour certaines, leur projection ne se sent absolument pas de près : ainsi Sondra Radvanovsky paraît-elle très bien émise de près, mais son pouvoir de rester aussi aisément audible dans des ppppp que des fffff ne se perçoit que de loin, où le timbre paraît réellement changer – beaucoup moins de près.

les « notes fantômes ». La fameuse « voix de la Vierge » dans les polyphonies corses (où le choc de sons purs créent une nouvelle ligne… pour l'avoir essayé avec quelques compères, c'est très impressionnant), ou bien cet étrange phénomène de voix si chargée qu'on dirait qu'elle produit une note double (la seconde étant plus grave que la note réelle, ce qui est impossible dans la physique des sons).

la fausse localisation. L'architecture du théâtre peut donner l'impression que les flûtes ou la caisse claire sont derrière vous, et certaines voix (Matthias Goerne dans sa grande période, Marianne Crebassa…)



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Et la voix de la Dame Blanche ?



Tout cela rend assez modeste sur ce qu'on croit entendre et les impressions du genre « il chante faux tout le temps », « c'est une voix minuscule qui se ferait couvrir par un piano droit avec la sourdine »…

C'est pourquoi, lorsque j'ai entendu hier, dans L'Enfance du Christ, les basses de la Radio Flamande être très audiblement décalées dans le chœur des méchants devins juifs (où elles commencent par chanter à l'unisson), je me suis interrogé.

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Extrait du conseil du massacre des Innocents.

Par bonheur, certains choristes intervenaient aussi dans les solos (Philippe Souvagie en Polydore, Jan Van der Crabben en Père de famille), ce qui m'a permis de relever une particularité assez étonnante. Même les solistes du chœur, qu'on choisit d'ordinaire comme les voix les plus fermes et les projetées, avaient une sorte de clarté ténorisante, comme si tout le pupitre était composé de groupies de Max van Egmond (mais diversement dotées…). Apparemment pas de véritables basses nobles, uniquement des sortes de barytons-basses très ronds et mixés, très étonnant. Ce n'est pas déplaisant du tout (les chœurs extatiques, en particulier le dernier, étaient d'une limpidité surnaturelle…), et même plutôt dans mes canons – je suis justement un fan de Max van Egmond, Francis Dudziak, Jacques Herbillon et autres barytons exagérément clairs –, mais expliquait d'une façon purement physique le phénomène :

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Jan Van der Crabben dans son disque de mélodies consacré à Fauré, chez Fuga Libera.
Avec l'excellente Inge Spinette au piano. Il existe aussi un disque Debussy, dans un français plus hasardeux, par les mêmes.

Comme vous le percevez, les attaques sont très discrètes (et les consonnes même un peu gommées en début de mot), il n'y a pas vraiment de début des notes, le timbre se développe après l'attaque, tellement douce qu'on ne l'entend pas. Toutes les voix graves du chœur étant sensiblement sur ce même patron, vous vous figurez ce qui advient : ils chantent bel et bien ensemble, mais on ne peut pas entendre l'attaque de loin, et chacun a bien sûr son timbre qui enfle à une vitesse personnelle, si bien qu'on a l'impression que le temps n'est pas frappé au même instant par les chanteurs, même si c'est le cas.

On peut le considérer comme une faiblesse technique – et, de fait, il y avait des problèmes de vaillance pour varier les dynamiques dans les solos, en plus de ce flottement étrange dans les chœurs –, mais en tout cas certainement pas comme une carence solfégique : ils chantaient bel et bien ensemble… simplement pour le spectateur, le résultat n'était pas du tout celui-là, avec cet effet désordonné un brin désagréable.



À cela s'ajoute, à la réécoute, que les consonnes ne sont pas bien synchronisées (ce qui peut effectivement donner une impression de pagaille même si les notes sont en réalité exactement au même endroit) ; néanmoins cela arrive dans d'autres chœurs… ici l'effet de désordre est manifestement lié à cette sorte de retard de timbre, qui dissocie l'attaque rythmique de la véritable arrivée du son, en quelque sorte, et qui diffère d'un chanteur à l'autre – or, comme leurs techniques semblent très similaires, c'est tout un pupitre qui chante en rythme mais a du jeu pour l'auditoire !

Une expérience vraiment étonnante qui vient compléter celles précédemment mentionnées.

À bientôt pour de nouvelles expéditions !  Quelques projets de comparaison glottique à l'horizon… Et probablement y dire un peu de mal de Corelli, le scandale étant toujours favorable aux statistiques – il faut bien satisfaire les annonceurs.

mercredi 12 septembre 2018

La morbidezza riconosciuta – (ossia les miracles du moelleux)


La tradition majoritaire du chant lyrique provient de l'italien. Une large partie de son vocabulaire aussi, et jusqu'aux concepts eux-mêmes. La morbidezza constitue ainsi une forme de sommet de la culture italienne lyrique.

À partir d'une série d'exemples (très) sonores, un petit tour du propriétaire.




1. Qu'est-ce que la morbidezza ?

La morbidezza est la qualité de ce qu'on peut déformer, incluant une forme de douceur (on peut aller jusqu'à « tendresse »). Le mot a été importé en français (et coexiste avec son équivalent gallicisé « morbidesse ») à la Renaissance pour caractériser les chairs de femmes, d'enfants et autres putti comme idéal esthétique dans les peintures du temps.

En matière de chant comme de gâteaux la morbidezza, c'est tout simplement « le moelleux ».

Je vous en propose un exemple particulièrement abouti, un émerveillement qui a suscité cette notule.

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Juan Pons dans le récitatif d'entrée du Conte di Luna (acte I du Trovatore de Verdi). Ici dans la production d'Oviedo en 1983 (une soirée électrique dirigée par Boncompagni, avec Troitskaya, Obraztsova et Carreras). J'utiliserai le même endroit pour faciliter les comparaisons. 

Chaque note, et particulièrement l'aigu, est comme enveloppée dans une gangue souple, une savoureuse patine. Pas une dureté. Cela tient, certes, à la couverture, mais la morbidezza n'est pas un geste technique défini, elle désigne à la fois l'esthétique de principe (produire un son glorieux mais moelleux) et le résultat (le fait d'entendre ce moelleux). Cela passe en général par une égalisation du timbre et une maîtrise du souffle, sans quoi la ligne paraît accidentée, et la morbidezza couronne l'ensemble du processus : volumineux, éventuellement incisif, mais toujours rond, jamais bruyant. Nous avons tous entendu de ces voix très sonores et bien émises, mais dures, agressives… la morbidezza est précisément l'ajout de cette maîtrise, cette rondeur.

On n'en parle pas si souvent pour souligner sa présence, mais elle reste un idéal en creux pour les critiques – lorsqu'on reproche à un chanteur par ailleurs admirable d'aboyer, de crier, de brailler… c'est qu'il lui manque la morbidezza, la cerise sur le gâteau, le vernis qui, sur le pudding de la sueur, du périnée libérée et du diaphragme courbé comme un arc, vient placer le fruit confit de l'élégance audible.

Il existe pourtant bien d'autres façons de (bien) chanter, et des chanteurs illustres (même, on le verra, de grands anciens de l'Âge d'or) n'en ont jamais fait usage : la morbidezza est à la fois un mot et un concept très italiens. Car elle pare nécessairement le belcanto, et n'est pas aussi utile ni recherchée dans le répertoire allemand ; dans le répertoire français, elle peut contrarier une articulation très antérieure ; et chez les Russes, il existe aussi un moelleux, mais il est assez différent, plutôt rejeté dans le pharynx, associé à une manière de prononcer les mots très différente, qu'il est difficile de comparer. Toutefois cette convergence explique peut-être pourquoi, outre leurs voix extraordinaires, les Russes ont si souvent été acueillis à bras ouverts dans le répertoire italien, quelle que soit la qualité (souvent effrayante) de leur italien.

Du fait de son histoire, puis du répertoire majoritairement apprécié du public, la pédagogie du chant d'opéra repose largement sur les concepts italiens, qui ne sont pourtant pas les seuls à être opérants  – même si beaucoup, beaucoup de professeurs (incluant ceux qui enseignent tout sauf de la technique italienne…) le prétendent. La morbidezza en est un exemple flagrant : pas essentielle sûrement, mais toujours perçue comme un idéal, même lorsqu'on ne la pratique pas.




2. Différentes pratiques du principe

Commencer en érigeant Juan Pons en parangon du belcanto constitue une insolence, pour ne pas dire un troll, dont je m'avoue assez satisfait. On le connaît mieux pour ses enregistrements plus tardifs, plutôt dans le vérisme (en particulier grâce aux films Zeffirelli-Prêtre). Voici un extrait de son Prologue de Paillasse (dans un album avec un orchestre régional espagnol) :

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Oui, c'est assez différent, les raucités sont audibles, et l'aigu ne parvient pas à se « finir » de la même façon. Rien à voir avec l'extrait que je vous ai proposé et qui était, vous en conviendrez, assez extraordinaire. On croirait pouvoir se rouler à loisir dans ce timbre… c'est ça, la morbidezza !

Autre exemple de chanteur qui, lui, n'a jamais disposé (du moins dans la partie documentée de sa carrière) de cette qualité :

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Željko Lučić, lors d'un concert, dans l'air de Nabucco « Dio di Giuda » – je n'ai pas pu mettre la main sur son enregistrement du Trouvère.

On perçoit très bien le grain gros, la façon dont l'aigu plafonne, dont le timbre reste grisâtre, un peu poussé ou rauque. Cela lui impose un aspect fruste qui dépasse le personnage et affecte même la technique : les éclats comme la douceur lui sont difficiles – on me raconte que la voix n'est pas extraordinairement puissante, et cela s'explique assez bien en regardant le processus de plus près.
La voix reste un peu soufflée, un peu en arrière, et n'arrive jamais jusqu'au point où il reste du potentiel, de souffle ou d'articulation, pour arrondir le timbre en fin de course.

C'est typiquement ce type de chant, qui, de façon certes excessive, nourrit les discours sur le déclin vocal. De fait, il est très rare d'entendre, même chez des chanteurs mineurs, ce type de restriction dans les bandes des années 50 et 60, je dois leur concéder cela. Cela n'empêche pas Lučić de chanter fort honnêtement ses rôles de bout en bout, mais il lui manque cette cerise sur le pudding.

N.B. : Cette partie de la notule a été écrite il y a assez longtemps (un an ?  deux ?), soit avant que je n'aie entendu Lučić pour la première fois en salle… et que j'y aie perçu tout le contraire de ce que laissent penser les enregistrements !  J'ai au contraire entendu une voix assez mincement projetée, mais avec un sens de la courbe vocale remarquable et, sinon du grand moelleux, un lissage assez remarquable de toutes les aspérités, une douceur plutôt extraordinaire.
Amusant de constater, encore une fois, l'écart entre l'enregistrement et la réalité en salle. Cela n'enlève rien au demeurant à ce qu'on perçoit dans l'exemple ci-dessus… simplement je ne peux assurer que ceux qui étaient dans la salle (ni le prof de Lučić) aient perçu ceci, ce qui explique pourquoi il n'aurait alors jamais cherché à le corriger !



2.1. (Bien) chanter en italien sans morbidezza

Pour autant, il est parfaitement possible de produire un chant, sinon totalement belcantiste, du moins parfaitement maîtrisé et adéquat, sans recourir véritablement à la morbidezza.


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Leo Nucci, version Muti 2000 – avec Frittoli, Urmana et Licitra.

Vous l'entendez, Leo Nucci chante ici avec une certaine dureté qui lui est habituelle : on perçoit avant tout le métal glorieux, et si toutes les voyelles sont impeccablement timbrées (cette plénitude sur le [i] de mel dice da quel verone est éloquente sur la maîtrise d'ensemble), le soin ne va pas du côté de la finition agréable, plutôt d'une forme d'impact direct. On l'a beaucoup reproché à Nucci (qui s'est certes incroyablement bonifié, chantant finalement peut-être mieux dans les années 2010 que dans les années 80…), à qui l'on tresse désormais des couronnes (à juste titre au demeurant), sans que son style ait véritablement changé.

Il ne faudrait pas croire non plus que ce soit, vous l'allez voir tout au long de ce petit parcours, un fait imposé par la perte de maîtrise de techniques ancestrales : ces différentes esthétiques ont toujours cohabité, même au sein du petit groupe des verdiens les plus célébrés.


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Piero Cappuccilli, version Karajan vidéo.

Cet emblème du chant verdien des années 70-80 fait tout l'inverse de la morbidezza : du métal, un timbre assez gris, une recherche du son puissant, quitte à paraître un peu dur – tout est timbré, bien sûr, mais de façon plus athlétique que moelleuse. On recherche l'impact direct avant l'élégance du son.
(Là aussi, il a fortement impressionné ses contemporains et je ne puis garantir qu'on n'ait entendu autre chose en salle…)


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Siegmund Nimsgern, Mehta en 1979 à l'Opéra de Tel-Aviv (remarquable pour sa prestesse et la précision requise sur les traits orchestraux en général approximés).

Pour le plaisir, l'inimitable Nimsgern, l'inverse de tout ce que représente la morbidezza : chaque voyelle a sa couleur (donc pas de fondu), chaque son a pour but de produire l'impact le plus direct, quitte à ne pas être beau (contrairement à la belle robe de chambre échancrée de la morbidezza, qui laisse deviner la puissance sauvage sous cette patine élégante), et le but ultime est la présence dramatique, quitte à pousser un peu les sons, à cabosser la ligne (là où la morbidezza assure au contraire une beauté optimale dans les paroxysmes les plus sonores).
Au demeurant, je ne suis pas sûr que quiconque ait mieux les grands barytons que Nimsgern… mais il se situe dans un univers frontalement incompatible avec les principes de la morbidezza.



2.2. Quelques alternatives esthétiques à la morbidezza

Et de tout temps, ces autres voies ont été creusées.

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Josef Metternich, en allemand (version Schüchter / Zanotelli).

Metternich appartient à une autre école (allemande), qui privilégie le tranchant des attaques (effectivement stupéfiantes) à la rondeur du timbre. Beaucoup de détachés, et une couleur parfaitement maîtrisée et harmonieuse, mais qui irradie plus qu'elle n'enveloppe ; le même degré de finition, mais pas la même philosophie.

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Carlo Tagliabue, version Previtali 1951 (avec Lauri-Volpi).

J'attends ou préviens quelques remarques sur la perte de maîtrise de ces paramètres par rapport aux grands anciens – reproche qui n'a pas vraiment de sens dans Wagner (sur les questions de technique pure, peut-être, sur le style pas vraiment : Wagner a toujours été inchantable, et chacun y fait peu ou prou ce qu'il peut !), reproche qui est même carrément à contresens pour Mozart… mais qui n'est pas dénué de fondement pour Verdi (les chanteurs d'aujourd'hui, même les meilleurs, on réellement moins d'aisance pour le beau chant sonore tout en force). C'est un sujet passionnant en lui-même, auquel j'ai déjà consacré quelques notules, et qui en mériterait bien d'autres : pourquoi ce changement, et, surtout, qu'est-ce qui change ?

[Spoilers :
→ l'utilisation de la voix dans l'espace public (de moins en moins d'utilisation de la voix projetée avec les possibilités d'amplification, aujourd'hui on prend le portable pour appeler quelqu'un à l'autre bout de l'immeuble), par ailleurs assez mal vue ;
→ le changement de profil des chanteurs (plutôt des intellectuels, jeunes diplômés de musique, littérature ou langues que des voix naturelles) ;
→ l'influence du cinéma sur les idéaux vocaux (voix rauques d'alcooliques maudits plutôt que voix claires de chanteurs napolitains… Bogart, on ne devait pas l'entendre à vingt pas !), ;
→ la nécessité de chanter dans les langues d'origine (très diverses) des œuvres devant des publics qui ne les comprennent pas, pas facile de placer à nouveau sa voix (lorsque les aînés chantaient parfaitement leur langue et éventuellement une autre) ;
→ le placement de plus en plus arrière des voix, là aussi sous l'influence des enregistrements (ce ne sont pas les voix les plus antérieures ou nasales qui sonnent le mieux en retransmission, alors que ce sont les plus efficaces en salle)…
→ l'évolution des salles (même les grandes voix, si on les entend dans les grands Palais des Congrès plutôt que dans les théâtres à l'italienne, l'impact n'est pas comparable) ;
→ le phénomène ne se limite pas aux chanteurs les plus en vue, mais pour ceux-là, les changements de lieux plus fréquents (décalage horaire, acoustiques à apprivoiser, climatisation asséchante traîtresse…) doivent aussi amputer leurs performances purement vocales ;
→ … ne sont pas étrangers au phénomène, je suppose.]

Donc, Tagliabue.

On entend clairement du moelleux, mais en fin de compte, sans doute du fait de l'âge, plus guère de legato (les sons sont vraiment disjoints entre syllabes), et l'on entend d'abord le fond-de-sauce de la voix, l'assise un peu grise derrière le timbre, plus qu'une rondeur véritable. Et l'ensemble demeure plutôt clair et naturel, même s'il utilise la couverture. Donc morbido, mais pas plus que les autres, en tout cas pas vraiment le témoin d'un âge d'or inaccessible.

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Sherill Milnes, studio Mehta.

Bien que l'excellence de sa carrière verdienne ne souffre aucune contestation, Milnes n'est pas exactement un baryton-Verdi au sens habituel de la nomenclature : moins d'assise et de noirceur, la voix est surtout appuyée sur un métal très dense et brillant, et la douceur des aigus se fait au moyen d'un allègement, d'une mezza voce qui occulte les harmoniques dures, mais qui n'est pas à proprement parler le fait d'une pâte moelleuse. Tout cela se trouve lié à la nature même de la technique (et sans doute aussi au centre de gravité de la voix, plus haut que ses confrères, ce qui ne l'autorise pas à des fondus aussi voluptueux dans les médiums).

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Aldo Protti.

La voix de Protti a toujours été un peu dur (ici, le vibrato est en outre assez accusé), et il ouvre même ses sons dans le grave pour les faire claquer, le tout dans une expression de méchant passablement énervé. Et pourtant, le fa3 de « fiamma » témoigne d'une recherche de moelleux très aboutie – tout à coup le son est comme complètement enveloppé, lissé, débarrassé de toutes ses barbures, sans perdre en densité de timbre ni en éclat.

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Ingvar Wixell.

Le cas de Wixell (un des très rares chanteurs d'opéra à avoir fait l'Eurovision) est intéressant : la voix a toujours été ronde, mais instrinsèquement, sans la charpente des vrais barytons-Verdi italiens – c'est pourquoi je trouve que parler de morbidezza n'a pas réellement de sens ici. La notion s'applique à une surcouche apportée sur un instrument par ailleurs très dynamique ; si la voix est en elle-même douce, la notion perd de son sens (on ne parlera pas de morbidezza pour les ténors doux qui mixent façon Howard Crook). Par ailleurs, ses voyelles souvent trop ouvertes (en aperture linguistique, pas forcément au sens de la « couverture » technique) par rapport à la norme italienne comme ses [a], ou antérieures comme ses [i], diminuent l'impression de moelleux.



2.3. Vers l'idéal


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Claudio Sgura.

Parmi les grandes voix italiennes d'aujourd'hui, un des barytons les plus puissants du marché (parmi les rares à vraiment remplir le hangar à paquebot de l'Opéra Bastille). La voix n'est pas morbida à proprement parler, tout de même assez lourde et un peu dure, et pourtant on sent bien la tendance à unifier, à amoindrir l'effet coup de poing de ce volume assez monstrueux. On n'y est pas encore, mais le souci de cet idéal y est néanmoins audible.

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Paolo Silveri.

Davantage réputé pour son tempérament que pour ses qualités belcantistes (surtout célèbre pour son enregistrement de La Gioconda aux côtés de Callas, où il écrase par ailleurs le plateau de sa personnalité), Silveri surprend ici par son esthétique paradoxale. En termes de style, pas de legato, chaque note est totalement individualisée et séparée des autres ; et pourtant, en matière d'émission vocale, même si sa réalisation est imparfaite, on sent très bien cette homogénéité un peu duveteuse, en particulier dans le grave – le timbre claque, mais n'est jamais agressif ni cassant, toujours comme enrobé d'une étoffe qui en amortit les à-coups.



2.4. Morbidi eletti

« Les moelleux élus. »


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Ugo Savarese, studio Erede.

Peu enregistré, Savarese combine ici à la fois une assise grave et métallique très dense… et une pâte enveloppante, inégalement présente selon les moments. On voit bien quel est l'idéal esthétique en tout cas, à la voix charpentée, fort en impact et arrondi, élégant.


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Giorgio Zancanaro, version Bartoletti (avec Kabaivanska, Cortez et Bonisolli).

    Chez Zancanaro, c'est plutôt la netteté d'attaques presque cinglantes qui prime, avec un son très net, certes arrondi par une couverture et une harmonisation des voyelles très maîtrisées, mais qui ne recherchent pas en premier le moelleux – on l'entend très bien au début sur « ma veglia la sua dama » : aucune dureté, mais on recherche clairement plus le mordant et l'impact, la netteté du trait que le velours et le confort sonore.
    Pour autant, ces aigus et cette émission ne claquent jamais avec dureté, jamais le moins du monde poussés ou criés, toujours maîtrisés avec un confort incroyable : la morbidezza, c'est cela, le comble de cet art qui consiste à produire beaucoup de son sans jamais paraître fort, agressif, bruyant. Et Zancanaro la fait paraître au second plan, tout en la pratiquant avec plus d'art que quiconque.
    La seule réserve technique que l'on pourrait faire serait une petite limite dans la variété des dynamiques, les nuances fortes sont rarement très fortes.
    (Au demeurant, même morbidezza mise à part, Zancanaro demeure un modèle esthétique assez fabuleux, justement pour cette précision d'attaque, cette impression d'émission directe – alors qu'elle est maîtrisée au cordeau –, assez précieuse dans Verdi.)


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Renato Bruson.

On lit souvent à quel point Renato Bruson est l'Élu des temps modernes du belcanto. Comme Juan Pons, c'est pourtant assez peu audible dans la plupart de ses enregistrements, les plus récents. Ici, comme chez Tagliabue, on entend très bien la charpente (le « formant du chanteur », le réseau d'harmoniques « de fond » qui soutient la voix et permet de projeter de façon sonore et endurante), mais aussi en sus un vibrato audible (et irrégulier d'intensité), et un timbre par endroit un peu dur – ce qui est bien sûr allé en s'exagérant au fil des ans.
Couverture vocale très complète, très consciencieuse, c'est certain : aucune voyelle n'est dangereusement exposée, toutes sont fondues dans ce fond de sons [ö] un peu gris ; en revanche, le moelleux, cela paraît beaucoup moins évident – l'homogénéité n'est pas la douceur.

Mais si l'on se dirige du côté de ses témoignages les plus anciens (donc plutôt du côté des années 70, les années 80 révélant déjà un timbre largement écaillé), alors l'émerveillement est complet :

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Renato Bruson (bis)– air de Macbetto « Pietà, rispetto, amore »

Beaucoup plus de clarté, et ici l'égalité se pare d'une enveloppe infiniment souple et soyeuse, toujours douce et élégante.


