Grâce aux sites de flux, les sélections de CSS peuvent devenir moins
abstraites et plus faciles à écouter. C'est pourquoi j'ai tenté une
liste d'écoute prête à l'emploi.
Le parcours propose les meilleures pistes des opéras majeurs (célèbres ou dignes d'intérêt) du
répertoire français, dans des versions choisies ; et ce depuis les essais scéniques de Guédron (ballet
d'Alcine pour le mariage du duc de Vendôme) au début du XVIIe s.
jusqu'à, pour l'instant, Saint-Saëns – j'irai évidemment jusqu'en 2023,
mais il y a énormément de manques parmi les chefs-d'œuvre du XXIe
siècle, dont certains sont disponibles en DVD, beaucoup en bande radio
ou vidéo, et très peu en CD – c'est encore plus vrai pour les opéras
français, puisque que ceux en anglais disposent d'un petit avantage de
diffusion.
Liste bien sûr ouverte à contestation, débat, questions et discussions. (Je serai ravi d'apporter un éclairage sur la sélection ou un conseil sur une version.)
J'y ai intercalé de petits commentaires pour informer l'écoute (5
minutes toutes les 15-20 pistes, à vue de nez), faciles à zapper mais,
je l'espère, potentiellement utiles.
Je ne fournis pas, pour cette fois-ci, de retranscription : mon script
a tenu dans la liste des œuvres sélectionnées.
Il y en a aura en revanche pour les dernières livraisons du podcast « Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? » et autres
podcasts de vulgarisation.
Par ailleurs, vous pouvez d'ores et déjà jeter une oreille aux
différentes playlists déjà
constituées en consultant mon profil Spotify : l'avantage de la plate-forme est
qu'on peut écouter intégralement les pistes, et en tout cas cela vous
fournit immédiatement un visuel avec toutes les métadonnées, beaucoup
plus rapide pour moi que de le réaliser manuellement. (Et la playlist est exportable, ce qui
fait qu'en cas de fermeture de la plate-forme, je pourrai toujours
partager un tableau avec ces références.)
Parmi celles qui sont déjà bien remplies : dernières écoutes,
nouveautés, histoire de l'opéra italien, peintres, basson, harpe,
sextuors, concertos pour clarinette… et tout cela est bien sûr un work
in progress.
Pour ce qui est de l'opéra français, je vous place ici en image la
liste des titres retenus :
… À bientôt pour la suite et de nouvelles aventures !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
L'agenda de CSS a été massivement mis à jour (voir ici, ou sur le lien en haut de la page). J'y ai relevé beaucoup de petites salles, de concerts d'étudiants de haut niveau, énormément de choses gratuites et originales / exaltantes. N'hésitez pas à y puiser.
(Pour le reste, les liens en haut de page vous donnent aussi accès quasiment en temps réel au commentaire des nouveautés, découvertes discographiques ou en déchiffrage, aux comptes-rendus de spectacles, etc. Les notules prennent du temps à préparer, ce peut vous occuper dans l'intervalle.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Médaille commémorative du bicentenaire de la naissance de Semen
Hulak-Artemovsky, émise par la Banque d'Ukraine (2013).
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Panorama de la musique ukrainienne – 9 : Hulak-Artemovskiy,
a) contexte historique général
Nous voici rendus au cœur du sujet : l’apparition d’une musique
nationale ukrainienne, pensée comme telle. Attention, je vous préviens…
ce sera une période courte.
Je suis obligé, pour que vous puissiez comprendre ce qui est en jeu, de
proposer un rappel sur l’histoire de l’Ukraine pré-1800 en quelques
secondes. Mes excuses à ceux qui maîtrisent déjà le sujet, je vais le
survoler en quelques instants avec les très faibles connaissances que
j’en ai.
Au Moyen- ge, le mot et le concept d’Ukraine n’existent pas encore.
L’essentiel du territoire actuel (à part le Donbass actuel à l’Est et
toute la côte au Sud) est inclus dans le royaume polono-lituanien, qui
remonte au XIVe siècle et occupe une grande verticale Nord-Sud dans
cette Europe orientale. À son extension maximale au XVIIe siècle,
l’ensemble recouvre les territoires actuels de l’Estonie, de la
Lettonie, de la Lituanie, l’essentiel de la Pologne (sauf l’Ouest du
pays, qui n’était pas polonais à l’origine, mais des territoires de
langue allemande pris à l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale en
dédommagement de la partie Est de la Pologne annexée par les
Soviétiques), toute la Biélorussie et un petit bout de la Russie
attenante, plus les parties de l’Ukraine déjà citées.
C’est un ensemble politique considérable, qui règne sur plusieurs
nations, et qui impose même des tsars à la Russie (en compétition avec
la Suède), ce qui explique une partie de la rancœur et de la paranoïa
russe, aujourd’hui encore, dans les médias qui assurent que la Pologne
complote pour contrôler (voire envahir) la Russie.
Cette longue intégration des territoires ukrainiens dans le royaume
polono-lituanien explique les doublets de vocabulaire polonais / russes
dans le lexique ukrainien, dont il a été question dans le premier
épisode de la série : beaucoup de mots existent en deux versions en
ukrainien, l’une avec un radical issu du polonais, l’autre du russe.
(ce qui fait que Polonais et Ukrainiens se comprennent assez facilement)
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes orthodoxes refusent le
servage et l'assimilation aux Polonais catholiques. (Le ruthène est la
quatrième langue slave orientale avec le russe, le biélorusse et
l'ukrainien). Ils sont utilisés comme rempart contre les Tatars puis
les Turcs : ce sont les fameux Cosaques, c’est-à-dire des hommes libres
(ni aristocrates, ni asservis, et à l’origine semi-nomades) qui étaient
engagés comme supplétifs dans les guerres contre les musulmans aux
frontières. Ils étaient particulièrement redoutés pour leur bravoure :
ils suivaient un entraînement militaire avancé, et leur statut original
a beaucoup fait rêver et suscité le mépris ou la crainte chez leurs
contemporains des autres nations.
On les considère en général comme les ancêtres de l'Ukraine en tant
qu'État car aux XVIe et XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent
par chasser les Polonais, avec l'aide des Tatars et des Russes. Ces
derniers font des Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine
autonomie, une Marche (et le mot qui signifie « marche » a donné… «
Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (la Galicie) est
intégrée dans l'Empire autrichien. De là provient le style
architectural et le développement spécifique de cette région,
aujourd’hui encore davantage tournée vers l’Europe centrale. Pour le
reste du territoire, Catherine II supprime d’autorité l’autonomie des
Cosaques, qui deviennent de ce fait sujets de l'Empire russe.
C’est là où nous en sommes à l’époque qui nous intéresse aujourd’hui :
au milieu du XIXe siècle, l’Ukraine est une région périphérique de la
Russie, une minorité nationale intégrée à l’Empire, et qui sert
toujours de zone protectrice pour éviter que ses frontières proprement
russes ne soient inquiétées par les voisins ennemis.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement parcouru quelques repères
sur le sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je
l'étais il y a quelques mois encore, y trouveront de quoi penser. (Je
me figure qu'il existe toutes sortes de débats nuançant ce que
j'esquisse ici.)
Mais je crois que cette perspective n’est pas inutile pour comprendre
la naissance du mouvement national ukrainien, dont je vais vous
entretenir dans le prochain épisode.
(Pour conclure, Prélude tiré des
Zaporogues au delà du Danube, rapidement déchiffré par mes
soins, pardon pour les nombreuses imperfections et les audibles
précautions.)
[[]]
Musique ukrainienne – 10 : Hulak-Artemovskiy, b) la gromada
& le mouvement national
Après une présentation très rapide des frontières et des appartenances
politiques du territoire, j’en viens à ce qui nous nous intéresse plus
précisément, en lien direct avec l'histoire musicale du pays.
Avec le romantisme et le souffle de 1848
(année de multiples révolutions en Europe), les Ukrainiens s'emparent
de leurs propres mythologies et de leur propre folklore musical, comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs : la
population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre.
Cependant, après l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce
frémissement : le nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite
Russie » ; il est même interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie (la partie Ouest,
autour de Lviv, qui appartenait à l’Empire austro-hongrois), il
subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit donc très bien
aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites y sont
majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite.
Elle débute avec l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du
XVIIIe siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a
vu dans les épisodes 6,7,8). On pourrait même dire un peu plus tard,
avec la naissance du sentiment national fort au fil du premier XIXe
siècle.
Et elle s’achève très vite par l'interdiction de la diffusion de la
langue ukrainienne par l'oukase d'Ems en 1876.
Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier aisément une
musique intrinsèquement ukrainienne – la tutelle russe a tout fait pour
la rendre impossible à diffuser. On comprend bien que dans ce contexte,
seul un folklore oral pouvait exister, tandis que la musique savante
vocale en ukrainien était tenue dans une quasi-clandestinité.
[Moi aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le terme
affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris, un
hommage aux origines de l'Empire russe – qui remontent
traditionnellement à la Rus’ de Kyiv.
Or, en réalité, l'Ukraine, au même titre que les autres minorités de
l’Empire, est le paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle
– je vous passe les épisodes mieux connus des répressions politiques au
XXe siècle, de l'élimination méthodique des syndicalistes et des
élites, de l'abolition de la République, de la famine organisée,
etc. En somme, ce qui se passe aujourd'hui n'a dû surprendre
personne d'informé, je crois – oui, j’admets que je fus surpris.]
(Petite marche rapidement déchiffrée, pardon pour les imperfections.
Elle aussi tirée de l’opéra Les Zaporogues au delà du Danube.)
[[]]
Musique ukrainienne – 11 : Hulak-Artemovsky, c) chanteur et
compositeur
Après ce contexte nécessaire pour comprendre l’éveil national
ukrainien, venons-en au héros du jour.
Semen Hulak-Artemovsky, le premier compositeur emblématique de la
musique nationale ukrainienne. Il a commencé sa carrière comme
chanteur, mais aussi a aussi officié comme ethnologue et a même publié
un manuel de statisticien…
[On peut trouver Гулак-Артемовский graphié en Hulak ou Gulak suivant
les partis pris de translittération du « Г » (« guè ») cyrillique, et
Artemovsk-y ou -iy, même si je vous ai indiqué en titre la graphie la
plus courante. Pour plus d'information sur les translittérations
ukrainiennes, je renvoie à ce point complet par Lulu sur l'excellent forum Classik.]
Pour le situer, il est né en 1813,
est mort en 1873. C’est l’exacte génération de Verdi et Wagner,
de trois ans le cadet de Schumann et Chopin. L’époque où l’on plonge
dans le plein romantisme musical, où les liens avec la tradition
classique sont remplacés par de nouvelles normes – du moins en Europe
occidentale.
Il faut peut-être que je dise un mot de ce décalage : on a l’image
d’une histoire de la musique fondée sur de grandes innovations, mais en
réalité ce sont des points d’exception au sein d’un océan d’œuvres plus
conservatrices, dans des styles qui peuvent durer très longtemps après
les coups de tonnerre de Beethoven, Wagner ou Stravinski. Et dans les
pays plus éloignés des lieux de l’innovation musicale, le cheminement
de nouvelles idées musicales peut prendre des décennies de décalage.
Par ailleurs, il existe également un effet d’inertie autour de la
relation entre littérature et musique : je vous renvoie pour cela à l’épisode 12 de la série « L’opéra ? », où je
tente d’expliquer les raisons de cette asynchronicité. Tout cela pour
dire qu’il n’est pas étonnant qu’un compositeur contemporain de Chopin
et Wagner écrive une musique qui nous paraisse plutôt apparentée à des
générations antérieures, ce sont plutôt Chopin et Wagner qui
constituent des exceptions, et cela ne concerne pas que l’Ukraine, mais
bien la plupart des nations musicales.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est formé à
Kyiv (au Séminaire théologique !), repéré par Glinka qui cherchait un
Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré comme l'opéra
fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects rossiniens qui
subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes
précédents, vous ne serez pas surpris qu'on ait envoyé Hulak pour se
former en Italie – il fait ses débuts à Florence en 1841. Il brille à
l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à Moscou : Masetto dans Don
Giovanni, Ashton dans Lucia di Lammermoor…
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля (« Noces ukrainiennes », 1851) est, si
je comprends bien mes sources (en ukrainien…), une collection de
chansons qu'il regroupe pour servir de structure à une petite intrigue
(où il chante lui-même le beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa (« La veillée
d'Ivan Koupala », 1852).
En tant que compositeur, il est donc surtout tourné vers la voix, et il
reste célèbre surtout localement, pour des chansons ukrainiennes et…
Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky
de Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur (en
1863), puis au Bolchoï de Moscou l'année suivante !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la région à
l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement ukrainien
: elle raconte la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des
Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais
oui, Zaporizhzhia (en translittération anglophone), désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne, autour de la fameuse
centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du pays actuel, vers
l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques d'où émana plus tard
l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, les Cosaques obtiennent le pardon du Sultan et
peuvent retourner sur leurs terres. Cette figure du Turc généreux est
très courante dans l’opéra du XVIIIe siècle, où elle est emblématique
de l’oriental, incompréhensible mais sage – que ce soit dans Les Indes Galantes de Rameau ou dans L’Enlèvement au Sérail de Mozart.
Il s’agit d’une figure allégorique de la sagesse, du triomphe sur les
passions (sous les traits d’un personnage dont le pouvoir sans limite
et la culture exotique ne semblaient pas le prédisposer à la
tempérance), mais pour les Ukrainiens, il s’agit aussi d’une histoire
réellement locale et nationale ! (Leurs luttes et alliances avec
les Tatars, par exemple, ont une grande place dans leur histoire, par
exemple lors de la rupture avec la Pologne et l’alliance avec la
Russie, et bien sûr lors des déportations staliniennes des Tatars de
Crimée – territoire qui est, depuis devenu un composante territoriale
de l'Ukraine, et dont l'histoire est ainsi entrée dans les consciences
locales.)
C’est un opéra des origines de la nation, et aussi de la captivité, une
sorte de Nabucco à
l'ukrainienne ! L’histoire de la rencontre de civilisations
rivales également. Gai et folklorisant, on peut y voir une collection
de chansons autant qu'un opéra ! Voyez par exempe l'arioso de
Karas, le rôle tenu par le compositeur lors de la création. Mais on y
rencontre aussi des airs très lyriques, par exemple celui du Sultan.
Cependant, dès 1876, l'oukase d'Ems
bannit l'impression d’ouvrages en ukrainien, et l'opéra est interdit de
représentation. Il ne revient sur scène qu'à partir de 1884, par une
troupe ukrainienne.
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
(Comme il n’existe pas, je crois, de version libre de droits des
Zaporogues, rapide déchiffrage
par mes soins de l’air du cosaque Andreï – je crois l'avoir par erreur
appelé « Prince » dans le podcast, sans doute par contamination
de Guerre & Paix –,
avec toutes les précautions d’usage : j’ai dû fusionner
l’accompagnement, la ligne du ténor, le chœur, tout cela sans l’avoir
préparé. Ce n’est clairement pas parfait, mais propose une petite idée
sonore de ce qu’est l’une des pages les plus célèbres de tout le
catalogue du compositeur.)
[[]]
Musique ukrainienne – 12 : Hulak-Artemovsky, d) l’honnête
homme
Pour finir sur la partie biographique, trois anecdotes qui me
paraissent révélatrices.
¶ Hulak n'est pas
qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette élite éclairée,
un honnête homme qui s'intéresse à l’éthnologie, à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage nommé Tableaux statistiques et géographiques
des villes de l'Empire russe, alors même que sa carrière bat son plein
(en 1854). Sa démarche de mettre en valeur le folklore et la langue
n'est donc pas à rapprocher d'une forme de chauvinisme nationaliste,
elle est plutôt le fruit d'un intérêt pour le vaste monde, d'une sorte
d'éveil de la conscience à une multitude de disciplines et de
patrimoines, à commencer par celui que l'on a près de soi et que l'on a
longtemps négligé.
¶ En février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque nationale d'Ukraine émet
une pièce commémorative en argent, signe que le compositeur, même s'il
n'a pas à l'étranger la même réputation emblématique que Lysenko, est
toujours considéré comme un maillon considérable dans la formation de
l'identité ukrainienne. (Et notez bien que cela a eu lieu avant la
cristallisation des crispations identitaires depuis 2014 !)
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de Donetsk
(ville principale de l’Est colonisé par la Russie en 2014) proposait La Fiancée du Tsar – qui raconte
comment le tsar russe Ivan le Terrible extorque le consentement des
femmes qu'il aime, mais le raconte tout en le glorifiant… Ce n'est pas
seulement un symbole, c'est aussi le symptôme de deux visions du monde
qui s'entrechoquaient déjà, celle d'une nation ukrainienne autonome
(qui, se crispant autour de la guerre civile à l'Est, a tendance à
marginaliser la langue russe), et, en miroir, le mythe d'une Russie
protectrice – d'une protection prédatrice, comme protège le parrain ou
le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en éclat ces tensions
fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture (voire dans une guerre
qui pouvait être considérée, peut-être à tort, comme civile) pour
établir aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de
fractures dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est
même plus possible de discuter – considérant le mur de l'information
totalement divergente. Mais il est frappant de constater comment ces
œuvres et ces langues d'une part émanent d'un fonds culturel spécifique
et profond (et antagonique), d'autre part annoncent des fractures entre
les territoires et les peuples.
(Et voici l’air du sultan dans les Zaporogues,
rapidement déchiffré au piano, pardon pour les nombreuses
imperfections.)
[[]]
Musique ukrainienne – 13 : Hulak-Artemovsky, e) l’impact
Je voudrais ici dire un mot sur les implications de toutes les
remarques précédentes.
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 4 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible avec une connaissance
fine du folklore, des thèmes des chants ukrainiens traditionnels ou de
leurs tournures mélodiques / harmoniques spécifiques, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cette petite série, autour de Hulak-Artemovsky
et de l'école nationale ukrainienne du milieu du XIXe siècle, apporte à
mon sens une coloration différente : il existait une conscience ukrainienne, et une
musique qui se fondait sur le folklore (histoires et mélodies), dont la
saveur se distingue des œuvres russes de la même période. Il existait
même une certaine tension entre les deux mondes : Lysenko refusa à
Tchaïkovski – j’y reviendrai dans les prochains épisodes – la
traduction d'un de ses opéras pour une exécution en Russie. Pour lui,
la langue était véritablement consubtantielle de son œuvre, et le
projet même de ses compositions était de mettre en valeur un patrimoine
spécifiquement ukrainien, et certainement pas d'en faire un succès
international dont la forme, et particulièrement la langue, seraient
des variables relativement indifférentes. 30 ans à peine après
l'éclosion de l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la
question en bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins
celles contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait
eu une activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie
(l’Ouest de l’Ukraine actuelle, où se trouve Lviv, était en effet
administrée par l’Empire austro-hongrois), et où l'Empire, justement,
garantissait cette liberté linguistique. Les élites y étaient plutôt
restées de langue polonaise, de ce que j’ai compris. (Le degré de
précision des recherches à effectuer pour l’affirmer avec assurance est
un peu trop considérable pour un point plutôt secondaire de cette
fresque, je n’ai vérifié cela que très superficiellement.)
Il faut donc voir que s’il n’y a pas une identité sonore très forte de
la musique ukrainienne (je suis persuadé qu’elle existe, mais elle est
peu décelable pour le mélomane généraliste, disons), c’est par
impossibilité pratique, et non par volonté – elle était bien là, et fut
étouffée.
Tout ce processus d’interdiction et
de répression advient à l'époque où la Norvège invente ses deux
néo-langues nationales, où les peuples des villes se soulèvent de Paris
à Budapest et un peu partout en Italie… Il y a là quelque chose de
puissant dans l'évolution des consciences nationales à l'échelle de
l'Europe, abondamment documentée par les historiens, mais qui touche
aussi jusqu'à l'existence des langues… et à l'esthétique musicale !
En ce sens, le sort de la culture ukrainienne fut à rebours de maint
autres pays d’Europe, où les spécificités locales ont au contraire
fleuri et été magnifiées.
Non seulement il existe un projet
ukrainien spécifique, donc, mais en regardant l'histoire
politique d'un peu plus près, je découvre pour ma part l'oppression
structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe siècle : révoquant
des droits (l’indépendance des Cosaques qui avaient été leurs alliés,
la liberté linguistique comme on vient de le voir…), tout cela va
jusqu’à supprimer le nom d' « Ukraine » (ce pauvre mot qui voulait déjà
dire « Marche », « État-tampon »)… pour le remplacer par «
Petite-Russie », nom que je croyais affectueux, reflet de cette
fraternité dont on nous a temps parlé… C’est en réalité un euphémisme
puissamment orwellien, qui en interdisant un mot, tente d'interdire la
pensée. Le communisme n'a pas inventé la langue de coton, ni l'éthique
de l'Ogre. Il s’agit d’une tradition très ancienne et très documentée
de la Russie tsariste – certains observateurs se sont chargés de
compiler les territoires de la périphérie russe qui ont subi le sort de
l’Ukraine actuelle, et ils sont fort nombreux depuis 200 ans, avec les
mêmes crimes de guerre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que ces derniers épisodes permettent de compléter les constats émis
autour de la « Grande Matrice » : il est difficile de différencier la musique ukrainienne
de la musique russe… mais il existe une aspiration à une musique
spécifiquement ukrainienne, et cette indifférenciation est surtout le
fruit de structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens
étaient éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. (Je parlerai plus tard du rassemblement des
trouvères ukrainiens organisé par le pouvoir soviétique pour les
massacrer.) S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement ukrainienne,
c'est donc moins par manque de désir ou de distinction réelle que par
une impossibilitépolitique, les talents étant
accaparés ou exilés et les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
Je suis navré de vous offrir cette conclusion peu égayante, mais vous
avez bien vu le monde comme il va, adressez vos réclamation à qui de
droit, à Dieu, aux divers démons, au premier protozoaire ou à la morale
défaillante du LUCA, selon vos convictions – mais ne blâmez pas
le messager s’il vous plaît – je ne cherche qu’à vous égayer en
partageant quelques découvertes qui m’ont moi-même fasciné.
Prochaine étape : Mykola Lysenko évidemment, la superstar de l'opéra en
ukrainien. Pour lequel j’aurai des inédits à proposer !
(Je vous laisse avec une danse tirée des Zaporogues, qui reprend une partie
du matériau de la marche qui concluait l’épisode 10. Comme d’habitude :
je suis en train de la déchiffrer, il s’agit de vous donner une
ambiance sonore, beaucoup d’imperfections – mais comme je ne dispose
pas d’interprétation libre de droits, voyez ça comme du mieux-que-rien.)
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Musique ukrainienne – 6 – Triade d’Or : les Ukrainiens ont
inventé la musique russe (Berezovsky)
Qu'est-ce qu'un compositeur ukrainien ?
Comme mentionné dans les épisodes précédents, la distinction rigoureuse
entre langage musical ukrainien
et langage musical russe
paraît, à
grand échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances
significatives, notamment dans le folklore (toutes les régions russes
n'ont pas de folklore polyphonique – c’est-à-dire à plusieurs voix
–, tel celui qu'on a observé ensemble dans le deuxième épisode de
cette série).
En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de
concert, il est à peu près impossible (en tout cas avec les éléments
dont je dispose, en tant qu'auditeur essentiellement) de proposer une
distinction purement musicale (et fiable) entre la sphère ukrainienne
et la sphère russe.
Pour plusieurs raisons (et c'est ce qui est intéressant) :
¶ les frontières de l'Ukraine
fluctuent énormément entre son époque
polono-lituanienne d'une part (le double Royaume de Pologne et
Lituanie, si puissant qu'il a pu influer activement sur la succession
des tsars), c'est une époque où l'Ukraine s'étend plus à l'Ouest et au
Nord qu'aujourd'hui, et d'autre part l'époque soviétique, où elle
s'élargit largement vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui
est ukrainien et qui est russe (ou autre chose) ;
¶ les grands compositeurs ukrainiens,
que ce soit à l'époque des tsars
ou des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont
même, pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité
celui qui prévaut dans les capitales russes.
J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukraïnité :
tout compositeur qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme
ukrainien (ancêtres, naissance, langue, lieu de vie…) sur une portion
de territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque
quelconque, peut être inclus.
Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre
de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples
frères devant le nombre de grands
compositeurs russes qui sont d'une
façon ou d'une autre ukrainiens, et vice-versa – même si depuis
2014,
la politique et les conflits ont accentué le sentiment d'appartenance à
des entités distinctes. La guerre dont nous sommes les infortunés
témoins et acteurs va sans doute figer cette opposition assez
solennellement, et pour assez longtemps.
Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures
importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce
corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher qui est
ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur
ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion
essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes
russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.
La Triade d'or
Aux origines de la musique russe autonome – c'est-à-dire non écrite par
des compositeurs italiens de passage ou installés –, on trouve trois
noms, de trois compositeurs… tous nés, voire formés, dans l'Ukraine
d'alors ! Ils sont habituellement désignés sous le nom collectif
de « Triade d’or ».
Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore des
sortes
d'archétypes ou de super-héros : ces
ancêtres glorieux président à la
naissance de la musique proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les
premiers « russes » (façon de parler) à avoir composé de la musique
symphonique. Mais ils sont surtout au répertoire pour leur contribution
à l'Obikhod – les compositions qui forment la liturgie musicale
orthodoxe russe.
Berezovsky
Maksym Berezovsky (1745?-1777)
est né à Hlukhiv – dans
l’Oblast de Sumy, à l’extrême Nord du pays actuel, à peu près
équidistant de Kharkiv et Kyiv. Vous connaissez peut-être la ville sous
son nom russe de Glukhov. C'était alors la capitale d'un État-tampon
cosaque d'ethnie
ukrainienne, issu de leur révolte contre le royaume
polo-lituanien qui les dominait jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Cet
État est celui des fameux cosaques Zaporogues (dont on reparlera à
propos des compositeurs romantiques nationaux). Donc bel et bien un
État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv). L'église
Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs restée emblématique du
baroque ukrainien.
Berezovsky est recruté comme chanteurdans des opéras seria à
Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du
Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi (compositeur
important pour le piano, avec des sonates post-scarlattiennes, et pour
l’opéra de l’époque classique, on dispose par exemple d’une Clémence de
Titus au disque). Après avoir été formé par Galuppi, Berezovsky
est
envoyé en Italie où il étudie,
auprès de son condisciple Mysliveček (la
future grande figure tchèque de l’opéra seria), avec le maître bolonais
Giovanni Battista Martini
(rien à voir avec le compositeur français de
« Plaisir d’amour »).
Berezovsky est resté à la postérité comme le premier compositeur de symphonies,
d'opéras, de sonates pour violon & piano en Russie, et
considéré
comme l'un des grands ancêtres de la musique russe. (Il est évidemment
probable que, comme lorsqu'on cite L'Orfeo
de
Monteverdi comme le premier opéra, ce ne soit pas tout à fait
complètement vrai, je n'ai pas un accès assez vaste aux fonds musicaux
ukrainiens du temps pour en être sûr en tout cas, et je me méfie de ce
genre de légendes un peu simples.)
La première symphonie jamais retrouvée d'un compositeur russe est ainsi
l'œuvre d'un… compositeur ukrainien !
Quand on vous dit que c'est
l'Ukraine qui encercle et envahit la Russie, vous ne voulez pas le
croire…
Sa contribution à l'Obikhod
(les compositions de l'ordinaire liturgique orthodoxe, leur psautier en
quelque sorte) est considérable,
et reste un classique du répertoire, au même titre que pour nous
Monteverdi pour l'opéra et Haydn pour le quatuor ou la symphonie. Il
reste toujours programmé dans ce cadre. Pour l'entendre, je vous
recommande le très beau disque de Yurchenko (chez les labels
Claudio ou
CDK).
Je termine cet épisode par quelques extraits de sa musique. Comme je
n’ai pas les droits, je les enregistre moi-même (ce sont des premières
lectures sur un piano mal réglé, n’espérez pas une révélation). Mais
vous aurez ainsi une idée de l’aspect de cette musique, dont il existe
quelques disques et quelques vidéos YouTube.
Je commence par les deux premiers mouvements (rapide et lent) d’une
Sonate pour violon et piano (à
ma connaissance jamais enregistrée) dans
une transcription pour piano seul.
Vous retrouverez dans le mouvement rapide toute la grammaire classique
mozartienne dans la Sonate, avec ses basses d’Alberti (les formules
d’accompagnement typiques), son thème principal pris à la dominante
puis à la tonique (c’est-à-dire qu’il change de hauteur lorsqu’il est
répété), ses incursions furtives dans le mode mineur… De même pour le
mouvement lent, agité par beaucoup de diminutions (notes plus brèves
sur un canevas préexistant, comme des variations) qui animent le
discours, typique de ce que l’on trouve régulièrement dans les
symphonies ou les sonates de Haydn et Mozart.
[[]]
[[]]
Puis c’est une hymne pour la
Communion (Psaume 116, verset 13). Côté musique sacrée, il
existe beaucoup de types d’écriture différents
chez les mêmes compositeurs. J’ai choisi de réserver le pur style
orthodoxe pour Vedel, que nous verrons d’ici deux épisodes, et où le
choix en partitions aisément accessibles est beaucoup plus réduit. Ici,
je vous ai au contaire sélectionné une mise en musique où l’influence
du langage classique européen est patente. L’œuvre doit être
interprétée a cappella, et avec les voix très résonnantes des émissions
slaves orientales (et les doublures des basses octavistes, capables de
chanter à l’octave inférieure des basses standard, technique
caractéristique de la liturgie orthodoxe), on entendrait beaucoup moins
cette filitation européenne et beaucoup plus l’atmosphère religieuse
orientale.
Lorsque vous entendrez la ligne de basse s’exprimer seule, c’est le
moment où est lancé l’Alléluia.
[[]]
Voilà, c’est fini pour cette fois.
À très bientôt pour le deuxième épisode de la Triade d’Or !
Musique ukrainienne – 7 – Triade d’Or : les Ukrainiens,
meilleurs
compositeurs italiens de leur temps (Bortniansky)
Dmytro Bortniansky (1751-1825)
est à peine le cadet de
Berezovsky, mais a vécu près de cinquante ans de plus, jusqu’aux années
20 du XIXe siècle. Comme Berezovsky, est né à Hlukhiv lui aussi. Il
étudie aussi auprès de Galuppi
à Saint-Pétersbourg, qui l'emmène lui-même en Italie ; il
remporte de grands succès à Modène et Venise en composant des opéras
seria.
[L’opera seria, c’est tout
simplement l’opéra à sujet sérieux de
l’époque : on chante des airs a da
capo, avec des reprises et beaucoup
d’ornementations, pour mettre en valeur la voix. Les sujets sont
toujours tirés de la mythologie et de l’histoire gréco-romaines,
parfois des romans de chevalerie. Ce genre occupe la totalité du XVIIIe
siècle italien, et de toutes les cours d’Europe excepté la France.]
Bortniansky réussit donc dans le
genre le plus prestigieux de l’époque,
et de surcroît dans le pays qui l’a créé, et qui voit passer les
meilleurs compositeurs d’Europe pour s’essayer à l’imiter ! Notre
compositeur repart à Saint-Pétersbourg, où il écrit en deux ans, de
1786 à 1787, quatre opéras sur des livrets français !
Toutes ces œuvres françaises sont dues au même librettiste, Lafermière,
sur des thèmes variés typiques de l'opéra comique : Le Faucon, La Fête
du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.
Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à
nous par ses grands concerts choraux
sacrés, dont beaucoup sont restés
dans la tradition de l'Obikhod (le recueil liturgique sonore du culte
orthodoxe russe), et qui marquent la naissance d'une tradition
'classique' de chant sacré en Russie. Il a notamment laissé un grand
nombre de Concertos pour Chœur
ou d’Hymnes Chérubiques,
toujours très
prisés.
Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer ce
fonds.
Comme dans l’épisode précédent, ne disposant pas des droits pour
diffuser des disques, je déchiffre pour vous deux partitions de
Bortniansky, le mieux diffusé des trois maîtres de la Triade.
Je commence par un concerto pour
clavecin en un seul mouvement (ou dont
seul le premier nous est parvenu ?), inédit. Que je jouerai dans un
arrangement pour piano seul. Vous y retrouverez les formules
mozartiennes bien connues (beaucoup de parentés avec les concertos pour
piano, le
Vingtième notamment), les
atmosphères poétiques du concerto de
Dittersdorf (qui a fait les beaux jour des compilations de « classiques
favoris »), les arpèges résonants du clavecin, les unissons
d’orchestre, les notes piquées, les déformations thématiques en mineur,
les traits virtuoses et formules inversées de la cadence. Régulier mais
très séduisant dans ses consonances et ses petites formules, c’est un
coup de cœur pour moi. (J’ai écarté des Sonates que je trouvais assez
formelles et plates.)
[[]]
Et je poursuis par Kol’ Slaven,
un vrai choral assez célèbre de
Bortniansky. Là aussi, la densité de timbre des voix de la Chapelle
Impériale et du chant orthodoxe actuel occulteraient en partie la
grammaire classique de l’enchaînement des accords, qui paraissent alors
à la fois plus complexes et moins marqués par le style spécifique du
XVIIIe siècle. Très belle et douce prière quoi qu’il en soit. (Navré
pour la pédale qui grince, pas agréable sur les chorals. Je
réenregistrerai éventuellement certains extraits si la série a un peu
de succès.)
[[]]
À très vite pour le dernier membre de cette Triade d’Or, dont le destin
est lié de près aux délires assez insensés d’un tsar fou.
Musique ukrainienne – 8 –
Triade d’Or : le bannissement de la musique
profane (Vedel)
Un peu moins célèbre que les deux autres hors d'Ukraine et de Russie,
Artemy Vedel (1767-1800) naît à
Kyiv, y étudie, puis poursuit à
Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi avec un maître italien (Giuseppe
Sarti).
Il laisse à son tour beaucoup de
musique sacrée considérée comme
importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier, décrit comme
notoirement fada, interdise
toute musique hors de la seule liturgie.
Ses partitions, par exemple celles écrites sur les Psaumes (et qui
osent parfois une recherche de contrastes dramatiques, d'effets
proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.
Petit intermède.
Pour vous aider à supporter la gravité de cette interdiction, et
assurer un salutaire soutien psychologique à vos âmes déjà ébranlées,
je vais tâcher quelques instants de remettre en perspective cette
interdiction avec autres événements du règne de Paul Ier, dont ce doit
être le décret le plus raisonnable.
Pour situer, il est fils de Catherine II et de son mari Pierre III… ou
de son amant Saltykov, vous ne saurez jamais. On raconte un nombre
invraisemblable d’anecdotes sur lui. J’en tire quelques-unes d’un
ouvrage (les Fous couronnés)
d’Augustin Cabanès, médecin et
littérateur de la toute fin du XIXe siècle. Le nombre d’ouvrages
d’anecdotes qu’il a publiés sur divers sujets, ainsi que son
attachement à la théorie des humeurs, sa fascination pour la
physiognomonie et la dégénérescence, rendent suspectes ces petites
histoires,
qui ne sont pas toutes sourcées. Je vous les transmets cependant, pour
le plaisir de vous laisser penser que l’interdiction de la musique par
Paul Ier n’était peut-être pas, et de loin, sa décision la plus
fantaisiste !
(Je paraphrase le livre pour les besoins du podcast, ce ne sont pas
nécessairement les mots de Cabanès qu'il aurait été plus cohérent de
reproduire dans le cadre de la notule ; il faut dire aussi que je vous
ai sélectionné les meilleurs épisodes. L'ouvrage se trouve sur Gallica,
pour les curieux, et ne concerne pas seulement Paul Ier.)
Chaque matin, le tsar observait la direction du vent. Affolé par la
Révolution et la peur d’être assassiné, il avait créé une amende pour
les femmes habillées en bleu-blanc-rouge, qui lui rappelaient trop la
sédition à la française. Il accusait régulièrement ses hôtes, même les
plus nobles d’Europe, d’avoir voulu l’empoisonner, lorsqu’un plat
n’était pas à son goût. Il avait fait bâtir un palais-forteresse, où
chacun devait inscrire ses allées et venues. Palais qui était posé au
sein d’une ville fermée où chaque soir, on faisait le décompte des
résidents pour vérifier l’absence d’étrangers. Il fut assassiné
dans ce palais deux mois plus tard.
Pour s’assurer du respect absolu de
ses sujets, il avait interdit la valse (qui suppose qu’on lui tourne
ponctuellement le dos, affront insupportable) et exigeait que la le
genou et la lèvre soient très sonores lors du baise-main fait au tsar.
Quoique parfois désordonné dans ses élans (lorsqu’il s’éprend d’Anna
Lopoukhine, il impose sa couleur préférée à la Cour et fait inscrire
son prénom sur la bannière de ses gardes), Paul est avant tout un homme
d’ordre. Il était un tyran de la mode : la police arrêtaient les hommes
qui portaient un chapeau rond, un bonnet, un pantalon long, un gilet
(car il fallait une veste allemande), de grosses cravates, des
brodequins ou des souliers à rubans, etc. Si un sujet plus fortuné
sortait avec son équipage mais enfreignait un de ses règlements,
l’équipage était saisi, et les chevaux partaient pour tirer les canons
impériaux, les domestiques étaient enrôlés dans l’armée, et le
propriétaire pouvait avoir affaire au fouet.
On raconte qu’il avait
demandé à ses soldats de ranger leur membre caché du même côté pour que
cela ne déforme pas la symétrie de leurs uniformes moulants. Il fit
défiler pendant huit jours un bataillon, dont il mit tous les officiers
aux arrêts, pour ne pas l’avoir salué à la manière qu’il voulait. Un
jour qu’il faisait battre une sentinelle qui s’était endormie, et que
l’impératrice tâcha de l’en dissuader, il la fit mettre aux arrêts.
Si je me suis autorisé cet excursus, c’est qu’en plus d’être méconnu et
très amusant, ce portrait (sans doute largement exagéré pour les
besoins financiers de l’auteur et du libraire) trace des lignes de
force particulièrement similaires à celles qu’on peut constater
en
Russie pendant toute notre histoire de la musique ukrainienne, et
jusqu’à nos jours : le pouvoir absolu qui mène immanquablement aux
abus, l’absence de considération pour la vie humaine lorsqu’on règne
sur un peuple aussi nombreux et aussi contrôlé, et aussi, en filigrane,
la cruauté – vraiment terrifiante lorsqu’on lit les ouvrages
spécialisés – de l’armée russe, depuis toujours. L’anecdote de
l’incorporation des domestiques (lorsqu’on sait ce qui les attendait
ensuite, d’autant plus !) m’a absolument glacé. Et ce n’est, hélas, pas
du tout la plus improbable de toutes celles que j’ai racontées.
Je reprends sur la Triade d’Or.
Berezovsky, Bortniansky, Vedel… Ces trois figures sont un exemple
éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures, ce qu’on pourrait
appeler, chez les amateurs de sciences, une intrication slavique :
indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante
des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir
leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est
pas fini.)
Ces compositeurs sont nés dans deux États ukrainiens : celui de Kyiv,
et la principauté militaire des Zaporogues. Ils y ont été formés. Ils
sont indubitablement ukrainiens.
Et une fois leur talent établi, ils
furent reçus à la Chapelle Impériale et formés par des maîtres
italiens, pour s’ajuster au goût de la cour russe. Ils ont donc écrit
de la musique spécifiquement pour le tsar, et ont par la suite servi
pour de modèle aux compositeurs russes pour des siècles – c’est donc
indiscutablement de lamusique russe, écrite pour le
pouvoir russe, des
phares de tout l’art russe.
Les deux simultanément.
Entendons-nous bien : il s’agit d’entités politiques différentes.
L’État des Zaporogues s’est révolté contre les polono-lituaniens au
milieu du XVIIe siècle, et a servi d’État-tampon, avant son absorption
arbitraire par la Russie au début du règne de Catherine II. (Les
mélomanes connaissent bien Ivan Mazepa, le Zaporogue qui tente, en
vain, de conserver l’indépendance de la dernière portion de cette
région : Liszt, Balfe, Tchaïkovski l’ont mis en musique. Et bien sûr,
le poème de Byron qui décrit son histoire, puis celui d'Hugo dans Les Orientales,
qui se concentre sur sa fin, ont répandu cette histoire dans
l'imaginaire collectif d'Europe occidentale, même si elle semble moins
présente aujourd'hui. )
’TWAS after dread
Pultowa’s day,
When fortune left the royal Swede,
Around a slaughter’d army lay,
No more to combat and to bleed.
The power and glory of the war,
Faithless as their vain votaries, men,
Had pass’d to the triumphant Czar,
And Moscow’s walls were safe again,
Until a day more dark and drear,
And a more memorable year,
Should give to slaughter and to shame
A mightier host and haughtier name;
A greater wreck, a deeper fall,
A shock to one—a thunderbolt to all.
Qui peut savoir,
hormis les démons et les anges,
Ce qu’il souffre à te suivre, et quels éclairs étranges
À ses yeux reluiront,
Comme il sera brûlé d’ardentes étincelles,
Hélas ! et dans la nuit combien de froides ailes
Viendront battre son front ?
Mais, bien qu’il s’agisse de peuples différents, les moyens financiers,
l’influence politique et culturelle de Saint-Pétersbourg, puis Moscou,
sont telles que les meilleurs artistes partent s’y former et y exercer.
Si bien que les meilleurs
compositeurs ukrainiens sont pour la plupart
devenus, dans les faits, des compositeurs de style russe.
La politique commence déjà à expliquer la difficulté de séparer les
styles à l’audition seule, puisque les grands compositeurs ukrainiens
étaient tous aspirés vers le modèle (et les lieux de résidence) russes.
Il ne peut pas y avoir de style spécifiquement ukrainien dans ces
conditions, bien que les compositeurs ukrainiens soient en réalité très
nombreux.
Et vous le verrez, de façon encore plus criante par la suite,
l’histoire de la musique ukrainienne,
que j’abordais sans idée
particulière, recoupe avec une
remarquable fidélité l’histoire de
l’impérialisme russe. Cela a déjà été documenté par beaucoup
d’observateurs informés, mais ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas
tant un basculement inattendu qu’une répétition, quasiment dans les
même termes, de l’histoire du territoire russe et de ses zones
d’influence depuis XVIe siècle.
En attendant, comme pour les épisodes précédents, je vous propose de
déchiffrer pour vous, en cette fin d’épisode, deux pièces d’Artemy
Vedel.
La première, caractéristique des petites audaces de Vedel, évoque le
chant znamenny
(tradition orthodoxe qui fait la part belle aux notes
répétées et aux mélismes),
tout en ménageant des surprises rythmiques
et des effets dramatiques : basses et ténors qui attaquent avec emphase
les mêmes notes en décalé, accords d’hommes et de femmes qui se
répondent comme dans une ouverture ou une tempête d’opéra, pupitres qui
chantent seuls à découvert… Je crois que, même au piano (et mal joué),
on entend
assez nettement cette veine et ces surprises (en tout cas ces ruptures
de ton).
Navré pour les crouik crouik de
pédale assez désagréables dans les accords répétés, j'ai fait avec les
moyens du bord.
[[]]
La seconde est au contraire une longue
pièce typique de l’Obikhod :
psalmodie d’accords répétés à l’infini, avec des pédales (note
fixe à
la basse), des intervalles courts (c’est-à-dire des notes qui se
suivent, et en petit nombre), des harmonies (enchaînement d’accords)
très simples, des formules sans cesse réutilisées. Par de belles voix,
effet hypnotique garanti, qui met très bien en valeur le texte !
[[]]
Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette
fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres
aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le
truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux
folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la
langue ukrainienne, proclamé leur spécificité nationale au XIXe siècle.
Comme vous le constaterez, ce sera une courte période.
Ci-après, retranscription (partielle, je vous encourage à écouter
l'audio qui ajoute des exemples et explicite certaines allusions) pour
les amateurs d'écrit.
--
L’opéra ? – Épisode 12 – Pourquoi
les courants musicaux et littéraires ne concordent-ils pas ?
Si vous êtes déjà un tout petit peu amateur à la fois de musique et de
littérature, vous avez sans doute remarqué une bizarrerie : on parle
d’opéra baroque pour LULLY,
qui a pourtant collaboré avec Molière,
Quinault et les frères Corneille, champions de la
littérature classique. Peut-être plus frappant encore, la musique de
scène pour Esther et pour Athalie de Racine, parangons de la
tragédie classique, a reçu une musique de scène écrite par
Jean-Baptiste Moreau, qui est,
qui répond à absolument tous les critères de la musique baroque. La
question s’étend aux autres arts ; pour l’achitecture et la décoration
de Versailles aussi, on parle plutôt de style classique.
Autre exemple, de nature différente : le romantisme naît en Allemagne
dans les années 1770, mais lorsque les compositeurs de cette période,
comme Gaetano Pugnani, le
mettent en musique, on entend très bien que le langage provient plutôt
de Boccherini et de Gluck, parangons du style classique ! De
même, lorsque les sujets paroxystiques des drames romantiques des
années 1830 sont mis en musique (du moins avant Verdi), on est frappé
par la mesure formelle, encore très classicisante, du style musical du belcanto romantique. (Sur le belcanto, je vous renvoie à l’épisode du podcast qui présente cette génération
esthétique, et que je n'ai pas encore retranscrit sur CSS.)
Alors, pourquoi cela ?
Il existe différentes réponses, et elles varient selon les cas étudiés.
1) Étiquetage
D’abord, la bizarrerie n’est pas toujours dans le style, mais souvent
dans l’étiquetage : on entend bien l’étroite intrication de la langue
de Molière, Quinault ou Corneille avec la musique de LULLY
– qui crée même des mesures à métrique changeante, c’est-à-dire avec
des unités différentes, pour suivre au plus près le débit de la parole
–, ce qui n’était pas du tout à la mode, me semble-t-il, avant lui
! Et il serait tout à fait étonnant qu’au sein de genres aussi
étroitement régulés par le goût du souverain, on ait associé des styles
différents, à la manière d’un patchwork réalisé au petit bonheur.
En réalité, aucune bizarrerie si l’on observe ces arts en leur temps :
le terme de « baroque » apparaît tardivement, de façon dépréciative,
pour désigner une époque qu’on ne comprenait plus, et qui paraissait
moins équilibrée et noble que le style de la génération Mozart.
L’étymologie généralement rapportée, dont je n’ai pas vérifié la
véracité, est barroco, mot
portugais pour désigner une perle irrégulière. En tout état de cause,
c’est dans ce sens que le vocable est employé, et avec une connotation
péjorative qui nous est restée dans le langage courant.
Aux yeux des contemporains de LULLY, c’était bien évidemment un
seul style entre le texte et la musique : le style à la mode, le style
du souverain, un style qui se pensait comme néoclassique effectivement
(sans que le mot ne soit utilisé), dans le sens où il se voulait un
prolongement ou une recréation de l’esprit de la tragédie grecque.
2) Croisements
Ces deux styles ont beau se marier à la perfection, il demeure
véritable que leurs noms correspondent à des préoccupations distinctes
vis-à-vis de ce qui a précédé et suivi : le style classique littéraire
se caractérise par la sobriété, la maîtrise et la grande attention à la
qualité des grandes architectures. Alors que la musique de l’époque des
drames classiques au XVIIe siècle est au contraire fondée sur la
miniature (à l'inverse du développement de la forme-sonate pour l'ère
classique musicale), sur l’ornementation riche, et sur l'improvisation.
Et cette opposition est utile pour la classification en périodes
musicologiques : il existe effectivement une opposition entre la
période classique (dernier quart du XVIIIe siècle) et celles qui
précèdent. L’improvisation de la basse continue disparaît à l’époque
classique, la variation demeure mais le genre-roi devient la forme
sonate (où un ou plusieurs thèmes changent de tonalité, sont reliés par
des ponts, et peuvent s’altérer et se combiner, une forme beaucoup plus
discursive d’une certaine façon), et les ornements deviennent moins
omniprésents. On le sent bien dans les accompagnements, beaucoup
d’accords répétés en croches égales, tout est très droit alors que le
baroque aimait bien davantage les formules plus courbes, les rythmes
plus inégaux.
Le problème tient surtout dans la superposition avec d’autres termes,
venus d’autres disciplines, chacun utilisant « classique » dans un sens
un peu différent et pour des périodes qui n’ont rien à voir – si bien
qu’il ne faut surtout pas, si l’on veut y comprendre quelque chose,
chercher une concomitance de temps ou de pensée entre le classicisme
littéraire et le classicisme musical, qui désignent des écoles
totalement distinctes.
3) Éducation auditive
progressive
L'élément le plus fondamental dont il faut prendre conscience réside
sans doute dans la nature même de l'innovation musicale.
Pour créer une nouvelle école littéraire, on peut changer
instantanément d'idées et de style. C'est rarement le cas, mais le
changement dépend de la seule volonté, et nous connaissons tous assez
bien intuitivement la grammaire pour éventuellement désapprouver, mais
presque toujours comprendre (du moins avant le XXe siècle) le contenu.
Le fonctionnement de la musique est très différent : la musique ne
transmet pas de message verbal articulé et précis, mais davantage des
impressions (et quelquefois des émotions), qui reposent sur une culture
partagée. Un enchaînement d'accords nous émeut par rapport à ce que
nous avons été habitués à entendre – et c'est pourquoi la musique du
Moyen- ge et de la Renaissance, pour ne rien dire de nombre de
traditions extra-européennes, nous paraissent si éloignées
émotionnellement).
Je prends un exemple personnel : autour de moi, énormément de mélomanes
révèrent Bach, sa force vitale, et trouve qu’il leur procure une sorte
d’énergie infinie. Pour moi au contraire, j’ai toujours ressenti les
harmonies (les enchaînements d’accords) de Bach comme très sombre, tourmentés,
inquiétants. Cette perception tient à nos cultures musicales
respectives, et il n’y a rien à faire : elle doit tenir à nos habitudes
d’écoute antérieures, et c’est un ressenti spontané.
Vous me jugerez sévèrement, bien sûr – et il est tout à fait permis de
me juger –, mais je veux illustrer par là que la musique, contrairement
à la littérature, ne contient aucune émotion explicite : nous la
percevons comme nous l’avons acquise, sans garantie que cela
corresponde au projet du compositeur.
En musique, on ne peut pas changer la grammaire et conserver le 'sens'
(qui n'en est pas) : si l'on change l'ordre, modifie une seule note
d'un accord, on change totalement l'effet et pis, on rend
incompréhensible l'enchaînement. C'est la raison pour laquelle, malgré
la qualité des œuvres et le temps qui a passé, l'atonalité reste
difficile d'accès à une majorité du public : elle ne correspond pas au
fonctionnement des musiques qui nous entourent, et seuls les musiciens
très chevronnés qui connaissent le fonctionnement interne de ces
musiques ou les mélomanes qui écoutent Berg
et Webern depuis l'adolescence
parviennent à en retirer des émotions, parce qu'ils peuvent élaborer
sur ce code commun. C'est peut-être la faute des compositeurs d'avoir
voulu imposer des systèmes théoriques à un art très intuitif (un art où
les innovations réussies sont en général plutôt le fruit d'essais
empiriques que de grands systèmes de pensée), mais en tout cas pas au
public de ne pas avoir réussi à suivre… et surtout la faute à la
musique, qui fonctionne ainsi par constitution.
Cette contrainte toute simple s'avère capitale pour comprendre certains
décalages entre musique et littérature.
Dans le dernier quart du XVIIIe siècle, la naissance du romantisme
littéraire va coïncider avec une petite inflexion du style classique en
musique : dans les années 1770, on parle de Sturm und Drang – « Orage et
passions », d'après le titre d'une œuvre littéraire du temps. En
réalité, cette inflexion reste extrêmement modérée : on utilise un peu
plus les tonalités mineures, au sein de formes qui demeurent tout à
fait classiques (formes à développement en particulier). On revient
d'ailleurs à un style encore plus olympien dans les années suivantes,
tandis que le romantisme littéraire s’étend progressivement en Europe.
Et, ce qui est amusant, lorsque Gaetano Pugnani écrit une musique pour jouer
en concert le Werther de Goethe, emblème de la littérature
des affects nouveaux, sous forme de melologo (de mélodrame, voix parlée
déclamée accompagnée de musique, ici d'un orchestre)… hé bien il le
fait dans le goût musical de son temps.
Musicalement, la tension est la même : on entend une véritable musique
du XVIIIe siècle, pas du tout romantique... les tonalités majeures et
apaisées dominent. La durée du mélologue (plus d'une heure de musique)
permet de visiter beaucoup de styles en vogue : le Haydn badin des symphonies, les
pastorales dans le goût Marie-Antoinette, les trémolos menaçants façon Piccinni, les œuvres de la
transition comme les symphonies de Gossec
et Méhul, et parfois même un
peu de Beethoven (plutôt celui
de jeunesse). Quelques jeux d'orchestration mettant en avant les bois
de temps à autre... mais tout cela avec un fort centre de gravité «
Louis XVI », une musique qui a ses ombres, et globalement dans des
tempi modérés, voire méditatifs... mais qui reste assez peu tendue,
presque insouciante.
On pourrait reproduire cette démonstration avec le belcanto romantique qui propose des
enchaînements d’accords très familiers et très stables, des
accompagnements réguliers, pour servir des textes inspirés de la fureur
désordonnée de Shakespeare ou
les émotions paroxystiques de Schiller...
le décalage auditif et la dissonance cognitive y sont assez violents !
4) Notre perception XXe
Dernier point, notre ressenti est biaisé par toute la musique que nous
avons entendu depuis : il faut bien voir que nous avons entendu le Sacre du Printemps, et toutes les
nappes de cordes saturées de dissonances pour les films d'horreur,
inspirées par Ligeti ou Penderecki. Aussi, lorsque nous
percevons une disjonction émotionnelle entre le texte et la musique, il
est tout simplement possible que ce soit notre perception émotive de la
musique qui ait changé.
Je prends un exemple simple : la vie d'Iphigénie
(la fille d’Agamemnon, pas l’impératrice), et les pièces qui en sont
tirées, nous paraissent un exemple frappant du pathétique le plus
persuasif ; mais cette musique régulière, en accords majeurs, nous
paraît assez distanciée, presque joviale. Et pourtant, à la création d'Iphigénie en Aulide de Gluck, la chronique raconte de façon
concordante que le public bouleversé pleurait à chaudes larmes : de
toute évidence, la réception émotionnelle varie énormément selon le
patrimoine dans lequel a baigné le public.
¶ Ainsi, tout cela concourt à ces discordances et à ces apparentes
incohérences :
→ les étiquetages rétrospectifs (coucou le XIXe siècle) ou autonomes
(ce ne sont pas les mêmes théoriciens qui ont « nomenclaturé » la
littérature et la musique) des différents courants stylistiques,
→ les différences intrinsèques entre littérature et musique,
→ la lenteur de l'éducation de l'oreille et de l'évolution du
patrimoine sonore par rapport aux textes et aux idées,
et bien sûr
→ notre propre éloignement par rapport aux normes auditives du passé.
Il y a donc une véritable raison de s’interroger sur tout cela.
J'espère que cette petite catégorisation vous aura un peu rassurés (et
aidés ?).
(Pour lire davantage sur Pugnani & Werther, il existait déjà cette vieille notule.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
J'ai peu publié ici ces dernières semaines, mais cela n'implique pas
qu'il n'y ait pas de quoi lire dans les sphères de CSS !
En préparation, la suite de la série ukrainienne, les classifications
vocales des barytons, une nomenclature des opéras de Verdi, une notule
sur « les choses que j'aime / que je
n'aime pas dans le classique », des opéras inédits commentés
fournis avec l'audio…
Mais comme tout cela prend du temps, a
fortiori en les dupliquant au format podcast (avec des
exigences plus grandes des auditeurs, je prends maintenant le temps de
remanier l'audio, d'adjoindre des virgules, etc.), je vous indique de
quoi vous occuper si vous êtes en mal de lecture.
[[]]
Petite liste en temps réel des derniers albums écoutés – les plus récemment écoutés sont en bas, je ne peux pas changer ce paramètre. (Je précise aussi que les
pistes choisies pour représenter ces albums sont prises au hasard, ce ne sont pas nécessairement les meilleures.)
Culture quotidienne
1) J'ai repris la grande série « 1
jour, 1 opéra », vraiment chronophage à adapter sur le site tel qu'il est, mais que vous pouvez
retrouver en intégralité sur ce fil social. C'est un voyage qui permet très
brièvement de découvrir un répertoire insoupçonné dans les villes du
monde, mais aussi des théâtres, les traditions musicales locales, et
souvent un peu de littérature et de géopolitique au passage…
3) Je continue de commenter beaucoup des concerts auxquels je vais… vous
pouvez tous les retrouver ici (il suffit de cliquer sur la vignette de texte
pour afficher tout le commentaire).
Vie musicale
4) Depuis que Qobuz ne fait plus de présentation efficace des
nouveautés, les mélomanes de la
Toile se sont retrouvés un peu
orphelins. Aussi, je produis un fil qui recense
celles que je repère ou écoute. Je vous recommande aussi celui de Frédérique Reibell, qui explore en
général les meilleures sorties indépendamment du prestige du label.
Pour les très grosses sorties, il reste Qobuz, et pour une vue vaste d'un très grand
nombre de labels, le catalogue bimensuel de Naxos USA (distributeur de
beaucoup de merveilles, dont CPO, DUX, BIS, Alpha…).
5) Même sans être inscrit sur Twitter,
il est possible d'en
lire le fil, alimenté au quotidien de découvertes (extra-musicales
aussi : lectures, ornitho, meilleures randonnées d'Île-de-France…).
(Il est aussi possible de me lire sur Facebook, mais j'y suis beaucoup
moins bavard, le format est assez rigide et l'algorithme d'un
arbitraire assez irritant.)
6) De même, je ne puis trop vous recommander la lecture de l'omniscient
forum Classik, que ce soit pour lire les bons
plans de concerts, les impressions des mélomanes après écoute sur le
vif ou au disque, ou simplement puiser à travers les archives comme
dans une encyclopédie de conseils d'écoute…
7) Enfin, si vous n'aimez pas lire, vous pouvez aussi aller au concert,
et c'est pourquoi je maintiens cette très large sélection de concerts
dans l'agenda (francilien) idoine.
Le fonds de CSS
8) Je ne vous fais pas l'injure de vous rappeler qu'il demeure beaucoup
de podcasts que vous n'avez
pas encore écoutés. Le répertoire du quatuor à cordes, le rôle du
chef d'orchestre, l'histoire de la musique ukrainienne, les questions
que vous vous êtes toujours posées sur l'opéra, les styles de l'opéra
italien ? Tout est dans la boîte.