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Ettore Bastianini.

Tout le monde admire Bastianini qui, de fait, dispose d'une voix et d'une technique assez parfaites – je le trouve néanmoins (ou plutôt corrélativement) souvent un peu monotone de timbre et d'expression, effet assez logique d'une émission d'une égalité parfaite. Pour autant, il fend vraiment l'armure dans ses Germont (osant des allègements très émouvants), et réussit très bien ses Comte de Luna, captés tard dans sa vie et moins éclatants que ses enregistrements de jeunesse, mais plus nuancés, et toujours d'une maîtrise souveraine.
Vous percevez ici tout particulièrement combien chaque son est arrondi, poli sur toute sa surface, et malgré sa vigueur toujours comme caressant. Morbidezza.


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Mario Sereni – une de ses nombreuses soirées captées du Met, celle-ci lors de la prise de rôle in loco de Corelli.

Nous arrivons sur la cîme : Sereni combine à leur degré ultime le mordant de l'émission italienne et la rondeur permanente de l'émission, tout en les maintenant au service d'un phrasé de la plus haute incandescence, où la violence contenue des attaques et les caresses de l'étoffe culminent en une sorte de fureur vaguement érotique. Techniquement et expressivement un des plus beaux sons qu'on puisse produire.




3. Honteux biais méthodologiques

Vous aurez remarqué que j'ai essentiellement sélectionné des Italiens. Pour quelle raison ?  D'abord pour que les questions de langue n'interfèrent pas trop dans l'appréciation de l'équilibre général de la voix ; ensuite et surtout parce que la notion me paraît vraiment liée, comme j'ai tâché de le montrer, à une philosophie du beau chant qui n'est pas celle d'autres nations – les Américains goûtent mieux le métal pur (Richard Tucker était le plus absolu anti-morbido possible), les Français (et Tchèques) émettent trop en avant et avec trop peu d'impédance (le son rencontre moins de résistance pour sortir de la bouche) pour obtenir cette texture-là, les Allemands sont davantage tournés vers l'efficacité (formats dramatiques avant tout sonores, formats lyriques avant tout souples), les Russes sont très ronds, mais par des voies techniques complètement différentes, difficile à mettre en équivalence.




4. Effets morbides

Comme mes commentaires, essentiellement tournés vers les nomenclatures techniques, mais aussi tout à fait ouvertement subjectifs quant à l'appréciation du résultat, le laissent deviner : pour splendide que soit la maîtrise complète de la morbidezza, l'idéal en est tout à fait légitimement débattable.

Sur le principe d'abord : pour exprimer les tourments de personnages particulièrement exaltés des grands opéras romantiques, le moelleux est-il vraiment le meilleur truchement disponible ?  Des voix plus franches, dures, façon Tucker, Metternich ou Nimsgern, ne sont-elles pas plus indiquées ?

En tout cas, son emploi généralisé à toutes les situations peut tout à fait être considéré comme une recherche première du confort vocal et du beau son, alors que selon les idéologies esthétiques, on peut être enclin à faire primer la variété du grain, la clarté de diction, l'impact physique de l'émission, etc.

Cette fascination pour la rondeur, lorsqu'elle se réalise de façon (souvent) mal comprise (car négligeant beaucoup d'autres paramètres essentiels du beau chant de « l'Âge d'or » des années 50), a sans doute sa part de responsabilité dans les jolies voix qu'on aime entendre dans les studios mais qui, en salle, se révèlent plutôt bouchées et en tout cas dotées d'un très faible impact. (Longue) liste sur demande.

Évidemment, lorsqu'elles sont réalisées par des artistes de la trempe de Zancanaro ou Sereni, maîtrisant tous les autres paramètres au plus haut degré, que la voix fend l'espace tout en murmurant les mots à l'oreille du public et en magnifiant les affects paroxystiques de la scène, la question ne se pose pas. Mais la morbidezza ne peut être que le couronnement d'une technique vocale : posée sur un instrument moins que parfait, elle ne sert à peu près à rien (car sans gloire), voire encourage les mauvais penchants d'une émission trop en arrière (en bouche, ou rejetée dans le pharynx, pauvre en harmoniques frontales, etc.).




5. Les secrets des glottes

Pour compléter le tableau ou éclairer quelques phénomènes auxquels je fais référence dans cette notule, vous pouvez librement vous promener dans les entrées consacrées aux questions de technique vocale à cet endroit de l'index (très partiel) du site.
Il faut en particulier distinguer la morbidezza (ornementale, en quelque sorte) de la couverture dont le rôle technique est fondamental (égaliser les voyelles, protéger la voix dans l'aigu).




Voici pour cette notule promise dès longtemps – et dès longtemps entreprise.

C'est qu'outre le temps de recherche, sélection & commentaire des extraits, elle a été refaite à de multiples reprises, faute d'être satisfait. Tout vient à point à qui lit chaque nouvelle entrée de CSS.

Estimés lecteurs, en attendant la prochaine livraison de notre Revue de Glottologie, puisse la vie vous prodiguer sans compter ses plus suaves morbidesses !

jeudi 9 août 2018

Les noms de code des orchestres – III : les Pays-Bas – b) Orchestre Symphonique des Pays-Bas


Cette notule s'insère à la suite de celle consacrée au tournoiement des orchestres à Amsterdam (hors orchestres de ballet et de radio, dont je reparlerai plus tard). Vous voulez savoir qui vous écoutez précisément lorsque vous avez Pays-Bas inscrit sur le disque ?

Car aucun de ces orchestres ne recouvre les mêmes musiciens (et tous n'officient pas à Amsterdam, ni même à proximité du centre névralgique du pays) : 
Orchestre Philharmonique d'Amsterdam
Orchestre Philharmonique des Pays-Bas
Orchestre Symphonique des Pays-Bas
Orchestre Symphonique de la Radio
Orchestre Symphonique de la Radio des Pays-Bas
Orchestre Philharmonique de la Radio des Pays-Bas
Orchestre de Chambre de la Radio des Pays-Bas
Orchestre de Chambre Philharmonique des Pays-Bas
Orchestre de l'Omroep (Radio des Pays-Bas)

Oui. Quand même.



Soyez attentif, le jeu de massacre continue : depuis plus de trente ans, ce pays que nous percevons peut-être comme paisible et civilisé, épris de culture, supprime et fusionne en réalité méthodiquement ses orchestres. Certes, l'extrême concentration des métropoles néerlandaises rend très facile le déplacement dans la nouvelle résidence des orchestres fusionnés, mais cela a plusieurs conséquences :

1) pour le mélomane local, la réduction de la variété de l'offre, inévitablement ;

2) par ailleurs, lorsqu'un orchestre fusionne entre des villes d'importance inégale (comme entre Amsterdam et Utrecht), on s'aperçoit que dans les faits la ville la moins influente est assez peu servie en concerts par la nouvelle entité musicale ;

3) pour le mélomane international, cela rend assez impossible à débrouiller l'identité des orchestres au fil des ans… d'autant que les noms sont souvent assez peu transparents, et très proches entre eux.

Faute d'avoir aucune influence sur les deux premiers points, je vais tâcher de contribuer à mettre un peu de clarté dans le troisième, quelques listes de chefs, de labels, d'enregistrements (et quelques sons) à l'appui.

C'est (re)parti !




5. Nederlands Symfonieorkest (Enschede)


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Premier mouvement de l'ineffable Symphonie n°2 de Jan van Gilse, direction David Porcelijn.


Mon chouchou – de tout le pays. Non seulement pour des raisons de répertoire (le legs gravé avec Porcelijn est inestimable) que pour un certain sens du galbe, de qualité de l'intégration du détail dans la grande arche. Et techniquement, un orchestre professionnel de tout premier plan.

Le Symphonique des Pays-Bas a la particularité d'être une formation particulièrement ouverte d'esprit : les musiciens jouent sur instruments anciens pour le répertoire du XVIIIe, se produisent régulièrement ailleurs dans le pays (Amsterdam, Utrecht, Rotterdam…), voire dans le monde (Carnegie Hall, Birmingham, en Espagne, etc.), mènent des actions pédagogiques manifestement assez nombreuses…

Résidence : Enschede (158.000 habitants, 400.000 en agglomération). Concerts également donnés à Zwolle (capitale de la province), Hengelo, Deventer.
Création : 1930 (origine) / 1954 (professionnel) / 1983 (fusion) / 1994 (réduction)
Directeurs musicaux :
→ Jaap van Zweden (1996)
→ Jan Willem de Vriend (2006)
→ Ed Spanjaard (2017)
Dénominations successives :
1930 : Twents Kamerorkest
1947 : Twents Philharmonisch Orkest (expansion)
1954 : Overijssels Philharmonisch Orkest (professionnalisation)
1983 : Forum Philharmonic (fusion)
1994 : Orkest van het Oosten (réduction)
2011 : Nederlands Symfonieorkest (rebranding)
2014 : HET Symfonieorkest (litige)
Labels principaux : surtout des enregistrements récents chez CPO (avec Porcelijn) et Challenge Classics (avec de Vriend essentiellement).
Quelques suggestions discographiques : van Gilse n°2 (Porcelijn), Andriessen volume 4 (Porcelijn), van Gilse n°3 (Porcelijn), Andriessen volume 3 (Porcelijn), van Gilse Concerto pour piano (Porcelijn), Andriessen volume 2 (Porcelijn).

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Libertas venit de Hendrik Andriessen, direction David Porcelijn.
enschede orchestre
enschede orchestre
La salle de concert à Enschede (champ / contrechamp).

Le Symphonique des Pays-Bas est, comme bien d'autres du pays, issu à la fois de fusions et de changements de noms multiples et réguliers :

La naissance de l'orchestre est à l'origine purement le fait d'amateurs locaux de la région de Twente, dans la province d'Overijssel, à l'Est du pays, frontalière avec l'Allemagne – nous sommes dans les années 30. L'orchestre s'étend en nombre et en compétence, incluant des professionnels ; il devient Philharmonique en 1947, avant de se professionnaliser pour de bon en 1954, où il prend la dénomination de la province. Les amateurs sont alors relégués dans une structure de chambre, qui existe toujours.

À partir des années 80, les mesures d'austérité l'affectent à plusieurs reprises : il fusionne en 1983 avec l'orchestre (Opera Forum) de l'Opéra d'Enschede (Nationale Reisopera, aujourd'hui Nederlandse Reisopera) et devient le Forum Philharmonic, qui accompagne aussi bien les représentations qu'il poursuit sa carrière symphonique. En 1994, ses effectifs sont réduits (tout en poursuivant sa double mission) et il prend sa forme définitive, sous le nom d'Orkest van het Oosten (« Orchestre de l'Est »), sous lequel il reste assez bien connu (OvhO).

Il prend manifestement une certaine importance nationale sous le patronage de Jaap van Zweden (concertmeister au Concergebouworkest, il faut dire…), mais change à nouveau de nom, pour des raisons d'image : d'abord Nederlands Symbonieorkest en 2011, pour se conformer au nom anglais (assez peu spécifique…) qui figure sur les disques (« Netherlands Symphony Orchestra »), puis, suite aux protestations du Philharmonique des Pays-Bas (sis à Amsterdam et théoriquement Utrecht), il prend en 2014 celui qu'il conserve actuellement : HET Symfonieorkest (« LE Orchestre Symphonique » – oui, on sent confusément qu'ils étaient un peu énervés)..

C'est que ce changement ne s'est pas fait de plein gré mais à la suite d'une procédure judiciaire, gagnée en 2012, puis perdue en appel en 2013 ; il conserve, étrangement, son nom anglais ambigu, celui qui se trouve sur les disques, adressé à des gens qui ne connaissent pas la géographie culturelle des Pays-Bas. Les majuscules du déterminant signifient supposément, d'après ce que je peux en traduire confusément, quelque chose comme « Connu pour être tourné vers le futur » – oui, des gens ont gagné de l'argent pour ça, sans doute comme pour les minuscules de la hr (Hessische Rundfunk, jadis beaucoup plus identifiable comme Radio de Francfort…).

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Dernier mouvement de la Symphonie n°3 de Beethoven, direction Jan Willem de Vriend.
enschede orchestre
De Nederlandse Reisopera (ancien Nationale Reisopera), nom de l'Opéra d'Enschede.



Sa présence au disque est très récente en réalité, puisque, à l'exception d'un Second Concerto de Brahms par Egorov (chez Etcetera, où Egorov est d'un aplomb sidérant), toutes ses parutions datent de la période de Vriend, et réparties chez deux labels seulement : CPO (pour la partie exploratoire, tous avec Porcelijn) et Challenge Classics (pour le grand répertoire, presque toujours avec de Vriend).

Challenge Classics :
Vivaldi – Concerto pour hautbois – Oostenrijk, de Vriend
    ♪♪ (oui, hautboïste bien nommée – « royaume de l'Est »)
Beethoven – Egmont (musique de scène, chantée en néerlandais) – de Vriend
Beethoven – Concerto pour violon et Romances – Ferchtman, de Vriend
Beethoven – Triple concerto – Trio Storioni, de Vriend
Beethoven – Concertos pour piano n°1 & 2 – Minnaar, de Vriend
Beethoven – Concertos pour piano n°4 & 5 – Minnaar, de Vriend
Beethoven – Symphonies n°1 & 5 – de Vriend
Beethoven – Symphonies n°2 & 3 – de Vriend
Beethoven – Symphonies n°4 & 6 – de Vriend
Beethoven – Symphonies n°7 & 8 – de Vriend
Beethoven – Symphonies n°9 – de Vriend
    ♪♪ Une belle intégrale qui tient compte des apports de la musicologie (et incluant cuivres d'époque), très vive,  tout en restant d'une sobriété sans excentricité. Pas ici que les couleurs de l'orchestre sont les plus typées, sans doute, donc pas une nouveauté révolutionnaire, mais une intégrale à l'élan et l'équilibre assez parfaits, pour qui aime son Beethoven mordant.
Paganini – Concertos n°1 & 2 – Koelman, de Vriend   
Mendelssohn – Symphonies n°1 & 3 – de Vriend   
Mendelssohn – Symphonie n°2 – de Vriend   
Mendelssohn – Symphonies n°4 & 5 – de Vriend   
Mahler – Symphonie n°1 – de Vriend   
(Bob) Zimmerman Krossover (album de cross-over) – Kross, Hempel

Attention, Challenge Classics publie aussi les enregistrements du Radio Filharmonisch Orkest (à Hilversum), qui a notamment été dirigé par… Jaap van Zweden, dès la fin de son contrat avec Enschede ! (Il n'a à ma connaissance rien légué avec le Symphonique pendant son temps à Enschede.)

En termes de chronologie des compositeurs, l'ensemble Challenge Classics s'accolle presque parfaitement à celui de CPO.

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Cinquième et dernier mouvement de la mahlérienne Symphonie n°3 de Jan van Gilse, avec la soprano Aile Asszonyi, direction David Porcelijn.

CPO :
Röntgen – Aus Goethes Faust – Chœur du Reisopera (Opéra d'Enschede), Porcelijn
Röntgen – les trois Concertos pour violoncelle – Horsch, Porcelijn
Röntgen – Symphonies n°5, 6 & 19 – Porcelijn
   
Tout Röngten mérite d'être connu,  mais l'ensemble des trois concertos dvořákiens justifie le détour
van Gilse – Concerto pour piano – Triendl, Porcelijn
van Gilse – Symphonies n°1 & 2 – Porcelijn
van Gilse – Symphonie n°3 – Porcelijn
van Gilse – Symphonie n°4 – Porcelijn
   
Corpus merveilleux de premier intérêt, et servi avec une évidence rare. La Deuxième en particulier. Et l'étonnant concerto « Esquisses de danses », très au delà de l'ambition du concerto-épate. Plus d'informations dans la notule à son sujet.
Andriessen – Symphonie n°1 – Porcelijn
Andriessen – Symphonie n°2 – Porcelijn
Andriessen – Symphonie n°3 & Symphonie concertante – Porcelijn
Andriessen – Symphonie n°4 – Porcelijn
   
Autre témoignage très précieux – et l'un des très rares cas de Symphonie concertante réellement intéressante. Les pièces courtes des couplages (Libertas venit, Mascherata, Rhapsodie Wilhelmus…) méritent véritablement le détour. La notule autour des écoutes de l'été en dit un peu plus.



Prochaine étape, le Phiharmonique de la Radio des Pays-Bas, lui aussi éloigné d'Amsterdam, malgré des liens historiques plus étroits.

À mi-chemin du parcours, vous aurez droit à un petit schéma récapitulatif des noms d'orchestres disparus / fusionnés / renommés. Le suspense est à son comble !

dimanche 15 juillet 2018

Les chanteurs et le rythme – ou pourquoi diriger l'opéra italien est un métier


Non, cette notule ne consistera pas en un infâme persiflage autour des aptitudes des chanteurs (aigus et italiens en particuliers) à respecter les rythmes écrits – elle essaiera, pour cette fois, de s'interroger un peu plus avant sur le rapport au texte musical. Je m'en tiendrai donc aux rapports licites et non aux grosses vautrades (très amusantes par ailleurs) qu'on peut trouver en abondance en ligne, et qui sont plus aisées à s'expliquer.

Je vais même faire mieux, je vais tâcher de vous montrer ce que produit la maîtrise du rubato en dehors des aigus allongés – comme d'habitude, extraits sonores à l'appui.

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« Giunto sul passo estremo » de Mefistofele, chanté par Giuseppe Di Stefano et accompagné par Bruno Bartoletti (tiré d'un récital DGG).



A. Un exemple commun

Tiré de Mefistofele de Boito, le très verdien opéra à succès qui se voulait wagnérien, je vous propose le dernier air de Faust, dans l'Épilogue (« Giunto sul passo estremo »). Son texte correspond de très près à la scène de Minuit du Faust II (on la trouve aussi, mot pour mot cette fois, chez Schumann) : Faust, après toutes ses aventures méphistophéliques, revenu au soir de sa vie, médite enfin pour le bien de l'humanité, et a la vision d'un monde meilleur, où les pouvoirs immenses conférés par l'Enfer lui permettraient d'assainir les marais pour y bâtir ville et champs. (Après quoi, il est saisi par la beauté de la chose, dit à l'instant de s'arrêter, et au moment où Méphisto veut se saisir de lui, les Chérubins célestent l'emportent comme un saint.)

Schumann traite ce moment de façon assez variée et complexe (parce qu'il utilise le texte de Goethe d'origine, très riche), le tourment laissant la place à l'illumination, puis à la fanfare épique des pioches et des pelles. Boito le concentre dans un air, mélancolique (le temps a passé, il n'a rien accompli) et extatique à la fois (la vision d'avenir).

C'est, du point de vu formel, une simple alternance de type ABB'A', avec une mélodie principale très prégnante dont la seconde est issue.

L'accompagnement aussi est particulièrement sobre, des accords de cordes (souvent alternés basse / accord). Mis à part de brefs mouvements conjoints de la basse (moins une mélodie qu'un procédé basique d'harmonie), quasiment aucun contrechant d'accompagnement, aucun effet. Parfait pour notre petite expérience.

Si vous ne lisez pas la musique, il est tout à fait possible de suivre les effets relevés : avec le texte sur la partition.

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B. Gianni Poggi : come scritto

La lecture proposée par Gianni Poggi est largement traditionnelle : elle respecte globalement les indications, avec quelques divergences mineures comme la place des ports de voix (qui peuvent être dues à des différences de tradition, de goût stylistique, mais aussi tout simplement d'édition).

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Gianni Poggi chante l'air accompagné par la Scala dirigée par Franco Capuana. (Tiré de l'intégrale avec Giulio Neri.)

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J'attire votre attention sur quatre éléments surtout :

→ Poggi chante la scène de façon très ronde et liée (legato), avec beaucoup de moelleux (morbidezza), vraiment comme la cantilène d'un air. Il supprime même quelques accentuations, le propos est quasiment belcantiste dans cet opéra qui se revendiquait postwagnérien (mais ne l'était pas au bout du compte, cela dit !).

→ Il accorde un soin tout particulier à la réalisation des voyelles doubles – en italien, elles ont beau ne compter que pour une syllabe (I-ta-lia), on les prononce de façon séparée (I-ta-liya), de même pour l'hiatus, lorsqu'elles se rencontrent entre deux mots distincts, fussent-elles identiques : on les prononce.
C'est une difficulté en musique : on a une seule note (donc une seule émission de voix, une seule durée) et deux voyelles distinctes à placer.  Elle est souvent résolue à la louche par les chanteurs, qui les placent lorsque cela les arrange, ou tendent à les escamoter – il existe d'ailleurs des élisions officielles en italien poétique (core ingrato > cor ingrato, comme dans le seria) ou dialectal (core ingrato > core 'ngrato, comme dans la chanson napolitaine).
Poggi, lui, les place très exactement sur des subdivisions de la durée attachée à la note (double pointée + triple pour le premier « bea », deux doubles pour le second), on entend bien le côté « carré » de la réalisation, comme si c'était écrit et non  improvisé. (Cette rigueur, qui permet une articulation très audible des mots, a beaucoup de charme en ce qui me concerne, aussi bien pour l'attitude que pour le résultat.)

→ Poggi est néanmoins un spécialiste de musique italienne, et un chanteur de son temps : les rythmes ne sont pas toujours exactement réalisés, indépendamment des effets délibérés de ralentissiment. J'en ai souligné quelques exemples dans la reprise du thème A : des pointés qui sont un peu dépointés (rapport 2/3 plutôt 3/4 sur la durée de la note principale), des croches qui n'ont pas la même durée… Ce peut être le fait d'une volonté expressive, de suivre la prosodie ou de seconder le sens du mot, mais c'est aussi assez souvent le fruit d'une certaine indifférence à la lettre, le chanteur exécutant globalement la phrase, sans chercher, comme un instrumentiste, à la placer exactement. On peut discuter de la justification (naturel) et des limites (cela peut rendre des mesures ou des accords faux), même de la posture morale, mais c'est la norme à cette époque, et encore assez largement dans le répertoire romantique italien, de nos jours.

→ Autre particularité effleurée ci-dessus, qu'il partage avec la quasi-totalité des interprètes de Verdi, la tendance au fort ralentissement en fin de phrase, et encore davantage s'il s'agit d'émettre des aigus. Mise en valeur d'un galbe de phrase, et plus encore ronds-de-jambe-de-voix. Ils ne sont pas tous marqués, et certains élargissements prévus du tempo deviennent de véritables points d'orgue… c'est le style qui veut ça – je m'en passe sans frustration, mais ce n'est pas gênant pour autant.
Songez tout de même que cela suppose, même à ce petit degré, une réelle flexibilité de la part des musiciens, tous les chanteurs ne réalisant pas ces ralentis de la même façon, ni même tous les soirs de façon identique !  (en particulier les tenues, qui ne sont que rarement des multiples de la valeur écrite, souvent uniquement définies par la quantité d'air disponible pour émettre une note timbrée… il faut être réactif et disposer de belles qualités d'anticipation !)



C. Mario Del Monaco : l'ivresse du rythme

Ce que je trouve le plus remarquable, chez Mario Del Monaco, ce n'est pas l'airain de la voix, la hardiesse de l'aigu, le volume sonore, l'éclat du timbre… c'est bel et bien le musicien. Cet air en donne un bon exemple : hors un début d'épanchement très logique à la fin, il n'impose pas de contorsions à l'accompagnateur, la pulsation est très régulière, les rythmes très exactement réalisés.

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Toutefois, Del Monaco est tout le contraire d'un chanteur scolaire, car la netteté de ces attaques rythmiques, la propreté de ses détachés lui permettent de créer une sorte d'effet d'agitation, qui procure l'impression que le tempo, pour ne pas dire le rythme cardiaque, s'accélère. Une illusion saisissante que vous entendrez mieux dans cet extrait du Trouvère :
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Cette sûreté du parcours et son caractère habité sur un plan non seulement vocal mais musical, même au niveau le plus fondamental de l'exactitude solfégique, est assez rare chez les chanteurs, particulièrement dans le répertoire romantique italien, et le place un peu à part. Mais elle convoque une forme très particulière d'éloquence et d'émotion, qui a en outre l'avantage de libérer totalement les musiciens accompagnateurs de la charge de suivre les fantaisies de la scène au risque de sacrifier la musique. Dans un air simple comme celui-ci, ce n'est pas un problème, mais dans les grands ensembles à tuilages, lorsque le ténor ou la soprane commencent à prendre leurs aises, l'orchestre finit par ne plus chercher qu'à tomber à peu près sur les mêmes temps déformés qu'eux, et à ne plus trop se préoccuper de l'inspiration musicale…

On peut par ailleurs trouver la voix un peu dure, les nuances un peu fortes, le timbre un rien monochrome, mais cette sécurité rhétorique fait de Del Monaco un chanteur infiniment plus intéressant, à mon gré, que la plupart de ses contemporains dotés de timbres plus flatteurs.



D. Luciano Pavarotti : le grand équilibriste

À l'opposé de la rigueur delmonacienne, il y a la science vaporeuse du rubato – c'est-à-dire de l'écart (savant) que l'on prend délibérément avec le rythme écrit, et qui excède la quantité mathématique de la mesure. Il serait facile de collectionner les exemples où le chanteur met l'orchestre dans le décor, oublie un temps, manque son entrée, tient un aigu sans décompte juste, change sans cesse le tempo selon son humeur expressive ou son confort vocal… mais je me suis limité, dans cette notule, à l'aspect positif de cette question, à sa maîtrise.

Et dans cet air, je crois que Pavarotti nous montre le point jusqu'auquel on peut aller dans l'extrême du tempo flexible, toujours légèrement en-dehors.

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Il convient de préciser à ce moment que Pavarotti n'est pas, contrairement à la légende, un illettré solfégique : il n'était sans doute pas un prince de la dictée musicale à sept voix, mais il lisait bel et bien la musique (de multiples vidéos, pendant des masterclasses ou des concerts, le montrent en train de lire très soigneusement la partition). Je ne serais pas étonné qu'il ait laissé prospérer cette rumeur qui le décrit, finalement, comme une sorte de naturel absolu ; ou bien est-ce l'Envie qui a parlé, cherchant à le dépeindre comme un rustre à joli timbre.

[Pour ma part, je me sens assez à rebours de ce qu'on lit habituellement sur Pavarotti : ses jeunes années m'ennuient, avec une voix tellement parfaite qu'elle est monochrome, et un chanteur qui n'exprime rien ; à partir des années 80, les [a] s'ouvrent, la couverture se fait plus raisonnable, l'artiste met bien plus en avant le texte. Et chez lui aussi, ce n'est pas tant le timbre que la clarté absolue du texte et la science de la ligne qui forcent le respect – même si la perfection du timbrage tout en haut de sa voix fascineront violemment l'amateur de chant.]

Il est difficile de relever précisément des effets spectaculaires : en plus de le prendre très lentement (Del Monaco étant lui assez rapide par rapport à l'usage), Pavarotti tend à élargir les fins de mesure, un effet assez courant dans les adagios orchestraux. La combinaison des deux facteurs procure une impression de suspension et d'éternité très congruente avec le sujet de l'air, mélange de sentiment mélancolique du temps qui passe et d'aspiration à l'immortalité.

Si vous essayez de battre la mesure, vous verrez que Pavarotti est toujours très légèrement en-dehors, le tempo ne bouge que très peu, mais il fait toujours traîner l'attaque du temps suivant, accroissant cette impression d'immobilité assez extraordinaire.
Cela s'entend aussi très bien en se concentrant sur l'accompagnement : on perçoit sans équivoque qu'il n'est pas régulier mais reprend son souffle pour attendre le chanteur.



E. Ce qu'on en retire

À quoi bon avoir usé mon temps et votre patience à ce petit jeu ? 

On parle beaucoup de timbre, de justesse, de volume lorsqu'on devise de technique vocale (et j'y ai moi-même contribué ma part) ; plus rarement de solfège et de rythme.
Alors qu'il est un parent pauvre des formations (à telle enseigne qu'il existe une matière nommée « solfège chanteurs », contrairement à ce qu'on pourrait attendre plus sommaire que pour les instrumentistes qui n'ont pourtant pas besoin de chanter juste !), même si le niveau en la matière s'est énormément élevé dans le dernier demi-siècle, je crois qu'on néglige l'importance qu'il peut avoir dans l'expression.

Une voyelle proprement placée sur une subdivision du temps (comme Penno), un détaché propre qui transmet les agitations de l'âme (comme Del Monaco), une allongement des valeurs à des endroits stratégiques qui suspendent le temps perçu (comme Pavarotti), cela peut changer un beau tour de chant en moment ineffable, d'une puissance expressive sans comparaison.

C'était aussi l'occasion de rendre hommage aux chefs et musiciens de fosse, qu'on critique volontiers pour leur impavidité ou leurs décalages… Vous avez vu le nombre de paramètres, pas toujours concertés, qu'il faut anticiper, et je n'ai choisi que de très bons élèves !
Alors avec les chanteurs moins aguerris, ou qui se moquent assez de la musique et des accompagnateurs, je vous laisse vous figurer la panique permanente qu'il faut gérer – car le public ne reprochera jamais à un chanteur d'avoir tenu un aigu sur une durée qui n'est pas une subdivision rigoureuseuse de la mesure, ou de se mettre soudain à faire tel effet non prévu… en revanche une débandade en fosse parce qu'il faut supprimer deux temps coupés sans prévenir par la soprane, ou le caractère très scolaire d'un accompagnement parce que tous les musiciens ont les yeux rivés sur le chef, lui-même tremblant de manquer la prochaine erreur de rythme du ténor… cela ne sera pas de même pardonné.

Il existe aussi, j'en suis conscient, un certain nombre d'orchestres de fosse qui laissent percevoir leur ennui lorsqu'ils dirigent des musiques moins intéressantes pour eux (typiquement Rossini-Donizetti-Verdi)… pourtant quoi qu'il en soit, suivre des chanteurs dans le répertoire romantique italien, il là s'agit d'un véritable métier, et l'on voit bien pourquoi ces chefs qui ne sont peut-être pas de grands bâtisseurs de son mènent une carrière exclusivement en fosse et dans ce répertoire, parce qu'il y faut des qualités musicales très particulières… celles qu'on enseigne au suggeritore !

Rappelez-vous de l'expulsion du Met de Leonard Slatkin, grand chef capable de diriger les œuvres les plus subtiles, parce qu'il avait été incapable de suivre les improvisations fantaisistes d'Angela Gheorghiu. (Je n'ai pas entendu la bande, donc je n'ai pas d'avis sur qui est réellement responsable, mais combiner la rigueur rythmique et l'écoute relatives de Gheorghiu à un chef qui a l'habitude de diriger des symphonies réglées au cordeau était manifestement un pari malavisé.)
Les deux s'étaient renvoyé la faute dans la presse… mais qui de la soprane ou du chef croyez-vous qu'on bannît pour jamais du théâtre ?

mardi 8 mai 2018

L'aventure du plus gros pain de l'histoire du disque


1. Ontologie de la panistique

Le pain est central dans la relation du mélomane à l'exécution musicale. Il est très difficile, pour un auditeur, même éclairé, et même pratiquant l'instrument en question, de véritablement discerner l'amateur de très haut niveau, le professionnel moyen, le professionnel exceptionnel ; encore plus lorsqu'il s'agit de distribuer le mérite et le blâme dans une exécution réunissant un orchestre complet, avec un chef dont le travail est quasiment invisible le soir du concert (que leur a-t-il dit ?  que leur a-t-il fait travailler ?). Comment savoir si cette intention est le fruit de la mémoire collective de l'orchestre ou une volonté du chef, si ce dérapage est une erreur individuelle, un ricochet pour rattraper un voisin, un mauvais départ donné (par le chef d'attaque, le chef d'orchestre ?) qui a déstabilisé l'orchestre… ? 

Les mélomanes (j'y inclus les critiques, et même pour partie les professionnels lorsqu'ils sont en position d'auditeur), quand ils commentent une interprétation, désignent souvent tel ou tel comme le responsable de l'erreur, ou la source de la belle intention, mais c'est à peu près impossible à déterminer sans être réellement au cœur de l'action – d'où la grande difficulté de juger des chefs, ou des musiciens d'orchestre individuellement. [Je ne dis pas du tout que ce soit impossible, et dans certains cas ce peut même être assez évident… mais relier un instant précis à un individu, dans une exécution de symphonie ou d'opéra, est assez délicat.]

Pourtant le pain, lui, constitue précisément cet événement, ce moment où un lien tangible, objectif, se crée entre le public et les exécutants — soudain, dans cette multitude de paramètres insaissables, a fortiori pour tous les mortels qui ne connaissent pas par cœur chaque entrée, chaque harmonie, chaque valeur dans la partition, la croûte sonore se déchire, et laisse paraître une béance indubitable : les dieux invincibles ont fait une erreur, et nous pouvons prendre la mesure de leur humanité. Mieux, nous pouvons remonter à qui a commis le péché.

Même pour le plus modeste des néophytes, un pain, ça se perçoit immédiatement, ça se vit, ça se commente. Et chez les plus aguerris, on les guette : c'est Où est Charlie ?, on prouve ainsi sa valeur au monde en dénichant le petit décalage, le son un peu peu voilé… et bien sûr le bon gros pain très exposé du solo. Il permet d'appuyer sa démonstration, de prouver sa qualité de mélomane et sa clairvoyance de critique : la trompette a passé le concert à pigner, ou encore leur hautbois solo est merveilleux, même s'il a un peu pétri ce soir.
Ce n'en est ni la manifestation la plus intéressante (un pain gâche rarement une exécution, et même pas si souvent un trait ou une mélodie), ni la plus glorieuse de l'art du commentaire musical, mais il est toujours difficile de ne pas le mentionner, y compris si l'on n'en tient pas compte ni rigueur aux fautifs. À l'entracte, il y a forcément une remarque du type « et tu as entendu le trombone ténor sur la malédiction de l'anneau ? le pauvre… ».



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L'ami de tous les boulangers.
(à cause de son embouchure conique qui lui confère toute sa beauté sonore, le cor est l'un des instruments les plus rebelles et imprévisibles)



2. Qu'est-ce qu'un pain ?

Le pain est un canard pour les profanes ; toutefois les musiciens semblent lui préférer ce nom un peu moins carné et davantage gluten-friendly.

Le continuum va de l'erreur de lecture dans les musiques complexes – chez Fauré, Scriabine, Szymanowski, Koechlin, Mossolov, il est aisé d'oublier qu'un dièse n'est pas répété, ou qu'un bécarre est survenu un peu plus tôt, les harmonies étant tellement sophistiquées que l'oreille ou même le raisonnement ne permettent pas toujours, surtout si le pianiste n'a pas une formation d'écriture très aboutie en sus de sa formation instrumentale, de détecter l'erreur (il en existe en réalité beaucoup dans les disques de piano, même en studio) – à la note frippée par erreur (détimbrée, un peu basse, pas tout à fait sur le temps), jusqu'à la franche sortie de route de l'énorme fausse note au point culminant d'un solo fortissimo. Les glottophiles nomment ce dernier cas les perle nere (perles noires), et ces gourmandises, parfois drôles, s'échangent sous le manteau depuis une période qui précède même la démocratisation de l'Internet.



3. Qui fait le pain ?

(attention, il ne faut jamais donner de pain aux canards, c'est très mauvais pour eux)

Dans une représentation d'orchestre, et particulièrement avec des chanteurs en liberté, il n'est pas toujours aussi évident qu'il y paraît de saisir la source (par exemple la mystérieure disparition des cuivres dans un climax majeur de la Neuvième Symphonie de Mahler à Berlin par Bernstein… personne ne part, incroyable pour des musiciens de ce niveau dans une partition aussi courue… que s'est-il passé ?  chef d'orchestre, chef de pupitre, erreur de pagination…).

Les chanteurs sont en effet le pire facteur d'entropie possible : d'un niveau solfégique inférieur aux musiciens (il existe très officiellement, dans les Conservatoires, des modules « solfège pour chanteurs » qui ne servent pas, comme on pourrait croire, à développer une oreille plus exigeante pour pouvoir tout chanter à vue et réaliser des intervalles parfaits, mais au contraire à proposer une version allégée de la discipline, plus accessible aux cerveaux des ténors et sopranes – ne dites pas solfège pour simplets, mais solfège chanteur), ils sont aussi élevés dans l'idée que l'accompagnement, comme l'intendance, suivra (leurs intuitions géniales).
Dans le répertoire allemand, ils sont un peu obligés de se discipliner pour ne pas se perdre totalement (et le niveau solfégique empêcherait quiconque de moyennement aguerri de s'y frotter sans se ridiculiser très vite), mais chez les Italiens, ils font vraiment ce qu'ils veulent, et parviennent à se décaler ou à tromper la vigilance des pauvres musiciens de fosse, même dans du Donizetti…

Aussi, lorsque les musiciens sont dans le décor, ce peut être un effet de ricochet, prenant sa source dans une longueur écourtée (le pire à gérer), un ralentissement non prévu, un aigu tenu selon le souffle disponible et non selon des subdivisions mathématiquement justes de la mesure…



4. Démonstration : le pire pain enregistré

Soyons honnête : je dis le pire parce qu'il faut bien vendre du pixel, mais je n'en sais rien – d'autant que c'est une prise sur le vif, donc des plantages en temps réel susceptibles d'être un jour mis sur le marché, parce que la distribution est belle ou le reste de la soirée exaltant, ne sont pas si rares.

Disons seulement qu'en l'entendant, je n'en revenais pas, l'une plus spectaculaires plantades que j'aie entendues. Je vous propose de vous en amuser avec moi… et d'essayer de remonter à sa source. Prêts ?

Terrain : Arabella de Strauss, dans l'un de ses rares moments assez simples, le duo du Richtige, où l'héroïne, en compagnie de sa sœur (travestie), parle de sa vision de l'homme qu'elle veut rencontrer et épouser. Une belle mélodie régulière ; et au milieu du duo, ce moment (que je trouve extraordinaire) où la sœurette, Zdenka, explore à la fois le haut lumineux de sa tessiture de soprano lyrique léger (chanté par des coloratures, typologie de Sophie dans le Rosenkavalier), et des sentiments et couleurs beaucoup plus sombres (témoin le mi bémol mineur, et les arpèges descendantes des doublures de clarinette basse, trombones et tuba !).

Acteurs : Montserrat Caballé (Arabella), Oliviera Miljaković (Zdenka), la RAI Roma (l'orchestre romain – il en existe au moins un autre à Turin – de la Radio Italienne), Wolfgang Rennert. Captés le 1er décembre 1973.

Ce qui se passe normalement :

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Pamela Coburn, Regina Klepper (oui, celle des Faust de Wagner et des duos de Reger…), Manfred Honeck… choisi parce qu'on entend bien le détail, mais on ne fait pas significativement plus beau que ça – hélas seulement des extraits, chez Capriccio.

Ici tout est en place. Observez particulièrement ces deux moments, à 1'00'' et à 1'08''. Tout est beau.

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À présent, la version qui pane :

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Ici, l'endroit où Olivera Miljaković chante – Montserrat Caballé était réputée pour (sa paresse et) son exactitude solfégique, elle n'est pas prise en défaut ici.

Ça pique, n'est-ce pas ?  Et cela dure pendant la reprise du thème d'Arabella, assez longtemps…

Ce qui paraît incroyable, c'est qu'ils ne se rendent pas compte qu'ils sont totalement hors de l'harmonie, et continuent à jouer, alors même que leur partie n'est pas indispensable dans ce qui suit. (Ils n'ont en revanche pas le conducteur complet sous leurs yeux pour vérifier où ils en sont, c'est vrai.)


Que s'est-il passé ?

Oh, bien sûr, la RAI Roma n'a jamais été réputée pour sa virtuosité, et vu le peu d'habitude de cette musique chez les orchestres italiens, dans les années 1970 (au début de l'augmentation vertigineuse du niveau des orchestres mondiaux à la fin du XXe siècle), on peut supposer que les quelques services de répétition, dans une œuvre aussi prodigue en tuilages et contrechants, laissait les musiciens un peu fébriles. Mais à l'écoute de la bande, on peut sentir d'autres causes.

Dès son entrée, on sent que Miljaković hésite sur les rythmes, jamais tout à fait exacts (pourtant, elle est très bien dans des récitatifs beaucoup plus compliqués à pulser, ailleurs dans l'œuvre, que se passe-t-il à ce moment ?  distraction quelconque ?  problème vocal ?), avec une forte tendance à raccourcir les durées – ce qui est beaucou plus périlleux pour les musiciens que l'inverse. Et à 0'55'' (« Und heifen will ich dir dazu »), alors qu'elle est doublée par les clarinettes, voyez comme elle chante les noires de façon irrégulière, les accélérant soudain ; et pas irrégulière pour faire du rubato, donner du style, plutôt cahotante, comme si elle hésitait sur l'attitude à tenir.

[à lire avec une voix de JT :] Et là, c'est le drame.

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Peut-être déstabilisés par ces fluctuations de valeurs, les trombones entrent trop tard. On entend bien que juste à la fin de la réplique (à 1'10'' ils sont doublés par la clarinette basse, le motif se perçoit très bien), ils accélèrent pour rattraper la chanteuse.

Et ils ne se remettent pas. Pour la phrase suivante, les trombones (et le tuba) forment un petit accompagnement pp en choral… ils entrent une mesure trop tard.

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C'est pour cela que sur « Dunkel », où ils sont censés jouer ce petit contrechant, le spectre orchestral est soudain vide (et pas dans la bonne tonalité).

Donc toute la fin du thème de transition, les noires plus rapides, se trouve joué (pas du tout dans la bonne tonalité !) pendant la reprise de la première mélodie du duo, chantée par Caballé !  Les la bémol qui chevauchent les la naturels, dans une mélodie simple de ce genre : bobo.

La fin du duo est par ailleurs assez nébuleuse (la suite de l'acte est bien meilleure), comme si tout le monde avait été saisi d'effroi devant la monumentalité du sabotage – mais les cors (les trombones se taisent, le tapis sonore de la reprise est assuré par les cors) sont manifestement en rythme, je ne suis pas sûr qu'il y ait d'erreur à proprement parler. Mais la partition est touffue, même à ce moment ; je peux rater quelque chose en jonglant avec ma copie numérique (il faudrait vraiment un conducteur papier pour pouvoir tout observer à la fois sur la page).

Pauvre Strauss, lui qui avait accepté la charge de superintendant de la musique du IIIe Reich, alors qu'il n'était pas favorable à la politique d'épuration raciale, essentiellement dans la perspective d'interdire aux orchestres de stations thermales (ceux moqués par Hindemith dans sa pièce pour quatuor qui figure l'ouverture du Vaisseau fantôme jouée très faux) de – mal – jouer Wagner ! Les musiciens italiens de la RAI lui ont bien rendu la monnaie de cette erreur de jugement.


Pourquoi cette sortie de route ?

C'est la question que tout le monde se posera : qu'est-ce qui leur a pris ?

À la première écoute, on se dit que les trombones sont vraiment des gougnafiers, ils devaient lire Playboy caché sur leur pupitre au lieu de compter leurs temps. Et puis, en remontant le temps, on s'aperçoit que Miljaković peine réellement à rester en rythme (et pas pendant tout l'opéra, vraiment en particulier à ce moment), en voulant compenser, ils ont pu se tromper. Le visuel, s'il existe, aiderait peut-être : mauvais départ donné par le chef, méforme passagère d'un exécutant, distraction à cause d'un événement dans le public…

Ce qui est étonnant, c'est qu'ils continuent, imperturbables, à planter leurs fausses notes – mais cela se joue sur cinq mesures, le temps de se rendre compte de ce qui ne va pas, c'est déjà fini.



5. Et pourquoi cette notule ?

Cette notule, supposément une brève de quelques lignes, avait plusieurs buts. En attendant une présentation (plus ambitieuse) de l'agencement particulier des motifs chez Richard Strauss, exemples visuels et sonores à l'appui, c'était une petite amusette introductive.

Mais elle est aussi un hommage à la poésie de l'incertitude, à la fragilité de l'exécution musicale, même par des professionnels aguerris. [Certes, dans des répertoires plus simples digitalement et moins extrêmes glottiquement, comme le baroque, on n'entend que très exceptionnellement pigner – mais c'est aussi parce que les ensembles répètent leur programme pendant plusieurs semaines, font des tournées, alors que les orchestres permanents comme ceux de radio doivent assurer un nouveau programme quasiment toutes les semaines. Par ailleurs, les tournures y sont plus prévisibles, ce qui donne, avec l'expérience, moins de possibilité de se laisser surprendre que dans un Strauss.]

Ce canard rend les musiciens humains, et on a tort de toujours le mettre en avant ; il fait partie de l'exécution, et certes, on peut l'entendre plus facilement qu'un petit décalage ou qu'un travail un peu superficiel sur les articulations et les appuis des phrasés de sa partie par tel ou tel musicien… mais la cause en est tellement élusive (et l'effet rarement gênant comme ici), parfois simplement mécanique (température du cor !), d'autres liées au rattrapage de l'erreur d'un collègue, et si peu liées à l'intérêt de l'interprétation… qu'il est bien injuste de les retenir contre les musiciens.

Au demeurant, ceux-ci sont très chatouilleux là-dessus, et certains même, contre l'évidence, soutiennent qu'ils n'en ont jamais fait – souvenir ému de Philippe Aïche (violon solo de l'Orchestre de Paris), André Cazalet (cor solo) et Jérôme Rouillard (autre corniste) se ridiculisant de la sorte en se faisant passer (pour deux d'entre eux) pour des spectateurs anonymes qui attestaient l'absence de pain (facilement grillés par leur adresse de courriel servant à l'inscription sur les forums en question). L'affaire était tout de même allée, sans qu'on sache précisément qui en était à l'origine, jusqu'aux coups de fil anonymes menaçants passés depuis le CNSM !  C'est que le pain, surtout dans l'esprit du public – et la presse ne leur avait pas fait de cadeau, malgré le tempo lentissime sans doute assez intenable pour les souffleurs, imposé par Eschenbach –, peut être infamant, et occulter leur valeur d'interprète. Un point d'honneur, en somme.