Vous pouvez copier le lien RSS dans l'application de votre choix https://anchor.fm/s/c6ebb4c0/podcast/rss,
ou écouter ça directement sur Spotify, Google, Deezer,
Amazon…
9) Quelques-unes des notules du fonds de CSS sont accessibles par l'index
(très partiel), ou par les chapitres de la colonne de droite – mais
pour remonter dans le temps, il faut ensuite sélectionner les mois plus
bas dans la colonne de droite, ce n'est pas très commode.
…
C'est pourquoi, même pendant mes périodes de moindre activité en ces
lieux – il faut bien écouter les disques, aller en bibliothèque lire
les incunables, jouer un peu les partitions, sans compter la nécessité
de se promener un peu, la place laissée à mon day job passionnant et l'entretien
ponctuel mais charmant de deux ou trois maîtresses (avec les quelques enfants naturels afférents) –, je vous laisse
avec la possibilité de lire chaque jour du neuf en ma délectable
compagnie, quitte à déborder un peu la structure du site Carnets sur sol.
À très bientôt, fidèles lecteurs.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Une série spéciale en quatre épisodes autour de la question du
répertoire du quatuor à cordes. Pour cela, je m'entretiens avec Antoine
Maisonhaute, du Quatuor Tana.
Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très
généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne,
une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que
quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes
traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus
aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas…
Et comme d'habitude, la transcription suit. D'une part mon script (ce
qui explique le style plus relâché, les répétitions… c'est prévu pour
l'oral). D'autre part, pour ceux qui ne souhaitent pas écouter le
fichier sonore, un résumé des réponses d'Antoine Maisonhaute { entre
accolades }.
Bonne écoute ou bonne lecture !
Bienvenue dans cette nouvelle série du podcast de Carnets sur sol !
Aujourd'hui, j'inaugure des entretiens avec des professionnels de la
musique. C'est un format que je n'ai jamais pratiqué, parce que je
trouve que le format est en général très convenu, on félicite les
artistes de bien jouer, on pose quelques questions faussement intimes,
et on fait la promotion du disque ou du concert du moment.
Vous verrez que sur tous ces points, cet entretien adopte d'autres
perspectives. Tout ce que vous n'avez peut-être même pas pensé à
demander sur le quatuor à cordes !
–
Épisode 1 : Ma vie
/ La rencontre
Je commence à vous raconter pourquoi ce quatuor est singulier, et d'où
me vient cette envie d'échange. En vous livrant un peu de ma vie.
1.1. Les nouveautés
Nous sommes en avril 2019. Je tâche depuis peu de me tenir au courant
des nouveautés, pas tant pour le dernier récital de la vedette Deutsche
Grammophon que pour ne pas manquer les pépites de compositeurs que je
ne connais pas chez de petits labels riches en découvertes :
comme je
ne connais pas même leurs noms, si je les laisse passer, je ne les
rencontrerai jamais ! Par ailleurs, il m'est déjà arrivé de
croire
pendant des années qu'une œuvre n'était pas disponible (ou pas dans une
interprétation satisfaisante) et de me rendre compte par hasard que,
depuis ma dernière vérification, plusieurs années plus tôt, on
disposait d'un disque !
Je me suis donc mis à suivre les parutions de nouveautés
discographiques, en particulier chez CPO (le label spécialiste des
romantiques et décadents germaniques) et DUX (un label polonais qui ne
publie que des œuvres exaltantes).
Je lance donc, sans rien y connaître, le disque de quatuors de
Krzysztof Baculewski, un
compositeur polonais né en 1950, et dont les
quatuors (1984, 1985, 1986, 2014) semblent suivre l'évolution des
esthétiques germaniques du premier XXe siècle, avec plus de radicalité
au fil des œuvres, mais aussi plus d'épure et de concentration. Corpus
absolument admirable, que j'ai beaucoup réécouté.
Je note mentalement le nom du Quatuor Tana, que je suppose polonais, et
dont j'admire le mérite et l'engagement, pour enregistrer quelque chose
d'aussi rare et qui leur sera si peu demandé en concert !
1.2. Le concert
Un mois plus tard, en mai 2019. Comme chaque année, je parcours
l'ensemble de la programmation de musique classique d'Île-de-France, et
ce samedi-là, j'avais jeté mon dévolu sur un programme contenant le
Quatuor de Debussy, le Premier Quatuor de Hahn, et un quatuor du
compositeur (vivant) Jean-Paul Dessy
Tuor Qua Tuor, dans une petite
église du Gâtinais.
L'association ProQuartet, qui
promeut le quatuor à cordes en
Île-de-France, a deux bases d'opération : un siège à Paris, mais
aussi
une zone d'influence dans le Sud-Ouest de la Seine-et-Marne (le long du
Transilien R, qui passe par Fontainebleau, puis Nemours ou Montereau).
Le choix du lieu, excentré par rapport à la capitale, mais dans un lieu
où un public régulier et cultivé est assez présent, n'était pas
totalement dû au hasard : Reynaldo Hahn a séjourné dans la ville.
Me voilà donc parti un samedi après-midi pour Bourron-Marlotte : une
heure de train depuis la Gare de Lyon, avec une fréquence d'un train
par heure… transi sous la neige fondue du mois de mai, j'ai même dû, au
retour, monter dans un train en sens inverse pour me tenir chaud et
ensuite patienter dans un couloir de la gare de Nemours où les dealers
de coke opéraient à leur aise. L'église Saint-Sévère, qui conserve
encore sa masse du XIe siècle (époque où elle était carrée), quoique
largement remaniée au XIXe siècle, a trois particularités : 1)
des
collatéraux qui s'arrêtent net au niveau du transept (sans croisillons,
sans doute une économie au moment de l'élargissement de la nef) 2) des
culs-de-lampe très expressifs aux visages simiesques 3) elle est loin
de la gare.
Je me souviens encore d'être saisi par l'humidité glaciale de la neige
fondue, traîtrement survenue en ce début de mai.
Du concert, j'avais surtout retenu le quatuor de Dessy, qui avait la
particularité rare d'être un quatuor mené par le violoncelle – qui
impulse la matière, commence les mouvements, régle le tempo… La matière
première pourrait être qualifié d'essentielle,
ni tonale (ce n'est pas
aussi rudimentaire), ni atonale complexe, ni postmoderne-planante,
vraiment une belle exploration de matériaux simples, qui s'achève en un
souffle incantatoire – souffle littéral également, les deux violons
pour finir soufflent dans leur âme.
Un petit goûter était organisé ensuite, dans la base du clocher-porche.
Je n'ai pas osé déranger, et j'ai beaucoup regretté de ne pas avoir vu
le bonheur sur leurs visages en annonçant que j'avais adoré leur disque
Baculewski, sur lequel je me figurais qu'ils ne devaient pas avoir eu
beaucoup de retour de la part de leur public de concert. (A fortiori
alors qu'il venait de sortir quelques jours plus tôt.)
1.3. Le projet
Aussi, lorsque j'ai reçu la proposition d'entretien, j'ai bondi sur
l'occasion : d'abord de leur crier mon bonheur d'avoir connu
Baculewski et Dessy grâce à eux, ensuite de leur poser non pas des
questions traditionnelles, mais ce que j'avais réellement envie de
savoir. Elles sont peut-être un peu intrusives par certains côtés, mais
c'était une occasion particulière d'avoir à ma disposition un ensemble
aussi courageux et atypique.
Toutes les virgules de la série sont
empruntées à un enregistrement
libre de droits : il s'agit de la célèbre intégrale des quatuors
de
Beethoven par le Quatuor Végh, sa première, celle de 1952. Vous y
entendez :
¶ en début d'épisode, un extrait du
premier mouvement du quatuor n°10 ;
¶ en fin d'épisode, un extrait du deuxième mouvement du quatuor
n°8 ;
¶ au début de chaque question, les accords introductifs du même quatuor
n°8 ;
¶ à la fin de chaque question, le final du quatuor n°7.
Épisode 2 :
Répertoire
QUESTIONS SUR LE REPERTOIRE
À l'occasion de leur concert aux Bouffes du Nord lundi 27 mars
prochain, où ils joueront à la fois le Premier Quatuor de Ligeti et le
Quintette Annonciation de Philip Glass, j'ai d'abord voulu les
interroger sur leur répertoire très particulier.
Il est exceptionnellement vaste, et contient surtout des compositeurs
vivants.
C'est Antoine Maisonhaute, le premier violon du quatuor, qui a pris le
temps de me répondre.
1) Votre répertoire contient très peu
des quatuors habituels du
répertoire : énormément de contemporain, et même pour les choses plus
anciennes, beaucoup de raretés : Grétry, Nielsen, Lekeu, Caplet,
Villa-Lobos, Durosoir, Wissmer, Alfvén (qui ne figure même pas dans les
catalogues couramment disponibles du compositeur !)... Pourquoi
ce
choix d'échapper au répertoire balisé ? Est-ce le plaisir de la
découverte, la volonté de se positionner sur un segment qui était peu
occupé ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : En effet, le désir de découverte. }
2) Comment les projets se
constituent-ils ? Faites-vous les choix et
cherchez-vous un label, ou des producteurs se proposent-ils ? Typiquement, pour
Baculewski, il y a toute une série chez DUX :
est-ce le label qui vous a mandaté, vous qui lui avez proposé ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : DUX est bien venu les chercher en
connaissant leur curiosité. J'ajoute que DUX a même publié dans les
années précédentes tout un cycle de Baculewski, musique pour flûte,
pour orchestre, pour chœur. Dans les autres cas, ce sont plutôt les
Tana qui choisissent un éditeur susceptible de soutenir leurs projets
originaux. }
Pour préciser, « Volts » est leur album regroupant des pièces
au format
inhabituel : quatuor à cordes avec bande préenregistrée pour
Romitelli,
œuvres ouvertes avec parties improvisées (Deejay de Gilbert Nouno), et
même des instruments construits par les membres du quatuor (qui
incluent, si j'ai bien compris, un système d'amplification électronique
interne et non externe comme d'ordinaire) pour les pièces de Canedo,
Arroyo et Havel.
C'est aussi leur album que je préfère (avec Baculewski
évidemment) :
quatuors au langage assez radical (rien de tonal là-dedans), qui porte
bien son titre, aussi bien avec les procédés d'amplification que les
figuralismes électriques et la tension extrême de l'exécution. Très
dynamique et impressionnant. Ça peut s’écouter à l’instinct, en se
laissant porter par l’énergie qui en émane, sans même comprendre la
forme ou le langage.
(Je suis aussi impressionné par la façon dont les Tana parviennent à
changer totalement leur timbre d’un disque à l’autre, d’une œuvre à
l’autre… c'est une question que je leur pose après.)
3) Pour un quatuor qui n'a même pas de
Schubert à son répertoire
courant, est-il facile de vivre ? [la liste que j'ai eue n'était
pas à
jour, il y en avait deux et ils les jouent régulièrement !]
J'imagine
que vous avez dû en étudier tout de même pour des concours, ou à la
demande de programmateurs pour des couplages ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Ils en font donc, appris pendant
leurs
études ! Davantage de classiques du XXe siècle, qui facilitent les
transitions vers les œuvres contemporaines dans les programmes. }
4) D'un point de vue pratique (et
économique), est-ce plus difficile
parce qu'il faut sensibiliser le public à une musique plus diverse et
difficile que les oeuvres qu'il connaît par coeur (autrement dit, pas
facile de remplir avec du quatuor contemporain), ou bien l'existence
d'institutions qui financent et programment régulièrement la création
permet-elle au contraire de bénéficier d'un confort matériel suffisant ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Les institutions et les festivals
spécialisés financent en partie la musique contemporaine, oui. Les
membres du quatuor sont persuadés que le public aime découvrir, s'il
est accompagné (ils ont l'habitude de présenter les œuvres, de
« dédramatiser »). Peut-être l'avenir, au moment où les
grandes maisons
ne remplissent plus avec les œuvres anciennes et célèbres, même avec
des stars. Serait-ce le moment du grand retour de la
création ? Les
plus difficiles à convaincre sont les programmateurs. }
5) Contrairement à la plupart des
ensembles spécialisés, vous disposez
d'un répertoire qui couvre un nombre considérable d'esthétiques :
depuis les partitions radicales de Lachenmann jusqu'à la simplicité
extrême de Glass, en passant par tout le continuum des musiques qui
revendiquent l'héritage tonal , ou syncrétiques comme Fedele... Je me
demandais la discipline que cela requérait en termes de culture
musicale, pour savoir ce qui est attendu dans des univers aussi
différents. On l'entend très bien dans vos disques, le timbre de
l'ensemble, les phrasés diffèrent totalement, ce doit être un travail
colossal pour concevoir et réaliser cela ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Travail très spécifique pour être
capable de changer le son, notamment en fonction des lieux. Ne jouent
pas de la même façon selon les salles, et peuvent s'adapter au dernier
moment. }
Épisode 3 : Les
concerts
6) Comment parvenez-vous à toucher le
public avec un répertoire qui est
si différent de ses habitudes (ils sont peu donnés et entendus, et bon
nombre de quatuors qui échappent aux logiques tonales) : avez-vous des
astuces ? Vous reposez-vous d'abord sur la qualité de la musique
(et
l'ardeur de l'exécution) ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Donner des pistes d'écoute au
public.
Ne servirait à rien de chercher une logique tonale. Le public se sent
plus en confiance lorsqu'il repère des éléments, et . La qualité de la
musique de création dépend bien sûr des œuvres, mais le quatuor les
sert toutes avec le même dévouement. }
7) Evidemment, une question me brûle
les lèvres : que pensez-vous du
répertoire actuel de quatuor ? De mon point de vue de spectateur
très
régulier des concerts de quatuor, j'ai l'impression que les ensembles
les plus célèbres rejouent toujours les quelques mêmes dizaines de
titres, et que le jeu est plutôt de présenter une nouvelle version
d'oeuvres déjà très bien connues du public. J'étais curieux,
considérant votre démarche complètement opposée, de la façon dont vous
le perceviez.
J'ai été très heureux de la réponse. Antoine Maisonhaute n'a pas retenu
ses coups. En écoutant son analyse, je criais « tue !
Tue ! » comme si
j'assistais à un match de MMA (oui, on ne crie pas « tue » à
un match
de MMA, mais j'ai les images mentales que je veux). Avec beaucoup de
pondération, il dresse en tout cas un état des lieux que je constate et
partage – notamment autour du risque de muséification et d'atrophie de
toute la musique classique.
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Tendance à ronronner avec des
œuvres
qui ont fait leurs preuves, et toujours réinventer le fil à couper le
beurre. Peu de prises de risque. Entretiennent un musée, et participe
un peu à l'extinction du genre. Pas en phase avec les préoccupations de
notre époque. Alors qu'il y a un siècle, les interprètes vedettes
faisaient beaucoup de créations, voire composaient. Dommage de jouer à
l'infini les mêmes œuvres, ce qui n'apporte plus rien à la musique ou
au répertoire, et d'une certaine façon empêche penser les enjeux du
classique aujourd'hui. }
BOUM.
8) Du point de vue l'identité sonore,
comment définiriez-vous le
Quatuor Tana ? J'ai l'impression que votre son s'adapte
énormément au
répertoire, mais vous avez sans doute des tropismes ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Son assez clair et projeté. Dépend
du
répertoire, mais comme ont travaillé énormément d'esthétiques, jouent
différemment aujourd'hui à partir de ce qu'ils ont observé dans le
contemporain, en termes de son. Tentative du pianissimo le plus extrême
chez Debussy tenté sul ponticello, sur le chevalet, avec du souffle
dans le son, expérience vécue auparavant dans la musique contemporaine,
expérience qui sert donc ensuite à s'approcher de l'indication de
Debussy. }
Épisode 4 : Les corpus
Pour parler de concret, j'avais envie d'avoir votre opinion sur
certaines musiques que vous jouez.
9) Je commence par Baculewski bien sûr
: qu'est-ce que cette musique
apporte au répertoire selon vous ? Quelles sont les qualités qui
vous
ont frappé ? (Pour ma part, en tant qu'auditeur, c'est
l'intégration
des langages passés et l'évolution du style au fil des quatuors, mais
du point de vue des interprètes, je ne sais pas.)
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Comme d'autres musiques des pays
de
l'Est, grand rapport à la tradition et en même temps dans l'air du
temps. Pēteris Vasks par exemple. Très virtuose, instrumental, mais
aussi beaucoup de finesse dans la recherche d'une nouvelle façon de
composer pour le quatuor. Ils n'ont pas hésité à accepter, mais ont dû
travailler très longtemps, musique particulièrement virtuose. Musique
de réconciliation de la modernité et de l'auditeur, sans être
passéiste. Beaucoup d'émotions passent malgré sa nouveauté. }
Ce point de vue de l'intérieur est très intéressant : je n'aurais
pas
spontanément rapproché Vasks de Baculewski, en tout cas le Vasks pour
cordes (je le sens davantage dans sa musique chorale), mais je partage
tout à fait l'idée de cette sensibilité particulière des nations
« périphériques » à la création d'avant-garde, aussi bien en
Scandinavie que chez les Slaves, qui écrivent de la musique nouvelle
dans un langage qui a évolué mais conserve des liens évidents avec la
tradition, de façon parfois plate, ou bien, dans les œuvres réussies,
de façon particulièrement touchante, riche et stimulante.
À l'écoute du disque, j'ai eu l'impression, un peu comme en écoutant
Grażyna Bacewicz, qui n'est pas du tout de la même génération, de
suivre l'évolution des esthétiques germaniques de la premier moitié du
XXe siècle, traversant un nombre d'esthétiques sonores très varié, avec
plus de radicalité au fil des œuvres, mais aussi plus d'épure et de
concentration.
Je trouve ce corpus particulièrement admirable, et je vous recommande
chaleureusement le disque chez DUX, le label à suivre avec CPO si vous
aimez les découvertes qui ne déçoivent pas.
10) Pour Philip Glass, que vous donnez
en concert bientôt aux Bouffes
du Nord, je suis au contraire très rétif (je trouve sa répétition
oppressante, en plus des « fautes » d'harmonie qui prennent
nos
habitudes à rebrousse-poil). Ce qui me rend d'autant plus curieux de ce
qui vous intéresse ou vous touche dans cette musique ! D'un point
de
vue plus pratique, comment faites-vous pour ne pas perdre le fil du
nombre de réitérations des boucles ? Y a-t-il des techniques
spécifiques à ce répertoire minimaliste ?
{ Résumé de la réponse d'A.M. : Touché par sa sincérité, l'absence
de
prétention, une forme d'authenticité. Particulièrement accessible en
tant que personne, remarquable par son humilité, disponible pour aider
les artistes à monter les œuvres. Énorme culture de la musique, en
particulier de la musique européenne du XXe, et trace son propre sillon
personne, avec ces « fautes » délibérées. Beaucoup d'épigones
ne
parviennent pas à faire du Philip Glass en voulant l'imiter. Pour les
répétitions des boucles, demande simplement de la concentration. }
Ce n'est pas totalement de la provocation si je relève que Philip Glass
est gentil – en réalité, pour
des compositeurs vivants, il n'est pas
absurde que le caractère entre en ligne de compte, il n'est que de voir
les musiciens vedettes qui font du mal autour d'eux.
Par ailleurs, il est toujours profondément stimulant d'entendre l'éloge
– y compris chez certains de mes amis les plus proches – de musiques
qu'on déteste, voire qu'on trouve médiocres. C'est l'occasion d'un
décentrement, de comprendre d'autres approches de la musique :
cette
répétition que je trouve à la fois ennuyeuse et oppressante crée chez
d'autres au contraire une forme d'ivresse passive, de voyage intérieur…
en tout cas Glass produit des effets assez singuliers, que je
n'attribue pas forcément à la qualité intrinsèque de sa musique, mais
qui sont bel et bien là. Et c'est toujours passionnant d'entendre les
autres développer des éloges et des exégèses sur ce qui nous échappe.
A fortiori lorsqu'ils sont
eux-mêmes engagés dans la production de
cette musique : on ne peut pas soupçonner, vu leur répertoire
totalement interlope, que les Tana jouent Glass pour faire comme tout
le monde ou brosser les
programmateurs dans le sens du poil !
11) J'accueillerais avec plaisir vos
suggestions, parmi votre
répertoire ou vos disques : par exemple un quatuor qui vous tient à
coeur, que vous voudriez faire plus largement découvrir, ou encore qui
pourrait recevoir un large succès auprès du public.
{ Résumé de la réponse d'A.M. : La musique de chambre de Jacques
Lenot.
Musique de grande qualité. Évolution musicale qui retrace des
trajectoires de vie. }
Sélection surprise ! J'ai vraiment eu de la peine à venir à
bout du
disque lorsque je l'ai écouté il y a quelque temps, j'avais trouvé tout
cela vraiment atonal-radical-ascétique, sans rien pour me raccrocher
dans les textures ou les effets.
Cet éloge met à nouveau en évidence une chose très importante :
plus on
dispose de musiques différentes, plus on est susceptible de trouver un
langage qui parle à notre sensibilité propre.
C'est d'ailleurs la raison principale pour laquelle je rouspète devant
le conservatisme de la programmation, en particulier en concert. En
Île-de-France, j'ai largement de quoi m'occuper au concert 465 jours
par an, mais je pense à tous ceux qui n'ont pas d'appétence pour
Mozart, Schumann ou Debussy, et qui ne trouvent pas leur place.
Exemple évident, le répertoire des concerts de piano seul. Moi, ce qui
me touche au piano, ce sont surtout les cycles poétiques français du
début du XXe siècle et la musique futuriste russe. J'ai longtemps cru
que les récitals de piano n'étaient pas pour moi, parce qu'on ne jouait
qu'une portion étroite du répertoire (classicisme et romantisme
germanique, Debussy-Ravel, saupoudré d'un peu de Chostakovitch et de
Prokofiev).
Et c'est vraiment le risque aussi avec le quatuor.
Je tiens à remercier vivement Antoine
Maisonhaute, premier violon du
quatuor Tana, d'avoir répondu aussi franchement à mes questions,
peut-être insolites ou un peu intrusives. Et aussi, plus largement, de
faire vivre le répertoire le plus varié au disque et au concert. C'est
très précieux. En quelques années, le Quatuor Tana a ouvert plus de
portes que des dizaines de quatuors vedettes (qui jouent certes très
bien Beethoven et Schubert) pendant toutes leurs carrières combinées.
Ils font une différence dans le monde de la musique.
Vous pourrez les entendre aux Bouffes du Nord à Paris lundi 27 mars
prochain, si vous supportez mieux que moi Philip Glass – mais les
entendre dans le Premier Quatuor de Ligeti, justement une œuvre
extraordinairement virtuose et zébrée de part en part de références
sérieuses ou facétieuses au patrimoine, ce doit être une expérience
remarquable. J'avais été très marqué par ce qu'ils proposaient dans
Debussy : beaucoup de respiration entre les accords, une belle
netteté
des volutes, des poussées inattendues de lyrisme, un goût évident pour
ce tourbillon qui découle des empilements et mutations du motif-clef…
J'imagine quelque chose de similaire, une réinvention des possibilités
sonores comme l'évoquait Antoine Maisonhaute précédemment.
Au disque, ils ont laissé une vaste palette de leur talent :
monographies Baculewski, Lenot, Glass, Achenberg, mais aussi des
anthologies très stimulantes comme Shadows (œuvres de Yann Robin,
Raphaël Cendo, Franck Bedrossian) ou Volts dont j'ai parlé plus tôt.
S'il faut en recommander deux, Baculewski (chez DUX) pour le versant
qui fait référence au patrimoine – ça peut quasiment s'écouter comme du
quatuor romantique, on y trouve des progressions harmoniques enrichies
très lisibles – et l'anthologie thématique Volts (chez Paraty), pour
l'énergie hors du commun et l'originalité des profils sonores.
Je vous souhaite une belle exploration. À bientôt sur ce support ou un
autre !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Quatuor à cordes a suscité :
En cherchant pour mon usage personnel des arrangements de symphonies,
je tombe sur celle-ci au nom intriguant : Symphonie de la Tour
Eiffel(1889).
L’œuvre, qui n'est pas vraiment une symphonie mais un enchaînement de climats visuels de
vingt minutes sans interruption, s’avère délicieusement évocatrice, et
pourrait à profit être mise à contribution par des pianistes pour
compléter le programme de récitals accessibles et ludiques – il y a là
assurément à la fois de quoi faire venir le public d’abord, et le
contenter ensuite !
Fort de cette opinion, et faute de la moindre trace enregistrée de ses
œuvres, j’ai donc enregistré mon déchiffrage
pour vous le mettre à disposition. Ça vaut ce que ça vaut – mais c'est, tout à fait littéralement, mieux que rien.
1. Forme
Il s’agit en réalité d’une suite d’épisodes
brefs et enchaînés évocant, de façon tout à fait figuraliste,
les différentes étapes de la construction
du célèbre monument. Dans la tonalité générale de mi bémol mineur, elle
reste dans un langage très conservateur mais module volontiers (=
changement de hauteur de référence) d’un épisode à l’autre, pour
renouveler la couleur du discours.
Apparemment, Adolphe David l’aurait envoyée à Gustave Eiffel tout en le
félicitant. Je reste dubitatif sur le caractère de
symphonie-symphonique : les traits en sont décidément très pianistiques, beaucoup de «
vide » dans le spectre sonore mais des octaves à la main droite et à la
main gauche, des arpèges et autres traits typiquements pensés pour le
piano. S’agit-il d’une œuvre orchestrée à partir d’intuitions
pianistiques, ou simplement d’une pièce pour piano désignée par un
titre vendeur ? – « symphonie » serait alors à entendre au sens large
d’« assemblage de notes qui fait du son ». IMSLP le classe comme
symphonie transcrite, mais je n’ai pas pu trouver de trace de la
partition complète ni d’exécution publique, et la nature même de la
composition me laisse dubitatif.
2. Contexte
Qui était donc Adolphe David ?
Je n’ai pu trouver que peu de chose sur lui. Son nom très commun formé
de prénoms ne rend que plus difficile la rencontre d’informations
spécifiques, en plus de sa très faible notoriété.
¶ Il ne faut pas confondre notre compositeur Adolphe David (1842-1897, né et mort
à Paris) avec le sculpteur Adolphe David (1828-1895, né à Baugé en
Anjou et mort à Paris).
¶ Il a été professeur au
Conservatoire de Nancy, et on en trouve trace dans ses
compositions (notamment pour ensemble de flûtes). Tout le monde le
décrit comme très précoce et doué (recensions du Ménestrel, par
exemple), mais il semble qu’il n’ait pas eu de vaste carrière en dehors
de quelques pièces de type pantomime
(La Statue du Commandeur,
pantomime d’après don Juan ; L’Orage,
monomime ; Pierrot surpris,
ballet-pantomime). Pour ladite Statue,
j’ai pu lire la partition, et il s’agit en réalité d’un mélodrame
(paroles parlées sur un accompagnement de musique instrumentale), mais
avec peu de texte et beaucoup de gestuelle. Bonne réception à l’époque,
où l’on note – et c’est une constante chez lui – la facilité avec
laquelle les mélodies coulent, sans que l’ensemble soit
particulièrement saisissant.
¶ David est d’ailleurs essentiellement l’auteur, hors quelques pièces
pour orchestre dont ferait partie cette Tour Eiffel, de pièces de caractère pour piano aux
noms évocateurs : Boléro-fanfare,
Sur la falaise, Mazurka des patineurs, Pompadour-mazurka, À toute
bride, Mouche et bourdon, Marche japonaise, Le rémouleur, Marche
chevaleresque, La fleur et l’oiseau, réveil de la danseuse, Ronde des
mousquetaires, Menuet du Roy, Valse du vertige, Chant du forgeron, Le
rêve de la marquise, etc.
J’en ai joué quelques-unes, qui auraient pu revêtir
un peu d’ambition (d’autant que les sous-titres « caprice mystique »,
ou « scène de ballet » pouvaient laisser supposer un peu de mise en
scène), comme la Marche funèbre
ou la Marche chevaleresque,
mais les ressorts en sont en réalité assez plats : vraiment de la jolie musique de salon, plaisante et
tout à fait inoffensive, avec des mélodies bien faites mais peu
mémorables, sises sur des accompagnements tout à fait traditionnels. La
Symphonie de la Tour Eiffel
échappe vraiment à ce patron récurrent qui manque un peu d’ambition
pour contenter nos oreilles – celles-ci ont désormais tout le catalogue
mondial des meilleurs compositeurs à disposition.
¶ L’armateur, collectionneur et chroniqueur Paul Eudel, qui a co-fourni
le livret de La Statue du Commandeur
et de L’Orage, décrit, dans
le volume 2 de son recueil d’impressions Un peu de tout, Adolphe David comme
un « ami de Massenet ». Je ne
sais à quel degré, c’est le seul volume qui ne soit pas disponible sur
les bibliothèques en ligne. Je vais réserver un siège à la BNF pour
aller enquêter et je reviendrai avec des informations supplémentaires.
¶ A. David était membre de la communauté
juive parisienne, si j'en crois la relation du mariage de sa
sœur Rose, « la charmante pianiste, sœur de l'habile compositeur M.
Adolphe David » dans la revue
L'Univers israélite : journal des principes conservateurs du
judaïsme – par une société d'hommes de lettres (c'est le titre) dans sa
livraison de 1832 (p.696), revue qui est publiée jusqu'à… 1939
(évidemment). Avec de longues interruptions au XIXe s., d'abord au
format annuel puis au format bimensuel.