Et ils doivent être irrités, en effet, par les mélomanes qui tempêtent contre des notes « manquantes » (en particulier les aigus interpolés par les chanteurs) qui n'ont jamais été écrites, en reprochant à un interprète de ne pas être capable de les chanter, ou de mutiler la partition. Quelquefois, un son un peu voilé sur une trompette ou un cor suffit pour se faire accuser de pain – l'impression valorisante d'avoir une bonne oreille est un puissant moteur d'autosuggestion.

Ainsi, critiques pros, de webzine, en herbe, bossez vos partitions ou soyez prudents dans vos anathèmes. [Les deux simultanément, c'est encore mieux, parce que les critiques semi-érudits et tout à fait méchants sont, je crois, les plus déplaisants de tous.]
Pour le respect des artistes innocents, mais aussi pour votre propre sécurité, comme vous avez vu.



En somme, c'est beau la musique : même lorsqu'elle est fausse, elle est belle / intriguante / drôle !

Les musiciens et mélomanes la valent-ils toujours, c'est une autre question.

samedi 25 novembre 2017

Les noms de code des orchestres – III : les Pays-Bas – a) Amsterdam


Dans la perspective de la série amorcée avec le panorama des orchestres berlinois, puis des deux cités nommées Francfort, le moment est venu, dès longtemps promis, de débrouiller certaines de attributions onomastiques étranges (et des histoires tourmentées) des orchestres des Pays-Bas, qui ne figurent pas parmi les plus vilains d'Europe – et contribuent assez généreusement, à la radio comme au disque, à la documentation d'un répertoire qui ne se limite ni à la Hollande, ni à la Batavie.

Beaucoup de noms contre-intuitifs (nationaux alors que leur implantation est locale), d'orchestres partagés entre plusieurs villes, de fusions successives… qui ne rendent pas la lisibilité du patrimoine orchestral néerlandais particulièrement optimale. Ne serait-ce que par goût du jeu, le parcours vaut la peine d'être fait.

Deux institutions irradient depuis les Pays-Bas vers l'Univers : le Concertgebouw (c'est-à-dire « bâtiment des concerts ») et l'Opéra d'Amsterdam. Le premier est une salle symphonique qui accueille l'orchestre du même nom, mais aussi d'autres phalanges importantes (le Philharmonique des Pays-Bas, l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas, voire l'Orchestre Philharmonique de la Radio) ; le second n'a pas d'orchestre permanent, et c'est là où l'on commence à s'amuser.



opéra amsterdam
Grande salle de l'Opéra d'Amsterdam, où la proximité est saisissante et l'orchestre visible de partout.



1. La macédoine de l'Opéra d'Amsterdam

Ainsi, pas d'orchestre attitré pour l'Opéra d'Amsterdam, à l'inverse de la plupart des maisons européennes. Pour les villes moyennes, l'orchestre symphonique est aussi l'orchestre du théâtre, mais c'est dans tous les cas un orchestre précis qui fait à peu près toutes les productions – sauf répertoire spécifique appelant des instruments anciens, ou invitation (très) exceptionnelle d'une maison d'opéra partenaire qui amène ses décors, ses costumes, ses chanteurs, son chœur et son orchestre.

Il existe des maisons qui ont une programmation « de festival », avec invitation de forces différentes pour chaque production, comme, en France, Dijon, l'Athénée de Paris ou l'Opéra-Comique, mais ce sont des intitutions qui n'ont pas du tout la taille critique d'un opéra national, ni le même nombre de dates à l'année !

Le concept de l'Opéra d'Amsterdam, qui s'appelle d'ailleurs De Nationale Opera en langue locale, est tout différent : il offre une vitrine à tout le panorama symphonique néerlandais de premier plan.

Rien qu'en observant une seule saison, j'ai ainsi pu relever que participaient :
► le Philharmonique des Pays-Bas (le plus largement : Rigoletto, Forza del destino, Gurrelieder, Tragédie florentineGianni Schicchi, Wozzeck),
► l'Orchestre Royal du Concertgebouw (pour des productions de prestige : Onéguine, Salomé),
► le Philharmonique de Rotterdam (Contes d'Hoffmann, Prince Igor),
► l'Orchestre de la Résidence La Haye (La Bohème et une création de Mohammed Fairouz),
► l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas (renfort pour les Gurre),
► l'Orchestre de Ballet (Balanchine, Cranko),
► l'Orchestre National des Jeunes,
► l'ensemble ASKO|Schönberg (ensemble spécialiste, pour les œuvres contemporaines à petit effectif),
► et une invitation de Musicæterna (l'orchestre de l'Opéra de Perm, celui de Currentzis).

Donc une répartition où le Philharmonique national assure certes une large partie du fonds, mais où les grands orchestres du pays interviennent aussi très régulièrement. Assez troublant quand on est habitué à la simplicité de l'orchestre permanent d'opéra.

Mais ce n'est là que la moindre des fantaisies de la nomenclature orchestrale du bas pays.



opéra amsterdam
La grande salle du Concertgebouw, réputée pour son acoustique, un des modèles de toutes les salles en « boîte à chaussure ».



2. Koninklijk Concertgebouworkest

Ou Orchestre Royal du Concertgebouw. (« Royal Concertgebouw Orchestra » sur les disques)

Ville : Amsterdam (850.000 habitants)
Création : 1888
Directeurs musicaux :
→ Kes (1888)
→ Mengelberg (1895)
→ Beinum (1945)
→ néant (1959)
→ Jochum et Haitink (1961)
→ Haitink (1963), avec parmi ses assistants les futurs grands Vonk, De Waart, Spanjaard !
→ Chailly (1988)
→ Jansons (2004)
→ Gatti (2016)
(Et le désormais chef Jaap van Zweden fut violon solo de l'orchestre de 1979 à 1995.)
Labels principaux : Philips, Decca, RCO Live…
Quelques suggestions discographiques : Salve Regina de Rudolf Mengelberg (W. Mengelberg), La Mer (Beinum), Symphonie Fantastique (C. Davis I), Symphonies 3 & 8 de Mahler (Chailly), Des Knaben Wunderhorn (Chailly), Symphonies 38 à 41 de Mozart (Harnoncourt), Don Giovanni (Harnoncourt), Così fan tutte (Harnoncourt), Requiem de Dvořák (Jansons), Symphonies 4, 6 & 7 de Bruckner (Jansons)…

Celui-ci est simple, et n'a pas grand besoin d'intronisation. Au début des années 1880, alors que la capitale ne disposait que de petites salles (et paraît-il mal dotées acoustiquement), décision de bâtir une grande salle de concert, qui suit le patron du Gewandhaus de Leipzig.

Réputé pour sa pâte sonore particulièrement chaleureuse, pour la précision de ses dynamiques (la puissance de la petite harmonie, la capacité de maîtrise des nuances de cordes sont en effet exceptionnelles), pour son niveau de virtuosité quasiment sans égal, il a aussi acquis ses sceptiques, après une succession de directeurs musicaux particulièrement hédonistes (Haitink, Chailly, Jansons, sur une période courant de 1961 jusqu'à 2015 !) qui ont pu le faire ressembler, certains soirs, à un orchestre de démonstration de perfection aux intentions un rien affables.

Et il est vrai que, comme tous les autres orchestres du monde, son profil a radicalement changé, entre les époques Mengelberg et Beinum (de 1895 à 1959), plutôt des partisans du discours que du son, et les suivantes.

Un des orchestres les plus sollicités et enregistrés au monde (un millier de disques, paraît-il, sans compter les rééditions).



opéra amsterdam
Exemple presque caricatural du plan en vignoble, la Grote Zaal du nouveau complexe TivoliVredenburg (cinq salles !) qui a remplacé depuis 2014, à Utrecht, la salle historique (déjà nommée Tivoli) où se produisait l'orchestre de la ville, fusionné en 1985 pour produire le Philharmonique des Pays-Bas.



3. Nederlands Philharmonisch Orkest

Ou Orchestre Philharmonique des Pays-Bas. (« Netherlands Philharmonic Orchestra » sur les disques)

Ville : Amsterdam (850.000 habitants)
Création : 1985
Directeurs musicaux :
→ Hartmut Haenchen (1985)
→ Yakov Kreizberg (2003)
→ Marc Albrecht (2011)
Labels principaux : Capriccio sous Haenchen, PentaTone sous Kreizberg et M. Albrecht, mais aussi Ectetera, Brilliant Classics, Capriole, Orion, Onyx, ICA, Kultur Video…
Quelques suggestions discographiques : Dvořák 6 à 9 (Kzeizberg), Schmidt n°4 (Kreizberg), intégrale Brahms (van Zweden), Ring de Audi-Haenchen en DVD et surtout la série ultérieure en CD (on n'a jamais mieux capté un orchestre !), Arabella de R. Strauss (M. Albrecht), Concerto pour violoncelle n°1 de Kabalevski (Litton)…
[Les Bruckner et Mahler de Haenchen sont très jolis, mais pas forcément ardents ni originaux, Der ferne Klang par M. Albrecht pas très joliment capté ni chanté.]


L'autre grand orchestre symphonique d'Amsterdam est issu de la fusion de trois orchestres antérieurs : le Symphonique d'Utrecht, l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas et le Philharmonique d'Amsterdam. Raisons budgétaires – période d'austérité menée par le premier gouvernement Lubbers.


Trois orchestres disparus : un peu d'histoire

Comme ces informations ne semblent se trouver en ligne ni en français ni en anglais, je suis aller fouiner dans le néerlandais et propose à toutes fins utile cette remise en perspective.

Le Philharmonique d'Amsterdam trouve son origine en 1953 dans un festival local, le Mois de l'Art (Kunstmaand), qui donne son nom à la formation : Kunstmaand Orkest. Popularisé par des apparitions télévisées régulières dans les années 50, il prend le nom de Philharmonique d'Amsterdam en 1969.

Il est très actif dans le dialogue avec la sphère soviétique, effectuant plusieurs tournées à Moscou, et même en Lithuanie et Lettonie ; programmant régulièrement Chostakovitch à une époque où il n'était pas autant diffusé de ce côté-là du Rideau.

Très peu de disques : des concertos pour hautbois (non reportés au CD), une Première de Mahler dirigée par Arpad Jóo, et probablement quelques autres bricoles, rien de très marquant ou accessible au public international, donc.

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L'Orchestre Symphonique d'Utrecht était l'un des plus anciens du pays, et disposait d'un palmarès impressionnant. Il est issu d'un orchestre militaire, existant depuis la fin du XVIIIe siècle, associé à une société musicale, qui donnent dès 1847 (et même auparavant, de façon moins formelle) des « Concerts de la ville ». On y a joué Schumann et Brahms, accueilli les solistes Joachim, Wieniawski ou Clara Wieck-Schumann. En 1894, les deux entités fusionnent pour former officiellement l'orchestre.

À la Libération, le rôle de l'Orchestre de la Ville d'Utrecht s'étend aux alentours, et son nom devient Orchestre Symphonique d'Utrecht. [Les sources anglophones en ligne prétendent l'inverse, mais mes sources en langue vernaculaires paraissent bien plus circonstanciées. Incroyable comme l'information disparaît vite sur les orchestres disparus, même récemment.] Bien que l'un des meilleurs du pays, il n'a pas le rayonnement international du Concertgebouworkest ni de la Résidence de La Haye, qui ont accès à l'industrie phonographique pour des enregistrements de prestige, ce qui facilite vraisemblablement sa dissolution en 1985…

Mais tout de même, ce fut l'orchestre de Jan van Gilse (1917-1922), de Carl Schuricht (1937-1939), de Willem van Otterloo (qui a plutôt enregistré avec La Haye, quasiment que des références d'ailleurs) par deux fois, 1937-1949 et 1977-1978, de David Zinman (1971-1974), d'Hubert Soudant (1974-1980).

Déjà entendu quelques bandes de l'orchestre (répertoire néerlandais), mais forcément un peu anciennes pour les comparer aux autres orchestres actuels, et ce n'est pas notre sujet ici. Il existe par ailleurs un certain nombre de disques consacrés au grand répertoire, beaucoup dirigés par Paul Hupperts, le directeur musical d'alors, dont une large part n'a jamais été reportée en CD (dont la généralisation coïncide à peu près avec la dissolution de l'orchestre).

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L'Orchestre de Chambre des Pays-Bas (Nederlands Kamerorkest) a été fondé en 1955, là aussi à l'occasion d'un festival (Holland Festival). C'est toujours le principal orchestre de chambre du pays, puisqu'il continue de donner des concerts (et des enregistrements, chez PentaTone comme le Philharmonique au sein duquel il évolue) sous son nom propre, et figure même toujours sur le logo !

C'est lui qui accompagne les Da Ponte de Wieler-Morabito-Metzmacher dans les DVDs de l'Opéra d'Amsterdam ; il a aussi réalisé des concertos pour piano de Mozart avec Argerich.

Néanmoins, d'un point de vue formel, il fait partie de l'Orchestre Philharmonique d'Amsterdam – je suppose que, tout simplement, une partie de l'effectif doit être commun aux deux formations, puisque le sacrifice d'Utrecht avait pour but de réaliser des économies.


Évidemment, l'immense majorité des concerts du Philharmonique des Pays-Bas sont donnés à Amsterdam – où il doit certes être facile de se rendre, dans les petites distances de la Randstad, mais tout de même –, et la part utrechtoise de sa mission a très vite disparu après la fusion.
D'autres orchestres existent pour combler ce vide : la salle de TivoliVredenburg invite régulièrement le Noord Nederlands Orkest de Groningen, et quelques nouveaux se sont installés en ville, dont l'Orkest von Utrecht (orchestre amateur de bon niveau fondé en 1993, qui recueille les anciens membres d'orchestres d'étudiants de la ville) ou la Nieuwe Philharmonie Utrecht (qui veut donner un orchestre à une ville qui n'en a pas, avec une description un peu ronflante et creuse, mais qui ne figure pas dans les listes officielles).
La ville brille désormais davantage par son festival de musique baroque, où les meilleurs interprètes mondiaux (vraiment les meilleurs plutôt que les plus célèbres !) se réunissent à la fin de chaque été.

J'en reviens au Philharmonique des Pays-Bas actuel.
Orchestre polyvalent, aussi bien de fosse pour un tiers à la moitié de la saison de l'Opéra d'Amsterdam, que symphonique, il occupe aussi le rôle de phalange de radio, qui explore des répertoires exigeants instrumentalement mais plus confidentiels : car l'Orchestre Philharmonique de la Radio est en réalité l'orchestre de Hilversum, et la Radio Kamer Philharmonie (qui n'est ni le Philharmonique des Pays-Bas ici présent, ni le Philharmonique de la Radio qui se trouve donc à Hilversum, ni la Chambre des Pays-Bas…), active de 2005 à 2013 (la formidable vidéo de La Chute de la Maison Usher de Debussy complétée et achevée par Orledge, c'était elle !), a été fusionnée avec l'Orchestre de Chambre des Pays-Bas.

Oui, je vous laisse une seconde terminer votre aspirine et je reviens.

Le son du Philharmonique des Pays-Bas, peut-être en raison de son histoire de fusions successives jamais décidées sur le plan artistique, n'est pas très typé, mais son niveau individuel et collectif le place parmi les formations les plus aguerries d'Europe. Il se caractérise plutôt par une forme de douceur, de refus des couleurs vives (sans être jamais gris), sans doute liée à ce tropisme commun chez ses directeurs musicaux successifs – Haenchen gomme toujours les angles tout en exaltant le chambrisme, Kreizberg est un lyrique exceptionnel qui privilégie les cordes, M. Albrecht n'est pas forcément un despote du beau son…

Pas mon chouchou, mais une belle valeur sûre.



opéra amsterdam
La somptueuse salle Hertz de 550 places pour la musique de chambre dans le nouveau complexe d'Utrecht, TivoliVredenburg. Un peu grande pour une salle de si petite jauge, et peu commode pour la musique vocale, mais assurément très jolie.



Il existe bien sûr d'autres orchestres à Amsterdam, comme celui qui assure les ballets à l'Opéra, mais je vais vous laisser digérer ces bizarreries-là avant de vous exposer que le Symphonique des Pays-Bas ou l'Orchestre Philharmonique de la Radio sont situés dans des villes moyennes, parfois assez distantes du centre…

Prochain épisode, donc : une sélection d'orchestres à suivre dans tous les Pays-Bas. [Et, là, il y a de ces beautés discographiques !]

mardi 3 octobre 2017

Écouter Falstaff sans la glotte – quand Verdi écrit des leitmotive pour rire


Après une nouvelle écoute en salle – et l'impression d'y entendre les Meistersinger de Verdi –, l'envie de mettre en valeur quelques jolis détails, à coups d'extraits amoureusement découpés.



Économie globale

D'abord, sur le plan général, quelque chose de particulièrement jubilatoire : tout fuse de partout en permanence, le débit du texte, les mouvements scéniques, les idées mélodiques (très brèves), les effets d'orchestration exotiques (comique immédiat façon mickeymousing ou alliages inouïs), les transitions harmoniques très brusques (chaque court segment se clôt en général sur une relance ou une modulation plutôt que sur une résolution franche), et il y a simultanément tellement à écouter dans la musique même : la circulation des motifs, les citations, ou simplement les beaux détails orchestraux.

Tout le monde babille précipitamment, court sur scène, tandis que l'orchestre lui-même crépite de trouvailles assez indépendantes musicalement, et tout en nourrissant le sens des actions et des mots. C'est ce que Wagner aurait pu faire s'il avait eu le génie du comique.



Rythmes

La virtuosité des ensembles y est bien connue : tous les finals (la folie du II, la fugue du III), mais pas seulement. Le double ensemble du second tableau du premier acte – où les femmes sont présentées pour la première fois au spectateur et s'aperçoivent de la supercherie de la double lettre – présente la particularité de superposer (chose fréquente à l'orchestre, beaucoup moins dans des parties chantées, surtout dans le cadre d'une action scénique) des carrures binaires et ternaires.

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Version Giulini / Los Ángeles (DGG 1984). L'une des grandes références disponibles dans une discographie qui n'en manque pas – Giulini 55, Bernstein, Abbado, Haitink-Vick

Les hommes patauds chantent dans la rigidité d'un 2/2 (2 temps de 4 croches) tandis que les femmes madrées s'éploient en 6/8 (2 temps de 3 croches) : entre les appuis des temps, les attaques sont décalées entre les groupes, figurant l'imperméabilité des deux mondes (que suggère le livret : Alice ne communique guère avec Ford que dans l'affront jaloux du II et la révélation de son identité au III), en même temps que leurs identités propres (hommes ouvertement limités, femmes souplement rusées).

falstaff_ensemble_binaire_ternaire.png

Et, d'une manière générale, une écriture fragmentée beaucoup plus riche, avec des valeurs beaucoup plus disparates (là aussi, plus wagnériennes…) que dans l'opéra italien habituel, même celui de Verdi – déjà considérablement plus avancé que ses contemporains.



Écriture harmonique

Les transitions harmoniques sont aussi beaucoup plus surprenantes que pour le Verdi habituel : beaucoup des sections courtes, à l'intérieur de chaque scène, débouchent sur une modulation brutale vers la suivante, loin des formes closes habituelles avec résolution bien affirmées.

Les couleurs orchestrales et harmoniques m'ont même évoqué, par endroit dans le premier tableau… les symphonies de Nielsen.



Écriture orchestrale

En matière d'orchestration, il y aurait aussi beaucoup à dire. Le programme de salle citait judicieusement ce moment où Falstaff, mentionnant son – hypothétique – amaigrissement, est accompagné par un unisson à quatre octaves de distance entre piccolo et violoncelles.

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Mais on peut aussi mentionner la doublure cordes-flûtes (préludant à la Reine de Fées en III,2) qui crée un effet assez archaïsant (timbre de flûte à bec, sur une musique évoquant déjà le passé) – je ne trouve pas qu'on le perçoive bien au disque.

Ou encore l'accompagnement du récit de la légende du Chasseur Noir par Alice, accompagnée de quatre cors uniquement :

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Les timbres américains très colorés des cors de Los Ángeles donnent l'illusion de la présence de flûtes ou de bassons, mais non, quatre cors seulement.

Toute l'œuvre déborde de ce type d'explorations, un véritable laboratoire qui marque une rupture avec à peu près tout ce qui a pu être composé avant – voire après… beaucoup de ces essais n'ont jamais été reproduits, du moins dans les œuvres du répertoire. On perçoit très bien l'influence de Falstaff dans les œuvres comiques italiennes ultérieures (Gianni Schicchi…), mais rien qui corresponde à l'orchestration précise inventée ici. Hapax en réalité.



Motifs récurrents

Sans être aussi structurante que chez les Germains, c'est aussi la valse des motifs. Quand Alice flatte Falstaff, on entend le même caractère orchestral que lorsque Ford déguisé fait de même (« Voi siete un uom di guerra / Voi siete un uom di mondo »).

Le sommet se trouve dans l'air de Ford qui tisse des références au delà même de Falstaff.

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Leo Nucci dans la version Giulini / Los Ángeles 1984.

Ford tempête son désespoir, persuadé que sa femme Alice le trompe avec l'épicurien damné qu'est Falstaff.

Verdi y écrit un air très disparate (et fulgurant), mélange de récitatifs et d'envolées, sans thème récurrent, sans forme générale, suivant les idées de Ford comme une scène wagnérienne – le modèle formel serait plus les Adieux de Wotan que l'air de Philippe II : il y a bien des motifs qui y reviennent, mais de façon asymétrique, et souvent des références hors de l'air lui-même, voire hors de l'opéra.

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D'abord, le ton général parodie ses propres tournures dramatiques. Ici, ce pourrait être un emportement de Gabriele Adorno (le ténor jaloux de Simone Boccanegra) ou d'Otello :

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Ou bien ces timbales soudaines à nu, qu'il utilise en particulier lorsque Posa s'oppose à Philippe II (« la pace è dei sepolcri ! ») ou lorsque Renato prête serment à Riccardo dans le Bal masqué (« Lo giuro ; e sarà. »)

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Mais il fait plus fort en se citant lui-même, ou du moins en évoquant avec malice ses propres chefs-d'œuvre :

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Ford dit en substance « le piège est tendu… tu es joué ! ».

Cet accompagnement de cor n'est certes pas particulièrement spécifique, mais assez identique à celui qui accompagne Philippe II… au moment où il explique ses nuits sans sommeil à cause de la peur d'être cocufié, et la crainte de trames contre lui. Pas une coïncidence à mon avis.

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Ruggero Raimondi, Opéra de Vienne, Karajan (publié chez Orfeo).