¶ C'était aussi et surtout un barreur
amateur (je veux dire par là qu'il a au moins tenu une fois des
rames dans ses mains) : le poète Armand Silvestre (souvent mis en
musique par Fauré) rapporte, dans En
pleine fantaisie – ouvrage qui sont un peu ses Essais, où il raconte plaisamment
ses pensées sur le monde qui l'entoure – comment « Adolphe David, un
compositeur qui sera célèbre demain, anxieusement assis à la barre,
faisait son apprentissage de barreur » et comment « La yole légère aux
flancs d'acajou filait entre deux lames d'argent, se croisant, en
angle, à sa proue, souvent effleurée par l'aile penchante des voiliers.
»
Voilà, je pense qu'il était important que vous le sachiez.
Je reprécise, avant que vous ne l'écoutiez, qu'il ne s'agit pas d'un
produit fini mais de la captation de mon déchiffrage : le concept est
de partager avec vous des partitions que je lis et qui ne sont pas
documentées, absolument pas d'en proposer une interprétation
convaincante ou même simplement décente.
(Ouvrez la vidéo dans une autre fenêtre ou en plein écran pour bien voir la partition à taille raisonnable.)
3. Œuvre
À présent que les présentations sont faites, je vous propose de nous
lancer dans l’œuvre elle-même !
L’œuvre est dans la tonalité plutôt rare de mi bémol mineur (6 bémols à
la clef).
Lento – Arrivée des
ingénieurs et des ouvriers au Champ de Mars.
Grandes octaves solennelles, le rituel, annoncé par quatre grands
accords, peut commencer !
Moderato, lento, moderato –
Commencement des travaux et fondation de la Tour.
Accords ternaires bondissants et ascendants, qui évoquent l’élévation.
Tout finit par se bloquer dans un grandiose tutti à la mode
mahlérienne.
Moderato e martellato –
Bruits de fer.
(Ut mineur.)
La meilleure trouvaille de la partition : sur des accords répétés
(quelques pointés pour figurer les bruits de marteau), des basses en
octave qui progressent par palier et évoquent la pesanteur de l’édifice
et le gigantisme des travaux, très réussi.
Allegro et gaiement – Les
travailleurs du fer.
(Ut majeur.)
Sorte de danse de salon, avec ses basses qui font ploum, son petit
chant très conjoint (toutes les notes se suivent). Pour autant, des
emprunts, des modulations (qui finit en ré bémol majeur), ce n’est pas
purement une gamme plate.
À la fin, retour des accords ternaires pointés du commencement des
travaux.
Allegro mouvementé –
Tumulte et trouble chez les ouvriers / Voix
d’apaisement
(La bémol mineur. / Si majeur.)
Retour de basses détachées, avec des
figures d’accompagnement agitées, de grandes descentes (pas trop
inquiétantes tout de même, on n’est pas chez les sauvages, c’est la
France ici), avant que l’arrive le thème tendre et providentiel, qui
prend le plus de place dans toute cet épisode, celle de la « voix
d’apaisement ». On entend bien le vieil ouvrier, ou le contremaître,
qui dit aux autres : « quand même, la grandeur de la tâche avant tout
», et qui d’un ton de sagesse ordonne la soumission aux pauvres gens
qui le croient.
Dans la réalité, il y a bien eu deux
séries de grèves chez les «
voltigeurs » (les ouvriers chargés de l’assemblage), en septembre et
décembre 1888. La seconde échoue, mais dans la première, Eiffel concède
une augmentation. Les revendications portaient sur les horaires de
travail (neuf heures par jour l’hiver et douze l’été) et sur les
salaires (ils souhaitaient une indexation sur la hauteur, ce qui n’a
pas été accordé). Ils étaient mieux payés que les ouvriers ordinaires,
mais je ne mesure pas du tout le danger réel et les conditions de
travail.
En tout cas, chez David, l’épisode est, pourrait-on dire, raconté du
point de vue du patron, ce qui m’amuse beaucoup : les masses remuantes
d’ouvriers enfin remises au juste labeur auquel elles appartiennent.
Pas vraiment de compassion pour les conditions de travail – j’ignore
comment ces grèves étaient perçues à l’époque – vues comme un caprice
d’ouvriers privilégiés ou comme une réaction à des conditions
d’excercice exceptionnellement périlleuses.
Seconde anecdote : il n’y eut aucun
mort pendant les travaux, à
l’exception d’un ouvrier qui était venu le dimanche montrer l’endroit à
sa fiancée ; il a perdu l’équilibre et s’est écrasé au sol.
L’épisode se termine en arpèges ascendants de la basse, qui figurent,
je suppose, la remise au travail.
Première montée.
De simples arpèges par palier (on reprend sur la deuxième note de
l’arpège précédent), qui se posent sur de grands accords sereins
débouchant sur la première plate-forme.
Andante cantabile –
Première plate forme (sic).
(Mi bémol majeur.)
Thème lyrique parsemé de petits arpèges descentants en appoggiature
(ajoutés à la mesure). On se sent sur déjà les sommets. Ici aussi, cela
module, jusqu’à ce qu’on entende une « cloche lointaine »).
Puis c’est la reprise des thèmes du début des travaux et du travail du
fer.
Deuxième montée, la Tour
s’élève.
Retour du pmotif de la première montée et autres accords sereins.
Andante cantabile – Plus haut
le sommet !!!
Le thème de la première plate-forme est repris, mais accompagné par des
triolets, plus animé. Il est ensuite superposé à des montées
chromatiques persistantes qui aboutissent sur une nouvelle sonnerie de
cloches. Ces épisodes récurrents rythment le morceau et le rendent, je
trouve, assez aisé à suivre, et très graphique.
Moderato accelerando e
crescendo jusqu’à la fin – La foule monte.
Je trouve ce moment incroyable : une longue pédale de sol (la note est
maintenu pendant quasiment tout l’épisode) sur laquelle un motif à la
fois ascendant et cahoteux s’accélère… je le trouve remarquablement
visuel, on voit très bien la foule bigarrée, les jeunes qui sautent les
marches les messieurs avec leur cane qui manquent de tomber, les femmes
qui serrent contre elles leurs enfants, mais tous en grain de grimper
le plus vite possible pour être les premiers à découvrir le monument.
Vraiment drôle.
Lento et grandioso – Hymne au
drapeau français.
(Ut majeur.)
Le tout se termine par un pompeux chant en grands accords pour célébrer
la fierté nationale, avec un petit retour du motif du travail du fer,
mais plus agité, en triolets, avant la fin triomphale.
4. Bilan
20 minutes très amusantes, qui ne dépareraient pas dans un récital.
Malgré tous les pains que j’ai faits (c’est du déchiffrage, mais j’ai
quand même refait quelques prises pour que ce soit un peu plus
probant), ce n’est pas une pièce si difficile (elle reste dans une
norme pianistique assez courante et il n’y a pas des milliards de
choses à chaque main), mais elle fait bel usage de tout le clavier, et
par conséquent forte impression auprès d’un public.
Comme pièce divertissante (et qui ne coûterait pas cher à monter pour
un bon pianiste), comme produit d’appel, ou de façon plus ambitieuse
pour un récital thématique (couplée avec les fulgurantes Impressions
urbaines d’Antoine Mariotte ?), ce serait vraiment un succès garanti.
Le public n’attend pas nécessairement d’entendre les pièces les plus
élaborées de l’histoire de l’humanité, il n’est pas interdit aussi de
se faire plaisir avec quelque chose d’habilement fait et de
divertissant.
J’espère en tout cas que le voyage vous aura amusé.
J’irai déchiffrer à mon piano La
Statue du Commandeur, et peut-être
l’enregistrer pour un prochain épisode s’il y a quelque chose à en
tirer.
(Sinon, d'autres déchiffrages commentés nous attendent, de Dubois,
Fourdrain, Salvayre… il me faut trouver le temps de faire la mise en
forme et d'écrire les notules…)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Petits marteaux a suscité :
À l'occasion de la Dame de la Mer
à la Comédie-Française, je commets pour vous égayer un petit bilan des
pièces d'Ibsen vues à
partir de la période de maturité – les autres ne sont jamais données,
sauf au Théâtre du Nord-Ouest).
[Petite digression sur le Théâtre du Nord-Ouest : ils font des
intégrales des grands auteurs, c'est formidable en soi, une sorte de
phalanstère où les comédies autogèrent le théâtre pour l'amour de
l'art. Cependant : les pièces sont lourdement coupées, à ce qu'on m'a
dit le texte n'est pas toujours bien maîtrisé, et surtout, comme le
ménage aussi est autogéré – et fait, à ce que m'ont répondu les
responsables, à la fin de chaque session, c'est-à-dire tous les six
mois –, j'ai frôlé le choc anaphylactique tellement l'air était rendu solide
par les particules de poussière, piquant les yeux, le nez, la gorge…
J'ai dû quitter précipitamment la salle – en passant par la scène,
seule issue possible – au bout de dix minutes. Bref : on peut y
entendre tout Ibsen, mais soyez prudents.]
J'ai commencé Ibsen en 2005 en voyant le Brand
de Braunschweig en tournée – choc absolu qui m'avait laissé KO pendant
plusieurs jours, et ce fut l'une des toutes premières notules postées
sur Carnets sur sol. Avec un
peu de patience et en vivant en Île-de-France depuis 2009, j'ai pu voir
quasiment tous les drames de maturité.
J'avais tenté une nomenclature de ses pièces par matière, puis par
logique dramaturgique de ses drames dans cette notule, mais je vous propose cette-fois un
petit palmarès de ce qu'on pouvait voir et aimer ces vingt dernières
années.
Les pièces de maturité
1863 – Kongs-Emnerne / Les Prétendants à la Couronne → Description :Une
merveille à lire, l'une de ses pièces les plus fortes (sorte de
relecture beaucoup plus complexe de Macbeth et de l'histoire royale de
Norvège, avec les processus de dévoilement intérieurs propres à Ibsen).
Hélas, ça n'a été donné en France qu'une fois au cours des années 80,
apparemment (je ne savais même pas encore lire…).
→ Une notule partielle.
1866 – Brand → Production
: Braunschweig et le Théâtre de Strasbourg en tournée, vu au
TNBA de Bordeaux (2005). → Description :
Un pasteur charismatique postule que le moindre péché, la moindre
hésitation vouent à l'Enfer. Sa vie d'absolu devient logiquement
intenable dans le village du Nord norgévien où il s'installe. (Son acte
II est la source de l'opéra L'Étranger
de Vincent d'Indy.)
→ La courte notule d'impressions, les présentations de l'opéra de d'Indy et du drame symphonique de Schjelderup.
1867 Peer Gynt → Production
: Au
Grand-Palais dans un dispositif bifrontal par les comédiens-français,
avec Hervé Pierre (qui en profité pour me bousculer délibérément, mais
c'est une autre histoire). Très long (4h30 sans entracte), et très
discontinu… des moments de grâce, mais aussi beaucoup d'autres
énigmatiques, clairement pas sa meilleure pièce pour moi. Bien sûr, on
n'a pas eu le temps d'y mettre la musique de Grieg en sus.(2012)
→ Notule sur la pièce et notule sur la
musique de scène.
1869 – De unges Forbund / La Ligue de la jeunesse → Jamais
vu, et pas lu, car j'espère qu'il sera monté un jour et que je pourrai
me prendre la gifle en salle.
1873 –
Kejser og Galilæer / Empereur et Galiléen → Description : Drame mystique
atypique autour de la figure de Julien l'Apostat, un peu dans l'esprit
de la Tentation de saint Antoine,
mais sans du tout la même verve. Beaucoup de références historiques et
religieuses, très long, énormément de lieux, ça paraît difficile à
monter (ou alors avec des coupes et des choix radicaux). Ce ne serait
pas très accessible, et ce n'est pas son œuvre majeure de toute façon.
1877 –
Samfundets Støtter / Les Piliers de la Société → Production
: Par
les étudiants du CRR de Paris, au Théâtre de l'Aquarium (2011).
Formidable représentation, pas du tout d'un niveau « étudiant ». → Description : Une
œuvre qui n'est pas la plus célèbre de son auteur, mais qui offre
pourtant un concentré des thématiques d'Ibsen : la société d'une petite
ville qui se regarde elle-même, avec les questions de révélations, de
chute, de déchéance et en arrière-plan la possibilité d'un départ pour
les Amériques avec un bateau qui accoste. Une de ses meilleures pièces
pour moi.
→ La notule.
1879 – Et Dukkehjem / Une Maison de poupée → Production
: Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009). → Description : Étonnant
manifeste pour la liberté de la femme, autour d'une cachotterie qui
devient existentielle. De loin sa pièce la plus jouée (et par des
actrices célèbres, je me souviens par exemple des affiches avec Audrey
Tautou au faîte de sa gloire), probablement à cause d'une thématique
qui fait écho à notre présent, mais pas celle où la structure est la
plus richement polyphonique.
→ Notule sur la représentation et notule sur l'œuvre.
1881 – Gengangere / Les Revenants → Production
: Thomas Ostermeier (sa seconde version, en français), aux
Amandiers de Nanterre (2013). → Description :
Une pièce autour de… la syphillis. Pas celle qui m'a le plus passionnée
: on est d'emblée dans l'impossibilité franche de quoi que ce soit,
aussi la chute n'est-elle pas aussi révélatrice d'enjeux profonds que
dans les autres pièces. Il faut dire que je n'aime pas du tout les
propositions d'Ostermeier, qui abîment mon sens le texte en l'habillant
d'actualisations ou d'artifices (cet affreux bruit blanc à fond pendant
les changements de tableau…). Je suis un peu seul à le penser, mais
cela peut aussi expliquer que je n'aie pas été autant séduit par cette
pièce.
→ La notule.
1882 – En Folkefiende / Un Ennemi du peuple → Production
: Jean-François Sivadier, à l'Odéon (2019). → Description :
Sujet là encore étonnant, autour de l'écologie en réalité. Comme les
deux présentes, une pièce thématique, avec moins d'entrelacs que ses
meilleures pièces, mais très convaincante. Elle est reprise ce mois-ci
(les 9 et 10 mars) au Théâtre de Clamart.
→ La notule.
1884 – Vildanden / La cane sauvage → Production
: Stéphane Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2014). → Description : Drame familial
typique d'Ibsen et très touchant.
→ La notule.
1886 –
Rosmersholm / La maison Rosmer → Production
1 : Stéphane
Braunschweig, au Théâtre de la Colline (2009. L'une de mes plus grandes
expériences théâtrales (ce serait même un solide second après La mort
de Tintagiles de Maeterlinck, mise en scène de Podalydès). → Production
2 : Julie Timmermann, au Centre Malraux du Kremlin-Bicêtre.
Beaucoup plus sommairement réalisé. → Description :
En termes de progressions et de sentiments contradictoires
inextricables, Rosmersholm se place tout en haut du corpus. (Je crois
que les spécialistes la tiennent aussi en fort bonne grâce.)
→ Notule sur l'œuvre et la première production, notule de compléments à partir de la seconde production.
1888 –
Fruen fra Havet / La Dame de la Mer → Production
1 : Claude Baqué, aux Bouffes du Nord (2012). → Production
2 : Géraldine Martineau au Vieux Colombier (2023). → Description : Une femme mariée
rêve, terrifiée, du retour de son premier fiancé – un marin.
→ Notule sur l'œuvre et la première production, compléments en commentaire à partir de la seconde
production.
1890 – Hedda Gabler → Production
1 : Thomas Ostermeier, au TNBA de Bordeaux (2008). En allemand.
(Comme toujours, pas convaincu par la proposition.) → Production
2 : Paolo Taccardo à l'Usine d'Éragny (2017). Version directe,
pas hors du commun, mais efficace. → Description :
Tentative désespérée d'une épouse de cacher un secret. Pas énormément
d'arrières-plans, mais une mécanique terrifiante de la dissimulation et
du dévoilement implacable, quand la vérité détruit toujours davantage.
→ La notule sur l'œuvre et la première production. Impressions sur
la seconde production au sein de cette notule.
1892 –
Bygmester Solness / Solness le constructeur → Production
: Stéphane Brauschweing, à la Colline (2013). → Description : Semi-romance
entre un vieil architecte et une jeune femme, remplie de vastes
questions.
→ La notule. Et un clin d'œil.
1894 – Lille Eyolf / Petit Eyolf → Production
: Julie Bérès, au Théâtre de la Ville (2015). → Description :
Le couple après le deuil d'un enfant. Moins de révélations qu'à
l'ordinaire, mais le contexte les rend d'autant plus terribles.
→ La notule.
1896 – John Gabriel Borkman → Production
: Claudine Gabay, au Théâtre de Ménilmontant (2015). → Description : La chute d'un
banquier.
→ La notule.
1899 – Når vi døde vaagner / Quand nous nous réveillons d'entre les
morts → Description :
Uniquement lu. Dialogue d'un couple qui se retrouve longtemps après le
temps de leur première idylle. Assez ascétique et quelque part
énigmatique. J'espère le voir sur scène pour démêler tout cela.
Les meilleures
pièces
Et à présent, la sélection que vous attendiez tous.
¶ Les pièces extraordinaires (dans cet ordre approximativement) :
Rosmersholm, Les Prétendants à la Couronne, La Dame de la mer, Brand,
Les Piliers de la Société, La Cane sauvage, Une Maison de poupée, Un
Ennemi du peuple.
¶ Les autres très bonnes pièces (un peu plus unidimensionnelles) :
Solness, Borkman, Petit Eyolf.
¶ Les bonnes pièces moins essentielles : Gabler, Les Revenants, Peer
Gynt.
¶ (Et clairement, catégorie spéciale pour Empereur & Galiléen, il
faudrait vraiment un bon metteur en scène et une très bonne équipe pour
réussir ça !)
Et vous, quelles sont vos belles expériences Ibsen ?
Après avoir vu la production très réussie de Géraldine Martineau au Vieux Colombier, j'ai tenté d'ajouter quelques remarques à la notule consacrée en 2012 à Fruen fra Havet d'Ibsen. C'est en commentaire, après la notule d'origine. Je n'y ai pas repris toutes les classifications et lignes de forces exposées après la découverte de l'œuvre en salle. (J'étais persuadé que j'avais aussi posté des extraits du texte de la pièce originale, mais non… j'ai simplement dû le consulter, et le faire pour une autre.)
Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest),
chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert avec le Phiharmonique de Vienne). Deux métiers.
Les quatre premiers épisodes ont été enregistrés et publiés. Voici le 5 (autour des ensembles qui font le choix de se passer de chef) et les 6,7,8 autour de la figure du directeur musical. Dans ces trois derniers, j'ai retraité le son pour rendre la voix plus sonore et l'écoute plus confortable. Preneur de retours.
Vous pouvez les entendre par ici (retranscription en format rédigé lisible en fin de notule) :
Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très
généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne,
une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que
quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes
traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus
aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas…
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 5 : Se passer du chef d’orchestre
On a vu dans les derniers épisodes les rôles du chef d’orchestre. Cependant tout le spectre existe : j’ai vu encore récemment un chef diriger un quatuor de musiciens.
Certains orchestres parviennent à se passer de chef, il faut peut-être en dire un mot.
On se souvient, dans les années 90, du succès de l’Orpheus Chamber Orchestra, dont les membres débattaient les options musicales à égalité, de la dernière contrebasse au violon solo (celui qu’on appelle communément le « premier violon »). Aujourd’hui, Les Dissonances, fondé par David Grimal d’abord sous la forme d’un ensemble de musique de chambre à géométrie variable, promeut aussi une approche collective et produit des concerts de qualité exceptionnelle – tous les mélomanes que je connais qui ont assisté à leur Sacre du Printemps assurent que c’était une expérience prodigieuse, d’une précision absolue malgré l’absence de chef.
Initiatives qui attirent la sympathie dans un monde très hiérarchisé (je me suis par exemple toujours demandé pourquoi le violon solo était forcément aussi le chef d’attaque dans un orchestre, ce peuvent être des qualités très différentes que d’avoir un joli son de violon puissant et d’être bon dans la communication non verbale avec son pupitre). Je pense aussi aux orchestres où Abbado (L’Orchestre Mozart de Bologne) et Emmanuel Krivine (La Chambre Philharmonique) recevaient le même cachet que chaque musicien – et où les premiers violons ne touchaient pas plus que les troisièmes bassons, contrairement à la tradition (plus la partie est mélodique, plus il y a de notes, plus le cachet est haut).
Je vois cependant quelques écueils aux orchestres sans chef.
1) Tout le monde a la parole, mais les choix sont-ils vraiment si ouverts ? Typiquement, David Grimal a fondé Les Dissonances et les premiers musiciens ont coopté les autres. Ils auront choisi des gens qui en partagent les attendus esthétiques : les fondateurs ont ainsi, quelque part, un rôle d’impulsion et de direction musicale générale.
Par ailleurs, est-ce que le piccolo ou le percussionniste qui joue quelques secondes du tam-tam chinois dans le final auront vraiment l’aplomb pour proposer des idées sur les phrasés de violon du thème principal du premier mouvement ?
C’est quelque chose qu’on pouvait très bien entendre chez l’Orpheus Chamber Orchestra : leur conception était globalement très romantique-tardive et assez conservatrice dans les œuvres du premier romantisme. Je ne crois pas qu’une proposition de jouer sans vibrato, par exemple, aurait recueilli les suffrages. Il y a tout de même un identité implicite à l’ensemble, je suppose.
2) Le deuxième enjeu est évidemment la cohérence. Il faut bien choisir une ligne directrice, on ne peut pas faire des choix trop disparates, et à un moment donné, il faut bien qu’un consensus se crée, et donc que quelqu’un l’emporte. On sait bien que dans ces cas, à moins de votes formels, dans les groupes humains ce sera celui qui n’aura pas peur de parler qui verra ses idées suivies, même si elles sont désapprouvées par la majorité.
Tout cela n’est pas très grave, et se trouve compensé, dans ses ensembles, par le fait que les musiciens se connaissent très bien et se sont choisis, s’apprécient ; par l’envie aussi de jouer ensemble vers un but commun et non d’obéir à une volonté extérieure qu’ils désapprouvent. Car on a aussi beaucoup d’exemples d’orchestres qui se rebiffent, suivent à regret les options du chef, font exprès de ne pas tenir compte de ses indications, ou de sous-jouer ostensiblement pour monter leur désaccord. Les musiciens de l’Opéra de Paris sont des champions pour ce type d’attitude, mais cela existe partout : je me rappelle du violoncelliste solo du Philharmonique de New York qui avait ouvertement déclaré dans la presse que si un jeune chef commençait la répétition par « très honoré de travailler avec vous », l’orchestre cessait immédiatement de l’écouter et jouait sa propre version en pilote automatique.
On peut donc trouver beaucoup de contre-exemples très parlants au fait d’imposer un chef unique et tout-puissant.
3) Non, l’écueil principal est surtout l’efficacité. Travailler ensemble avec des amis sur une partition qu’on connaît bien, c’est formidable, mais pour les orchestres qui doivent produire un nouveau programme chaque semaine (les orchestres résidents des grandes villes, typiquement), avoir quelqu’un qui décide sans délibération, qui donne un cap qui n’est pas à négocier, c’est vraiment un gain de temps. Lorsqu'on voit comment fonctionne le système des chefs invités (j’en reparle dans les prochains épisodes) qui ne connaissent pas les orchestres doivent en deux ou trois services de trois heures monter un programme d'1h30, où il y a parfois des options esthétiques fortes à défendre (imaginez vouloir un Brahms sans vibrato, toutes les articulations et équilibres qu'il faut changer !), et dans des œuvres d'une complexité parfois invraisemblable (un Berg, un Ligeti, un Ives et parfois plus rare encore)… lorsqu'on voit tout cela, on comprend l'impérative nécessité d'efficacité. Avoir quelqu'un qui a tout préparé et qui a déjà pris les décisions. Quelqu'un capable de communiquer sans s'arrêter pour parler, aussi.
Ces ensembles sans chef peuvent donc très bien fonctionner, mais soit en tournée avec un programme fixe sur plusieurs semaines, soit sur la base de programmes ponctuels longuement préparés entre musiciens amis qui ne comptent pas leurs heures.
4) Pour finir, une dernière réserve liée à certains répertoires spécifiques : en entendant Les Dissonances en concert, dans la Neuvième Symphonie de Bruckner, j'ai été frappé par la contrainte du dispositif dans les grands silences qui rompent régulièrement les thèmes chez Bruckner : les chefs choisissent de les lisser pour assurer une continuité du discours, ou au contraire d'en exalter le contraste… ici, les chefs de pupitre étaient surtout accaparés à se regarder très intensément pour bien repartir ensemble (pas toujours parfaitement d’ailleurs, mais c’était véniel).
C’est-à-dire qu’au lieu de profiter de ces silences pour produire un effet dramatique, on entend surtout les musiciens compter les temps et se surveiller pour repartir ensemble. Là, clairement, un chef aurait été utile, c’est un aspect important de la partition et il n’était, pour des raisons techniques, pas vraiment interprété.
→ Ne croyez pas que les chefs me soient sympathiques : beaucoup sont des prétentieux (un peu moins des tyrans aujourd’hui, l’époque a changé et les orchestres ne se laissent plus accabler d’injures), et l’idée qu’un seul homme qui ne joue pas se pense plus capable que cent qui jouent ne m’est pas remarquablement sympathique. En réalité les orchestres peuvent tout à fait jouer sans chef.
Mais force est de constater que, pour des raisons pratiques, le chef d’orchestre permet de gagner beaucoup de temps dans la prise de décision et la réalisation, de faciliter la coordination entre pupitres, et de communiquer une vision forte – ce qui est en général attendu du public et de la critique. À cela s’ajoute que cela permet commodément, alors que l’effectif des orchestres change au fil des ans, de personnaliser opportunément (plus facile pour la mémoire du public et pour le marketing de dire « la version Nagano » plutôt que « la version du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, vous savez, l’ancienne RIAS, la radio du secteur américain de Berlin occupé »). C’est clairement plus intuitif d’associer ça à un visage, une personnalité précise. Et il est vrai que les chefs peuvent transfigurer les orchestres !
Dans les prochains épisodes, nous causerons un peu autour de la typologie professionnelle des chefs d’orchestre. Chef recouvre en réalité plusieurs métiers très différents, où les qualités requises ne sont pas du tout les mêmes : directeur musical, chef invité, chef symphonique, chef de fosse…
À très bientôt pour la prochaine livraison !
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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 6 : Le directeur musical, principes
Comme je l’avais esquissé en fin d’épisode précédent, on parle de chef d’orchestre comme s’il s’agissait d’un métier bien précis, mais le vocable recouvre en réalité beaucoup de postes qui requièrent des qualités très différentes.
Je vais donc essayer de distinguer les rôles de chef permanent et de chef invité d’une part, de chef symphonique et de chef de fosse d’autre part. Les qualités requises n'ont vraiment rien à voir.
Les orchestres ont tous un directeur musical. Ce peut ne pas être un chef d’orchestre : son rôle est alors à la fois administratif (il représente l’orchestre et gère le pôle artistique de sa structure) et programmatique. Le directeur musical choisit la saison : les œuvres jouées, l’esprit des programmes (ouverture-concerto-symphonie ou d’autres dispositifs plus originaux), . Bien sûr, il est contrôlé par la direction administrative de l’orchestre et les tutelles qui financent (ou, dans le cas américain, les mécènes) : on peut lui imposer des actions éducatives ou ce genre de chose. Mais sur le contenu des programmes, c’est plutôt lui décide.
Ce que je dis là est assez vrai pour les orchestres symphoniques, mais un peu moins pour les opéras, où la direction administrative a souvent davantage son mot à dire sur les équilibres de la saison. Il y a même des endroits où la véritable direction musicale n’échoit pas à celui qui en possède le titre : ce n’est clairement pas Gustavo Dudamel qui choisit l’intégralité des titres donnés à l’Opéra de Paris, mais bien le directeur de l’Opéra (ou, s’il n’est pas assez informé en matière artistique, ses adjoints). En l’occurrence, Alexander Neef doit avoir la haute main sur tout cela : ancien directeur du casting pour Gérard Mortier, il doit assez bien savoir ce qu’il en est de l’offre musicale internationale. Les contraintes de remplissage sur des séries aussi longues et la masse salariale sur une maison aussi immense font peser beaucoup de contraintes externes : le nombre de personnages sur scène ou de changements de décor peut avoir une incidence sur le choix d’un ouvrage. (Il y a quelques années, j’avais lu des rapports qui exprimaient que s’il était possible de faire quelques soirées excédentaires avec une reprise de Rigoletto avec salle comble, c’était absolument impossible pour La Flûte enchantée étant donné le nombre de solistes à distribuer, du moins avec les critères de distribution qui avaient été ceux de l’époque – époque Hugues Gall, je crois).
Je me souviens aussi du cas où l’Orchestre de Bordeaux-Aquitaine, qui avait refusé la proposition de Louis Langrée (qui voulait les initier aux instruments anciens), s’était retrouvé deux ans sans chef permanent. Le rôle de directeur musical avait alors échu à Christian Lauba, compositeur local (assez talentueux par ailleurs !), qui n’avait dirigé aucune production : son rôle avait alors été de choisir les titres joués au cours de ces saisons, et de recruter les chefs, les metteurs en scène, les solistes (éventuellement avec l’aide de son équipe, bien sûr).
Cependant, presque toujours, le directeur musical est bel et bien le chef permanent de l’orchestre. On attend de lui une vision pour façonner le son de l’orchestre et le faire progresser techniquement, pour lui donner un caractère sonore. Il doit aussi avoir une image cohérente d’une programmation qui aide à cette progression, mais aussi (et surtout, on l’espère) qui séduise le public. Il doit à la fois avoir l’autorité pour changer l’orchestre sur le long terme, fixer es caps, et l’empathie pour sentir les besoins ou les fragilités de ses musiciens, les goûts du public (ou ce qu’il peut apporter de neuf à l’un ou l’autre).