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Il tisse aussi un grand nombre de liens avec le reste de l'opéra :

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La dernière phrase de l'air reprend ainsi la ligne mélodique exacte d'Alice à la fin de l'acte I, lorsque celle-ci relit sarcastiquement la dernière ligne de la double lettre de Falstaff : « Il viso mio su lui risplenderà » / « Mon [ton] visage sur lui [moi] resplendira ».

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Évidemment, Alice le fait en se moquant du lyrisme du chevalier capable dans le même temps des pires indélicatesses, et en préparant sa vengeance. Mais la reprise du même thème montre que Ford prend tous les préparatifs de sa femme au premier degré, comme autant de preuves de son infortune.

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Cet air advient juste après l'entretien entre Falstaff et Ford (déguisé), venu lui demander de séduire Alice pour estimer ses intentions réelles. Falstaff se vante alors de sa réussite certaine : « te le cornifico, netto, netto » / « je te le cornifie tout net ».

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Tout le texte de l'air se consacre à l'obsession des cornes « Le corna !  Le corna ! » et tout l'imaginaire qui l'accompagne… et la musique fait de même.

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Vous l'entendez, aux cordes ?  Ford dit justement, sans le nommer : « Ce vilain mot se retourne dans mon cœur ! » (« Quelle bruta parole in cor mi torna ! »).

Et le motif circule, sans arrêt. Ici en sous-main aux bassons, puis aux clarinettes, puis aux violons :

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Verdi a même la malice d'en faire des marches harmoniques – c'est-à-dire qu'il reprend le motif et lui fait monter la gamme, comme en escalier, le modifie, le change de mode ou de tonalité… bref, de la matière première musicale, comme un véritable leitmotiv wagnérien !

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Mais le plus délicieux, je crois, c'est qu'au moment même où Ford décrit la certitude de son infortune – « l'heure est fixée… la trahison tramée » (Alice a déjà donné un rendez-vous au séducteur) –, et alors que sont cités les cors de Philippe II… Verdi juxtapose le motif dérisoire « dalle due alle tre » /  « de deux à trois » (l'heure d'absence quotidienne de Ford) !

Voici la scène où Mrs. Quickly donne cette information à Falstaff (un piège, en réalité), ensuite répétée en plusieurs endroits sur la même musique, en bon comique de répétition :

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Réécoutez à présent le passage des cors mélancoliques qui sont supposés évoquer le grand genre :

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Pas mal, n'est-ce pas ?  Verdi fait baigner Philippe II dans une sauce à la farce.

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Et pour parachever son air, le seul véritable retour thématique interne se trouve dans le postlude, qui cite la première envolée du : « E poi diranno che un marito geloso è un insensato » / « Et après ça on dira qu'un mari jaloux est un fada ».

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Après la citation de la citation parodique d'Alice (vous suivez ?  vous venez de le lire, c'est juste au-dessus), l'air se finit sur une fanfare exaltée qui assène cette évidence de la légitimité jalouse :

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Vous notez au passage que l'air est enchaîné à la suite, vraiment du flux continu à la wagnérienne (ou alla pucciniana, certes).



Parodies

Ce ne sont au demeurant pas les seuls clins d'œil, vous en trouverez partout. Certains peuvent être discutés, intuition personnelle ou volonté délibérée : la description de Meg comme une créature céleste (avec des battements de cordes qui évoquent le final de Faust de Gounod « Anges purs, anges radieux »), l'annonce de l'arrivée de Meg lors du duo d'amour raté en forêt avec les mêmes mots (« Nella selva densa ») que le célèbre duo d'amour d'Otello (« Nella notte densa »). Je ne peux rien affirmer, mais une fois que l'esprit a été affûté par quantité de détail, on les remarques.

Celle qui est évidemment volontaire, c'est la parodie de Don Giovanni – il n'est pas le premier, voyez Marschner à la fin de l'acte I de son Vampire.
♦ Cerné par des puissances de l'autre monde, Falstaff ne se fait, lui, pas prier, et accorde immédiatement son repentir (mais la forme de l'injonction rappelle tellement la strette récitative avant la disparition finale du Commandeur !).
♦ Puis, là aussi à rebours de l'original, Falstaff part manger avec les autres. Dans le livret de Da Ponte, ce sont Zerlina et Masetto qui s'en vont dîner ensemble, et Leporello qui part chercher un nouveau maître à l'auberge – sans le libertin châtié bien évidemment.

Mais le plus drôle de tout, c'est le mini-chœur de ses compères Bardolfo et Pistola, pendant que Falstaff vante sa bedaine (« Ceci est mon royaume – je l'étendrai ! ») : « Immenso Falstaff ! ».

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Or, cet extrait ressemble beaucoup à un endroit très marquant du catalogue verdien, le grand chœur a cappella (14 lignes vocales distinctes !) qui précède la fin de Nabucco : « Immenso Jeovha ! ».

Oui, il a osé.

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Evgeny Nesterenko, avec Lucia Popp, Lucia Valentini-Terrani, Plácido Domingo, Piero Cappuccilli… dirigés par Giuseppe Sinopoli (studio DGG).



Surtout, en plus du drame sans cesse virevoltant, l'oreille est sans cesse sollicitée, à la fois par les belles mélodies vocales et par tous ces événements, ces accompagnements pittoresques, ces citations et clins d'œil à l'orchestre. Roboratif à écouter et aussi assez jubilatoire pour la cervelle, voilà un opéra qui s'écoute de toutes les façons qu'on veut, et qui perd beaucoup au disque – beaucoup de détails sont difficiles à saisir, on est obligé de faire des choix de prise de son, et les alliages fonctionnent moins bien que dans une salle.

Osez l'expérience, ce n'est pas comme si ce n'était jamais donné !  (pour une fois)

J'espère vous avoir fait repérer quelques pépites, et surtout incité à aller fureter par vous-même dans ce fort joli massif…

mardi 8 août 2017

Panorama de la couverture vocale — II


Légende : pour plus de lisibilité, les noms des artistes utilisant une forte couverture figureront en bleu, ceux couvrant peu en rouge, et les cas plus équilibrés (ou incertains, pour ceux pour lesquels nous ne disposons pas d'enregistrements) en vert.



2. Catégories et travaux pratiques

2.1. Voix ouvertes, sans couverture
2.2. Degré de couverture
2.2.1. Degré de couverture : étendue de la couverture

Ces questions ont été traitées dans la première notule de la série (qui répond aussi aux questions fondamentales « pourquoi ? », « qu'est-ce ? », et tente de lever quelques ambiguïtés lexicales), à la suite de laquelle celle-ci sera ajoutée, pour faciliter la lecture d'ensemble. Les échanges en commentaires apportent par ailleurs quelques précisions.




En avant pour les multiples enjeux de la couverture à l'Opéra !


couverture vocale belle hélène

(et du déshabillé, semble-t-il)



2.2.2. Degré de couverture : couleur de la couverture

Comme son étendue, la couleur de la couverture peut varier très fortement entre les voix et surtout entre les techniques. 


2.2.2.1. Claire


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Verdi, Don Carlos, Suzanne Sarroca, Georges Liccioni, direction Pierre-Michel Le Conte.

Dans cet extrait en français de Don Carlos de Verdi, Georges Liccioni étonne par l'aperture (très ouverte linguistiquement) de ses aigus, mais on sent bien qu'il protège les attaques (au sommet de l'art de l'aperto-coperto, dont on parlera plus loin, à peine audible tellement il est souverainement réalisé), que le placement n'est malgré tout pas totalement le même qu'en voix parlée, un peu plus reculé et arrondi – voyez par exemple ses attaques sur « avare » (comme un [o] avant le [a]) « pitié » ou « j'ai supplié » (le [é] est articulé au niveau du [eu]). Le son général paraît pourtant très ouvert et trompettant, j'avais même publiquement douté qu'il couvrît, mais c'est finalement évident lorsqu'on observe le phénomène de près. 


2.2.2.2. Mixée

Lorsqu'un chanteur fait usage de la voix mixte, la voix s'éclaire immédiatement (pour des raisons physiologiques multiples : partage de la résonance, rapport de tension entre muscles et ligaments…). Mais cela ne veut pas dire qu'il ne couvre pas, bien sûr : Alain Vanzo, prince de l'émission mixte, en fait grand usage.

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Puccini, La Bohème en français. Air enregistré pour la télévision française devant un petit public.

Que cette main est froide, laissez-moi la réchauffer ;
Il fait trop sombre, pourquoi chercher dans l'ombre ?
Mais de la lune,
Perçant la nuit brune
En attendant que la clarté ruisselle,
Laissez mademoiselle,
Qu'en deux mots je vous dise…

Vous pouvez le remarquer sur les voyelles grassées : bien qu'on les reconnaisse sans difficulté (et c'est là le grand art), leur articulation n'est pas exactement celle de la langue parlée. Le [é] de « réchauffer » et le [è] de « ruisselle » semblent émis à partir de la position du [eu], au moins au début de l'émission ; le [i] de « il » également émis sur une position plus ample que le [i] français, très étroit (plutôt un [eu] ici ; d'autres choisissent le [ü]) ; le [a] de « pourquoi » est moins ouvert que dans la réalité quotidienne des locuteurs français (il reste assez proche du [ô] ou du [â], au lieu d'être relativement ouvert), et de même pour la nasale [an] qui se chante à partir de la posture du [on]. Plus loin vous pouvez observer que les [ou] (« nuit et jour », « dieu de l'amour ») se rapprochent beaucoup du [ô].
Ce sont réellement des voyelles individualisées (pas la substitution indistincte de beaucoup de chanteurs internationaux fameux comme Sutherland ou Nilsson…), mais elles ne sont pas fabriquées à partir de leur endroit habituel, plutôt déplacées vers un endroit où elles peuvent être articulées de façon moins tendue pour l'appareil phonatoire (poussé dans ses parties aiguës).

C'est une observation contre-intuitive, parce qu'on associe en général la couverture au caractère épais et sombré des voix d'opéra, mais les grands maîtres de la voix mixte l'utilisent en réalité abondamment, peut-être même plus que les autres, pour assouplir et égaliser leur voix. Nommez-les et testez.


École américaine ?

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Bizet, Les Pêcheurs de Perles, John Aler avec Toulouse et Plasson.
Les [a] presque changés en [o], les [è] presque en [eu], on les retrouve ici, malgré l'intelligibilité parfaite et le naturel du français de John Aler (en Nadir dans les Pêcheurs de Perles).


École italienne ?

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Donizetti, L'Elisir d'amore, Tito Schipa.

Una furtiva lagrima negli occhi suoi spuntò. Vous entendez ce [è] devenu [eu], voire [o], ce premier [ou] presque [ô], ces [o] très fermés, ces [a] ouverts mais très ronds, et qui changent d'ailleurs de placement (« m'ama ! ») ; voilà l'effet de la couverture, malgré cette voix limpidissime. Tito Schipa en Nemorino (L'Elisir d'amore).

La couverture posée sur une couleur de timbre claire reste valable pour d'autres formats plus larges et inattendus (où il s'agit plutôt d'une voix de poitrine légèrement allégée, le pourcentage de « voix de tête » étant minime mais éclaircissant considérablement le résultat). Évidemment, la clarté est alors liée à la voix mixte, mais une couverture vocale très homogène n'y occulte pas la lumière, une belle leçon pour bien des ténors lyriques et dramatiques d'aujourd'hui.


Voix dramatiques ?

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Verdi, La Forza del destino, acte III, Solti à Covent Garden. Ici, le jeune Carlo Bergonzi en Alvaro.
Au passage, pour les verdiens, version absolument extraordinaire, on ne fait pas plus ardent et plus net à la fois – si on ne s'arrête pas à la justesse discutable de l'excellente soprane.


Vous entendez cette couleur claire malgré le rôle héroïque (un amérindien maudit qui veut arrêter de tuer malgré lui et qui laisse dans le processus une traînée de si bémol 3…), cette rondeur qui accompagne toujours les aigus ?  C'est l'effet de la voix mixteCarlo Bergonzi détend son émission, en quelque sorte, en l'assouplissant, en cherchant la flexibilité plutôt que le métal (qu'on n'entend pas en retransmission mais qu'il devait tout de même avoir !).

Et pourtant, il couvre beaucoup, en particulier sur les aigus.

Al chiostro, all'eremo, ai santi altari
L'oblio, la pace [or] chiegga il guerrier.

Alvaro va expier ses fautes et se dérober à la vengeance en se faisant moine :
« L'oubli et la paix réclament [désormais] au soldat le cloître, l'ermitage, les saints autels. »

« Santi altari » devient ainsi [sônti ôltari], et surtout le « chiegga » [kiegga] devient quelque chose comme [kieugga] ou même [kiôgga], une voyelle indéfinie. On sent très bien, d'ailleurs, que dans l'aigu, toutes ses voyelles sont émises du même endroit. Les différences d'articulation entre elles deviennent très minimes, et c'est le contexte de l'ensemble du mot (consonnes, autres voyelles plus nettes) qui permet de restituer le sens exact. On entend bien l'effet de protection, en particulier sur ce dernier aigu : la véritable voyelle, plus franche, aurait mis à nu l'instrument, et à toute force, ce serait mettre une tension dangereuse sur les cordes vocales. [Vous remarquez néanmoins que le grave est beaucoup moins couvert, en particulier ses [i] très francs et libres.]

Bergonzi le faisait beaucoup, et tellement que ses aigus ont la réputation (un peu exagérée : ce reste rare hors de la fin de sa carrière, les soirs de méforme) d'avoir souvent été un peu bas, et on sent bien de fait l'impression de « plafonnement ». Il privilégiait avant tout le caractère beau et sain des sons (très légèrement mixés, correctement couverts), quitte à paraître court. Mais on ne trouvera jamais une bande où il chantait de façon laide ou périlleuse – même son dernier concert (victime d'un refroidissement), un Otello où les aigus ne passaient pas, est magnifique (simplement certains aigus sortaient un ton trop bas…).

C'est aussi ce qui peut procurer, dans certains studios où il est moins engagé (ceux avec Gardelli chez Philips, pas exemple, où tout le monde paraît anesthésié), une impression de grande placidité, puisque quelle que soit la tension dramatique ou technique du rôle, il ne paraît jamais en danger vocalement.


Techniques baroques ?

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Salieri, Tarare, air « J'irai, oui, j'oserai ». Howard Crook dans le DVD Malgoire.

Ténor emblématique de l'explosion de l'intérêt pour des voix différentes dans le répertoire ancien, Atys pour Christie, Renaud pour Herreweghe, Évangeliste pour Koopman, soliste auquel Herreweghe confie (alors que ce devrait être la voix de taille) l'extraordinaire Introït de l'enregistrement qui popularise de Requiem de Gilles… Aujourd'hui professeur manifestement très performant (à en juger parle niveau de préparation des élèves qui en sont issus) au CRR de Paris. Pourtant, il mixe et il couvre. Oui, autre idée reçue : si, on peut chanter du baroque en couvrant, ça arrive même fréquemment !

Vous l'entendez ici : « et [= eué] si je succômbe », « a bien mérité qu'on l'en prive [= preuïve] ».

Et cela alors qu'il est improbable que les chanteurs baroques, du moins jusqu'au milieu du XVIIe siècle, aient recouru à la voix mixte (sans doute des voix beaucoup plus « naturelles »), il n'est pas rare que les chanteurs qui y exercent y recourent. [Ici néanmoins, considérant l'extension progressive des tessitures et le caractère public des représentations dans des théâtres qui commencent à être vastes, au XVIIIe siècle puis au fil de l'ère classique comme pour Tarare, ce n'est pas tout à fait absurde.]
Plusieurs raisons à cela :
→ La formation initiale des chanteurs lyriques est standard quel que soit le répertoire ; il y a eu quelques cas au début du renouveau baroque, où de jeunes chanteurs débutaient dans la classe de Christie, mais ce n'ont jamais été que des exceptions, qui n'existent plus guère aujourd'hui – il reste les cas de transition immédiate de la maîtrise de garçons vers des formateurs baroques, comme pour Cyril Auvity, mais ce reste là aussi rare. La plupart du temps, les premiers professeurs préparent les étudiants à une technique standard italienne / belcantiste. Et leur demandent donc une étendue vocale longue, cherchent à favoriser la projection sonore, et s'aident pour tout cela de notions de couverture vocale.
→ Dans ce cadre, les techniques mixtes sont un bon moyen de recruter des chanteurs qui auront une couleur adaptée, douce dans les aigus… Ils auront aussi une aisance dans le haut du spectre qui est utile pour les parties de haute-contre – dont les rôles, contrairement à une idée reçue, sont très médium dans les opéras chez LULLY et ses immédiats successeurs –, dans la musique sacrée française.
On ne peut pas être certain de ce qu'étaient réellement les techniques employées (et ce différait sans doute selon les répertoires et les pays, a fortiori à des époques où les échanges n'étaient pas aussi immédiats qu'aujourd'hui, entre les avions et les enregistrements !), mais elles étaient très vraisemblablement plus franches que ces belles voix rondes conçues pour chanter les rôles légers / aigus du premier XIXe – John Aler, typiquement !


Voix graves ?

J'ai pris l'exemple des ténors, parce qu'il est le plus audible et le plus spectaculaire : contrairement aux voix de femme qui ont une étendue naturelle en voix de tête, contrairement aux barytons et basse qui n'ont qu'une petite partie de leur voix au-dessus du passage (l'endroit où le mode d'émission doit changer pour atteindre les aigus), le ténor a un tiers de sa tessiture à construire au delà de la zone de confort qui correspond, disons, à la voix « parlée » (c'est un peu plus subtil que ça, mais ça pose bien les choses). De surcroît, les compositeurs du XIXe et du XXe exploitent assez à fond leurs limites, et aiment faire entendre les tensions jusqu'au bout de la voix, si bien que les exemples qu'on peut trouver rendent vite très audibles les procédés (il faut soutenir vigoureusement au niveau du diaphragme et couvrir beaucoup ses voyelles).

Il y aura peu de dames dans mes extraits parce que leur prononciation est souvent lâche dans les aigus (pour plusieurs autres paramètres techniques et / ou physiologiques), et permet moins bien de saisir le phénomène. (Par ailleurs, ne l'étant pas moi-même, j'ai plus de difficulté à appréhender le détail de certains mécanismes.)

Néanmoins, la couverture existe chez toutes les autres tessitures lyriques. Et certains, comme Jean-Philippe Courtis, mixent aussi (ce qui est beaucoup plus rare).

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Verdi, Don Carlos, final d'une des éditions italiennes. Jean-Philippe Courtis en Moine-Empereur.

Il duolo della terra nel chiostro ancor ci segue
Solo del cor la guerra in ciel si calmerà.

Les douleurs du monde nous suivent encore au cloître ;
La guerre dans ton cœur ne se calmera qu'au ciel.

La rondeur est due à la voix mixte, mais là encore, vous percevez comme toutes les voyelles semblent fabriquées au même endroit. On l'entend nettement sur les aigus : « la guerra » et « in ciel » semblent tirer sur le [eu], ne plus être les voyelles pures qu'on ferait en parlant, mais quelque chose d'accommodé, de plus construit, comme un petit logement plus spacieux dans lequel on accueillerait les voyelles les plus étroites.


2.2.2.3. Sombre

Bien sûr, pour les rôles plus lourds et les voix les plus sombres, on trouvera très peu (pas ?) de voix qui ne soient solidement couvertes. Souvent, ces chanteurs, à cause des dangers de leurs rôles ou de la nature déjà épaisse de leur voix, couvrent sur toute l'étendue, même dans les parties basses de la voix où ce n'est pas indispensable (cf. §2.2.1 « étendue de la couverture »).

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Massenet, Werther, Georges Thill.

Georges Thill racontait la jolie histoire (fictive ?) de son retrait de la scène, ayant demandé son avis à un machiniste « vous étiez devenu plus baryton que baryton, mais aujourd'hui, vous avez vraiment chanté comme un ténor ». S'estimant comblé et digne de ses aspirations, il aurait choisi ce moment pour terminer sa carrière.

Très frappant ici sur les [a] qui deviennent des [ô] : « ah ! », « s'envola », « temps » (presque [ton]), « printemps », « souvenant ». Le [eu] de « deuil » est assez fermé par rapport à ce qu'il est en français parlé.  Le reste de l'air est assez libre tout de même, avec une clarté que Thill n'a pas eu toute sa carrière, et une facilité verbale qui ne l'a jamais quitté – cette impression qu'il vous parle sans effort, tout en chantant ces tessitures impossibles.

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Bizet, Carmen, Georges Thill.

Ici, on entend plutôt les voyelles qui se ferment, [eu] : « jetée », « fleur » [fleûr] surtout, ou bien [on] comme dans « prison » [prisôn].


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Gounod, Roméo et Juliette, Plácido Domingo.

Plus difficile de faire la part des choses chez Plácido Domingo avec ses difficultés proprement linguistiques, mais on entend tout de même le [ou] du premier « amour » (voyelle qui serre trop la gorge), et surtout le [è] dans « être » qui devient largement un [eu] (façon de se protéger des voyelles trop ouvertes).

Et puis on entend globalement la même couleur sur toute la voix, les différences étant plus dues à des difficultés de prononciation. Autre effet de la couverture, qui lisse beaucoup les timbres.


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Verdi, Otello, Vladimir Galouzine (Galuzin / Галузин) – Florence 2003 avec Zubin Mehta.

Allons jusqu'à la caricature avec Vladimir Galouzine qui, en laissant sa spécialisation russe (où il était éclatant mais beaucoup moins épais et barytonnant), a très vite glissé vers une voix très étrange, aux fondations rugueuses très audibles, au timbre voilé, qui ne lui interdisait nullement le volume sonore, l'endurance et l'accès aux aigus. Ici, au demeurant, je crois que ce sont des aigus parmi les plus faciles que j'aie jamais entendus dans cette partie très haut placée pour un ténor dramatique !

Galouzine couvre à la russe, c'est-à-dire en mélangeant une certaine quantité de [eu] à toutes ses voyelles. Ses [a] ne tirent pas tant sur le [o] que dans la méthode italienne – c'est flagrant sur « sepolto in mar » [meuâr]. Je crois aussi qu'il a un très bon naturel et une grande intuition, et qu'ici, tous les sons sont un peu relâchés pour faciliter au maximum l'ouverture de la gorge (et sur la vidéo qui existe, la mâchoire s'ouvre très, très largement) :  « del ciel è gloria » [dal ciel ô glôriô] tire sur le [a], le [ô], tout ce qui peut arrondir. Si bien qu'il n'y a pas vraiment de substitutions vocaliques sur les aigus finaux, simplement la conservation du même placement général.


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Wagner, Die Walküre, fin du I, Eva Maria Westbroek, Jonas Kaufmann, Orchestre du Met, Fabio Luisi.

Afin de ne pas laisser mes statistique s'empâter dans la torpeur d'août, pouvais-je ne pas inclure Jonas Kaufmann dont la célébrité et les suffrages d'abord unanimes ont laissé place à un débat-amusette dépourvu de sens sur sa transformation potentielle en baryton. (Question absurde : il chante les rôles de ténor, et sans difficulté notable, donc il est ténor. Que le timbre plaise ou pas est une autre affaire, mais on est loin du cas limite Ramón Vinay, qui a toujours sonné très tendu en ténor et très aisé en baryton, tout en s'illustrant exceptionnellement dans les deux. Ou même, côté timbre, de Nicola Martinucci !)