Corollaire : le directeur musical n'a pas autant besoin d'être bon avec les gestes qu’un chef invité. Il peut prendre le temps de parler, d’expliquer, remettre la même chose plusieurs fois sur le métier à travers différents programmes.
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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 7 : Le directeur musical, exemples
Le métier n’est évidemment pas tout à fait comparable entre le petit orchestre de province où le directeur musical assure la plupart des concerts, et les grandes phalanges internationales où le contrat négocie le nombre de semaines où il est effectivement présent. C’est le cas pour les chefs d’orchestre célèbres, qui cumulent plusieurs orchestres, souvent sur plusieurs continents : on pense à Paavo Järvi qui était à la fois à Cincinnati et à la Radio de Francfort, puis à la fois à la Tonhalle de Zürich et à la NHK de Tokyo, mais c’est le cas d’énormément de chefs prestigieux. Actuellement, Gustavo Dudamel se consacre à la fois à Los Ángeles et à l’Opéra de Paris, et son contrat parisien a donc très précisément indiqué le nombre de productions par an qu’il devait assurer : il a certes un suivi de l’orchestre, mais n’est là qu’un quart du temps, ce n’est pas tout à fait la même chose que les chefs qui préparent les programmes de chambre de l’orchestre et dirigent les concerts du dimanche matin à destination des familles.
On peut se poser la question sur le fait que ces vedettes soient tellement supérieures à tous les autres chefs d’orchestre au point de leur confier plusieurs orchestres entre lesquels ils doivent se partager, mais c’est ainsi, la notoriété appelle la notoriété, et pour des raisons qui sont aussi de rayonnement, de financement, de remplissage, ils sont très sollicités tandis que beaucoup de chefs talentueux crèvent la faim. C’est ainsi. C’est le monde tel qu’il va, je ne vais pas pouvoir changer cela tout de suite, soyez patients.
Quoi qu’il en soit, par son travail au long cours, par son rôle relationnel et administratif avec les musiciens, le directeur musical peut changer la face d’un orchestre. On peut penser au niveau d’excellence atteint par la RIAS (Radio de Berlin du secteur américain, à l’origine) avec Ferenc Fricsay, à Cleveland avec George Szell et plus encore Christoph von Dohnányi, ou plus proche de nous à Strasbourg avec Marko Letonja, les Pays de la Loire avec Pascal Rophé, avec Lille avec Alexandre Bloch, des orchestres plus modestes à l’origine qui ont été transfigurés par un long compagnonnage de qualité.
Bien sûr, l’inverse est vrai également. Pour ceux qui ont vécu en Île-de-France ou régulièrement écouté la radio, l’Orchestre National de France (l’un des deux orchestres de Radio-France) a joué au yoyo de façon impressionnante ces dernières années : atteignant un niveau impressionnant sous l’impulsion de Kurt Masur, plus irrégulier avec Daniele Gatti (l’orchestre a continué de progresser, mais était étrangement meilleur avec les chefs invités qu’avec son directeur musical), au fond du trou avec Emmanuel Krivine (qui a fini par partir avant le terme ; chef aux éminentes qualités, vraiment, mais qui s’est obstiné à jouer du répertoire germanique rebattu où il n’excelle pas, s’est démotivé et a fini par totalement démoraliser l’orchestre). Je les ai entendus à cette époque vraiment en sale état, devenus incapables même sous de solides baguettes (comme Cornelius Meister) de synchroniser proprement des attaques par pupitre (on entendait plusieurs entrées au lieu d’une). Ils semblaient démoralisés.
Et puis est venu le deus ex machinaCristian Măcelaru : ce garçon, passionné du répertoire français, a donné une assurance, un feu, des couleurs et une qualité technique à un orchestre qui avait clairement besoin d’être fédéré. Ils n’ont jamais été aussi bons qu’aujourd’hui, et à chaque concert. La transformation s’est faite en une poignée de mois.
Le milieu musical étant hiérarchisé comme on sait qu’il l’est, chaque directeur musical apporte son propre répertoire sans chercher la cohérence avec le précédent, et de même pour la conception du son. On peut ainsi passer, comme pour le Capitole de Toulouse, à un son plutôt fondu et lisse sous Michel Plasson à un son très rond et voluptueux chez Tugan Sokhiev, et d’une dominante « raretés françaises fin XIXe » à une dominante « grand répertoire » (avec pas mal de Russes évidemment). Les deux orchestres n’ont plus rien à voir, alors que les musiciens sont les mêmes.
Contre-exemple rare : Johannes Klumpp a repris le projet d’une intégrale Haydn avec une approche musicologique assez radicale qu’avait débuté le Symphonique de Heidelberg. Le chef précédent, le fulgurant Thomas Fey, a été victime d’un grave accident domestique et n’a jamais pu rediriger (le cerveau est atteint, je crois). Je ne me suis pas penché sur la question, j’imagine que l’orchestre souhaitait mener à bien l’intégrale et dans une certaine cohérence stylistique avec ce qui avait été fait auparavant : pour une fois, le recrutement a été fait sur un projet de continuité artistique et pas simplement sur le choix d’une personnalité remarquable… mais c’est clairement l’exception et absolument pas la règle.
Enfin, la plupart du temps : certains directeurs musicaux renouvellent aussi beaucoup les musiciens :
→ en profitant des départs en retraite (un tiers de renouvellement à l’Opéra de Paris sous Philippe Jordan) ;
→ en jouant habilement de persuasion (Vasily Petrenko à Liverpool) ;
→ ou carrément en étant particulièrement dur ou maltraitant contre ceux qui ne sont pas au niveau (il y avait eu des plaintes pour harcèlement moral ou son équivalent, déposées contre Krzysztof Urbański à l’Orchestre d’Indianapolis, de mémoire par des bassonistes qu’il humiliait en répétition pour pouvoir les faire partir et les remplacer par meilleurs).
Mais ce n’est pas nécessaire pour changer l’identité d’un orchestre.
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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 8 : Le directeur musical, quelques difficultés
Cette mutation avait été la raison invoquée par Daniel Harding pour quitter l’Orchestre de Paris, arguant qu’il aurait fini par changer la merveilleuse identité de l’orchestre. (Probablement un prétexte élégant pour fuir des musiciens réputés pour leur mauvais caractère et leur bonne volonté à géométrie variable, mais ce n’est pas non plus une vue de l’esprit : oui, travailler longtemps avec un directeur musical change. Ensuite, est-il parti parce qu’il ne voulait pas les changer ou parce que c’était une lutte pour y parvenir, je ne suis pas dans le secret de sa conscience.)
Il faut dire que ces chefs sont parfois reconduits sur des décennies, ce qui permet un réel travail de fond. Parfois aussi, c’est plutôt le public ou la tutelle qui adore le directeur musical, plutôt que les musiciens : par exemple Daniel Barenboim à la Staatskapelle Berlin, tyran invraisemblable (à la fin de chaque concert, il est d’usage que les musiciens viennent un à un le féliciter dans sa loge), volontiers agressif, et à mon sens au legs artistique pas très marquant (certainement pas en répertoire et pas vraiment en progression technique), a une notoriété qui attire le public, ce qui fait que les décideurs locaux – qui ne sont pas forcément épris de musique – attribuent beaucoup plus volontiers des subventions à un orchestre qui rayonne davantage grâce au nom de son chef, qui sait avoir les bonnes amitiés et les meilleurs réseaux… Ce qui fait que même la direction administrative de l’orchestre, voire les musiciens maltraités eux-mêmes, ne souhaitent pas s’en séparer, car il est la figure de l’orchestre.
Dans cet ordre d’idée, certains chefs notoirement peu travailleurs ou sur leur pente descendante sont embauchés parce qu’on sait (en particulier dans les pays où l’économie des orchestres repose sur peu de subventions publiques et beaucoup de mécénat) qu’ils vont attirer le public et les mécènes.
La fin de mandat de James Levine à Boston avait été assez triste et soulevé en interne beaucoup de réclamations, en particulier de la part des musiciens, sur son impréparation et son peu de présence – il faut dire qu’il était malade de Parkinson depuis de très nombreuses années. De même, Chicago a beaucoup baissé techniquement sous Riccardo Muti (ce n’est plus du tout la plus belle section de cuivres d’Amérique), mais l’orchestre peine à s’en séparer, car les musiciens doivent estimer mériter une star et savent qu’ils ne peuvent pas simplement laisser partir quelqu’un qui attire autant le public, les projecteurs, les contrats, les mécènes que Muti. À l’heure actuelle, on attend toujours son successeurs.
J’espère que tout cela vous aura un peu éclairé sur les enjeux du chef d’orchestre comme directeur musical, c’est-à-dire comme chef permanent d’un orchestre : son rôle est alors moins de coordonner les musiciens le soir du concert que de façonner, sur le temps long, l’identité musicale de l’ensemble et d’améliorer son niveau technique. (Cela peut aussi se passer avec des chefs invités récurrents, bien sûr. Il existe des postes de « premier chef invité », par exemple ; un peu le cas d’Esa-Pekka Salonen à l’Orchestre de Paris actuellement : il n’a pas voulu de la charge administrative et de la responsabilité d’être leur directeur musical, mais il les dirige trois ou quatre fois cette saison, quasiment autant que Klaus Mäkelä, directeur musical en titre assez accaparé par ailleurs.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne,
une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que
quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes
traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas…
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
1 : Le projet
Lorsqu’on appartient au grand public, ou
lorsqu’on débute dans la mélomanie, et même lorsqu’on est assez loin
dans l’immersion au cœur de la musique classique, on ne peut manquer de
se poser la question : à quoi sert ce grand épouvantail en queue-de-pie
qui agite les bras ?
Bien sûr, tout le monde sait que le chef
d’orchestre bat la mesure, mais ça ne répond pas vraiment à
l’interrogation : si les musiciens sont de haut niveau, ils savent
jouer en rythme (d’ailleurs les partitions d’orchestre ne comportent
que la partie du musicien, qui est censé jouer suffisamment précisément
pour ne pas être décalé des autres, sans pouvoir voir ce qu’ils jouent
de leur côté). Et si les musiciens sont d’un niveau faible, pas
capables de jouer en rythme ou à la vitesse indiquée, que le chef donne
ou non les indications ne leur permettra pas de dépasser leurs limites…
Et puis les quatuors à cordes, et même certains
orchestres (Orpheus, Les Dissonances…), parviennent à jouer sans chef.
Alors, en a-t-on vraiment besoin ?
C’est ce que cette série va chercher à
explorer.
Il existe déjà de très bonnes émissions
sur ce thème depuis de nombreuses années par Christian Merlin sur
France Musique (actuellement, c’est « Au cœur de
l’orchestre », je crois), mais il s’agit souvent d’observer des
différences entre orchestres ou les spécifcités des chefs, sans
forcément revenir au point de départ : que fait un chef ? Quels
en sont les missions, les typologies ?
Je poserai ensuite la question (très
épineuse et à multiples entrées) de comment juger un chef.
Mais lançons-nous déjà dans les
questions fondamentales. L’utilité et le rôle du chef.
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Générique de début et générique de fin :
deux très beaux enregistrements désormais dans le domaine public.
→ Extrait du premier mouvement de la
Première Symphonie de Nielsen par Thomas Jensen et l’Orchestre
Symphonique National de la Radio Danoise (enregistrement Decca de
1954).
→ Extrait de l’Ouverture d’Euryanthe de
Weber par Hermann Scherchen et l’Orchestre de l’Opéra de Paris
(enregistrement Vega de 1959).
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
2 : Le grand coordonnateur
Il faut d'abord se mettre d'accord sur
la nature même du travail de chef d'orchestre. Il ne produit pas de
son, et les musiciens compétents savent jouer en rythme…
Je repose donc la question : à quoi sert-il (bon sang) ?
Premier rôle.
Le chef d’orchestre a tout de même une mission de coordination: il
garantit que le tempo est le même pour tous.
Le tempo,
c’est-à-dire la vitesse à laquelle le morceau est joué : les rythmes
(durées des notes relatives entre elles) sont prévus par le
compositeur, mais sur les partitions, il n’indique qu’une appréciation
de la vitesse à laquelle le rythme de base (la croche, la noire, la
blanche…) doit être joué. Mais le plus souvent, le compositeur ne
propose qu’une fourchette de vitesse (du type allegro,
andante, adagio…) dans laquelle les interprètes
doivent choisir (si vous regardez un métronome récent, vous verrez ces
fourchettes de tempo indiquées). Au XXe siècle, les compositeurs
indiquent volontiers le tempo exact (noire à 60 battements par minute,
par exemple), mais il est admis que les interprètes peuvent aménager
cette indication. [Oui, c’est étrange, parce qu’on trouverait
inacceptable en revanche de toucher aux hauteurs ou aux rythmes…]
Dans cette mission de coordination, le chef
d’orchestre présente l’avantage de représenter un repère toujours vérifiable visuellement (même sans lever les yeux, les musiciens perçoivent
la pulsation des gestes).
Il donne les départs aux pupitres qui
jouent peu (quand le trombone doit attendre 780 mesures avant d’être
sollicité à nouveau et n’a que sa partition de silences sous les yeux,
il est content que le chef vérifie avec le lui le bon moment pour faire
son entrée).
À l’exception des percussionnistes, qui sont des dieux en rythme.
Le chef ne donne jamais, en principe, ses départs
au timbalier ; plus
encore, je me rappelle d’une déclaration de Solti selon laquelle il
évitait même de regarder le timbalier, qui est comme un roc rythmique,
pour ne pas le déstabiliser et plutôt le laisser rassurer les autres
membres de l’orchestre par la solidité de ses interventions.
Il peut aussi, contrairement à un
métronome, intervenir si un décalage se produit, ou s’il attend un
soliste en train de faire une cadence, une improvisation, un chanteur
en train de tenir une note… Le chef fait alors un geste qui indique aux
musiciens qu’il va falloir reprendre. Je reparlerai plus loin de cette
palette de gestes, dans les épisodes autour de la technique de
direction.
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
3 : Anecdotes de décalages mémorables
Pour les pupitres autres que les percussions, même
chez les meilleurs professionnels, on a des exemples de faux départs.
Vous pouvez par exemple écouter le climax du dernier mouvement de la Symphonie n°9 de Gustav Mahler par rien de
moins que le Philharmonique de Berlin et Leonard Bernstein : la section
de cuivres n’entre tout simplement pas dans le climax. (Ah oui, j’ai
dit climax, on le prononce
souvent claïmax à
cause de la prégnance de l’anglais, mais le mot vient du grec, donc pas
de raison particulière de s’y astreindre.) Pourquoi ils n’entrent pas
au bon moment ? Je n’ai pas trouvé de témoignages l’expliquant,
mais cela peut arriver, le chef de pupitre compte mal, ou comptait sur
un départ que n’a pas donné le chef (alors qu’il avait pu le faire en
répétition), et personne n’ose se lancer.
Autre exemple visible, dans les vidéos qui
documentent l’enregistrement du Ring de Wagner
par Solti (la première intégrale du Ring en
véritable studio, l’objet-phare de la production phonographique
classique des années 60), les cors du Philharmonique de Vienne se
trompent de plusieurs temps (plusieurs mesures ?) pendant l’Immolation
de Brünnhilde, et Solti doit le leur faire remarquer. Les musiciens du
Philharmonique de Vienne tout de même, parmi les plus virtuoses du
monde à cette date. Donc cela existe bel et bien, partout. Et même sur
des disques en studio (donc avec plusieurs prises possibles), on peut
en trouver çà et là, des ratages non corrigés.
C’est encore plus évident avec
des chanteurs :
a) ils sont moins bien
formés en rythme (il existe même dans les
conservatoires français un « solfège chanteur », en réalité
un cours de solfège plus rudimentaire que pour les instruments),
b) la voix exerce des
pressions sur le corps dont il faut
parfois tenir compte (on n’arrive pas à tenir son aigu parce qu’on est
fatigué ce jour-là),
c) le texte incite à prendre des libertés rythmiques (primauté de
l’expression, en plus on est en train de jouer sur scène, parfois en
train de se faire violer par ses partenaires, parfois allongé la tête à
l’envers sur un canapé – je ne mens pas, je l’ai vu, j’ai même vu des
chanteurs faire une partie de leur air en faisant le poirier… alors le
rythme, hein),
d) et la tradition incite
les chanteurs (en particulier dans le répertoire italien) à abuser du rubatoet à
décélérer ou accélérer au gré de leur inspiration du moment et de leur
capacité à tenir les aigus.
On rencontre donc toutes sortes d’erreurs, que
l’orchestre doit rattraper de façon invisible. (Je suis très admiratif du métier qu’il
faut pour pouvoir changer en un instant ce qu’on a prévu de jouer et
s’adapter, parfois de façon absolument imperceptible si le public ne
connaît pas l’œuvre par cœur. Les orchestres spécialistes de l’opéra
font ça à la perfection.)
Enfin, à la perfection… je ne vous
raconte pas l’anecdote de la dernière La Forza del destino vue à
l’Opéra de Paris, il arrive aussi que les musiciens fassent exprès de
ne pas suivre les chanteurs pour montrer leur mauvaise humeur…
Ou encore, anecdote qui a fait l’objet
d’un long feuilleton dans les journaux, la querelle entre Leonard
Slatkin et Angela Gheorghiu pour une Traviata au Met : Slatkin a été
expulsé parce que, habitué du répertoire symphonique, il ne réussissait
pas à faire Gheorghiu, qui improvisait absolument les rythmes qui lui
chantaient comme d’habitude. Manque d’aptitude d’un chef (excellent par
ailleurs) dans ce répertoire qui demande de la flexibilité, ou abus
manifeste de la soprano avec lesquels il n’a pas voulu transiger, il y
aurait presque une série entière à écrire sur cette histoire, et je
vais m’en dispenser pour l’instant.
Prochaine étape : le rôle artistique du
chef d’orchestre.
Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? –
4 : Le cerveau artistique de l’orchestre
Deuxième rôle.
Le chef d’orchestre n’a pas pour rôle unique
d’assurer la mise en place rythmique. Il organise aussi les nuances (le début et l'intensité d'un
decrescendo, par
exemple), afin d'obtenir un résultat homogène.
C’est aussi lui qui gère l’étagement
des pupitres (éviter que les cuivres ne
couvrent tout le spectre, vérifier que le doux et le fort, qui sont des
valeurs relatives, ne soient pas incohérentes entre les pupitres).
Car les musiciens n'ont que leur partie
sous les yeux (sinon, ce serait trop petit à lire, trop de pages à
tourner aussi – ce que l’on appelle les « tournes » –, alors qu'ils ont
besoin de leurs mains, même si les dispositifs électroniques pourraient
changer ce point). Le chef, lui, a accès à l'intégralité de la
partition, et peut surveiller les entrées, donner les départs,
rectifier les décalages, choisir les nuances, vérifier l’exactitude de
ce qui est réalisé.
En réalité, comme il y a beaucoup trop de lignes à
lire à la fois (des dizaines) et dans des clefs différences, avec des
instruments transpositeurs (les sons écrits ne sont pas les sons réels,
et ça change selon les instruments, voire au fil d’une œuvre !), il
n’est pas possible de lire en dirigeant. Les chefs connaissent peu ou prou par
cœur ce qu’ils dirigent, et la partition sert de repère visuel,
d’aide-mémoire pour éviter le coup de stress inutile ou l’hésitation
fatale au moment où il fallait donner un départ. Une partition qu’on
connaît peut se lire comme un tableau, un schéma, un pense-bête :
l’apercevoir du coin de l’œil suffit pour se remémorer instantément le
détail.
Troisième rôle.
Enfin vient le vient le rôle
artistique : les partitions ne notent pas
l'intégralité des articulations et des effets (trop de paramètres, même
les partitions de partisans de l’ultra-complexité comme Ferneyhough ne
couvrent pas tout !), le chef donne une lecture cohérente et unifiée
parmi les milliards de possibilités. On peut légitimement jouer un
Haydn plutôt lyrique et formel, ou plutôt joueur et pépiant, les deux
options peuvent être soutenues.
Un solo peut être joué plus ou moins détaché (staccato), avec des accents sur
telle ou telle note. (Comparez par exemple le solo de hautbois dans le
dernier tiers du final de l’Héroïque de Beethoven, chacun le phrase
avec des appuis différents.)
Il obtient aussi les couleurs de
l’orchestre (les cordes dominent, ou plutôt les bois ? plutôt
sombre ou plutôt clair ?), les équilibres bien sûr aussi, on en a déjà
parlé. Et même au niveau du tempo, il existe une véritable latitude :
certains chefs changent sans arrêt de tempo au sein d’un mouvement
(Furwängler), d’autres restent parfaitement rigides (Toscanini, Reiner,
Szell, les chefs issus du mouvement baroque). Karajan, c’était encore
autre chose, il était toujours légèrement en dehors du temps pour
éviter la sensation de pulsation régulière.
Je termine tout de même par un quatrième rôle.
Le chef permanent d’un orchestre, qu’on
appelle le directeur musical, a aussi pour enjeu de faire progresser
l’orchestre. C’est lui qui définit les répertoires qu’il va aborder,
pour étendre ses capacités ou pour affiner des qualités spécifiques. Il
construit les programmes également, et façonne au fil des saisons le
son de l’orchestre.
Prenez le Capitole de Toulouse :
spécialiste de musique française avec Michel Plasson, aujourd’hui plus
généraliste mais Sokhiev lui a donné un son très intense, doux et
voluptueux, qui ne ressemble pas aux autres orchestres français. Voyez
aussi comment le Philharmonique de Berlin, où les cordes très fluides
dominaient depuis Karajan, est devenu le champion de la transparence
qui met en valeur les bois, depuis Rattle… Et tant d’autres exemples.
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Le chef n’est donc n'est pas donc pas
tout à fait inutile. Mais à ces observations théoriques assez minces,
il convient d'ajouter ce que tous les spectateurs ont pu constater :
empiriquement, chacun peut voir à quel point un chef change
immédiatement un chœur ou un orchestre, parfois sans même s'être
consultés, rien que par sa posture, quelque chose de différent (et
parfois de saisissant !) se crée, la musique s'enflamme. J’ai des
souvenirs très précis de concerts à deux chefs où, quand l’un des deux
prend les commandes, soudain les musiciens sont comme transfigurés, et
proposent soudain un résultat sans commune mesure, inspiré.
On peut considérer avec distance ou
doute l’intérêt réel d’avoir un chef, en théorie, mais dans la
pratique, lorsqu'on écoute un disque ou se rend dans une salle de
concert, il est évident que tous les chefs ne se valent pas, et que
leur présence peut réellement métamorphoser un orchestre (jusqu’à son
timbre, quelquefois !)
J'ai aussi découvert comment importer la liste de mes écoutes
commentées, ce pourrait être un bon format pour les archives de CSS
(qui est, pour l'instant, le réceptable de nouvelles expériences
extérieures, mais toujours en thème !). J'ai tout de même en
préparation de véritables notules (les catégories de baryton par
exemple).
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des
raisons de droits d'auteurs (droits
voisins
plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est
beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol
et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter
les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à
Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art
national
ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que
je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y
jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des
sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les
retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.
Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de
certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée
« L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes
tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je
commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette
corruption depuis le début.
Épisode 8 : Comment
l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – b) L’hégémonie du seria
3. Le prestige de la
voix et
la conquête du seria
Malgré son projet à l’origine surtout littéraire, l’opéra entraîne un
effet secondaire inattendu : la redécouverte de la voix humaine. Le
fait de l’utiliser seule, le prestige croissant des chanteurs, les
lieux de représentations plus vastes vont mettre en avant les voix
puissantes, agiles, étendues… et les compositeurs vont progressivement
devenir les grands lieutenants des chanteurs vedettes.
Le troisième tiers du XVIIe siècle est une période d'innovations riches
– voyez par exemple les opéras de Legrenzi ou les oratorios de
Falvetti. La forme des parties musicales reste assez libre, mais avec
davantage de substance musicale, de diversité de ton, et surtout, ce
qui a son importance pour la suite, une veine mélodique beaucoup plus
présente et persuasive que le pur service du texte. On reste dans une
visée essentiellement déclamatoire, mais ce faisant on voit tout de
même se constituer peu à peu, dans les parties où la musique se met à
dominer l'expression textuelle, une segmentation des moments musicaux,
de plus en plus autonomes et détachables. Ces moments (airs, duos,
choeurs, etc.) deviennent progressivement des formes closes (ce que
l'on appelle les « numéros »).
C'est à mon avis l'une des périodes les plus intéressantes de
l'histoire de l'opéra italien, sans doute la plus originale, devant
celle qui se déroule au début du XXe siècle. Il y a fort à parier qu'on
découvrira progressivement beaucoup de pépites dans cette période
encore excessivement mal documentée au disque, si l'on se met à fouiner
dans les inédits.
Mais cette progressive mise en avant de la musique (et de la voix
agile) va aussi entraîner la Grande
Bascule, moment terrible qui va changer l'histoire de l'opéra
mondial pour toujours.
La fascination pour la voix, qui se découvre des possibilités pour
l'agilité dans ce contexte où la musique est de plus en plus
prédominante et le texte de moins en moins central, va créer les
conditions de cette catastrophe.
L’opéra, qui était essentiellement un poème dramatique embelli par de
la musique, assez nu, peu orné, devient le support privilégié de la
virtuosité vocale – le support, pour ne pas dire le prétexte.
4. Structure de l’opéra seria
Car, à partir des années 1690, le genre-roi, qui domine toute l’Europe
pour un siècle, c’est l’opéra seria,
fruit d’une lente mutation au fil du XVIIe siècle vers un spectacle, où
la musique et surtout la voix volent la vedette au texte.
Opera seria, c’est-à-dire «
opéra sérieux ». Opera seria
est féminin en italien, mais comme on emploie opéra au masculin en
français, l’usage est d’utiliser opéra seria au masculin.
C’est le genre qu’ont illustré Albinoni, Haendel, Vivaldi, Porpora,
Caldara, Hasse, Leo pour la période baroque, avec une époque de
transition qui enrichit l’orchestre de quelques doublures de vents chez
Graun, Pergolesi, Jommelli, avant de se couler dans le nouveau style
classique avec Johann Christian Bach, Cimarosa, Haydn (Armida), Salieri, Mozart (Lucio Silla, Mitridate, même Idomeneo, quoique un peu tempéré
par le modèle français).
Parmi les œuvres aisément disponibles qui ont de quoi impressionner et
par lesquelles je vous conseillerais de commencer : Rinaldo de Haendel, Griselda de Vivaldi, Cleopatra e Cesare de Graun, Mitridate de Mozart (Minkowski)…
mais on rencontre aussi de très beaux Jommelli, Johann Christian Bach
ou Salieri…
Musicalement, l’opéra seria se caractérise par une alternance de deux
modes d’expression.
Le premier, ce sont « récitatifs secs
» (recitativi secchi),
où l’on fait avancer l’action, sans y mettre de soin musical
particulier : les chanteurs s’y expriment seulement accompagnés par la
basse continue (un instrument grave à cordes frottées, un clavecin,
éventuellement un archiluth). La mélodie reste très simple et suit
l’accentuation des mots, mise en musique syllabe par syllabe. Pas de
répétitions, pas d’ornements, pas d’aigus ou de graves, simplement une
déclinaison musicale du texte. C’est la partie qui hérite des origines
de l’opéra, mais il s’agit clairement, en l’occurrence, d’une
relégation, qui n’intéresse pas du tout le public, concentré sur la
plus grande séduction mélodique des airs, ses affects exacerbés… et
surtout les qualités d’agilité ou de longueur de souffle des chanteurs.
En alternance avec ces récitatifs utilitaires, les « numéros » sont presque
exclusivement des airs à da capo. Et,
rarement, des duos ou des chœurs – on va dire que dans le meilleur des
cas vous en trouverez deux par opéras, et toujours sensiblement plus
courts que les airs. On parle alors des « numéros musicaux », car ils
sont bel et bien numérotés pour pouvoir les retrouver (plus commode que
« le deuxième air de Nicomedo à la cinquième scène de l’acte III »). À
ce moment, l’action s’arrête et le personnage partage ses émotions :
courage, tendresse, espoir, crainte, orgueil, dépit, fureur,
déréliction… le nombre de ces affects archétypaux n’est pas très élevé,
ce qui a permis la réutilisation abondante d’airs d’un opéra dans un
autre – les droits d’auteur n’existant pas, les compositeurs
n’hésitaient pas non plus à réutiliser des airs réussis de collègues
dans leurs propres opéras.
J’ai parlé de da capo. « Da
capo » signifie « avec une reprise depuis le début » : ces airs sont
pour la plupart constitués, tout au long du XVIIIe siècle, de 8 vers.
Un quatrain principal, longuement répété, suivi d’une section plus
courte de 4 vers (et toujours contrastée, moment de fureur ou de
confusion pour les airs extatiques, moment de brève émotion tendre pour
les airs de bravoure…). Une fois qu’on a fait tout cela, on reprend
intégralement la mise en musique du premier quatrain, en y ajoutant des
variations vocales (on les appelle souvent « diminutions », car ce sont
des formules de notes en général plus brèves, des ornements qui
augmentent le nombre de notes exécutées). Ces ajouts étaient censés
être improvisés, même si les chanteurs étudiaent bien sûr des formules
réutilisables. Aujourd’hui, elles sont soigneusement écrites par les
chefs ou les interprètes. Comme elles ne figuraient pas sur les
partitions, on a longtemps, même dans le mouvement baroque, joué ces
reprises sans ornements – ce qui les rend particulièrement
fastidieuses, surtout dans les airs très longs du milieu et de la fin
du XVIIIe siècle.