Le cas est de plus intéressant pour notre sujet : un des charmes de Kaufmann tient justement dans l'impression de tension permanente de la voix (comme Domingo) assortie d'une très jolie patine, qu'on obtient notamment par une couverture uniforme de la tessiture – Kaufmann couvre toujours ses médiums et ses graves.

Comme l'allemand est probablement moins facile à suivre que l'italien (aux voyelles peu nombreuses et plus ouvertes), je sous-découpe l'extrait :

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« Wälse » [vèlse] est attaqué par une protection en [eu] (un peu ratée, on l'entend qui glisse pas très joliment), procédure standard.

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Pareil pour les [a] : « ich halte » est quand même très sombre, et « siehst du, Weib » [zist dou faïp] tire clairement sur le [ô] (quoiqu'on entende très bien qu'il s'agit d'un vrai [a]).

Plus net encore pour «  ich fass' es nun » (lorsqu'il s'empare de la poignée de l'épée) :

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Vous notez aussi comment « nun », pourtant en bas de la tessiture, est accommodé de [ou] en [ô], pour conserver les conduits bien libérés et éviter le resserrement, même dans les parties sans danger. Cela évite de dérégler l'instrument, et avec des voix lourdes et des rôles difficiles, ce peut être salutaire – témoin ce qui arrive en peu d'années aux chanteurs qui osent Tristan et Siegfried (ou Isolde et Brünnhilde).

[[]] [[]]

Enfin, un cas particulier, les [i] de Kaufmann. C'est plutôt une caractéristique (voire un manque) technique qu'une application stricte des principes de couverture : le placement de ses [i] ne lui permet pas de les emmener jusque dans l'aigu. Aussi (c'est encore plus flagrant en italien, en particulier dans Radamès où les [i] très exposés sont nombreux), il les tire vers le [è] faute de mieux (ce qui tend à les détimbrer) ou, lorsque c'est possible comme dans le second exemple, les prépare en [eu]. Mais ses [i] ne sont jamais purs, une petite faiblesse technique si vous y prêtez garde.

Le [i] est un bon étalon des techniques en général : un [i] franc qui monte bien jusqu'en haut sans être modifié est souvent le signe d'une voix efficacement placée, à la fois facile et sonore. Bien sûr, il n'y a pas de garantie absolue – Alagna, avec une voix pourtant plus légère, a toujours eu des [i] parfaits et a toujours rencontré plus de difficulté à timbrer ses aigus que Kaufmann.

Il faut être conscient que le [i], que l'on croit unique, n'est pas le même entre la France, l'Italie, l'Allemagne et la Russie, chacun a son placement propre, et bien pas évident en voix parlée, ce peut tout changer dans les horlogeries délicates de l'émission lyrique.


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Verdi, Don Carlos, Renato Bruson, Scala, Abbado (1978, pour la fameuse captation vidéo entravée par Karajan).

Finissons avec des barytons. Renato Bruson, qu'on peut trouver assez uniforme et gris depuis les années 90 (où tout paraît teinté d'une certaine dose de [eu] blanchâtre, et manque un peu d'éclat, en tout cas en retransmission), dispose tout de même d'une technique initiale assez stupéfiante.

Per me giunto è il dì supremo,
No, mai più ci rivedrem ;
Ci congiunga Iddio nel ciel,
Ei che premia i suoi fedel.
Sul tuo ciglio, il pianto io miro,
Lagrimar così, perchè ?
No, fa cor, l’estremo spiro
Lieto è a chi morrà per te.

On entend nettement que les « e » [é] et [è] se centralisent, s'arrondissent, se labialisent en [eu], mais en réalité, tous les sons sont émis du même endroit, et cela lui permet ce legato infini (très utile dans cet arioso), comme si, malgré les voyelles et les hauteurs différentes, le son coulait à jet continu de la même source. Ici, on entend très bien le rôle unificateur de la couverture.

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À l'inverse, autre grand titulaire, Peter Mattei privilégie le mot sur la ligne, et on perçoit très bien comment les voyelles se distinguent les unes des autres. En revanche le souffle est plus court, et l'impression de cantilène infinie disparaît.

L'idéal, pour moi, se trouve probablement dans des réalisations intermédiaires, comme ici Juan Pons dans ses meilleures années (on a de lui l'image rugueuse de ses réalisations plus tardives dans le vérisme), d'un moelleux extraordinaire (une pointe infime de mixage peut-être), d'une grande unité de couleur vocale, mais où les voyelles restent très nettement individualisées :

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Verdi, Il Trovatore, entrée du comte de Luna. Boncompagni dirige Troitskaya, Obraztsova, Carreras et Pons, tous à leur faîte.
Une des versions les plus électrisantes (hors les premières bandes de Mehta au Met et à Tel Aviv, je ne vois pas ce qui peut rivaliser avec ça).




couverture Freni
Couvrez, c'est bon pour la santé.



Quelques précisions

    Vous aurez noté que je me limite essentiellement au français et à l'italien. Les raisons en sont évidentes, mais autant les préciser : on entend mieux le phénomène sur les langues qu'on maîtrise le mieux (français) ou qui ont des voyelles simples et en nombre limité (italien, encore que, pour avoir l'exacte aperture…). Je me serais bien évidemment réjoui de l'explorer avec vous sur le letton ou le croate, mais outre que la matière aurait été moins profusive, les chanteurs moins célèbres (c'est aussi le plaisir, décrypter ce que font ces gens qui nous sont familiers), je craindrais de perdre l'objectif pédagogique en cours de route.
    Et puis, si j'ai quelques notions superficielles de croate, je ne maîtrise pas le letton…

    De même, vous aurez peut-être ressenti avec frustration le peu de Wagner, alors même qu'il existe des bandes en français ou en italien. Cela tient largement à l'écriture wagnérienne (c'est sa faute à lui, pas à moi) : les phrasés sont souvent assez hachés, ce qui ne permet pas d'entendre aussi bien les phénomènes que dans une ligne italienne continue et conjointe toute simple. Par ailleurs, les voix éprouvées par Wagner se dérèglent vite, si bien que je pourrais présenter peu de chanteurs wagnériens un tant soit peu célèbres qui ne présentent pas des biais techniques déjà considérables.
    Pour la même raison, difficile de se servir de Pelléas, qui manque singulièrement de notes tenues, tout simplement. Mais on pourrait faire des essais avec la fin de l'acte IV, nous verrons pour la suite, je n'ai pas encore prévu tous les extraits.
    Verdi et Gounod me paraissent quand même très indiqués pour l'exercice.

    La couverture existe aussi dans la langue parlée. En passant dans un quartier populaire d'une ville populaire d'Île-de-France, j'entendis ainsi une mère de famille aux poumons athlétiques appeler son fils depuis la Tour : « Mamado ! ». Spontanément, pour protéger sa voix en criant, et pouvoir tenir son son, elle avait accommodé le [ou] en [o]. Hé oui, CSS se nourrit de fines investigations anthopologiques de terrain et vous ouvre les yeux sur le complexe mécanisme de l'Univers. De rien.


Plus tard

Dans le prochain épisode, nous entrerons dans les finesses de la question du degré de couverture, avec l'aperture plus ou moins grande des voyelles au sein d'une voix couverte, de Carreras à Gigli.

Ensuite, il nous restera à évoquer les types de voyelles de repli (mais si vous avez suivi, il serait assez facile de les deviner sans mon concours), l'incidence de l'âge, et bien sûr le Graal : l'aperto-coperto, très facile à comprendre et remarquer une fois qu'on a l'habitude du mécanisme de la couverture. Cela devrait vous permettre d'aaexpliquer pourquoi certains chanteurs attaquent leur note en deux temps ou par en-dessous.

J'espère aussi avoir le temps d'évoquer la question du développement historique de cette technique (certes évoqué par touches dans les notules déjà publiées) et de sa délicate application pédagogique.

Pour une prochaine livraison, donc !

dimanche 11 juin 2017

Au secours, je n'ai pas d'aigus ! – V – intermède : quelques petits conseils pratiques


    On vous dit baryton, ténor, soprano vous avez une voix claire, et pourtant vous ne parvenez pas à chanter plus haut qu'une basse ou qu'un contralto. Là-haut, il n'y a que des cris ; ou peut-être rien, un étranglement muet, un mur invisible.
    Vous avez longtemps erré, longtemps cherché ; supplié vos professeurs et payé des sorciers ; vous croyez ne pas avoir de voix, être maudit pour les péchés de vos arrières-grands-oncles.

Ou, simple glottophile du rang, vous vous demandez par quelle magie on peut solliciter ces notes surhumaines.

Ne désespérez plus. Cette notule est pour vous.

Cette nouvelle entrée fait partie d'une série qui explore de façon à la fois théorique et concrète les raisons pour lesquelles les aigus sont difficilement accessibles : comment ils fonctionnent, pourquoi ils sont si remarquables chez les grands chanteurs, et comment faire pour les sortir soi-même.

1 – Le mode d'émission lyrique (le rapport entre puissance et hauteur, le passage, etc.)
2 – Le partage de la résonance (l'usage des fosses nasales et de la luette)
3 – La position du larynx (implications du larynx bas)
4 – La couverture vocale, en forme de série (accommoder les voyelles pour protéger les cordes)

La couverture vocale devrait comporter facilement trois volets supplémentaires, que je prépare minutieusement (mais un peu trop de loin en loin). À cela restent à ajouter pas mal d'autres paramètres, au fil de prochaines notules, par exemple la part musculaire active et passive, le mode métallique, les positions de la langue, le mécanisme II… toutes choses qui viendront, en temps utile.

C'est pourquoi je me figure qu'il serait peut-être rassurant, en guise d'intermède, de dresser une petite liste d'astuces simples pour essayer de débloquer vos aigus – ou du moins expliquer comment les autres font. (Car, en chant, le bon geste ne devient évident qu'une fois qu'on l'a fait, en réalité.)

Bien sûr, ces conseils sont déjà donnés dans les cours des professeurs et par les ouvrages théoriques, mais je trouve qu'ils sont rarement explicités au sein de leur système, et c'est ce que j'essaie de faire ici.

Vous pouvez aussi consulter cette notule (un des gros succès de Carnets sur sol par le truchement de Google) qui contient quelques préalables simples pour éviter de faire de mauvais choix ou de se blesser. Le présent article lui fait logiquement suite.

Important :
→ Il est capital, en la matière, de toujours conserver un recul critique sur tous les conseils reçus, à commencer par ceux que je vais formuler (qui se veulent pourtant consensuels, en deçà des écoles de chant lyrique) – le juge de paix est toujours votre tension physique (et votre oreille, enregistrez-vous !).
→ Comme déjà précisé en plusieurs endroits, je n'ai pas de légitimité particulière pour émettre ces conseils : ils sont le fruit de lectures, d'observations et de pratiques personnelles, que je m'étonne de ne pas voir plus clairement formulées dans les ouvrages ou les cours de chant (je ne dis pas tous, évidemment), et sur lesquelles je me limite à attirer votre attention. Tout cela mérite d'être essayé, pas forcément davantage ; pour la pratique sérieuse et féconde du chant, il faut bien sûr une méthode et un ordre logique, une adaptation à votre physiologie et à votre psychologie. Prendre des cours, avoir du recul sur sa pratique… malgré le ton emphatique de mon exorde, qu'il ne faut pas trop prendre au sérieux, une notule, aussi virtuose qu'elle puisse être, ne vous fera pas (bon) chanteur. J'espère simplement qu'elle mettra en évidence des choses, parfois toutes simples, auxquelles vous n'avez pas prêté attention ; ou vous permettra de mettre un peu d'ordre dans ces mantras qu'on entend sur la bonne technique vocale. Voyez-le comme une incitation à la découverte, pas comme une prescription.


aigu domingo


A. Préalables

Quelques fondements nécessaires, sur lesquels un peu de patience est requise : je n'ai pas vraiment de conseils à formuler là-dessus, à part de se trouver un bon prof.


Se préparer au chant

Quasiment toute la notule précédente y est consacrée, je ne m'y étends pas.

Je souligne simplement le fait (évident) que les nuits courtes et la déshydratation limitent les performances vocales – et en particulier les aigus.

Petit conseil : marcher un moment (20 à 30 minutes) avant une séance de chant peut être une bonne façon de détendre les muscles, de reprendre contact avec son corps. Ça ne fait pas bien chanter, mais ça permet de ne pas empêcher de bien chanter.


La constriction : l'ennemi

Une large part de l'enseignement du chant insiste sur ce point. Si vous avez des sensations de difficulté, c'est que votre émission n'est pas libre. Vous n'êtes pas censé ressentir de frottement au niveau des cordes vocales, ni d'inertie dans les muscles (qui donnent les sons poussés – ceux du goret molesté, pas ceux de Domingo). La gorge doit être libre, la mâchoire ne doit pas être crispée.

Évidemment, avec toute la pression sociale de ne pas faire de bruit, ou la pudeur, ou la conscience de chanter mal, c'est plus facile à dire qu'à faire. Mais c'est un paramètre important et facile à mesurer : on le sent immédiatement. Si l'on ne se sent pas libre, c'est qu'on ne chante pas bien. Tout simplement.


Le souffle et le soutien

Pour certains professeurs, c'est là l'alpha et l'oméga du chant ; le paramètre, souvent appelé appoggio (soutien), est évidemment fondamental.

Si vous ne parvenez pas à monter, c'est peut-être tout simplement que votre prise de souffle et surtout sa stabilité à l'expiration ne sont pas en place. Si vous n'avez pas suffisamment d'air fermement émis, si vous avez déjà tout pris pour les deux notes qui le précèdent, l'aigu ne pourra pas sortir, ou alors étriqué, poussé, détimbré.

Attention néanmoins, soutenir plus n'est pas la solution à tous les maux : une bonne émission vocale requiert peu d'air, et on peut avoir un très joli instrument sans disposer d'un grand souffle. Simplement, en cas de difficulté, un afflux d'air et une petite poussée au niveau du diaphragme peuvent permettre de sortir un aigu (un peu en force, donc, mais relativement timbré).


La qualité d'accolement

L'air dans les cordes vocales n'est pas un problème en soi : il est utilisé dans plusieurs styles et traditions. En revanche, l'utiliser pour émettre des sons puissants est dangereux, particulièrement en configuration lyrique. Les premiers exercices de chant (même si les professeurs ne le formulent pas toujours) sont en général conçus pour affermir l'accolement et le rendre bien net.

(Certains chanteurs utilisent même l'obturation nette de façon extrême, dans le coup de glotte.)

Si vous avez de l'air dans les cordes (cela se sent et s'entend bien en général), inutile de forcer vers les aigus, vous allez vous blesser. Réglez d'abord ce paramètre avant de vous intéresser à la suite.


röschmann


B. Débloquer l'instrument


Mécanisme II (et résonance)

Lorsqu'on début en chant lyrique, on a en général les grandes envolées épiques dans l'oreille, par les grandes voix qui remplissent les grosses salles (ou l'inverse). Et on cherche à tout prix à émettre dès le début de vrais aigus en voix pleine – décrocher en mécanisme léger (fausset, falsetto(ne), voix de tête, mécanisme II, tous ces termes sont sujets à discussion mais désignent généralement le même enjeu…) est vécu comme une humiliation.

Évidemment, si vous émettez un vrai fausset bien grêle et déconnecté, c'est très moche (et hors caractère pour les scènes héroïques, en effet). En revanche, si dans un premier temps vous acceptez le mécanisme léger dans vos aigus, en l'épaississant progressivement, vous trouverez à la fois une facilité (moins de souffle requis) et une couleur beaucoup plus agréables. Même au terme de votre apprentissage, cette souplesse vous permet d'élargir votre palette expressive. C'est un travail que même les grands font – Gerald Finley insiste généralement là-dessus dans ses masterclasses, en faisant découvrir le pouvoir du mécanisme léger pour assouplir et illuminer une voix, même si on ne le convoque pas dans la réalisation finale ! Un véritable life hack, je vous le garantis.

Ceci s'adresse essentiellement aux hommes (mais pas seulement aux ténors, bien des basses braillardes, dont l'aigu est mal conçu et assez poussé, seraient inspirées d'oser la voix mixte), puisque les femmes ont des contraintes assez différentes – dans les tessitures lyriques, elles sont déjà en voix de tête et ne peuvent pas mixer, ou plus exactement pas de la même façon !


Antériorité


Autre ennemi traditionnel de l'aigu, l'engorgement. Les débutants (et beaucoup, beaucoup de chanteurs professionnels très célèbres) mélangent un peu l'abaissement du larynx, la couleur vocale sombre, la couverture vocalique, et l'engorgement. En reculant le point de résonance du son (on peut rendre une voix très sonores en la faisant résonner dans le pharynx, les Russes font ça à merveille), et même en chantant bien, les aigus sont immédiatements moins accessibles.

Chanter plus en avant (c'est facile et même requis en français ou en italien), quitte à tout de bon faire passer les sons bien dans le nez au début (certains professeurs utilisent cette méthode de la « nasalité temporaire »), permet de rendre la voix beaucoup plus facile en haut comme en bas, beaucoup plus sonore aussi. Reste ensuite à équilibrer le timbre, surtout qu'aujourd'hui la nasalité est très mal vue – c'est le son des méchants, des vieillards et d'une manière générale des gens ridicules, alors que l'engorgement est fréquent chez les gens qui se sentent importants (si, si, observez discrètement…). Mais pour le chant, c'est simple, la nasalité peut être moche mais elle est toujours efficace, l'engorgement donner de la rondeur, mais il ajoute de la difficulté. La question a fait l'objet d'une notule entière.

Les professeurs parlent souvent, à ce propos, de « chant dans le masque » ou d' « émission haute » (c'est-à-dire en faisant résonner les os de la face et les cavités nasales).


Langue / tonicité

Autre obstacle chez les voix débutantes, le manque de tonicité. Souvent la langue reste inerte, en position de repos (vous trouverez aisément des schémas en ligne) ; avancer l'arrière de la langue vers l'intérieur de la bouche permet de libérer le son (qui paraît, autrement, terne, affaissé, bouché) et, partant, les aigus. Il y a ensuite plusieurs écoles (langue creusée, langue en dôme, ou apex vers le haut), je n'entre pas là-dedans – les langues en dômes sont généralement attachées aux voix plus couvertes, plus sombrées, de plus haute impédance, mais on peut bien chanter dans les deux configurations, ce n'est donc pas notre objet ici.

Il n'est pas besoin, à mon sens, d'être trop fasciné par le paramètre de la langue, qui a un rôle important dans le timbre, moins dans l'étendue vocale, mais c'est un bon paramètre pour vérifier si la bouche est tonique ou mollement affaissée.


scaltriti


C. Émettre des sons (décemment) agréables


La juste intensité

Pour que votre timbre ne soit pas terni, poussé ou gémissant, il est impératif de proportionner l'intensité de votre son à la nature de votre voix – la fameuse histoire de la « voix du rôle », à mon avis à relativiser fortement, mais si vous êtes en train de lire une notule pour trouver vos aigus, il est vraisemblable que vous devriez par prudence en tenir compte !

Surtout, et cela est quantifiable par n'importe qui sans aucune érudition sur le fait vocal, il faut proportionner votre intensité sonore à la quantité de souffle que vous produisez. Si vous avez un souffle / un soutien peu ample, il ne faut pas chercher à gagner du volume en intensifiant l'appui sur les cordes vocales, en assombrissant ou couvrant davantage le son – le volume se gagne lorsque le soutien est plus fort, ou par une meilleur performance des résonateurs qui amplifient le son. Forcer la source de l'émission (les cordes vocales, pour faire simple) ne conduit qu'à détimbrer – et donc à être paradoxalement moins sonore.

Vous serez étonné des jolis sons qu'on peut faire sans beaucoup de souffle : si votre couleur de timbre est proportionnelle à l'intensité de votre soutien, vous aurez immédiatement des choses très délicates.


La focalisation du son / chanter « dans sa voix »

Sensiblement la même question, mais sous un angle un peu différent : il est utile de trouver votre couleur vocale « de base », d'affiner votre timbre jusqu'au moment où vous en aurez la base la plus pure (dynamique sans effort). Il sera peut-être étroit, mais les autres paramètres permettent ensuite de l'élargir, de l'arrondir.

Autrement dit : si vous chantez dans la couleur (souvent ample et dramatique) que vous rêvez, vous passerez la plupart du temps à côté de la qualité réelle de votre timbre. Se limiter au point exact de rencontre entre l'absence d'effort et la beauté du son est un bon début pour éviter dès le début de « faire opéra » et de forcer sa voix et ternir son timbre.

Typiquement : un ténor peut tout à fait chanter des airs de baryton, avec son timbre propre (donc sans impression de tension dans les aigus, et sans volume dans les médiums…). En revanche, s'il veut sonner comme un baryton (ce qui est partiellement faisable, mais pas sans beaucoup d'expérience !), on ne l'entendra pas davantage et tout le timbre va s'affaisser (constriction artificielle dans de faux aigus, râclements inefficaces dans les graves…).

Trouver la plus petite base sonore de sa voix est donc une connaissance de soi utile pour éviter les erreurs. C'est ce que l'on appelle souvent « chanter dans sa voix », c'est-à-dire conserver, même hors de votre répertoire, la disposition vocale qui vous permet d'être libre et sonore – à ce titre, on peut écouter les enregistrements d'Alain Vanzo dans les rôles héroïques, qu'il chante exactement avec la même technique que ses Nadir, et sans être en difficulté pour autant.


Donner de l'espace


D'une manière générale, pour que la voix soit libre de monter (et sonore), il est nécessaire de lui ménager de l'espace de résonance. En plus de laisser la gorge ouverte, on peut aussi donner de l'espace dans les cavités hautes – c'est une perception subjective mais intéressante, vous pouvez le percevoir en écartant vos narines aussi haut que possible, sentir l'endroit qui peut vous donner du champ.


Le larynx

Autre lieu où l'on peut gagner de l'espace de résonnance, le larynx. S'il est trop haut, il contraint la voix – ou alors on obtient un son grêle pour de l'opéra, le fameux belting des chanteurs de musical et de pop, qui sonne remarquablement dans les répertoires traditionnels ou amplifiés (et qui pourrait donc par exemple être pertinent dans du lied) mais qui est vite perdu dans les grands espaces ou submergé par les instruments acoustiques.

Autre risque, s'il remonte de façon inopinée, on obtient le fameux couac. (Or, le réflexe de la plupart des gens est de remonter le larynx en montant dans les aigus.)

C'est (l'une des !) raisons pour lesquelles les chanteurs lyriques abaissent tant leur mâchoire – nous n'avons pas de récepteurs tactiles permettant de sentir directement la place du larynx, c'est l'une des façons les plus évidentes d'être sûr de le maintenir en position intermédiaire ou basse.

Il existe une notule entière consacrée au sujet, avec exemples.


dame gwyneth
Your Ladyship.