Un air à da capo fait dans
les 4 à 6 minutes à l’époque de Haendel et Vivaldi, mais peut durer 9
minutes à partir des années 1740… sans reprise variée, ce peut être un
peu ennuyeux si la mélodie n’est pas particulièrement inspirée ou si le
chanteur n’est pas exceptionnel. Les da capo ornés sont aujourd’hui
redevenus la norme, musicologie aidant. Dieu soit loué.
5. Le triomphe de la
peste
vocale
Ce type d’opéra, qui est moins dépendant de la compréhension du texte
théâtral, obtient un succès fulgurant en Europe : la virtuosité de sa
musique (il faut y voir l’équivalent des Quatre Saisons de Vivaldi), la
déification des chanteurs-vedettes, le caractère stéréotypé et annexe
de l’intrigue permettent de traverser les frontières. Il s’adapte très
bien ensuite au style classique avec un orchestre qui inclut davantage
les vents, cherche davantage de couleurs, étend la virtuosité sur des
ambitus vocaux plus larges, cherche des lignes mélodiques plus
vigoureuses (voire athlétiques).
Il est joué partout, en général en italien : de Lisbonne à
Saint-Pétersbourg en passant par Londres, avec quelques adaptations
linguistiques locales (en suédois à Stockholm, et à Hambourg des objets
hybrides improbables en allemand pour les airs, en italien pour les
récitatifs et en français pour les chœurs – voyez Orpheus de Telemann, par exemple).
Seule la France en reste au modèle déclamatoire de la tragédie en
musique, tout en en important les innovations harmoniques et
progressivement le goût de la virtuosité (très audible chez Rameau, par
exemple). Mais l’accusation d’ultramontanisme est grave pour un
compositeur, et tout le monde se défend d’importer quelque influence
que ce soit. En tout état de cause, la dominante de l’opéra français
reste textuelle (ou, pour l’opéra-ballet, la danse et la couleur locale
soutiennent l’intérêt premier du public), et c’est la seule nation à
conserver un modèle distinct du seria
italien. Toutes les nations les plus fières ont servilement adopté le
nouveau format musical à la mode, et pour un siècle.
Et encore, un siècle, c’est en restant modeste : il existe des opéras
seria dès les années 1690, et le belcanto romantique n’est finalement
qu’une adaptation au style romantique des formules du belcanto baroque
et classique tel qu’il est pratiqué dans l’opéra seria (air répétitif
virtuose orné avec récitatifs intercalés, de moindre importance). Mais
la fin du XVIIIe siècle et surtout le début du XIXe siècle voient
apparaître des opéras dans les langues locales, et parfois avec une
réelle ambition, Weber et Schubert en Allemagne, Dupuy au Danemark,
Arriaga en Espagne…
6. Catégories vocales
Cette époque est aussi celle des rôles travestis (des rôles masculins
héroïques joués par des femmes, en l’occurrence) et des castrats. Je
consacrerai peut-être un épisode aux castrats – ces pauvres diables
auquels ont dérobait, dans leur jeune âge, les outils indispensables de
leur succession. Ils disposaient ainsi d’un larynx d’enfant posé sur
des poumons et des résonateurs d’homme, ce qui devait être
particulièrement insolite et surprenant. Femme ou castrat, cela
témoigne en tout cas d’une fascination pour les voix aiguës. Le goût
des XXe et XXIe siècles en Occident représente l’homme viril avec une
voix grave (voire rauque et peu sonore, façon Humphrey Bogart, James
Earl Jones, Andrew Lincoln) – je peux témoigner, puisque je dispose
d’une voix plutôt aiguë, qu’on est obligé d’utiliser beaucoup de
stratégies extra-timbrales pour asseoir sa présence en public (le
contenu de ce que l’on dit, les variations de ton, l’humour… alors que
l’autorité naturelle d’une voix grave est immédiate). On le voit au
demeurant à l’opéra, avec le nombre croissant de rôles principaux
confiés à des barytons – le baryton, c’est le symbole l’homme
véritable, dans toute sa complexité.
Au XVIIIe siècle, c’est tout le contraire : les héros ont souvent une
ascendance surnaturelle, divine, et réalisent des exploits qui ne sont
accessibles qu’à une âme hors du commun et à une généalogie du plus
haut prestige. On les représente donc par des voix aiguës et agiles,
qui planent au-dessus des aptitudes des simples humains. Le ténor
devient progressivement utilisé dans la période classique (dernier
quart du XVIIIe siècle), mais plutôt pour représenter les rois et les
pères, pas toujours sympathiques (prenez Idoménée et Mithridate, chez
Mozart) – en tout cas beaucoup plus humains et bien moins exemplaires
que leurs équivalents chantés par des sopranos ou des altos, qu’ils
soient masculins ou féminins. Les basses, elles, sont vraiment
réservées aux personnages secondaires majestueux, les pères, les rois,
les magiciens…
C’est ainsi que dans un opéra seria
habituel de la période baroque, on ne croise quasiment que des voix de
femmes (avec une basse en personnage secondaire pour varier un peu) ou
de castrats.
7. Les limites du seria
Vous aurez peut-être remarqué, au gré de subtiles allusions à peine
perceptibles, que je ne suis pas complètement enthousiaste devant la
domination de ce genre en Europe. C’est mon goût personnel, il est vrai
que le seria est probablement pour moi la période la moins
enthousiasmante de l’histoire de l’opéra.
Mais cela mérite peut-être une explicitation. Pour moi qui apprécie en
particulier le rapport au texte et à la dramaturgie, je me retrouve
face à des airs dont le texte est répété à l’infini, peu intelligible
sous les coloratures (toutes les figures agiles de la voix sur une
voyelle unique o-o-o-o-o o-o-o-o-o), et pas traité de façon
particulièrement expressive – en tout cas pas vis-à-vis de la prosodie.
Les livrets y sont complètement stéréotypés, parfois même
interchangeables – et interchangés par les compositeurs.
C’est possiblement la période où l’on a le plus produit d’opéra, mais
aussi celle où l’on rencontrera le moins de diversité et de surprises,
tant le modèle y est normé, et pas très riche ni contrasté en tant que
tel.
Pour autant, musicalement, le genre recèle des pépites (qu’il faut
vraiment écouter comme des concertos pour instruments vocaux !), et les
atmosphères de certains airs sont absolument ineffables. Par ailleurs,
si l’on rencontre des chanteurs qui nous émeuvent, les entendre dans le
seria, c’est la certitude d’entendre toute leur voix complètement mise
en valeur – rien à voir avec les airs de Verdi qui mettent en valeur un
caractère du personnage ou un trait d’écriture du compositeur, ici tout
est d’abord pensé pour magnifier la voix et lui donner le temps d’être
goûtée par le public.
Et son importance est absolument centrale dans l’histoire de l’opéra.
C’est pourquoi il n’était pas inutile de s’y arrêter un moment dans ce
parcours autour de l’opéra italien.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Le bon goût, lui, a depuis longtemps mis fin à son règne.
Je poursuis mon aventure autour du format audio.
Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des
raisons de droits d'auteurs (droits
voisins
plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est
beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol
et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter
les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à
Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art national
ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que
je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y
jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des
sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les
retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.
Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de
certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée
« L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes
tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je
commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette
corruption depuis le début.
Épisode 7 : Comment l’opéra italien
a-t-il dominé le monde ? – a) La naissance d’un modèle
L’opéra italien occupe en général – avec Faust, Carmen et Wagner –
l’essentiel de l’imaginaire grand public autour de l’opéra. Et de fait,
il domine la scène européenne et mondiale en quantité et en prestige
pendant l’essentiel de l’histoire de l’opéra.
Plutôt que de vous proposer simplement une histoire de l’opéra italien,
je vous propose de nous demander ensemble comment ce genre a pu rester
aussi étroitement associé à une nation, une langue. Ce sont des raisons
multiples : historiques, linguistiques, politiques, pratiques… qui
peuvent expliquer cette prédominance.
Au sein même de l’Italie, l’opéra a été vécu comme le genre prédominant
– ce qui est vrai dans les autres nations musicales, mais pas à ce
point – on pourrait d’ailleurs presque parler d’histoire de la musique
italienne, tant le vocal prévaut sur tous les autres genres dans la
péninsule.
1. Naissance de l’opéra
L’opéra est né à la toute fin du XVIe siècle en Italie. Il est le fruit
de réflexions sur le théâtre musical (qui n’était jamais intégralement
chanté) et d’une admiration pour le modèle grec tel que perçu par les
érudits du temps. La parole doit être exaltée par la musique. On
écrivait essentiellement pour la voix avec des formes polyphoniques –
c’est-à-dire des musiques avec plusieurs mélodies chantées à la fois,
ce qui rend le texte difficilement compréhensible.
Des groupes de poètes et de musiciens, réunis autour de mécènes
florentins, donne sa chance à la monodie (mélodie unique, simplement
accompagnée), et tout le monde constate que cela rend l’expression plus
vive, plus individuelle. Essayez d’obtenir une émotion précise de la
part d’un chœur, c’est toujours moins touchant qu’un chanteur seul sur
le même texte, parce qu’il va exprimer sa propre singularité, sans
qu’elle soit « équilibrée » par l’ensemble des différences de tous les
chanteurs.
Pour le détail de cette aventure qui a bouleversé toute la hiérarchie
de l’art européen, je vous renvoie au troisième épisode de la série,
qui le traite en détail.
Ces artistes donnent ainsi naissance aux premiers opéras : des drames
entièrement mis en musique, où l’émotion du texte est exaltée par la
force expressive de la musique ! On y adore donc, en bonne
logique,
les lamentations. La Dafne de Peri & Corsi (1597), perdue,
L’Euridice de Peri (1600) et presque simultanément de Caccini
(1600-1602), et quelques années plus tard l’Orfeo de Monteverdi (1607,
je crois avoir dit par erreur 1604 dans l’épisode consacré au sujet !).
Les premiers opéras sont ainsi florentins, et nord-italiens. Ils sont
en bonne logique écrits en italien, pensés en lien avec la poésie
italienne (l’autre genre vocal profane dominant était alors le
madrigal, composition à plusieurs voix sur des poèmes italiens). Ils se
répandent dans toute l’Italie. Il s’agit, dans la première moitié du
XVIIe siècle, d’un art local.
Après Monteverdi à Crémone, Mantoue et Venise, viennent d’autres grands
représentants, comme Landi à Padoue et Rome, Rossi à Florence et Rome,
Cavalli à Venise, Legrenzi à Bergame et Venise… Chaque grande famille,
chaque grande cité a ses musiciens de prédilection. Le style austère de
la déclamation soutenue de musique s’enjolive progressivement d’airs
plus ornés.
2. Premières imitations
Lorsque Cambert & Perrin, puis LULLY & Quinault ont adapté le
modèle italien en France, ils se sont fondés sur cette image de la
déclamation soutenue par la musique. On sent dans les œuvres de LULLY
que le modèle est déjà propre à être orné d’ariettes et de jolies
choses plus décoratives, mais il reste avant tout fondé sur la
prééminence du texte ; depuis lors, les Français, têtus de leur gloire,
n’en démordent pas, et alors que les Italiens exploraient d’autres
chemins, en sont toujours restés là.
Les Français se sont ainsi toujours accrochés à une image de l'opéra liée aux objectifs de sa création, résistant farouchement aux Italiens… dont ils avaient importé le concept, mis au point par un Italien (LULLI), et magnifié par maint italien à Paris (Piccinni, Sacchini, Salieri, Rossini, Donizetti, Verdi…).
Cependant, tandis que les Français adaptent à leur manière l’opéra
italien tel que pensé dans la première moitié du XVIIe siècle, les
Italiens s’engagent progressivement, à partir des années 1670 (avec
Legrenzi, notamment), vers un autre modèle, qui devient dominant dès
les années 1690 : l’opéra seria. Une machine maléfique qui va conquérir
le monde.
Quelques exemples de labels
ambitieux et de disques aux modèles économiques très divers chez CPO,
Aparté, Timpani, Naxos.
Vaste question, à laquelle il est impossible de donner une réponse
unifiée : chaque label dispose de son modèle économique, et il peut
être très différent.
Ceux qui ne vendent pas de CD physique limitent leurs coûts de
production et de distribution : une fois enregistré, il n'y a pas de
pressage ni de livraison dans les magasins, et encore moins de stock –
ce sont de
grosses économies.
Parmi eux, ceux qui ne font que du flux numérique (streaming) reprennent souvent des
enregistrements libres de droit (qui ne leur ont donc rien coûté) et
essaient de les monétiser : comme le coût est à la charge du label
d'origine d'une part, de la plate-forme de flux d'autre part, il n'y a
donc que des bénéfices à faire entrer. S'ils le font sur suffisamment
de disques, cela finit fatalement par rapporter un peu d'argent.
Quant aux labels physiques, il existe autant de modèles que de labels.
--
1) « Majors » et politique de prestige
Les très gros labels, comme Universal ou Sony, répartissent leurs coûts
entre les albums qui ont du succès (et qui se vendent en très grand
nombre, comme la pop ou les Alagna / Bartoli de Noël) et ceux un peu
moins grand public qui sont déficitaires (mais se vendent tout de même
en nombres meilleurs que la concurrence, vu leur prestige, leur
visibilité, leur meilleure distribution dans les bacs physiques). Les
gains globaux de la maison d'édition sont de toute façon suffisants
pour considérer le classique comme une niche de prestige, quitte à ce
qu'elle soit déficitaire, sans se poser nécessairement la question de
la rentabilité disque par disque ou même secteur par secteur.
2) Sous licence
Chez les moyens, certains rognent sur les coûts et visent sur la
vente d'un grand nombre de pièces (Brilliant Classics a fait ça avec
ses coffrets à une époque), en achetant des enregistrements sous
licence (passés de mode chez d'autres labels qui ne comptent pas les
rééditer, tout le monde y gagne) ou en faisant travailler des artistes
peu connus qui seront à peine rémunérés. Ce reste tout de même un
modèle
d'équilibriste : il faut malgré tout enregistrer les choses,
les presser, les distribuer… et en vendre suffisamment avec les faibles
marges.
3) Économies artistiques
Naxos rémunère (bien sûr) les artistes, mais ils sont obligés de céder
leurs droits d'auteur (enfin, droits voisins plus exactement), et
rémunérés sous forme de forfait (très bas). À l'origine, ils
embauchaient surtout des gens peu célèbres – dont beaucoup étaient des
homonymes d'interprètes célèbres, je me suis toujours demandait si
c'était volontaire –, qu'ils paient peu, et ne dépensent pas des
fortunes en charte graphique et promotion. C'est un peu moins vrai
aujourd'hui, où Naxos organise aussi des partenariats avec des artistes
vraiment
célèbres ; mais ils ont acquis désormais une telle place, notamment en
tant que distributeur (activité qui doit leur assurer l'essentiel de
leur revenu), que la pression économique n'est plus la même.
Il faut dire qu'aucun interprète, à part peut-être Beyoncé,
ne gagne de toute façon sa vie avec le disque. Celui-ci constitue
plutôt une carte de visite attestant leur sérieux, conçue pour donner
l'envie d'aller entendre leurs concerts, pas forcément bénéficiaires
mais subventionnés. Il est vraiment complexe de gagner sa vie comme
artiste classique, à moins d'entrer dans un chœur ou un orchestre fixes.
4) Partenariats radio
D'autres limitent les coûts en réutilisant des bandes déjà captées
par les radios (CPO, typiquement, collabore avec les diverses radios
allemandes) : les artistes et les ingénieurs du son ont déjà été payés,
il suffit de négocier avec la radio (publique) qui est en général tout
simplement contente que son travail soit diffusé et ne doit pas se
montrer trop gourmande, je suppose.
Typiquement, le très-saint label CPO réutilise beaucoup de captations
déjà réalisées par les radios d'Allemagne. Par ailleurs, leur impératif
de vendre des disques est moindre que chez des labels autonomes,
puisque CPO est adossé à la grande plate-forme de vente en ligne JPC –
j'imagine qu'ils ont une ligne
budgétaire conçue comme du mécénat, et qu'ils se moquent que ça ne
rapporte pas d'argent. L'intégrale des lieder de Loewe ou des
trios de Dốþößtrøm, publiée CD à CD, je ne sais pas bien qui peut
acheter ça… même en flux gratuit, je n'ai pas le temps de tous les
écouter, et ce n'est pas faute, vous le voyez bien, d'y mettre beaucoup
de bonne volonté !
5) Labels d'orchestre
Certains (de plus en plus nombreux) sont adossés à des chœurs, des
orchestres… de ce fait, leur budget est inclus dans le coût de
fonctionnement global de l'institution. C'est avantageux, parce que le
disque
donne plus de visibilité et de prestige à l'orchestre, ce qui est déjà
un but en soi, mais peut de surcroît motiver des spectateurs moins
habitués ou plus éloignés géographiquement, et donc remplir la salle –
et, ne le négligeons pas, contenter la tutelle politique qui
subventionne ! C'est un mode de
fonctionnement assez confortable : pas de rendement minimal requis.
6) Subventions et mécénat
Il y a aussi ceux qui vivent grâce à une subvention ou du mécénat,
comme Bru Zane. Chaque année, le nombre de disques dépend de l'argent
doté. Pour optimiser les coûts, ces disques sont adossés à des
productions réelles, où interviennent aussi les financements propres
des théâtres (qui pendant les répétitions rémunèrent les artistes et
fournissent la salle !). On ne dépense alors que ce que l'on a reçu :
les recettes de ventes de disques sont négligeables dans le financement
du projet. Cela limite éventuellement l'ambition des projets, mais
évite les déficits. (Évidemment, si la subvention s'arrête ou si le
mécène se retire, tout l'édifice s'effondre immédiatement.)
7) Prestataire technique
Encore plus sûr pour le label : accueillir des projets déjà
financés. C'est le cas pour Aparté : le label fournit, contre
rémunération, des moyens techniques (prises de son superlatives,
appareil critique, pressage, publicité, bonne visibilité) aux artistes
qui en retour paient les frais. Je crois que ça fonctionne très bien
pour eux : les artistes montent des dossiers de subvention (ou,
quelquefois, paient avec leurs économies) pour qu'on leur fournisse
l'ensemble de la prestation (avec, de surcroît, le tampon prestigieux
d'un label qui a beaucoup gagné en visibilité). Pour le label, la vente
d'exemplaires ou la limitation des coûts n'est donc plus un enjeu
d'incertitude économique : c'est l'artiste qui apporte en amont le
financement – dans le but de devenir plus célèbre et donc de recevoir
de meilleurs cachets dans des lieux plus prestigieux, de créer une
communauté de fans qui va le suivre et le rendre plus désirable pour
les recruteurs.
Je crois que pour eux ça se passe vraiment bien.
8) Diversité au sein
d'un label
Certains labels peuvent utiliser différents modes opératoires :
Harmonia Mundi propose une collection de disques autoproduits par de
jeunes musiciens,
mais a aussi ses propres projets ; Maguelone publie aussi bien les
projets de Didier Henry que d'autres projets invités déjà financés.
9) L'amour de l'art
Et puis il y a ceux qui, en effet, sont ambitieux en voulant
proposer des projets qu'ils montent eux-mêmes pour l'amour de l'art, et
ne s'en sortent pas forcément, comme Timpani qui a proposé des projets
sur ses propres deniers, parfois très ambitieux (des opéras de Pierné,
Ropartz, Séverac,
Cras, Le Flem…), mais peinent évidemment à trouver les financements,
d'autant qu'ils ne peuvent pas compter sur la quantité de disques
vendus (à prix très raisonnable par ailleurs) pour financer leur
travail.
Hyperion, après avoir été en quasi-faillite, s'est redressé grâce à des
artistes qui ont travaillent gratuitement pour soutenir le label. La
politique du label est à présent de proposer un répertoire et des
artistes de haute qualité, et de fidéliser un public qui achète les
disques – rien n'est disponible en ligne, le flux n'étant pas du tout
rémunérateur ; ce conservatisme antitechnique a possiblement sauvé le
label.
Voilà pour quelques possibilités, pour vous donner des idées. Je ne
suis pas un spécialiste de la question, les labels communiquent peu sur
leurs modèles économiques, donc je vous communique ce que j'ai compris
en lisant des articles çà et là ou en discutant avec des professionnels
du milieu… je peux parfaitement me tromper sur les cas plus précis
évoqués. Mais l'idée est que vous puissiez vous représenter un peu le
nuage de possibilités quant à la gestion d'un label de musique
classique !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Hector Dufranne en Grand-Prêtre de Samson & Dalila de Saint-Saëns.
Sonya Yoncheva dans La Bohème (mise en scène Claus Guth).
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 6 : L’opéra est-il un art du
passé ?
Oui.
À la semaine prochaine !
…
Ah, vous voulez en savoir davantage ?
¶ L’opéra est un art créé pour des besoins spécifiques, à la toute fin
du XVIe siècle (voyez l’épisode 3). Il s’agissait d’exalter la
déclamation théâtrale grâce au chant. Puis on s’est fasciné pour
l’agilité ou la puissance de l’organe vocal humain.
Les micros ont permis beaucoup d’autres possibilités pour chanter à
fort volume sonore, toutes les émissions vocales sont devenues
possibles, mais l’opéra a continué de chanter sans amplification – ce
qui rend son impact physique très particulier. Cela se comprend, mais
il aurait pu inclure des épisodes amplifiés, et ce n’est presque jamais
le cas, alors que certains chanteurs lyriques maîtrisent à la
perfection d’autres techniques propres aux musiques amplifiées.
Il n’est donc pas absurde du tout que l’opéra ait conservé ses qualités
propres, mais c’est assurément un art qui tire ses logiques techniques
du passé.
¶ L’opéra a pu être, au XVIIIe et au XIXe siècle, une sorte
d’équivalent au cinéma : intrigues sommaires, énorme budget de décors,
superstars, phénomènes de société qui créaient ou faisaient écho à de
gigantesques débats.
Par exemple, en 1810, énormes débats sur la légitimité de représenter
des héros issus des Saintes Écritures (en l’occurrence Caïn et Abel)
sur la scène de l’Opéra, en modifiant la Genèse et en ridiculisant
certains de ses personnages (la perruque blonde d’Abel a beaucoup fait
jaser). Est-il légitime de produire une fiction à partir du Sacré le
plus saint ? Et sur une scène de mauvaise vie comme l’était
l’Opéra, jouée par des acteurs dépravés ?
Ou encore, après 1870, beaucoup d’opéras exploraient les émotions de
vaincus sublimes (les Gaulois, les Hébreux), l’idée de la souffrance
des crimes de guerre, des invasions barbares, etc., parce que cela
travaillait énormément la France d’après la défaite.
Aujourd’hui, le cinéma a endossé cette part de spectaculaire, de
popularité, de vulgarité quelquefois, et les débats qui vont avec. On
n’invite pas les chanteurs d’opéra des productions en cours, et encore
moins les compositeurs, sur des plateaux de télévision pour faire leur
promotion ou transmettre leur vision du monde.
¶ Surtout, le choix des programmateurs a écarté l’opéra contemporain
des scènes lyriques. Aujourd’hui, l’opéra est devenu un musée : sur une
saison de 5 à 20 titres, vous aurez au maximum une œuvre composée dans
la décennie, et ça n’arrive pas tous les ans… On rejoue essentiellement
les œuvres du passé, et de surcroît les mêmes.
Je ne blâme pas les programmateurs (enfin, en réalité si, mais tout
n’est pas de leur faute) : un certain nombre de contraintes leur
échappent. Pour commencer, tout simplement la nature du langage
musicale qui s’est énormément complexifié à partir de la fin du XIXe
siècle, jusqu’à atteindre des expérimentations assez extrêmes au XXe
siècle (le dodécaphonisme sériel décrète l’égalité entre toutes les
notes et l’interdiction de les répéter, avec pour résultat un langage
qui n’est plus compris par les auditeurs). Cela influe de surcroît sur
l’écriture vocale (avec des intervalles de hauteur de plus en plus
grands entre les notes), ce qui entraîne une compréhension beaucoup
plus difficile du texte. Les livrets aussi, parfois centrés sur la vie
des artistes, ou nageant dans des réflexions métatextuelles
difficilement accessibles, pas toujours réussie et en tout cas peu
ludiques, n’ont pas aidé.
L’opéra est donc devenu une sorte de musée, reflet d’un temps passé, où
l’on chante à l’ancienne des œuvres déjà bien vieilles.
Je crois que j’ai tout dit. À bientôt.
…
MAIS NON.
Vous saviez bien qu’il y aurait un MAIS.
Un petit MAIS, et cependant un MAIS important. Tout ce que j’ai dit
reste vrai, toutefois je voudrais ajouter un petit quelque chose.
Depuis une trentaine d’années, la liberté de création (et notamment la
liberté d’emprunter des langages du passé) a connu un regain de force,
et on trouve aujourd’hui des styles incroyablement divers dans la
musique classique et dans l’opéra. Des œuvres quasiment parlées à base
de phonèmes, des œuvres atonales avec des sujets métaphoriques, mais
aussi des œuvres écrites avec un langage sonore plus proche de la
musique de film, pleine de références, et qui évoquent des sujets
actuels et très divers.
Il est difficile, dans une baladodiffusion et sans disposer des droits,
de faire entendre l’immensité de l’étendue de ces styles musicaux, mais
je peux au moins vous donner une idée des sujets.
On peut y parler d'histoire récente (Rasputine, Anne Frank, Die Weiße
Rose, JFK, Nixon, Marilyn Monroe, de l'homosexualité chez les
maccarthystes), de grands classiques (Minotaure, Ovide, Hamlet, Richard
III, Frankenstein, Maison Usher, Moby-Dick, Dracula, plusieurs Cyrano,
Canterville, plusieurs Solaris, T. Williams, Beckett, Pagnol avec la
trilogie marseillaise…), on trouve de la littérature de jeunesse (Chat
Botté, Musiciens de Brême, Blanche-Neige, Gulliver, Lord of the Flies,
la Locomotive par l’auteur de L’Histoire sans fin, beaucoup en Russie
et en République Tchèque), de films (Sophie's Choice, Marnie de
Hitchcock, Dead Man Walking, The Addams Family, Lost Highway de Lynch,
même une version en lipdub de Hercules vs. Vampires de Bava), de bandes
dessinées (Max et les Maximonstres), des polars, des intrigues
mathématiques, de livres de psychiatrie (The Man Who Mistook his Wife
for a Hat), des suites d'opéras du répertoire (de la trilogie de
Figaro, d'Aida, de Gianni Schicchi…), de l'exploration de phénomènes
sociétaux (alpinisme, regards sur l'homosexualité, Alzheimer, le
nucléaire), des opéras érotiques (Opéraporno en tournée française,
Powder her Face, Das Gehege – où une femme rêve, je n'invente rien, de
se faire déchirer par un aigle)…
Vous en trouverez quelques descriptions dans cette notule, qui représente la moitié ou le tiers
de ce que j'avais trouvé sur une
seule saison d'opéra !
Donc vous le voyez, l’opéra reste globalement un genre du passé, MAIS
malgré la faiblesse du nombre des commandes et des reprises, l’opéra
d’aujourd’hui est d’une diversité extrême, couvrant un nombre de sujets
qui combine ceux du film grand public, du film d’auteur et du
documentaire, et encore au delà.
J’avais réalisé une petite série « 1 jour, 1 opéra » sur Twitter et Carnets sur sol, qui essayait de
présenter les œuvres originales données ce jour-là dans le monde.
N’hésitez pas à explorer l’opéra : il existe forcément un sous-genre
qui vous touchera. Et si ce n’est pas dans les genres du passé, ce sera
sans aucun doute possible dans les innombrables genres du présent.
Slava opéraïni. À bientôt !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Le Rosenkavalier d'Otto
Schenk, une certaine idée (terrifiante) de l'opéra.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 5 : Qu’aiment les spectateurs
ou auditeurs d’opéra ?
La réponse varie évidemment selon les individus, mais on peut relever
des lignes de force, des types de public.
¶ La plus-value la plus évidente, par rapport aux autres musiques,
tient dans l’impact physique d’un son acoustique : grand orchestre
symphonique (ou grand orchestre baroque, ce qui en revient au même,
sinon en décibels, du moins sur le principe de la grande masse sonore
en sons naturels), et bien sûr la voix, directe, sans médiation. Cette
question a déjà été évoquée dans l’épisode 2 : avoir le grain d’une
voix qui vous caresse le visage ou vous court sur la peau, c’est une
expérience d’art totale et très physique. C’est sans doute là la
première chose qui bouleverse les amateurs d’opéra.
¶ De là procède, ensuite, la fascination pour les chanteurs : certains
seront sensibles à la puissance sonore (et donc à l’impact ressenti
corporellement par le specteur), d’autres à la beauté du timbre, ou
encore à la façon impressionnante de dominer les difficultés techniques
: les aigus et suraigus dans l’opéra romantique, l’agilité des
vocalises dans les opéras italiens du XVIIIe siècle…
¶ On est en général sensible aussi à la façon dont l’opéra tisse des
histoires avec de la musique, dont il fait dire des mots avec du chant…
une émotion qui mêle les arts.