D. Le son lyrique

À présent que les prérequis / astuces pour monter ont été évoqués, on peut ajouter deux paramètres (parmi d'autres) qui vous rapprocheront du « son d'opéra ».


Formant / métal

Si vous visez à vous produire avec orchestre et/ou dans de vastes espaces, vous aurez besoin d'une voix dynamique. Les églises sont un cas particulier, leur réverbération traite très favorablement les voix légères et pures. Pour les acoustiques plus sèches (sans même parler du plein air, absolument redoutable), vous aurez besoin de ces harmoniques particulièrement denses, dans la zone où l'oreille humaine est la plus sensible, et qui vous serviront à être entendu malgré la distance ou les harmoniques (différentes) d'un orchestre – du moins d'un orchestre moderne, le spectre sonore des instruments anciens étant moins compact, plus aéré, les modes de jeu aussi.

Ce réseau d'harmoniques est parfois appelé « formant du chanteur » (singing formant), et c'est lui qui donne l'aspect lourd et compact des voix d'opéra. Pas spécialement utile pour du baroque ou du lied, très opportun si on veut de véritables aigus wagnéro-verdiens glorieux.

On peut le trouver en cherchant ses résonances par l'exercice du moïto : émission d'un son unique (issu du [ng] de « sing »), bouche ouverte ou fermée, qui suscite des harmoniques très dynamiques et permet de travailler sur un timbre vocalique à la fois unifié et épanoui. Ou bien en écoutant les Texans parler avec leur twang caractéristique – les Américains, même l'homme de la rue, peuvent avoir des voix très en arrière mais très sonores, parce que leur articulation se situe, justement, à cet endroit.

Les acteurs parlent aussi du point de démultiplication, qui me semble recouvrir des caractéristiques comparables et se situer peu ou prou au même endroit – jointure du palais et de l'arrière de la langue soulevé, avec la luette qui sert d'anche.


Couverture vocale

Enfin, déjà partiellement expliquée dans ces pages, la couverture permet de protéger la voix : les voyelles étroites ([i], [é]) sont élargies, les voyelles ouvertes ([a], [è]) sont fermées. Contre-intuitive, elle apporte un joli lot d'avantages : la couverture homogénéise le timbre sur toute la tessiture, facilite les transitions entre zones de la voix et voyelles, favorise le legato, procure une certaine patine et diminue surtout les riques de blessure sur la partie haute. Dans son état le plus abouti (l'aperto-coperto), elle est peu audible et ne concerne que l'attaque (arrondie) des sons, tandis que la couleur des voyelles reste (en apparence) identique.

C'est elle qui, avec le larynx bas, procure la couleur « sombrée » qui caractérise le chant d'opéra. Mais elle permet aussi de rendre les aigus plus doux à l'oreille… et aux cordes vocales.

Je la place en dernier, bien qu'elle soit indispensable pour chanter des aigus larges en voix pleine (mais en êtes-vous là, si vous avez ouvert cette notule ?), parce que la couverture trop précoce tend à boucher les voix et abîmer les dictions. La couverture est à voir comme un raffinement plutôt qu'un prérequis à l'émission vocale, disons.


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E. En pratique

    Le plus difficile est que tout cela, que nous appliquons inconsciemment pour parler, est à réaliser simultanément, sans possibilité de retour immédiat – nous percevons notre voix principalement par l'intérieur des os du crâne, donc pas notre timbre ni notre volume réels, et les organes mis en jeu par la phonation ne disposent pas tous de récepteurs tactiles qui permettent de les contrôler autrement que par des gestes annexes.
    C'est pour cela qu'on peut ouvrir grand la bouche ou soulever la langue sans obtenir l'effet voulu, parce que ce ne sont que des expédients censés servir de repères, mais pas le geste lui-même !

    Tout est donc une question de pratique patiente des paramètres un à un… et ensuite d'équilibre entre eux. Si vous découvrez la couverture au début d'une séance, votre voix sera bouchée à la fin de la séance, parce que vous aurez négligé l'antériorité de l'émission / la finesse d'accolement / la proportionnalité du timbre au souffle, etc.
    Il faut donc à chaque instant déminer les nouveaux défauts qu'apporte votre nouvelle trouvaille, et c'est pourquoi les professeurs qui ont une obsession ou une martingale (soutenir plus, modifier les voyelles, faire joujou avec sa langue, émission haute…) ne mènent pas davantage à la perfection que les autres – pas plus que ne manger que de l'ananas ou de la soupe de soja ne vous permettra de rentrer dans votre maillot en deux semaines.     [J'en ai même vu qui étaient obsédés par la libération du périnée ! – certes très utile pour des contre-ut )

    En conséquence, votre voix sera définie par l'harmonie entre tous ces paramètres, par l'équilibre et la coexistence de toutes ces injonctions contradictoires – ce que vous donnerez au timbre qui vous fera perdre en volume, ce que vous donnerez à la couverture qui vous fera perdre en intelligibilité, ce que vous donnerez à la variété des voyelles qui vous fera perdre en facilité, etc.
    Un astuce peut vous permettre d'améliorer une difficulté, mais fera surgir d'autres contraintes – il faudra plus de souffle, ou accentuer l'articulation des consonnes, ou encore accepter une nouvelle sensation désagréable… Il existe même des cas documentés de migraines chez les ténors qui travaillent leurs suraigus, tant ce peut faire résonner le haut du crâne ! (chez les voisins aussi, à ce qu'on raconte… l'art, c'est le Partage !)

    Néanmoins, tout ce parcours vous donne un pouvoir incroyable, celui de choisir, à défaut de votre voix (votre centre de gravité restera sensiblement le même), votre timbre !  Peut-être pas celui d'être un soprano léger ou dramatique, mais plutôt clair ou plutôt sombre, plutôt en rayonnement ou plutôt en patine, plutôt diseur ou plutôt fondu… ces choses-là peuvent se choisir. Ne laissez pas l'habitude ou les autres décider pour vous. Parlez-en avec votre praticien près de chez vous.


obra terribilis


J'offre une bande inédite à choisir dans mon catalogue à ceux qui identifieront les six chanteurs distingués ou leurs rôles respectifs.

En plus de ne pas constituer le moins du monde un oracle, ce parcours est bien sûr loin d'être exhaustif. Il existe d'autres paramètres, et pour chacun, il faudrait proposer son lot d'exercices et les faire pratiquer. Je me suis contenté de les nommer (et d'essayer de les expliciter). Même l'illustration est difficile – sur les voix bien faites, tout est en place, et sur les autres, plusieurs paramètres à la fois sont problématiques…

Il y aura des notules sur tel ou tel aspect précis. Il en existe déjà plusieurs, extraits sonores à l'appui, que vous pouvez retrouver dans notre section consacrée à la glottologie.

samedi 6 mai 2017

L'instrument du jour – Le triangle


    Mal-aimé d'entre les mal-aimés, le triangle est devenu le parangon de l'instrument inutile, dérisoire, ridicule. Contrairement à tous ces arpèges absolument inutiles qui ravissent les amateurs de piano (j'ai testé pour vous, vous jouez n'importe quelle platitude en mode arpégé, tout le monde vous prend pour un virtuose, alors qu'improviser un enchaînement harmonique subtil n'impressionne personne), à ces fusées qu'on attend des violonistes, le triangle n'attire aucune compassion pour le boulot fourni : tout le monde peut faire ça. Presque du mépris.
    Ou pis : il a fait toutes ces études pour cogner deux bouts de métal deux fois en quarante minutes, le pauvre. De la pitié pleine et entière. Car tout le monde peut faire ça.



Tout le monde ?  Pas si sûr.



Il y a d'abord le matériel.
♣♣ Le triangle (de la famille du sistre, semble-t-il) apparaît dans l'orchestre symphonique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, comme instrument pittoresque emprunté aux fanfares de janissaires ottomans. C'est pourquoi on le trouve notamment dans les turqueries : Ouverture de L'Enlèvement au Sérail de Mozart, marche du ténor au début des réjouissances vocales de la Neuvième Symphonie de Beethoven, ou bien dans Les Ruines d'Athènes (marche de janissaires, précisément…).
♣♣ Il ne produit pas de son fixe, et est considéré comme un instrument à hauteur indéterminée, mais en réalité, sur les triangles de haute qualité, il est possible, selon le point de frappe et son intensité, d'adapter sa tonalité à celle de l'orchestre. Vous mesurez que le niveau de maîtrise excède alors l'achat de bouts d'acier ou d'aluminum tordus en supermarché – ne serait-ce que pour la qualité du matériel requis, pouvant s'entendre à travers l'orchestre avec la couleur adéquate.

Autant l'actionner seul ne requiert pas beaucoup d'adresse, autant pour le jouer en orchestre, le niveau musical requis est très loin d'être nul, ne serait-ce que pour opérer son entrée au bon moment – d'autant que le triangle ne joue qu'occasionnellement et soutient en général des accords particulièrement saillants, à la fois importants et exposés.
♣♣ De surcroît, contrairement à beaucoup d'autres instruments jugés secondaires ou discrets, il est immédiatement audible et repéré par tous – et bien connu comme il l'est, attire immédiatement tous les regards. Cet entretien souligne bien le problème : ce n'est pas tant la maîtrise technique de l'instrument que les qualités solfégiques indispensables qui le rendent impropre à être utilisé par les novices, comme le souligne ce percussionniste du Symphonique de l'Utah dans cet entretien. Car il n'existe pas de littérature pour triangle solo, il faut nécessairement s'associer à un ensemble (et, bien sûr, toujours maîtriser d'autres percussions pour être embauché) : pouvoir le faire sonner n'est donc absolument pas suffisant.
♣♣ J'ajoute un autre paramètre plus subtil qui n'est pas mentionné dans ce court entretien : la propagation du son est différente selon les instruments (le grave est plus lent et plus diffus, ce qui conduit les contrebassistes à légèrement anticiper sur le temps, par exemple), et le côté aigrelet du triangle le rend très précisément localisé dans le temps et dans l'espace, si bien que tout minuscule décalage est immédiatement audible, même pour des mélomanes peu aguerris qui ne remarqueraient pas un faux-pas à la seconde clarinette, voire aux violons.
   
Enfin, et cela peut faire sourire, l'endurance n'est pas rien. Car en plus du jeu simple, il existe le « trémolo » / « roulement » qui fait rebondir la tige rapidement contre deux côtés du triangle… Idéalement, le nombre d'impacts doit être calculé comme pour les autres instruments, mais surtout, il faut tenir cette position précise avec une régularité de va-et-vient et d'intensité pendant un temps qui peut être, en certaines circonstances, particulièrement étendu…
♣♣ Ainsi, dans la Symphonie en mi de Hans Rott (dubitatif, séduit, enchanté), le final utilise très largement le battement furieux du triangle, et notamment sans discontinuer pendant les dix dernières minutes. Ce n'est pas un rôle si futile, il procure beaucoup de brillant et de tension à une orchestration autrement assez brahmsienne, plus ronde et confortable malgré des enchaînements harmoniques wagnériens et quelques tentations brucknériennes.
♣♣ La partition indique son usage ad libitum, c'est-à-dire que toutes les versions discographiques ne l'utilisent pas, mais les deux meilleures, Rückwardt-Mainz et P.Järvi-Francfort, l'incluent. On l'entend particulièrement bien chez la première (c'est une dame), et voici le second intégralement, gratuitement et légalement disponible sur Deezer. Les variations finales commencent à partir de 8', et le triangle finit par ne plus s'interrompre.
Inutile de préciser qu'il faut alors une endurance et une sûreté musculaires particulières, fût-ce sur un objet aussi petit et simple d'usage. Au moins aussi physique que l'on vous demandait d'actionner à intervalle identique le cliquet de votre bouilloire pendant une demi-journée. Et, oui, puisque vous le demandez, c'est un geste contraint qui contribue à l'art.



J'espère que vous ne rirez plus jamais de cette honorable profession, ainsi que j'ai tenté (infructueusement) de l'accomplir dans cette très sérieuse notule.

(L'air de rien, l'article similaire sur la contrebasse prend beaucoup, beaucoup plus de temps à préparer.)

Manière de compléter, une notule au sérieux de pape dépressif sur la difficulté comparative des instruments – celle qui m'a valu le plus d'insultes, de très loin. Derrière la facétie, la réalité de ce que, comme pour le triangle, la difficulté ne tient pas seulement à la réalisation des sons, mais aussi à la nature du répertoire et aux diverses contraintes associées.

Un peu plus méthodiques (même si on pourrait encore les préciser quasiment à l'infini), les notules autour des familles du luth (à mettre à jour, d'ailleurs, avec de belles images et précisions de première main sur chitarrone et colachon…) et du clavecin.

À bientôt pour de nouvelles aventures !

mercredi 22 mars 2017

Pourquoi l'on aime Beethoven… (incluant motifs rebelles et Basson-superstar)


A. La Quatrième Symphonie

La Quatrième Symphonie de Beethoven est l'une des moins fêtées – et autant j'ai toujours considéré les 1,2 et 8 comme majeures, malgré la résistance de l'opinion majoritaire, autant je m'abusais moi aussi sur l'intérêt de celle-ci, tout en ruptures, plus systématique, hors son mouvement lent extraordinaire (assez différent d'ailleurs de ceux de ses autres symphonies)…

Pourtant, en la réentendant récemment, non seulement je figure au rang des nouveaux convertis (toutes les symphonies de Beethoven sont donc géniales au dernier degré, l'audace de CSS ne connaît plus de bornes ces temps-ci) je me suis dit qu'il serait plaisant de la prendre pour support d'une petite exposition de quelques-unes des raisons pour lesquelles Beethoven fascine tant. Sur le modèle de ce j'avais proposé pour Mozart (émotion), Bellini (harmonie), Donizetti (orchestration), Verdi (accompagnements) ou Debussy (prosodie), une petite balade dans quelques raisons concrètes qui font que nous sommes immédiatement séduits par Beethoven.



B. Le rôle du basson

Je prends pour cette symphonie le truchement du basson, qui y connaît une fortune particulièrement rare dans le répertoire symphonique.

Le basson est à l'origine un instrument de renforcement de la basse, dès avant l'invention de la basse continue, à l'instrumentation variable et à la large part improvisée aux claviers et cordes grattées. Renforcement des basses d'un chœur dès la fin de la Renaissance (en particulier dans la tradition ibérique, témoin le fameux Requiem de Tomás Luis de Victoria), et tout simplement élargissement de l'assise d'un orchestre un peu vaste en doublant la viole de gambe, puis le ou les violoncelles, à l'époque baroque.

Rameau est réputé être l'un des premiers à avoir individivualisé la ligne des bassons. En réalité, c'est déjà le cas dans la scène infernale centrale [son] de la Médée de Charpentier (1693), dans des solos pour plusieurs airs d'opéras de Haendel (« Venti, turbini » dans Rinaldo [son] ou « Scherza, infida » dans Ariodante [son], pas exactement des airs occultes), bien sûr dans les concertos qui lui sont dédiés chez Vivaldi… et possiblement dans d'autres œuvres antérieures moins célèbres.

Chez les Français, il conserve en général un caractère funèbre (les Enfers chez Charpentier ou Rameau – Hippolyte –, la déploration dans « Tristes apprêts » de Castor et Pollux, peut-être dans « Scherza, infida »), mais il acquiert aussi ce caractère italien plus virtuose (premier air d'Abramane dans Zoroastre [son]).

Effectivement, à partir de Rameau, son autonomie devient de plus au plus automatique (au lieu d'être exceptionnelle, comme dans les autres exemples cités) dans les nomenclatures orchestrales. Néanmoins, au moment où Beethoven écrit la Quatrième Symphonie (1806), son rôle est rarement déterminant, étant en général employé comme contrechant discret ou basse dans la partie des vents.

Beethoven a toujours pris grand soin de mettre en valeur tous les pupitres, de leur donner un rôle décisif dans l'économie de l'œuvre (pas simplement confier le remplissage de la trame musicale à telle ou telle couleur orchestrale)… et en particulier les bois. Mais aucune ne met autant en valeur le basson que la Quatrième, de façon assez généralisée et plutôt étonnante.



C. Un parcours

Pour plus de simplicité, je propose d'abord une découverte chronologique des interventions remarquables de basson, dont j'ordonnerai plus loin les différentes tendances. Peut-être souhaiterez-vous, avant d'entrer dans le détail, ou après l'avoir fait, réentendre l'œuvre, dont voici une (bonne) version parmi un millier d'autres, proposée sur la chaîne de la radio-télévision néerlandaise : le Philharmonique de la Radio Néerlandaise y est dirigé par Dmitri Slobodeniouk.

Les extraits proposés sont, eux, tirés d'une version où l'on entend bien le grain du basson (et avec un changement de couleur au cours de l'émission), celle de la Philharmonie de Chambre de Brême (Deutsche Kammerphilharmonie Bremen) dirigée par Paavo Järvi.

On peut en principe suivre avec les seuls extraits sonores, et même sans lire la musique, il suffit garder à l'esprit que le temps s'écoule horizontalement pour repérer les entrées d'instruments. C'est suffisant pour suivre mon propos, qui ne portera pas sur les structures complexes, mais simplement sur quelques points de détail qui épicent réellement, je vous le garantis, une écoute qui peut par ailleurs rester grandement ingénue.

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Premier mouvement (adagio allegro vivace)

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La ligne de basson est notée « Fg. » (Fagott en allemand).

Début de l'œuvre. Grands accords doux, sombres et solennels. Les premiers violons émergent entre deux silences, et immédiatement, la première ligne mélodique mise à nu est tenue par le basson. Puis même chose, avec une évolution harmonique.


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L'allegro vivace a débuté. Au premier moment de calme, alors que les autres pupitres (hautbois, clarinettes, cors, premiers violons) posent des aplats ou restent sur un trémolo obstiné (les altos, notés « Vla. »), les bassons exécutent des arpèges staccato simples, mais à deux et entouré de nuances aussi douces, ils sont très nettement audibles et immédiatement mis en valeur, semblant dialoguer avec les sortes de trilles des premiers violons qui s'installent progressivement.

À la fin de l'extrait, l'accompagnement des bassons mute aussi pour se conformer à l'harmonie, avant de se mettre à bramer (son sol bémol sonne comme celui des barytons – « Che ! AmeeeeeEEEElia ! ») avec le reste des vents qui le rejoignent.

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Premier exemple de relance :

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Le basson est celui qui initie le nouveau motif, repris en écho par les autres bois.

Et même lorsque les cordes reprennent, le basson est le premier à entrer pour proposer un contrechant très exposé :

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Et l'on retrouve la même situation juste après, avec la relance de la clarinette :

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Le fait que ce soient des solos montre bien leur importance thématique, et clarinette et basson se complètent en canon…


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Même en seconde place, le basson est très exposé (ici, comme seul soutien de la clarinette, en dialogue avec les violons / altos).

Et si vous tendez l'oreille, on perçoit nettement la tension qu'il apporte, la noirceur dont il imprègne les tutti (troisième itération) :

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Car il est tout seul, avec la clarinette, à d'abord colorer (timbralement, mais aussi harmoniquement) les trémolos statiques des cordes.

Toutes ces interventions dans l'allegro se déroulent en quelques instants, vérifiez-en l'enchaînement (les extraits commencent à 20') :

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Par ailleurs, souvent pour quelques instants, le basson dépasse soudain de la masse orchestrale, emprunte un bout de motif ou donne l'impulsion nouvelle :

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Deuxième mouvement (adagio)

Ce deuxième mouvement lent est l'un des plus extraordinaires de tout le Beethoven symphonique (la palme revenant bien sûr aux quatuors…), et très caractéristique de l'art très particulier de Beethoven. Aux grands thèmes mélodiques (qu'il manie à merveille), il préfère régulièrement le motif très bref, trivial, mais immédiatement prégnant, et qu'on peut faire évoluer à sa guise – nul besoin d'aller chercher loin l'inspiration de Wagner pour le leitmotiv dans le cadre de la musqiue scénique.

C'est exactement le cas au début de ce deuxième mouvement, où il annonce pourtant une très belle mélodie pour ce qui pourrait être un simple mouvement à variations :

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Pourtant, le simple canevas régulier qui l'accompagne devient progressivement un matériau de premier plan, un motif thématique à part entière, comme à la fin des crescendos :

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Voyez comment, un peu plus loin, ce qui était la simple répétition d'une figure de soutien contamine peu à peu tout l'orchestre :

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Ce genre de mutation, de jeu de références, de transferts et de transformations est l'une des grandes sources de plaisir dans l'écoute (même distraite) de Beethoven… qui trouve son point culminant dans toute la Cinquième Symphonie, évidemment, marquée par le même martèlement en tierce, anodin mais hautement caractéristique (et persuasif !).

Hé bien, notre basson ne va pas rester sur le bas-côté du génie, non, non ; après l'épisode tempêtueux central, les violons se trouvent seuls à poursuivre leurs volutes, et alors…

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… le basson solo est celui qui réanime le motif-thème disparu !  Repris par les violoncelles et contrebasses, et même par les timbales (fait rarissime, et quoiqu'il existe des – peu exaltants – concertos pour timbales dans le dernier quart du XVIIIe siècle, ce n'est pas la même chose !).

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Troisième mouvement (menuetto
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Menuet qui a tout d'un scherzo. Dans le trio, c'est comme souvent le bonheur des vents :

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Et, tandis que les cors tournoient discrètement sur une note obstinée dans l'aigu (un fa), les deux bassons sont seuls à présenter un bout de thème, bien loin d'un instrument dont la fonction est simplement de procurer une assise au spectre sonore – certainement pas l'équivalent de la contrebasse, du trombone basse ou du tuba !

Il est d'ailleurs le seul à dialoguer avec les autres bois (flûtes et hautbois), et double, également seul, le retour des cordes…

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Quatrième mouvement (allegro ma non troppo)

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Rapidement, le basson solo est à nouveau en première place, lançant des propositions de motifs repris en imitation par les autres bois.

Mais surtout, il y a la dernière reprise, un des témoignages les plus évidents de l'intérêt de Beethoven pour le basson :


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C'est la fin de la symphonie, juste avant la coda… et qui donne le départ des festivités furieuses ?  Un grand solo virtuose de basson énonce le thème débridé (amorce ci-dessus), qui contamine ensuite les autres pupitres.

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Un des grands moments de jubilation beethovenienne.

Pour finir, lorsque vient la cadence et le moment d'annoncer la coda :

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… les bassons sont les premiers à annoncer la figure descendante qui va terminer la symphonie. Una cinquantina, amico ! Ou full house, comme vous voulez.

Quelle présence décisive, décidément, pour un instrument de second rang. Les autres œuvres avec orchestre de Beethoven ménagent de très belles choses pour les bassons, mais plutôt de l'ordre du contrechant, rarement à ce degré d'évidence, pas surtout pas aussi fréquemment.



D. Beethoven, étalon de l'Invention

Fidèle à sa réputation en matière de limites repoussées, il explore ici une gamme assez exhaustive d'usages du basson, toujours à son avantage. Ce peut être une simple coloration du spectre orchestral, des accompagnements très audibles, des contrechants de motifs importants… mais aussi beaucoup de solos, de ponctuations motrices comme il en propose souvent pour les bois (voir par exemple cet instant ineffable-ci dans la Deuxième symphonie). Et dans cette Quatrième Symphonie, il offre davantage encore : le basson est régulièrement à la source de l'impulsion d'un nouveau thème ou d'une articulation décisive, quand ce n'est pas tout de bon, comme dans le mouvement lent, lui qui offre le motif central.

… À travers ce parcours, je crois qu'on perçoit deux aspects importants de la fascination qu'impose Beethoven à ses auditeurs : le vertige des motifs (au besoin autonomes de la forme thématique post-classique), qui tournoient, se transforment, sortes d'incantations omniprésentes.
Mais aussi, peut-être moins souligné, la qualité d'orchestration de ses œuvres symphoniques : les instruments ne remplissent pas une musique pré-établie (souvent au piano, mais pas nécessairement), ils semblent au contraire, par la répartition de leurs interventions, susciter la musique. Au lieu d'apporter de la variété dans une forme connue, on a l'impression sans cesse confirmée que les instruments eux-mêmes, comme pourvus d'une volonté propre, imposent à la musique un déroulement en accord avec leur propre personnalité. Cet équilibre très particulier, qui rend chaque partie passionnante – il était amusant de convoquer le basson, mais on aurait pu le faire encore plus aisément pour la clarinette, les cors, les timbales, sans même parler du hautbois et des cordes (les trompettes, du fait des limites de leur facture à l'époque de Beethoven, étant sans doute les seules à s'ennuyer un peu) –, n'est pas pour rien dans la force de persuasion du massif orchestral le plus joué au monde.

Je crois, au demeurant, que Beethoven doit être à peu près le seul compositeur rebattu dont je ne songe jamais à me plaindre, tant sa programmation me paraît nécessaire, légitime et logique. (Je veux dire en dehors de mes goûts personnels, parce que je ne râle pas non plus quand on me propose des symphonies de Schumann ou de Tchaïkovski, même si c'est tout le temps – mais c'est parce que je les réentends volontiers, pas parce que ça me paraît aussi impératif, toutes géniales qu'elles soient.)



E. Par qui ?

Pour commencer, et réécouter sans tarder la symphonie en repérant tous ces petits détails, j'ai proposé en début de notule une très bonne version mise à disposition par le producteur du concert (Philharmonique de la Radio Néerlandaise & Dmitri Slobodeniouk, proposée par Avro).

Pour le reste, Beethoven résiste remarquablement à tous les traitements, donc le choix de la version n'est pas forcément décisif – je l'ai déjà dit, j'ai été très satisfait d'entendre l'Orchestre Universitaire de Bordeaux jouer la Cinquième deux fois plus lentement que la norme, et avec des écarts de justesse de l'ordre du quart de ton dans les cordes (au bout d'un quart d'heure à répéter le mouvement lent, le violoncelliste solo s'est aperçu qu'il jouait un ré au lieu d'un do, personne n'avait rien remarqué). Pourtant, ça fonctionnait très bien, parce que (outre l'enthousiasme communicatif des musiciens) la simplicité et la force de la structure de cette musique restent présents quelle qu'en soit l'exécution – ce n'est pas comme une œuvre avec des accords complexes et inhabituels (façon Szymanowski), ou alors fondée sur le style juste (Mozart…), qui sont sensiblement plus fragiles, et surtout si les musiciens sont un peu à la traîne.

Mais tout de même, si jamais vous avez envie de fouiller… Dans celle-là, je vais plutôt vers Hogwood et le dernier Harnoncourt (avec le Concentus Musicus Wien), Zinman aussi. Si vous êtes plutôt tradi, Solti-Chicago (la première intégrale de 74, la seconde de 84 a les mêmes caractéristiques, avec quelques défauts en sus) ou Wand-DSOB sont de très belles réussites.

Côté intégrales, je reviens inlassablement à Dausgaard, Immerseel, Hogwood, Gardiner, Goodman (donc à peu près toutes les versions sur crincrins et pouêt-pouêts, ou qui s'en inspirent comme Dausgaard), mais aussi, côté tradis, à Dohnányi l'équilibre parfait), Karajan (77, je l'assume), Solti 74 et Hickox – avec quelques autres plus inégaux (Leinsdorf, Szell) ou moins superlatifs (Zinman, P.Järvi, Wand-Hambourg, Abbado-Berlin) qui restent largement grisants.

L'essentiel de tous ces gens se trouvent aisément sur les sites de flux légaux (Deezer, MusicMe) ou semi-légaux (YouTube, vu les accords passés), et pour large part sans chercher trop longtemps chez les disquaires.



Il existe bien sûr nombre d'autres raisons pour lesquelles on/vous/les-autres/moi aimons Beethoven, et je n'ai pas réellement abordé la fabrique mélodique, ni sérieusement la structure, ni même (mais c'est toujours plus délicat à expliquer à un public non défini) l'harmonie. Partie remise, pour de prochaines aventures !

samedi 9 juillet 2016

Pourquoi le Crépuscule des Dieux est-il si pénible ? – Une évolution dans l'usage des motifs wagnériens


Une question que je me pose depuis fort longtemps, et à laquelle les années et l'expérience m'ont permis d'apporter quelques réponses successives.

1. [À 4 ans.] Mourir, ça fait mal. Surtout par le feu.
2. [À 17 ans.] C'est quoi, cet acte I avec cinquante tableaux, qui revient au point de départ, qui parle pendant des heures pour ne rien dire, avec des personnages caricaturaux, et qui dure plus longtemps qu'un opéra de taille déjà respectable ? 
3. [À 19 ans.] Wagner a commencé son poème par le Crépuscule, et il avait encore beaucoup de chemin à parcourir avant de devenir un poète supportable.
4. [Après.] C'est gros, c'est lourd, tout de même. Étrangement assez mal orchestré (forcément, quand on fait bramer les cuivres, le détail est un peu gommé…), juste avant cette orfèvrerie délicate qu'est Parsifal, et après des œuvres qui ont toutes montré une science, une vision inédites en la matière.

Et pourtant, à la lecture de la partition, l'œuvre cumule les points forts : l'harmonie n'a jamais été aussi audacieuse, le contenu musical à la fois aussi complexe, hardi et pléthorique – le saut qualitatif, en matière d'ambition d'écriture, déjà considérable entre La Walkyrie et Siegfried, se reproduit entre Siegfried et le Crépuscule. Ce n'est plus le collage de motifs simples, relié par de petits récitatifs, comme dans L'Or du Rhin, mais une colossale arche ininterrompue où le flux continu de Tristan se mêle aux allusions subtiles propres au Ring.

Néanmoins, de mon point de vue, cela ne fonctionne pas tout à fait, et pour plusieurs raisons. Comme je m'étonne de ressentir exactement les mêmes réserves après ces années, alors que les poèmes misérables (Tristan), les proportions absurdes (Die Meistersinger, Parsifal), les tunnels apparents (en particulier dans le Ring) m'ont laissé percevoir au fil du temps tant de merveilles (et les plus belles sont souvent les moins évidentes aux premières écoutes, chez Wagner), je me suis demandé la cause de cette réticence spécifique au Crépuscule, censé couronner le grand-œuvre.

[Aujourd'hui.] Il est sûr que le livret mal proportionné et peu intéressant (les seul ressorts en étant un philtre artificieux et un méchant très méchant qui fait le mal en faisant le mal) déçoit forcément quand on nous promet Ragnarök – la dimension épique échappe un peu, portée seulement (à l'exception des Nornes) par la musique, lorsque le texte se tait enfin au bout de quatre heures et demie. Mais Tristan ne fait pas mieux, et se déroule avec beaucoup plus de naturel.

Je crois que la raison tient à la structure des motifs – je ne prétends pas en faire une cause unique ni une appréciation universelle, mais il y a en tout cas des observations mesurables à faire de ce côté.

Prenons, aux extrémités du cycle, deux motifs, l'un qui apparaît dans Das Rheingold, l'autre seulement dans Der Götterdämmerung.

[[]]
Motif de l'Or du Rhin, au premier tableau de Das Rheingold (apparition de l'or sous les rayons du soleil).
Version utilisée : Kirill Petrenko, Bayreuth 2014 (bande radio).
leitmotiv rheingold
Image empruntée à l'excellent Richard Wagner Werkstatt, avec recueil non exhaustif mais incluant image et son pour un grand nombre de motifs, ainsi que leurs ouvrages d'apparition et de réitération.

Ce motif est constitué de la matrice la plus simple qui soit : un arpège, c'est-à-dire l'usage successif des trois notes d'un accord de base. C'est ainsi que Leporello s'exprime dans l'Introduction de Don Giovanni (dans le solo et le trio), c'est ce que font les compositeurs de l'ère classique avec leurs basses d'Alberti, que Donizetti accompagne ses chanteurs, que les pianistes virtuoses habillent les traits des concertos, etc. Il n'y a pas plus sommaire.
Sa seule distinction tient dans l'ordre des notes et surtout le rythme utilisé, qui lui procurent son caractère reconnaissable.

J'aurais pu aussi convoquer le motif de l'épée, sur le même modèle (arpège d'ut majeur, si bien que cela ressemble furieusement aux traits de trompette utilisés sur les navires), de l'arc-en-ciel, ou dans un autre goût du Walhalla, qui utilise seulement les enchaînements les plus simples de l'harmonie occidentale, et ainsi de suite.

Ces cellules extrêmement simples, qui tiennent en deux mesures, permettent au motif de réapparaître sans mobiliser un thème entier, de se combiner avec d'autres (c'est saisissant au début de L'Or du Rhin, où les motifs attachés à la Nature, au Rhin,  aux Filles du Rhin, au Chant des Filles du Rhin, à l'Or se mêlent comme des variantes, des mutations, des parties d'un même tout primordial). Par ailleurs, sa simplicité le rend immédiatement identifiable et très jubilatoire (un petit arpège majeur ou une cadence parfaite, ça met tout de suite de bonne humeur).


Or, les motifs qui apparaissent dans Siegfried et surtout dans le Crépuscule sont de tout autre nature.

[[]]
Motif du meurtre, au dernier tableau de Der Götterdämmerung (récit de l'assassinat de Siegfried devant Gutrune).
Version utilisée : Badische Staatskapelle, Günter Neuhold (plusieurs labels, ici Bella Musica).
leitmotiv meurtre
(Même source.)

Rien que le visuel est limpide : une blanche + le quart de sa valeur pour débuter, et puis une accacciatura, un trille, le tout sur trois bonnes mesures dans une harmonie complexe.

Le motif est plus difficile à identifier, est beaucoup moins exaltant – l'Anneau ou le Heaume, même vénéneux, sont des motifs concis, de personnalité simple, qui se déforment, peuvent transmuter, entrer dans la composition d'autres motifs. Surtout, il occupe trop de place : vu sa longueur et ses contraintes harmoniques, lorsque l'orchestre l'énonce, il ne peut plus énoncer que celui-là. Toute la dimension équivoque, tout l'aspect de clin d'œil, de sous-texte disparaissent et laissent place à ce type de grand thème qui ne peut affirmer qu'une idée à la fois (et puis le meurtre, franchement, que c'est subtil…). L'intérêt infra-verbal des leitmotive en est largement diminué.

Le Crépuscule contient beaucoup de ces motifs contorsionnés, dont la longueur, la complexe, la nature harmonique laissent peu de place à la combinaison, en plus d'être envahissants et assez peu gracieux. (Je suppose que, me concernant, la couleur harmonique plus chargée et moins avenante joue aussi son rôle.)

Il en va de même, bien que le sujet soit secondaire, pour la veine mélodique : il y avait des intervalles simples ou de petits élans dans les épisodes précédents. Dans le Crépuscule, les contraintes d'écriture sont telles qu'on a souvent l'impression de la mélodie se contente d'occuper les notes disponibles – et cela explique aussi, avec la taille de l'orchestre et l'extension invraisemblable des tessitures, pourquoi ces rôles sont inchantables sainement : les intervalles sont tels que tout instrument est mis à rude épreuve (la voix supporte mieux les lignes conjointes ou a tout le moins les intervalles par trop larges entre les hauteurs).

Tout cela se cristallise très ostensiblement dans la première scène de l'acte III : le nouveau thème des Filles du Rhin est plus sophistiqué, ne parvient pas à se fondre dans d'autres comme au début de L'Or du Rhin, donc tourne longuement sur lui-même – et me paraît d'ailleurs passablement moche, comme beaucoup de ces nouveaux motifs, mais je ne suis pas sûr d'être majoritaire sur ce type de sensation impossible à objectiver.

Je crois tout de même qu'on peut tracer un ensemble de lignes de force dans l'évolution de l'usage des motifs dans la dernière journée du Ring – Wagner y utilise certains des nouveaux de façon relativement sommaire, comme l'ont fait certains de ses suiveurs (si Arabella les combine pour exprimer le détail des flux de conscience avec une justesse incroyable, Tosca reste davantage dans l'illustration des personnages principaux, bien que les mutations de motifs y soient remarquables).

Tout sentiment, toute démonstration sur la question éminemment bienvenus, bien sûr.

dimanche 26 juin 2016

Karajan, la battue vaporeuse


Les musiciens sont rarement clairvoyants (du moins pas plus que les autres) sur la qualité des compositeurs, et même sur l'intérêt des interprètes… mais il existe aussi des détails qui passent au-dessus de la tête du mélomane du rang et qui expliquent la singularité de carrières, ou la cause d'inimitiés artistiques farouches…

En réécoutant une série d'enregistrements de Das Rheingold (les meilleurs, en fait : Keilberth 52, Kempe 61, Karajan 67, Solti 83, Weigle, Gergiev…), j'ai été frappé, à nouveau, par une caractéristique de Karajan. En suivant avec la partition, en essayant de sentir la mesure, on s'aperçoit qu'en plus de changer volontiers de tempo à courts intervalles (ce qui n'est pas du tout exceptionnel chez les chef d'orchestre de toutes époques), les appuis de son temps sont comme flous, difficiles à situer précisément si l'on voulait vérifier au métronome.

Cela mérite précision.

Statut de la partition
La partition musicale est une notation destinée, à l'origine, à laisser une trace des constituants essentiels de la musique, à transmettre la trame d'œuvres longues. Au fil du temps, l'individualisation des compositeurs et leur exigence implique l'écriture intégrale de toutes les parties, et la notation des procédés gagne aussi en précision, avec toutes sortes de signes spéciaux. Nombre de manuscrits pré-1750 ne comportent d'indication de tempo sur une partition baroque que si elle n'est pas évidente pour le compositeur. Quand on ouvre une partition de Mahler en revanche, les changements sont incessants à quelques mesures d'intervalle (il y en a tellement que beaucoup de chefs, peut-être faute de temps en répétition, ne les appliquent pas toutes !). La partition devient de plus en plus, au fil du temps, l'essence de la musique composée, là où elle n'était qu'un aide-mémoire.

L'agogique
Malgré le respect tremblant que portent en général les musiciens à la partition (tiens, j'en parlais justement dans la dernière notule), l'exécution métronomique, façon fichier MIDI, n'est pas requise : il existe une multiplicité de façons de phraser et de mettre en valeur la phrase musicale – c'est pourquoi les ensembles constitués sont en général bien meilleurs que de meilleurs musiciens occasionnellement réunis. C'est ce que l'on appelle d'ordinaire l'agogique, la façon de mettre en œuvre la musique écrite. Et cela suppose une multitude de petites libertés par rapport à ce qui est couché sur papier (avec des ratios réguliers). Dans la pratique, quatre noires n'auront pas forcément la même longueur ; j'y avais consacré une notule (à partir de la Troisième de Mahler), autour de la question de l'allongement et des césures en fin de mesure, procédé très courant.
Certains sont plus libres que d'autres (Alexis Weissenberg est quasiment exact, ce qui lui donne cette platitude particulier ; Chopin l'était paraît-il beaucoup trop), mais tous les musiciens l'appliquent (pas du tout de la même façon bien évidemment), sinon l'effet MIDI ou Hanon est immanquable. Karajan comme les autres.
Pour autant, la pulsation reste régulière.

Le rubato
C'est le niveau supérieur : ici, on déforme délibérément la mesure. Les notes n'ont pas la même durée, comme un micro changement de tempo à l'intérieur d'une mesure. Typiquement, les ralentissements à la fin d'une phrase musicale, particulièrement lorsqu'il y a du texte ou un soliste. Karajan l'utilise beaucoup, presque constamment.

Le changement de tempo
D'un groupe de mesures à l'autre, la vitesse de lecture change. Ce peut être prévu par le compositeur ou choisi par l'interprète – Paavo Järvi le réussit très bien dans les transitions entre deux thèmes d'une symphonie, il ajuste progressivement le tempo du premier thème au second, éventuellement en en choisissant un troisième et un quatrième (pas forcément intermédiaires) pour les ponts qui les relient. Là aussi, Karajan aime beaucoup ça (Muti en est aussi un spécialiste, mais choisit en plus de rendre ces contrastes de battue très apparents).

Le cas Karajan
Remerciez-moi de ne pas l'avoir nommé, comme certains de ses contemporains, par son initiale.
C'est l'usage des deux derniers paramètres qui se combinent de façon spectaculaire chez Karajan. Son grand art fait qu'on ne l'entend pas forcément de prime abord, mais le temps fluctue sans arrêt dans ses interprétations, en tout cas à partir des années 60. Ajouté au son enveloppant qu'il cultive, et poussé à un tel degré, cela produit un effet assez déstabilisant. Essayez de battre à la main, même sans partition, la pulsation d'une de ses interprétations. Impossible de tomber juste, l'appui, en plus de ne pas être très marqué, se dérobe sans cesse, un peu avant, un peu après. Même avec un phrasé simple de quatre notes identiques, il semble impossible de prévoir l'endroit exact où va tomber la pulsation. En l'entendant comme en le regardant, on a l'impression d'un geste enveloppant, qui regarde vers l'avant, mais n'insiste jamais sur le temps, quelque chose de flou se dessine au lieu des contours nets de la plupart des autres exécutions.

La preuve par l'exemple
J'ai cherché des extraits pour appuyer la démonstration, mais c'est beaucoup moins évident qu'il n'y paraît : oui, il y a de grands changements de tempo et du rubato, mais le flou que je cherche à caractériser se manifeste sur le durée, lorsqu'on cherche la pulsation et qu'on ne parvient pas à se caler, qu'elle échappe sans cesse.
        Le plus simple était de le comparer à l'absolu du côté opposé, Solti. Chez ce chef, c'est au contraire l'exactitude de la mesure qui frappe, avec des phrasés toujours très droits, presque cassants, et une pulsation très régulière et perceptible. Mais là aussi, dans le détail, ce n'est pas si simple : énorméments de fluctuation de tempo dans leurs deux Tristan de studio, par exemple. Aussi, je me suis rabattu sur la fin de Rheingold, sans retrouver les moments les plus pertinents. Ce n'est donc qu'une illustration assez théorique, pas exactement une révélation, que je vais proposer : ne réécoutez pas avec acharnement les extraits, ils ne sont que modérément significatifs. Dans le dernier récit de Wotan, je vais insister sur la petite ligne de basse descendante après « So grüß ich die Burg » : quatre notes écrites égales.

        [En fin de compte, mes illustrations sont contre-productives et ne montrent pas ce que je veux montrer, je les retire. Mais il y a suffisamment de légendes urbaines en musique, parfois colportées par les « bons » auteurs, si bien que j'ai horreur de faire mine de devoir être cru sur parole.]

rubato rheingold karajan solti

Bien, voilà qui est stimulant, je serai attentif dans mes écoutes les prochaines semaines et reviendrai, si cela peut se réduire à des extraits, avec les exemples adéquats. Quoi qu'il en soit, l'effet d'évidence de Solti (et de raideur, quand on en vient à Bruckner, Mahler et aux Strauss conversationnels) et celui de flottement chez Karajan (ce flux infini comme détaché des contingences de la mesure) sont tout à fait délibérés, et extraordinairement perceptibles sur la durée lorsqu'on ouvre les partitions.

Une conception de la musique
Vers un êthos de la fluctuance. Je prie pour que la mise en forme avec texte barré passe sur vos machines, sinon je suis cuit.
Indépendamment de l'effet (Karajan recherchait ce fondu au delà du seul son, manifestement : jusque dans une liquidité des tempos, se déversant d'une note sur l'autre, d'une section vers l'autre, s'équilibrant sans jamais demeurer stables), j'ai aussi l'impression qu'il s'agit d'une position de principe, d'une vision de la musique, en amont même des partitions. Certains chefs se fond un devoir de jouer régulièrement, exactement ; d'autres ménagent, et quel que ce soit le répertoire, des fluctations, une foule de micro-événements qui animent toujours le discours indépendamment même de ce qui est écrit et prévu.
       En ce qui me concerne, je suis par principe plutôt favorable et sensible à la mise en valeur de la pulsation, même dans les répertoires simples : la sûreté des appuis fait partie des plaisirs de la musique, de même que lorsqu'on anticipe le galbe d'une jolie mélodie ou la résolution d'une tension harmonique. Mais en pratique, j'ai remarqué qu'il n'y avait pas de corrélation entre la position du chef et mon appréciation des interprétations – je ne serais même pas capable, pour un grand nombre d'entre eux, de déterminer l'école à laquelle ils appartiennent sans mettre un enregistrement et y prêter spécifiquement attention : si elle est réalisée avec naturel, la fluctuation de tempo s'entend mais ne se remarque pas. Beaucoup de mes chouchous ont une battue assez droite (de plus en plus fasciné par Solti et Neuhold, sans parler des baroqueux comme Minkowski ou Hofstetter qui dirigent Verdi sans s'arrêter), mais ce n'est pas du tout une règle absolue – justement, Karajan a pour lui nombre d'enregistrements qui paraissent d'une évidence remarquable (même lorsque hors style ou exagérément karajanisés).

En conséquence, je me suis déjà souvent posé la question du respect des musiciens envers les chefs qui jouent avec la mesure : sont-ils considérés comme de vrais techniciens (c'est le cas pour le belcanto – pas baroque, possiblement parce que peu de chefs d'ensemble ont une formation de chef d'orchestre – et le ballet, où la souplesse est capitale, mais dans Wagner ou le répertoire symphonique ?), supérieurs à ceux qui se contentent de battre les temps, ou comme une simple variété différente de chefs (un peu plus narcissique, peut-être) ?

Subséquement, cette maîtrise particulière participe-t-elle de l'admiration des musiciens envers Karajan, où sont-ce d'autres paramètres ?

En tout cas, il me semble qu'il incarne très fortement ce paramètre, qui fait une de ses spécificités, alors même que les partitions ne le requièrent pas forcément et qu'il serait plus simple pour tout le monde de jouer bien régulièrement – et cela fonctionne, témoin Solti et les baroqueux convertis au romantisme. Alors pourquoi se fatiguer à faire du Schumann brumeux ?

--

Ici encore, toute suggestion bienvenue. J'espère revenir vers vous avec des exemples qui alimentent un peu plus précisément la discussion.

David Le Marrec

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