¶ Pour le reste, cela dépend véritablement du répertoire que l’on aime
parmi le vaste choix de l’opéra : si l’on aime l’opéra seria (les
opéras italiens du XVIIIe siècle, dont on a déjà souvent parlé dans
cette série), l’intrigue (en général à peu près identique quel que soit
le personnage sélectionné dans la mythologie grecque, dans l’histoire
romaine ou dans les épopées de chevalerie), cette intrigue ne sera pas
le sujet de satisfaction prioritaire.
¶ Si l’on aime plutôt l’opéra romantique italien, on sera sensible aux
belles mélodies, aux affects démesurés représentés avec de la belle
musique, une sorte de démesure exprimée en harmonie. Chez Verdi, tout
est très intense, mais rien n’est inconfortable dans l’univers sonore.
Pas besoin de penser, on peut se laisser emporter par le tourbillon de
l’action et l’insolence des voix (on parle de spinti pour ces voix qui
exploitent les limites de l’aigu et du grave).
¶ On peut davantage être sensible à la déclamation d’une belle langue,
soutenue par des courbes musicales, si l’on aime plutôt la tragédie en
musique (LULLY, Campra, Destouches, Rameau…). Ou par la force
d’évocation des sous-textes grâce à la musique, dans les opéras
symbolistes – Pelléas & Mélisande de Debussy, typiquement : le
texte laisse beaucoup de silences et de non-dits que l’orchestre peut
compléter, ou du moins habiter avec des atmosphères impalpables.
¶ Pour d’autres encore, laisser l’expression de l’orchestre submerger
le texte mis à disposition par les chanteurs, comme dans Wagner ou
Strauss (qui écrivent de très belles mélodies, mais plus à l’orchestre
qu’aux voix), ou bien jouer à l’enquêteur pour retrouver le motif
sonore attaché à chaque personnage, à chaque objet, à chaque situation
peut créer une jubilation intellectuelle intense. (Clairement, le
profil général des amateurs de Wagner est beaucoup plus littéraire /
amateur d’expositions / de lectures savantes que celui des amateurs de
belcanto italien, plus hédonistes, aimant se laisser porter par les
belles mélodies et les actions simples.)
¶ Comme évoqué dans l’épisode 4, le plaisir de la langue étrangère
n’est pas à négliger : s’immerger dans une langue qu’on maîtrise à
peine grâce à de la musique, avec tout le confort d’un livret bilingue
ou d’un surtitrage, participe sans doute à la joie d’une frange du
public – d’autant plus que le théâtre en langue étrangère n’est pas
très répandu sur les scènes.
¶ Les décors et la mise en scène font aussi partie du plaisir, surtout
lorsqu’ils s’articulent bien à la scène et à la musique (les gags
synchronisés sont toujours un franc succès !). Cela s’adresse aussi
bien aux amateurs de « mise en décor », où la richesse du costume
prévaut, qu’à un public plus sensible au théâtre contemporain, et qui
vient voir à l’Opéra les stars du Regietheater, c’est-à-dire les
metteurs en scène qui n’hésitent pas à prendre le pouvoir sur l’œuvre
et à transposer l’action, ajouter leurs idées personnelles…
Je crois que la majorité du public aime plutôt les mises en scène
traditionnelles (qui respectent l’œuvre telle qu’elle est écrite), mais
il existe aussi une minorité très active d’amateurs d’art qui se
déplacent réellement pour aller voir la mise en scène de Bieito,
Herheim ou Castellucci, et se laisser bousculer au besoin par leurs
choix inattendus.
Dans tous les cas, le visuel fait partie du spectacle.
¶ À tel point qu’il existe, pour des raisons historiques (à développer
dans un autre épisode), beaucoup d’opéras incluant du ballet, et que ce
peut être une motivation supplémentaire pour venir voir une œuvre.
Évidemment, on aime en général l’opéra pour plusieurs de ces raisons
(parfois même contradictoires), mais cela devrait permettre de situer
un peu celles qui reviennent souvent dans la bouche des passionnés. Le
public d’opéra va en général chercher un divertissement « noble »,
élevé, apportant de la connaissance (la plupart des opéras représentés
ayant au moins un siècle d’âge, c’est quasiment un cours d’histoire à
chaque fois), accepté comme non futile ; mais il existe tout aussi bien
des amateurs de théâtre qui iront plutôt voir l’opéra contemporain ou
les mises en scène hardies pour avoir au contraire le grand frisson de
la subversion et de l’inattendu.
Il existe beaucoup trop de types d’opéra et de façon de représenter un
opéra pour généraliser : clairement, dans un opéra ballet de Rameau, on
peut mettre son cerveau en pause et simplement écouter la jolie musique
; c’est tout l’inverse pour les œuvres d’Aperghis qui vont jusqu’à
mettre en question la véracité de la parole et le statut du phonème…
Pour terminer, je vous propose une petite catégorisation des publics
d’opéra que j’avais réalisée, pour amuser les camarades, à mes débuts
comme mélomane. Elle caricature les différentes motivations mais rend
finalement compte des démarches possibles.
Catégorie 1 : Le public
familial ou bon enfant. Il se déplace une fois par an à l’Opéra pour
entendre une œuvre qu’il connaît déjà ou qui est célèbre, sans trop
s’occuper des distributions. Il passe toujours un bon moment si la mise
en scène n’est pas trop étrange. Il n’ira pas approfondir le
répertoire, mais il est curieux, et stimulé par la singularité de
l’expérience.
Catégorie 2 : Le public des
virtuoses. Il se déplace pour voir une vedette, soit parce qu’il a
entendu parler d’elle dans les magazines, pour « quitte à aller à
l’opéra, entendre les meilleurs » (intersection avec la Catégorie 1),
soit, pour les plus sérieux, pour suivre la carrière de ses idoles. Il
peut comparer la qualité du contre-ut d’Alfredo Kraus dans les 789
cabalettes d’Alfredo qu’il a chantées à la scène, faire la liste
comparative de quels ténors baissent d’un demi-ton Di quella pira, de
quelles mezzo-sopranos se sont fallacieusement fait passer pour des
contraltos, de quels contre-ténors vocalisent avec de l’air dans la
voix ou avec les cordes vocales bien accolées…
Le moteur principal est la fascination pour la performance, l’exploit,
ou simplement la singularité d’une personnalité d’artiste.
Catégorie 3 : Le public «
musical ». Il s’agit d’une variante des mélomanes qui aiment le
symphonique, et qui vont aussi voir l’opéra. Pour écouter de beaux
orchestres, mais aussi pour écouter l’opéra dans son ensemble. Les
questions de technique vocale et de mise en scène affectent beaucoup
moins son plaisir : l’essentiel est d’entendre l’œuvre, de profiter de
ses qualités.
Catégorie 4 : Le public du
contemporain. Je ne suis pas satisfait de cette catégorie, mais elle
provenait du fait que le public de l’opéra contemporain est en général
pour large partie constituée d’amateurs de théâtre, et quasiment pas du
tout de mélomanes des catégories 1 et 2 (qui doivent pourtant
constituer une très large partie du public d’opéra). Le langage musical
propre au contemporain, la peur d’être confronté à l’ennui ou à la
bizarrerie rendent le public très différent – un public qui veut du
neuf à chaque fois qu’il se déplace, comme ce peut être le cas au
théâtre, et comme le répertoire largement figé de l’opéra ne le permet
pas toujours.
(Ceci est plus valable pour les grandes métropoles que pour les villes
de province où il n’y a que six productions par an et où les abonnés se
déplacent en soupirant pour voir la création contemporaine… il n’y a
pas nécessairement de bataillons assez fournis de théâtreux
contemporains pour remplir la salle dans ces villes.)
Catégorie 5 : Le public «
théâtral ». Pour ce public, l’opéra est une autre façon de raconter une
histoire. C’est du théâtre augmenté, en quelque sorte. Il sera alors
très sensible aux chanteurs, mais moins pour leurs aigus que pour leur
investissement scénique. De même pour l’orchestre, qui sera d’abord vu
dans sa capacité à faire palpiter l’action, plutôt que sur la
perfection de la mise en place rythmique et la lisibilité des
contrechants.
Catégorie 6 : Le public «
d’apparat ». Ce serait une partie du public qui se déplace
essentiellement pour la dimension sociale de l’Opéra. Pour accepter une
invitation quand on est important, pour retrouver ses amis aficionados
ou abonnés, pour faire une sortie agréable où l’on peut voir du monde.
Il est rare que ce soit une motivation unique, mais à force de
fréquenter les salles, on se fait des connaissances qu’on ne voit qu’à
cet endroit, et lorsqu’on n’est pas entouré d’amateurs de musique
classique, ce peut être l’occasion tout à fait légitime de parler à
d’autres passionnés. (Je ne croyais pas trop à la réalité de cette
catégorie, jusqu’à ce que je me dise moi-même certains soirs « oui, ce
ne sera peut-être pas le concert du siècle, mais vas-y, il y aura tous
les copains ! ».)
En revanche, contrairement à ce qu’on peut imaginer, l’Opéra n’est pas
forcément le lieu privilégié du snobisme : si l’on veut briller, une
exposition permet de parler autant qu’on veut, alors que si l’on n’aime
pas réellement l’opéra, écouter trois heures de musique ennuyeuse pour
parler 10 minutes avant, 15 minutes au milieu et 20 minutes à la fin,
souvent interrompu par les sonneries ou les rencontres fortuites, ce
n’est vraiment pas rentable.
→ Tous ces publics peuvent bien sûr se recouper, même s’il existe des «
types » récurrents de mélomanes. Par exemple ceux qui aiment surtout
l’opéra romantique pour ses grandes voix et ses émotions fortes (mêlant
ainsi Verdi et Wagner), ou ceux qui sont plutôt « expérimentaux » et
aiment en priorité le baroque français et l’opéra contemporain. Chaque
amateur a sa propre proportion de plusieurs catégories dans ses
motivations. Et, bien évidemment, il n’y a pas de motivation plus
valable qu’une autre : le tout est d’y trouver des satisfactions (et
d’accepter que les autres amateurs n’y cherchent pas les mêmes !).
J’espère que tout ceci aura éclairé d’éventuelles questions sur les
motivations des spectateurs ou auditeurs d’opéra. À bientôt pour de
nouveaux épisodes !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Certains interprètes généreusement militants ont toujours tenu à
tout chanter en langue étrangère.
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 4 : Pourquoi l’opéra est-il
toujours chanté en langue étrangère ?
De toutes les difficultés qui s’offrent au novice ou à l’aficionado, en
matière d’opéra, la langue n’est pas la moindre. On voit bien que le
théâtre est en général toujours proposé en traduction. La comédie
musicale est régulièrement traduite (les grands succès comme Les
Misérables ou Wicked ont même leurs versions en hongrois et en coréen).
Alors pourquoi pas l’opéra ?
La réponse devrait être simple, mais elle est nuancée.
Cela dépend énormément de l’époque, et du contexte.
On peut dire que, globalement, jusqu’aux années soixante, l’opéra était
chanté dans la langue du public. Parce qu’il fallait que le public
(sans surtitres) comprenne. Des poètes, comme Philippe Quinault (le
librettiste principal de LULLY, le véritable fondateur de l’opéra en
langue française), avaient même théorisé l’utilisation de formules
figées, de phrases à la syntaxe simplifiée, la répétition de mots, pour
permettre au public de comprendre ce que le chant pourrait autrement
déformer. On chantait pour être compris. Et tout cela est cohérent avec
la naissance de l’opéra, créé pour exalter le texte parlé. (Je remonte
ce fil-là dans l’épisode 3.)
Il existe cependant une exception importante : au XVIIIe siècle, à
l’exception de la France et de quelques villes isolées comme Hambourg
ou Stockholm (plus marginalement Saint-Pétersbourg), on chantait
partout, quelle que soit la langue du public, l’opéra en italien. Mais
il faut dire qu’on était alors en plein triomphe de l’opéra seria :
après un XVIIe siècle où l’on a exploré la puissance dramatique de la
parole chantée, le XVIIIe siècle est la période où le public se fascine
pour les voix et leur agilité. De longs airs (qui peuvent faire une
dizaine de minutes dans la seconde moitié du XVIIIe siècle)
s’enchaînent sur des situations stéréotypées, où le sens importe moins
– et où le vocabulaire italien est de toute façon réduit. En ce
temps-là, toutes les cours, de Lisbonne à Saint-Pétersbourg accueillent
des opéras en italien, parfois même composés par des ressortissants
locaux (De Sousa Carvalho au Portugal, Bortniansky, Ukrainien qui
remporte des succès en Italie…). Le public veut surtout entendre des
voix agiles et les textes sont suffisamment stéréotypés pour ne pas
gêner la compréhension générale de ce qui se passe sur scène.
Le reste du temps, on chante en bonne logique dans la langue du public,
pour être compris. Et l’on peut entendre dans les pays concernés,
Guerre et Paix de Prokofiev en italien, Carmen de Bizet en russe, Le
Château de Barbe-Bleue de Bartók en français, Fidelio de Beethoven en
tchèque, Don Carlos de Verdi en bulgare… Les chanteurs étrangers
invités doivent apprendre la version traduite dans la langue locale –
sauf les plus grandes vedettes qui en sont exemptées (Del Monaco
chantant en italien au milieu d’une Carmen en russe, Ghiaurov en
italien également au milieu d’un Don Carlos en bulgare…). À de rares
exceptions près : lorsqu’une troupe étrangère se rendait dans une ville
lointaine, elle chantait dans sa propre langue bien sûr.
Il s’agissait de donner à comprendre un texte dans la plupart des
situations.
Tout cela bascule au cours des années 60, et la langue originale de
composition devient la norme dans les années 70. Je n’ai jamais pu
comprendre ce qui avait suscité ce changement radical (et universel).
¶ Peut-être un début de conscience musicologique : le compositeur a
écrit dans cette langue, avec des rythmes, des accents précis pour
mettre en valeur le texte, ce que la traduction ne peut pas toujours
respecter (il y en a de sublimes qui sont encore meilleures que les
originaux, d’autres très honnêtement fonctionnelles, et certaines qui
abîment tout, la qualité verbale du texte, le caractère des personnages
et des situations, l’accentuation des mots, et bien sûr les rythmes
d’origine). C’est le moment des expérimentations de Hindemith et
Harnoncourt, une sensibilité générale à ces questions se développe
peut-être à ce moment.
¶ Mais sûrement aussi un début de mondialisation : si l’on veut les
chanteurs à la mode, qui peuvent désormais se déplacer en avion, on ne
peut pas leur imposer de chanter dans chaque langue de chaque pays
visité. Il vient avec la partition qui est la même pour tous, celle de
la langue d’origine.
Dans les années 80, l’apparition des surtitres finit par régler la
question : on peut à la fois respecter le travail du compositeur sur la
langue et comprendre l’action !
Et c’est ainsi que l’on entend aujourd’hui majoritairement la langue
d’origine, en dehors de quelques rares institutions spécialisées (comme
l’English National Opera) et d’initiatives ponctuelles et locales.
Puccini en italien, Wagner en allemand, Moussorgski en russe, Janáček
en… tchèque, Bartók en hongrois. Même lorsque ces langues sont peu
pratiquées dans le pays d’arrivée.
Je ne sais pas si ce choix est le plus pertinent, considérant qu’il
existe de belles traductions, et que le surtitrage constitue tout de
même une médiation, un éloignement par rapport au frisson du texte
directement exalté par la musique – il n’est que d’entendre le public
rire avant ou après les répliques, en lisant le surtitrage…
Cette nécessité de polyvalence en langues crée aussi des problèmes
vocaux dont il a déjà été question plusieurs fois sur le site et que je
n’aurai pas le temps d’évoquer dans cette brève vignette. (Et il est
difficile d’en tenir rigueur aux chanteurs, le cahier des charges s’est
tellement alourdi : il faut être capable de produire du beau son dans
beaucoup de systèmes phonétiques différents, sans même parler du sens à
donner !)
Mais cette exigence nous propose aussi le frisson de langues étranges,
l’impression d’accéder à une Europe du son, qui n’est pas sans
attraits.
Que vous soyez convaincu ou non par ce choix, j’espère avoir donné
quelques pistes d’explication sur la raison de cette prédilection pour
les langues étrangères lorsqu’on représente de l’opéra !
[Je finis peut-être, cette fois, par une recommandation d’écoute :
écoutez l’acte I de l’Alceste de LULLY (dans la version Rousset si vous
pouvez), où cohabitent la déclamation française la plus directe et une
plainte italienne posée là uniquement pour le son et l’atmosphère. ]
Possible salle de la création de l'Orfeo de Monteverdi (voir détails
dans cet excellent article de Muse Baroque).
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 3 : D’où provient l’opéra ?
Ce n'est pas le sujet le plus difficile, dans la mesure où l'opéra a
une date de naissance relativement précise.
Dans les années 1570, à Florence, la Camerata de’ Bardi se réunit.
Autour du comte Giovanni Bardi se réunissaient quelques-uns des grands
talents musicaux du temps :
Giulio Caccini (auteur d’un des premiers opéras jamais composés, mais
pas de l’Ave Maria de Caccini qui est un faux, russe, du XXe siècle),
Emilio de’ Cavalieri,
Pietro Strozzi (de la dynastie Strozzi d’où est issue Barbara),
Vincenzo Galilei (par ailleurs le père de notre Galilée)
et, côté poète, Ottavio Rinuncini (auteur des livrets des premiers
opéras jamais composés, et aussi de celui de l’Arianna, perdue, de
Monteverdi).
Ils réfléchissaient à la théorie musicale et produisaient des
divertissements musicaux qui étaient ensuite exécutés pour l’entourage
du Comte.
L’écriture vocale était alors surtout polyphonique : on chantait des
pièces religieuses à plusieurs voix simultanées, et même la musique
profane vocale était réalisée par plusieurs voix chantant plusieurs
lignes musicales autonomes en même temps. (Je parle bien sûr de la
musique savante, de la musique des cours : la musique populaire a
toujours conservé un rapport très étroit à la monodie, c’est-à-dire les
pièces avec une seule ligne mélodique, qu’elle soit accompagnée ou non.
C’est toujours le cas aujourd’hui de la chanson, quel qu’en soit le
genre musical.)
Or, ces penseurs florentins étaient assez critiques envers cette
prédilection pour la musique à plusieurs voix. Ils pensaient qu’elle
empêchait la compréhension du texte – ce qui est vrai.
Et ils rêvaient à des parallèles avec la Grèce antique, une sorte de
déclamation chantée qui exalterait l’émotion du texte parlé. Pas
simplement des accompagnements musicaux ou des numéros chantés.
C’est ce qu’il firent. On en trouve trace par exemple pour le
divertissement nommé La Pellegrina, donné lors de noces organisées en
1589 par les Médicis, au Palazzo Pitti, où collaborèrent notamment
Caccini, Cavalieri et Bardi lui-même.
Cette manière de faire chanter le texte à un personnage seul a été
appelée monodie accompagnée, stile recitativo (style récitatif) ou
encore recitar cantando (déclamer en chantant).
Parallèlement, les mêmes réflexions étaient menées par un autre
aristocrate compositeur, Jacopo Corsi – rival de Bardi, mais tous deux
avaient les mêmes opinions sur la polyphonie et la nécessité du retour
à l’antique. Corsi propose à l’occasion du carnaval de 1598 le premier
opéra (perdu) : La Dafne qu’il co-écrit avec Jacopo Peri, sur un texte
de Rinuncini (dont on a parlé à propos de la Camerata Bardi). Cet opéra
est perdu. Le premier opéra qui nous soit parvenu est L’Euridice du
même poète Rinuncini, mis deux fois en musique au même moment (1600),
par Peri et par Caccini – il en existe des disques.
On lit quelquefois que La Favola d’Orfeo (la Fable d’Orphée) de
Monteverdi est le premier opéra, mais ce n’est donc pas tout à fait
exact, il se situe tout au début et il faut attendre 1604. Son style
est par ailleurs beaucoup plus exubérant (beaucoup plus renaissant
d’une certaine façon), ne refusant pas la polyphonie madrigalesque, par
rapport aux beaucoup plus austères premiers essais (et aussi par
rapport au propre style ultérieur de Monteverdi).
L’opéra est lancé, plus rien de l’arrêtera.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
--
Épisode 2 : Comment fait-on pour
chanter trois heures très fort ?
La voix d’opéra est souvent répulsive de prime abord, parce qu’elle
semble très artificielle : on comprend mal le texte, tout semble beuglé…
Il faut d’abord préciser que l’opéra couvre quatre siècles et quart, ce
qui signifie que les styles parcourus sont très divers. Pour chanter de
l’opéra du XVIIe siècle dans une salle de quelques centaines de
personnes, une voix de technique folklorique / variété / pop peut
suffire.
Par ailleurs, même dans les répertoires plus exigeants (XIXe siècle,
typiquement), il existe différentes écoles de chant, certaines
privilégiant la clarté du timbre et de la parole, beaucoup plus
naturels – et pas si éloignés des chanteurs populaires d’alors.
Typiquement, les chanteurs français des années 50-60 ; prenez Tino
Rossi, il a une technique tout à fait conforme à ce qui se fait à
l’Opéra à ce moment-là.
Lorsqu’il s’agit d’être véritablement efficace et de surmonter un
orchestre très sonore, il existe deux voies possibles : chanter plus
aigu que le spectre de l’orchestre (les sopranos légers peuvent ainsi
passer de gros orchestres sans avoir de grosses voix), ou bien chanter
chanter plus efficace de l’orchestre. Car on ne peut évidemment pas
chanter plus fort que 200 musiciens avec une section de cuivres de
plusieurs dizaines de personnes…
Le « chant lyrique », ainsi qu’on l’appelle usuellement, utilise
quelques astuces pour ce faire :
1) C’est un chant qui se fait en général larynx bas, ce qui permet
d’augmenter la taille de la cavité de résonance (le larynx est le lieu
où se trouvent les cordes vocales, donc plus il est bas, plus le son a
de place pour résonner).
2) Il utilise des mécanismes de résonance dans les fosses nasales, qui
existent dans tous les types de chant, mais qui sont suroptimisés à
l’opéra. Il se crée ainsi un réseau d’harmoniques très dense, qui se
concentre dans les zones les plus audibles par une oreille humaine.
Grâce à ce tour de passe-passe, malgré l’ampleur de l’orchestre qui
joue plus fort, on peut entendre certains chanteurs sans effort pour
l’auditeur. C’est aussi ce qui procure le son très épais du chant
d’opéra, une sorte d’énorme charpente sous-jacente qui permet à
l’ensemble des sons d’être entendus, car tous portés par cette base
très sonore (on la décrit souvent comme « métallique »).
J’ai envie de comparer cela au chant diphonique mongol, que vous avez
sûrement entendu : pour faire deux sons à la fois, les chanteurs
utilisent une base de voyelle en [i]-[ü], très résonante, sur laquelle
ils posent ensuite leur mélodie secondaire.
3) Pour ne pas se blesser dans les aigus tout en restant très sonore –
contrairement aux chansons amplifiées où l’on peut simplement monter
dans les aigus en allégeant son mode d’émission et en augmentant le
volume des haut-parleurs –, les chanteurs opèrent une modification des
voyelles en les fermant un peu plus que dans la langue parlée : on
parle alors de « couvrir les sons ». Pour caricaturer, le [à] tire vers
le [ô], le [è] tire vers le [eû]… la technique ultime consiste à
attaquer en [ô] pour protéger les cordes vocales et de toute suite
rétablir la voyelle d’origine [à]. C’est quasiment inaudible chez les
bons chanteurs mais certains le réalisent moins bien et on peut
vraiment entendre le petit changement en cours d’attaque (et c’est
moche). On appelle cette technique, qui est le fin du fin de l’art,
l’aperto coperto.
Tout cela cause la bizarrerie parfois désagréable de la voix d’opéra,
mais permet aussi le rapport très direct au son : lorsqu’on n’est pas
dans une trop grande salle, on peut sentir le grain de la voix courir
sur la peau, avec un rapport très physique au son qui est assez unique.
Semperoper de Dresde photographié par Gliwi.
Licence CC BY-SA 3.0 .
Plusieurs amis m'ont fait remarquer qu’il n’existait manifestement pas
de podcast de vulgarisation sur l’opéra. J'ai été en peine de leur
faire des
recommandations : je trouve que ce qui existe, y compris en vidéo,
parle rarement des éléments constitutifs du genre de façon progressive,
et propose plutôt des anecdotes, voire des résumés d'intrigues – ce qui
à mon sens doit plutôt intéresser un public déjà informé. Et, en tout
état de cause, je connais mal l'offre. À défaut de pouvoir conseiller,
j'ai donc opéré un petit essai : l’idée serait de poster une
seule
notion à la fois, moins entrelacée et développée que dans une notule,
pour essayer de toutes les clarifier, les unes après les autres.
Pour ceux qui n'aiment pas l'audio, j'en recopie le script ici. (Il
manque quelques précisions faites à l'oral, évidemment, mais
l'essentiel est là.) Rien que les lecteurs de CSS ne sachent
déjà,
mais il est possible que vous découvriez des choses au fil de l'avancée
de la série, j'essaierai d'explorer, autant que possible sans aucun
prérequis, des notions un peu plus précises au fil des semaines – si la
chose trouve son public. J'envisage également des séries un peu plus
techniques, par exemple sur la musique ukrainienne, qui me prend
beaucoup de temps en rédaction à cause du format un peu ambitieux des
notules, et qui gagnerait sans doute en promptitude en le réalisant
sous forme audio.
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Épisode 1 : Qu’est-ce que l’opéra ?
De ce que je comprends, le théâtre naît en Inde et poursuit son développement en Chine.
Il est à l’origine d’essence religieuse ; il sert à représenter des
épisodes sacrés. Et il était chanté. Le théâtre parlé semble une
exception européenne qui apparaît au bas Moyen-Âge, et ne pas avoir
concerné toutes les aires culturelles. Je n’ai évidemment pas la
connaissance de toutes les cultures présentes et passées du Globe pour
l’affirmer, mais le principe de chanter du théâtre est sans doute moins
déviant qu’il ne nous semble à nous, pour qui le théâtre et le cinéma
sont des normes d’expression beaucoup plus familières.
L’opéra s’oppose au théâtre : il s’agit de théâtre, mais chanté. On
peut même dater précisément son apparition : après quelques essais à
Florence à partir des années 1570, il naît au carnaval de 1598 lors de
l’exécution du premier drame entièrement chanté en Europe, peut-être
depuis les Grecs ! Et le genre existe toujours.
Quelles sont les caractéristiques de l’opéra ?
D’abord, il s’agit de théâtre. Mais où le texte est chanté. Et presque
toujours (les exceptions sont rarissimes) accompagné par un groupe de
musiciens ou d’un orchestre. Cela suffit à faire un opéra, en principe.
Certains opéras sont entièrement chantés, d’autres seulement
partiellement (notamment l’opéra comique français, le ballad opera
anglais, le singspiel allemand, et plus tard et l’opérette…). La norme
majoritaire reste l’opéra entièrement mis en musique (on emploie
parfois le terme allemand « durchkomponiert », c’est-à-dire «
entièrement composé ») : les opéras semi-parlés n’ont pas été
pratiqués, à ma connaissance, en Italie ou en Russie, par exemple.
Mais il existe un second paramètre, que tout le monde a à l’esprit : la
technique vocale. À l’origine, dans les salons aristocratiques, la
question ne se posait pas ; mais très vite, le succès du genre entraîne
la représentation devant le peuple des villes, dans des théâtres
toujours plus vastes (le San Carlo de Naples et le São Carlos de
Lisbonne ne sont pas de petits formats !), et par-dessus des orchestres
toujours plus sonores, avec des thèmes simultanés toujours plus
nombreux, il a fallu développer des techniques spécifiques de
projection de la voix.
C’est d’ailleurs la seule frontière objective qui existe avec la
comédie musicale : l’opéra n’est pas amplifié, les chanteurs doivent se
faire entendre par leur voix seule. Et cela explique la technique
spécifique, qui rebute souvent les nouveaux venus, nécessaires pour
chanter de l’opéra.
J’essaierai d’expliquer comment cela fonctionne dans un prochain
épisode.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
Après un inhabituel silence lié à une actualité personnelle peu riante,
me voici de retour pour célébrer 2022.
À la vérité, je ne nourris pas du tout un fétichisme des bilans, mais
la perspective de papoter musique avec deux amies chères, encouragée
par l'adorable complaisance de nos camarades – comment ne pas y céder ?
Cette fois-ci, le bilan a donc été essayé en vidéo – occasion aussi de
tester des outils et des formats pour d'autres expérimentations de Carnets sur sol,
notamment l'idée de présenter les œuvres inédites avec un son produit
maison, pour rendre les éloges d'inédits moins abstraits et pouvoir
étendre la connaissance du répertoire aux amateurs non pourvus d'un
piano. En voici deux essais avec l'acte
I (piano seul) et l'acte
II (piano et voix) du Vercingétorix
de
Félix Fourdrain, compositeur niçois dont on ne trouve quasiment rien
nulle part – et auquel je consacrerai bientôt une notule.
Ce n'est évidemment pas plus que ce que ça prétend être : une
conversation (devant une dizaine de spectateurs que nous connaissions
quasiment tous personnellement) entre passionnés, une fenêtre où les
curieux peuvent jeter un coup d'œil – mais sans aucun apprêt ni
maîtrise technique, cela viendra peut-être un jour.
Ce bilan ne me dispense pas tout à fait d'écrire une notule – comme
vous le voyez ; tout n'a pas été dit à l'antenne, et le format vidéo
est moins aisé à compulser qu'un résumé écrit. Résumé que je vais donc
vous livrer, d'autant plus succinct qu'il existe cette version
développée.
1. Réponse aux questions
des internautes
Avant de commencer, nous avons répondu aux questions fondamentales qui
nous avaient été posées. (Je ne donne que mes réponses, pour celles des
camarades, vous pouvez regarder la vidéo.)
Adalbéron Palatnįk : « Quel est le
plus beau coup de glotte de l'année ? »
Le coup de glotte n'est pas qu'une coquetterie, la
pression subglottique peut être un paramètre très important dans
l'organisation vocale, en particulier pour les rôles lourds : lorsqu'on
veut émettre une note, en particulier aiguë, de façon nette (un aigu
isolé, par exemple), on peut obturer le conduit d'air par l'épiglotte
et tout relâcher d'un coup, créant un son puissamment soutenu (et
générant au passage un « plop » caractéristique).
Ce phénomène se trouve même phonématisé dans la
langue danoise, où un mot peut changer de sens selon qu'il inclue ou
non le coup de glotte (stød).
La réponse n'est pas facile : j'ai entendu beaucoup
de chanteurs et je n'ai pas catégorisé de la sorte. En salle, c'est
probablement Ekaterina Semenchuk
en Hérodiade (chez Massenet) qui faisait les plus audibles… mais à
l'échelle de la saison d'opéra mondiale, c'est assurément Dorothea Röschmann
qui aura fait les plus beaux (je ne l'ai pas entendue cette saison).
C'est inhabituel dans Mozart, assurément, mais elle va chanter Isolde
cette année à Nancy et à Caen, alors ce sera l'occasion de vérifier ce
qui est davantage un pronostic qu'un bilan.
Grégounet : « Quel est le ploum-ploum
de l'année, disque et spectacle ? » Ploum-ploum
: Dans certaines communautés Twitter, désigne une forme de musique
légère dont l'accompagnement fait ploum.
Ce peut désigner les Italiens (Donizetti peut-être, Rossini surtout),
mais il s'agit en général de nommer le répertoire léger français,
d'Adam à Yvain en passant bien sûr par Offenbach (où la catégorie ploum-ploum fait régulièrement
l'intersection avec la catégorie glouglou).
Au disque, clairement Le Voyage dans la
Lune d'Offenbach
(Dumoussaud chez Bru Zane), grande fantaisie jubilatoire dans l'esprit
du Roi Carotte,
à la rencontre de peuples lunaires. Le final de la neige est
particulièrement jubilatoire et irrésistible, surtout dans cette très
belle réalisation. La production était donnée à Massy ces jours-ci et
une autre passera à l'Opéra-Comique en début d'année prochaine.
En salle, l'un des tout meilleurs Offenbach (avec
les deux sus-cités), Barbe-Bleue,
dans une production amateur de très haut niveau, par l'orchestre et les
chœurs Oya Kephalê – qui
produisent, chaque mois de juin que Dieu fait, un opéra d'Offenbach.
Romain Tristan : « Et le piano de
l'année ? Et l'orgue de l'année ? »
Il y sera répondu dans les parties suivantes !
« Le dîner, avant ou après le concert
? »
Tout dépend de votre microbiote… Pour ma part, comme
je ne mange pas souvent, ce n'est pas toujours une question. Il faut
étudier si vous êtes plutôt sensible au ventre vide plaintif ou aux
assoupissements postprandiaux. Cela dit, dans le second cas, la
structure canonique des concerts ouverture-concertos-symphonie permet
avantageusement de siester avant l'entracte sans manquer la musique
intéressante qui vient après.
« Laisser un pourboire ? » (nous avons oublié d'y répondre, je
donne donc une réponse plus détaillée ici)
Le classique ne générant pas de recettes
suffisantes, il est en général soit autoproduit dans de petites salles
(concerts au chapeau ou billetterie helloasso / weezevent…), soit rendu
accessible par des subventions dans les grandes salles publiques. Il
existe quelques zones intermédiaires, comme le Théâtre des
Champs-Élysées, où la programmation est soutenue par une institution
publique (la Caisse des Dépôts et Consignations, sans laquelle il
serait impossible d'équilibrer le budget avec les seules ressources de
billetterie), mais sous la forme d'un mécénat de droit privé. Si bien
qu'il s'agit d'un théâtre privé, répondant comme tel à un droit dérogatoire, spécifique aux
théâtres parisiens.
Alors que dans tous les autres corps de métier et partout en France, il
est interdit de rémunérer un salarié sans une base fixe (d'où
l'utilisation du statut d'auto-entrepreneur pour le nouvel
lumpenprolétariat des livreurs à vélo)… les théâtres privés parisiens,
eux, ont le droit de rémunérer leurs ouvreurs aux seuls pourboires. Ce
n'est donc pas un mensonge – comme je l'ai d'abord cru à mon arrivée
dans la région –, mais bel et bien leur unique source de rémunération.
S'ensuivent un certain nombre d'abus (agressivité
envers le public, corruption pour de meilleures places),
particulièrement au Théâtre des Champs-Élysées dont la direction
souhaite depuis longtemps supprimer pourboires et replacements
sauvages, sans y parvenir. Pour les replacements, parce que Perret
était un imposteur qui ne savait pas bâtir des angles, si bien qu'une
large partie du théâtre (la moitié ?) voit au mieux les deux tiers de
la scène en se penchant. 35€ pour voir 30% de la scène, c'est cher. Et
une partie du public joue donc aux ninjas des coursives. Pour le
pourboire, parce qu'il est en réalité plus rémunérateur que le salaire
pour le peu d'heures travaillées, ce qui rend les ouvreurs peu enclins
à renoncer à cet avantage paradoxal.
C'est actuellement en cours de négociation au
Théâtre des Champs-Élysées (à l'Athénée, ils ne réclament jamais rien
et sont de toute façon adorables, on leur donne avec grand plaisir),
mais ça dure depuis 2020 et n'a toujours pas abouti.
Alors, laisser un pourboire ? J'avoue que la
perspective de payer son maton ne m'enchante pas – c'est vraiment
l'ambiance au TCE, on paie la personne qui vous empêchera de vous
asseoir à un meilleur siège vide –, mais considérant que c'est la seule
rémunération qu'ils perçoivent, si jamais je me fais placer, je donne.
Si je me place tout seul, non, je ne finance pas les emplois fictifs
non plus.
2. 2022 : l'année Franck
?
En 2022, il y avait assurément beaucoup de choix ! De Scriabine,
on n'aura guère eu que le concerto pour piano (deux fois à Paris, alors
qu'il est plutôt rare d'ordinaire), quelques disques (souvent des
couplages), et le nombre habituel de Poème
de l'Extase.
Vaughan Williams a été fêté au Royaume-Uni, guère ici. Quant aux
autres, même ceux qui pourraient être emblématiques (l'importance de
Goudimel dans la diffusion de la Réforme, Halphen juif dans la France
antisémite et mort sur le front en 1917…), célèbres (Forqueray, E.T.A.
Hoffmann, Xenakis), patrimoniaux en France (Chambonnières, Mondonville,
Davaux, Séverac, Büsser) ou tout simplement rocambolesques (Dupuy),
rien.
Vous pouvez en retrouver une liste agrémentée de conseils dans ces six
épisodes qui m'ont occupé de l'automne 2021 à l'automne 2022 :
I – de 1222 à 1672 : Morungen, Mouton, Goudimel,
Ballard, Benevolo, Gaultier, Chambonnières, Schütz, Schürmann,
Forqueray, Kuhnau, Reincken… II – de 1722 à 1772 : Benda, Mondonville,
Cartelleri, Daquin, Triebensee… III – 1822, Hoffmann, Davaux, Dupuy… : l'auteur de
génie qui compose, l'inventeur véritable du métronome, la perte des
Reines du Nord… IV – 1872 (a), Moniuszko, Carafa, Graener, Alfvén
: Pologne, Campanie, Reich, Suède V – 1872 & 1922 : Hausegger, Halphen, Juon,
Büsser, Perosi, Séverac, Vaughan Williams, Scriabine, Baines VI – 1922 & 1972 : Popov, Leibowitz, Grové,
Grofé, Amirov, Xenakis, Erkin, Bárta, Wolpe, Bryant…
Le grand vainqueur, c'est donc César Franck. En quantité, on a assez
peu eu de concerts, à part une concentration de concerts dans les
églises (par l'Orchestre Colonne, le CRR de Paris, Oya Kephalê et même
quelques-uns à Radio-France) autour de la date de sa naissance (10
décembre). Heureusement, Bru Zane a remonté Hulda,
dont la production à Fribourg, malgré la qualité des interprètes
mandatés, ne rendait pas du tout justice. Outre ses influences
wagnériennes (rien à voir avec l'italianisant Stradella, par exemple), on pouvait
profiter d'un livret particulièrement étonnant – dans l'esprit de Psycho de Hitchcock, quasiment tous
les personnages principaux sont massacrés aussitôt qu'on les a
présentés !
Au disque, trois disques ont marqué l'année.
¶ Une belle intégrale des
mélodies (qui s'étendent de l'épure de la dévotion d'église à
la sophistication chromatique) par Christoyannis, Gens et Cohen.
¶ Le ballet intégral de Psyché
par Kurt Masur à Verbier – un chef-d'œuvre, l'œuvre la plus lyrique de
tout Franck, et à la fois très rarement donnée, encore plus rarement en
entier, et quasiment jamais par des interprètes de premier plan.
¶ L'intégrale de la musique de
chambre
chez Fuga Libera (Trio Ernest, Quartetto Adorno, Miguel Da Silva, Gary
Hoffman, Franck Braley…), qui permettait notamment d'entendre les rares
Trios piano-cordes, qui sont des chefs-d'œuvre très bien bâtis et
particulièrement élancés.
Côté intégrale pour orgue, il y a eu à boire et à manger (quelques-unes
à la finition moyenne sur des Cavaillé-Coll immondes), mais on avait
déjà du choix de ce côté-là. C'est davantage le Franck lyrique
(mélodies, liturgie, opéra) qu'il fallait remettre à l'honneur. Ce fut
fait, sans grand tintamarre à destination du grand public, mais les
mélomanes curieux avaient la possibilité d'en profiter.
3. Géopolitique et musique
Le fait qui a bouleversé notre perception du monde et nos existences
(économiques, du moins) n'a pas été sans conséquence sur notre
représentation de l'histoire musicale du monde. Devant ce qui
s'annonçait comme une dévastation systématique de l'Ukraine,
on ne pouvait pas faire grand'chose… sauf peut-être s'intéresser à un
patrimoine immatériel qui, même lui, sera possiblement en danger dans
les prochaines années.
J'ai été un peu déçu, je l'avoue, du
peu de concerts thématiques
sur le sujet (qu'on aurait pu introduire par des conférences), et les
disques parus sont plutôt des concepts d'hommage (chansons
traditionnelles notamment). Même à Paris, à part le concert d'Igor
Mostovoï au Châtelet, le concert du Symphonique de Kiev à la Cité de la
Musique et les quelques propositions du « Week-end à l'Est » consacré à
Odessa (concert vocal à Saint-Germain et concert symphonique au
Châtelet, tous deux organisés par le Châtelet, et à nouveau Mostovoï),
on n'a pas croulé sous l'offre. Quelques récitals de piano
(partiellement) composés de compositeurs ukrainiens. Mais aucune maison
n'a tenté de monter (ou d'inviter une troupe) un opéra ukrainien, un
cycle de symphonies, une saison thématique. Je sais qu'il faut du temps
pour mettre sur pied ce genre de projet, mais je crains que si cela n'a
pas été fait sous l'impulsion de l'émotion, maintenant que le conflit
s'est installé dans la durée et que plus personne ne joue l'hymne ni ne
dédie son concert à l'Ukraine, ce ne sera pas la saison prochaine que
la Philharmonie (et encore moins l'Opéra de Paris) proposeront un grand
cycle thématique. (Il y aura bien un week-end spécial dans la prochaine
saison de la Philharmonie, bien sûr, dans l'air du temps, mais je doute
qu'on bénéficie d'une exploration systématique.)
Pour le disque, le délai de
publication étant toujours long (un an en général entre la captation et
la mise sur le marché), nous verrons. Quelques récitals de chansons
ukrainiennes jusqu'ici, mais c'est à peu près tout.
De mon côté, à défaut de pouvoir aider, je voulais comprendre,
et dans la mesure du possible participer à la sauvegarde d'une culture
qui sera potentiellement en danger (que sont devenus ces chœurs
polyphoniques de vieilles dames ? seront-ils transmis ?). Pour la
musique traditionnelle, le Polyphony
Project a effectué un travail inestible de recensement et
d'immortalisation.
Après écoute d'un peu plus de 80 disques, de quelques enregistrements
hors commerce et concerts, après quelques lectures aussi, j'ai quelques
éléments à souligner.
¶ Comme la musique russe, la musique ukrainienne utilise énormément de thèmes folkloriques.
Essentiellement ceux contenus dans la collection Lvov-Prač, la seule disponible au
XIXe siècle. Recueil inestimable, qui
ne distingue pas entre les mélodies populaires russes et ukrainiennes,
qui circulent donc beaucoup aussi bien chez les compositeurs russes
qu'ukrainiens. (Mais Lysenko va aussi effectuer lui-même des relevés.)
¶ La musique russe et la musique
ukrainienne ne se distinguent pas fondamentalement à l'oreille.
Elles ont des principes communs (les modes harmoniques utilisés, le
goût pour le lyrisme et le folklore, le rhapsodisme plutôt que la
grande forme, etc.), mais cette absence de distinction est aussi due à
la situation politique.
¶¶ Lorsque des compositeurs ukrainiens, comme ceux
qui sont présentés comme les trois premiers compositeurs russes
(Berezovsky, Bortniansky, Vedel) sont repérés comme talentueux après
leurs études en Ukraine, ils sont
recrutés
pour la chapelle impériale de Saint-Pétersbourg, où ils sont formés par
des compositeurs italiens (et pour deux d'entre eux, partent
temporairement étudier et exercer en Italie). Les premiers compositeurs
russes sont d'abord des compositeurs… ukrainiens. Comme les commandes et le pouvoir sont en
Russie, ils partent s'y perfectionner et y vivre.
¶¶ De même, s'il existe peu d'opéra ukrainien, par
exemple, c'est que l'oukase d'Ems (en 1876, au moment précisément où la
culture spécifique ukrainienne commence à être abondamment mise en
valeur) interdit l'impression de textes en langue ukrainienne.
Dans le même esprit, le mot « ukrainien » (qui veut déjà dire habitant
« de la Marche », c'est-à-dire « du truc dont on se sert pour que les
ennemis les bolossent avant nous ») est banni est remplacé par «
petit-russien », qui n'est donc pas tant un terme affectif qu'une
marque de domination. J'ai été frappé par le fait qu'on retrouve
exactement la même rhétorique de la fraternité que dans le discours
officiel russe actuel, mais une fraternité oppressive, celui du grand
qui a autorité sur le petit et qui se pense des droits sur lui.
→ Il est donc exact que la musique ukrainienne se
distingue peu de la musique russe… mais si cette école musicale
ukrainienne ne s'est pas singularisée, c'est d'abord qu'il ne lui était pas possible, politiquement,
de le faire !
¶ Beaucoup de compositeurs que nous
pensons comme russes sont en réalité ukrainiens : Berezovsky, Bortniansky, Vedel, Glière
(qui utilise beaucoup de thématiques proprement ukrainiennes), Roslavets, Feinberg, Ornstein, Mosolov…
sont nés en Ukraine et y ont (sauf Roslavets) été formés ! (Je
trouve incroyable qu'on ne le sache pas davantage pour Mosolov, par
exemple !)
On peut y ajouter quelques cas plus ambigus : Anton Rubinstein (fondateur
du Conservatoire de Moscou et grand représentant de la culture russe de
référence), né à Ofatinți, partie de la Transnistrie rétrocédée à la
Moldavie en 1940… mais dont une fine bande de terre à été redonnée à
l'Ukraine ! Gavriil Popov,
né à Novocherkassk, qui a toujours été en Russie, mais qui était
l'ancienne capitale des Cosaques – qui sont à l'origine de la formation
de l'Ukraine moderne – si bien que culturellement, on pourrait
l'inclure dans la sphère d'influence ukrainienne. Enfin Sergueï Prokofiev,
né à Sontsivka, à l'Ouest de Donetsk, est considéré comme russe mais
est pourtant bel et bien né dans un territoire ukrainien (et au
recensement de 2001, plus de 92% de la population avait l'ukrainien
pour langue maternelle !).
Voilà qui fait un certain nombre des plus grands compositeurs russes
nés (et pour beaucoup formés) en Ukraine !
4. Spectacles
Pour les comptes-rendus, je vous renvoie à la vidéo ou aux commentaires
faits après chaque concert sur Twitter (mot-dièse #ConcertSurSol).
Tentative de podium :
1. Barbe-Noire d'Ambroise Divaret au CRR
2. Marie Tudor au CNSM
3. Der Schatzgräber de Schreker à Strasbourg
4. Le Destin du Nouveau Siècle de Campra (où, sans contrainte, le
compositeur se lâche totalement)
5. Doubles chœurs de Rheinberger & Mendelssohn par le Chœur de
Chambre Calligrammes
6. La Nativité de Messiaen par les élèves de Sylvie Mallet au CRR
7. Phryné de Saint-Saëns à l'Opéra-Comique
8. Rheingold par Nézet-Séguin au TCE
9. Suite de Rusalka d'Ille & Honeck à la Maison de la Radio
10. Programme franco-italien du Poème Harmonique avec Eva Zaïcik à la
Fondation Singer-Polignac
11. Journée à la Roche-Guyon du festival Un Temps pour Elles (3
concerts, 3 violoncellistes de mon top 5 : Luzzati, Legasa, Phillips !)
12. Trio n°3 de Frank Bridge avec Christine Lagniel à l'Amphi Bastille
13. Schubert et Chostakovitch par le Quatuor Belcea au Théâtre des
Champs-Élysées
Et aussi…
Bru Zane : Hulda TCE
Larcher PP
Neojiba Cerqueira PP
Schmitt Psaume 47 MR
Stockhausen Freitag PP
Tailleferre opéras-minute au CNSM
Turangalila Salonen PP
Elektra à Bastille
Cendrillon de Massenet à Bastille
Vestale Spontini TCE
Roi Carotte Oya Kephalê
Parsifal Bastille
Karawane PP
Ariane & Bacchus Marais TCE
Thaïs TCE
J'ai un peu oublié les bides, mais je me souviens de mêtre ennuyé ferme
pour A Quiet Place
de Bernstein à Garnier, et m'être demandé pourquoi jouer des œuvres
rares qui ne sont pas propres à soulever l'enthousiasme, quand le choix
est si vaste parmi les chefs-d'œuvre ? (réalisation par ailleurs assez
terne)
Parmi les moments forts, deux histoires à vous partager.
¶ Benjamin Bernheim,
alors qu'on lui fait un entretien de complaisance,
en profite pour faire longuement l'éloge
de son pianiste. Un ténor qui
ne parle pas de lui, et en plus qui complimente son accompagnateur
alors que ce n'est même pas la question posée, je ne pensais pas voir
ça un jour. (et ça m'a ému)
¶ Reprise deRobert le cochon
et les kidnappeurs de
Marc-Olivier Dupin à l'Opéra-Comique.
Un véritable traumatisme (que je vous raconte à la fin de la vidéo).
Il
s'agissait de la reprise d'un spectacle destiné au jeune public, par
l'adroit compositeur du Mystère de
l'écureuil bleu, qui sait manier les références et écrire de la
musique à la fois nourrissante et accessible. Mais cette fois…
D'abord, peu d'action, beaucoup de
numéros assez figés, aux paroles
plutôt abstraites… j'ai pensé à l'opéra italien du XIXe siècle et à ses
ensembles où chaque personnage évoque son émotion, son saisissement…
pas forcément la temporalité adaptée pour les moins de dix ans.
Ensuite, le propos éducatif était…
déroutant. La méchante, c'est la
propriétaire de la décharge qui veut simplement conserver un peu
d'ordre alors que Mercibocou le loup et Nouille la Grenouille cassent
et mettent tout en désordre. Robert le Cochon, en voulant parlementer
pour sauver son ami le loup, prisonnier (personne ne l'a kidnappé, il a
surtout été arrêté alors qu'il commettait un délit…), se fait éjecter.
Mais il trouve la solution, la seule fructueuse, pour être entendu : il
apporte une hache. Et là tout le monde s'enfuit et il peut délivrer son
ami. (La violence ne résout rien, mais quand même, elle rend tout plus
facile. Prenez-en de la graine les enfants.)
Et surtout, des images traumatiques.
Nouille la grenouille est éprise
de Mercibocou le loup, mais elle est surtout passablement nymphomane.
Elle s'éprend aussi du chasseur de loup embauché par la directrice de
la décharge, lui fait une cour éhontée, s'empare d'une « machine
d'amour » pour le forcer à l'aimer. Âmes sensibles comme je le suis, ne
lisez pas ce qui va suivre.
Nouille attrape alors le chasseur de loup,
qui se débat, elle le tire par les pieds alors qu'il s'accroche
désespérément au plancher en criant « je ne veux pas ! », et l'emporte
dans la fusée où elle le viole – hors du regard du public, mais dans la
fusée au milieu de la scène, tout de même –, et lui appliquant la «
machine d'amour », le tue. Elle sort alors en pleurant et traîne le
cadavre du chasseur sur toute la scène.
Oui, parfaitement, dans un
opéra pour enfant, l'un des principaux personnages présentés comme
sympathiques viole un autre personnage, sur scène, avant le tuer et de
se promener partout avec son cadavre !
Pour mettre à distance un peu
cette scène, on nous apprend, une
demi-heure plus tardi (sérieusement
? j'ai eu le temps de développer deux ou trois névroses dans
l'intervalle…), qu'en réalité ce n'était pas un véritable homme mais
une baudruche. Je ne sais pas si c'est vraiment mieux : on sous-entend
ainsi que si vous voulez violer quelqu'un mais qu'il se révèle par
accident n'être pas véritablement un humain, alors vous n'avez rien à
vous reprocher. Quant au procédé même de catégoriser un personnage en
non-humain pour mieux pouvoir le torturer, je ne suis pas trop sûr non
plus de ce que j'en pense exactement… mais mon ressenti ne valait
clairement pas assentiment !
J'ai vraiment peine à comprendre comment personne, dans le processus de
création, librettiste, compositeur, metteur en scène, producteurs,
interprètes, professionnels de la maison, public interne des filages,
public de la prémière série en 2014… n'a demandé à un moment « mais le
viol sur scène suivi de meurtre et d'exhibition du cadavre avant de le
décréter sous-homme, est-ce totalement la meilleure idée pour un opéra
jeune public ? ». Dans un opéra décadent comique du milieu du XXe
siècle, ça aurait pu être amusant, mais dans au premier degré dans un
opéra pour enfants, j'en suis resté traumatisé – et je l'ai raconté par
le menu à tous ceux qui ont eu l'imprudencede me demander ce que
j'avais vu de marquant dernièrement.
Le bilan de tout cela reste quand même que sur les 6 meilleurs spectacles de
l'année, je recense trois spectacles
d'étudiants et un concert d'amateurs
! Honnêtement, cela vaut la peine d'aller voir, surtout au CNSM
où le niveau est très élevé (niveau pro, l'enthousiasme des débuts en
sus). Les concerts des conservatoires sont toujours gratuits de
surcroît !
Le recensement n'est pas toujours évident (c'est annoncé peu de temps à
l'avance, dans des sites fastidieux à consulter, date à date), aussi je
vous rappelle que je maintiens à cet effet un agenda des concerts franciliens
où j'inclus et mets en avant les soirées intéressantes. Les spectacles
avec mise en situation théâtrale au CNSM (la classe d'Emmanuelle
Cordoliani en particulier) me fournissent chaque année des expériences
parmi les plus originales et marquantes de la saison.
C'est un peu tôt (en général à 19h), mais si vous avez la possibilité
de partir un peu en avance ou si vous posez occasionnelle des
après-midis de congé, courez-y, beaucoup n'osent pas, mais on est tout
à fait bienvenu, c'est fait pour et disposer d'un public aide à la
formation de ces jeunes ! Et le résultat est en général très
enthousiasmant (pour les grands spectacles baroques du CRR, les
auditions de ses classes d'instrument ou à peu près tout au CNSM).
5. Nouveautés
discographiques : œuvres
Difficile de sélectionner (mon fichier d'écoutes de 2022 fait un
millier de pages, plusieurs heures d'écoutes quotidiennes et peu de
redites…)
Je tente un petit palmarès.
1. Eben – intégrale d’orgue
vol.1 : Job, Fantasia Corale, Laudes… – Janette Sue Fishell (Brilliant
Classics 2022) ♥♥♥
→ Ensemble assez incroyable de bijoux… je découvre la densité du
langage (très accessible cependant) de la Fantasia Corale, une certaine
parenté avec Messiaen, en moins exagérément idiosyncrasique… Et une
très belle version de Job, l’une des plus belles et ambitieuses œuvres
pour orgue du XXe siècle, avec récitants anglais.
→ Très belles versions, tendues, bien registrées, bien captées… et l’on
n’avait de toute façon, que des bouts de choses jusqu’ici. Début d’une
série absolument capitale.
2. Winter, Schack, Gerl, Henneberg,
P. Wranitzky, Salieri, Haydn, Mozart
– « Zauberoper », airs d’opéras fin XVIIIe à sujets magiques –
Konstantin Krimmel, Hofkapelle München, Rüdiger Lotter (Alpha 2022) ♥♥♥
→ Encore un carton plein pour Krimmel. Un des plus passionnants (et
ardents !) récitals d’opéra de tous les temps. Voilà. (Et il y a
beaucoup d’autres compositeurs que « Mozart Haydn Salieri » dans cet
album).
→ Document passionnant regroupant des inédits de première qualité
(enfin un peu du génial Oberon de Pavel Vranický au disque !)
interprétés avec ardeur, et dits avec une saveur extraordinaire. (Je
vous recommande chaleureusement son récital de lieder Saga,
exceptionnel lui aussi.)
→ Par ailleurs une très belle voix, bien faite, qui ne cherche pas à
s’épaissir contre-productivement et conserve sa clarté malgré les
formants très intenses qui permettent à la voix de passer l’orchestre.
3. Campra – Le Destin du
Nouveau Siècle – Valiquette, Lefilliâtre, Vidal, Mauillon, Van Essen ;
La Tempest, Bismuth (CVS)
→ Campra, dans ce sujet purement allégorique où les sujets de la Guerre
et de la Paix expriment leurs émotions (!), peut s'en donner à cœur
joie et ne rien brider de son imagination musicale. Ébouriffant. (Et
quelle distribution, bon sang.)
4. Saint-Saëns – Phryné –
Valiquette, Dubois, Dolié ; Rouen, Niquet (Bru Zane 2022) ♥♥♥
→ Intrigue déjà utilisée par Don Pasquale, Das Liebesverbot, Die
schweigsame Frau…
→ Nous n'avions qu'une bande de la RTF mal faite, et c'est ici la
révélation, toutes ces saveurs dans tous les sens. Court et absolument
jubilatoire.
5. Ireland, Stanford,
Coleridge-Taylor, Clarke, Liszt – Sonates & autres pièces
pour piano – Tom Hicks (Divine Art 2022) ♥♥♥
→ Très beau corpus pianistique anglais… la Sonate d’Ireland manifeste
une grande ambition, postdebussyste (mais avec une forme thématique
plus charpentée), et regorge de séductions.
→ Et, divine surprise, la version de la Sonate de Liszt échappe
totalement à la virtuosité fulgurante qui m’exaspère d’ordinaire :
Hicks travaille véritablement l’harmonie (très claire, mais il crée
parfois des sortes d’appoggiature en laissant chevaucher la pédale), la
structure, le son n’est pas le plus brillant du marché, mais la
réalisation est l’une des plus éloquentes ! J’ai l’impression de
découvrir – enfin ! – l’intérêt que les mélomanes lui portent.
6. Eleanor Alberga – Concertos
pour violon 1 & 2 – Pearse, Bowes, BBC National Orchestra of Wales,
Swensen (Lyrita 2022) ♥♥♥
→ Compositrice. Noire. Toutes les raisons de ne pas être jouée… et à
présent toutes les raisons d’être réessayée. Vraiment dubitatif lors du
concerto pour violon n°2 qui ouvre le disque, assez plat. En revanche
le cycle de mélodies est marquant, et surtout l’incroyable premier
mouvement du Premier Concerto, dans un goût quelque part entre
Mantovani et Berg, de grandes masses orchestrales contrapuntiques
menaçantes, mais tonales et très polarisées. Assez fantastiquement
orchestré !
7. Pijper, (Louis) Andriessen, (Leo)
Smit, Loevendie, Wisse, Henkemans, Roukens – « Dutch Masters »,
œuvres pour piano à quatre mains – Jussen & Jussen (DGG 2022) ♥♥♥
→ Panorama très varié (du postromantique décadent étouffant de Pijper à
l’atonalité dodécaphonique avenante de Louis Andriessen en passant par
les debussysmes de Smit) de ce fonds musical incroyablement dense pour
un pays à la démographie aussi modeste. (Ma nation musicale chouchoute
d’Europe avec les Danois, je me fais très souvent des cycles consacrés
à l’un ou l’autre, avec un émerveillement récurrent.)
→ Pour finir, un étonnant concerto très syncrétique de Roukens,
manifestement inspiré à la fois par le jazz, varèse et la musique grand
public ! (et sans facilité, vraiment de la très bonne musique)
8. Maria Bach – Quintette
piano-cordes, Sonate violoncelle-piano, Suite
pour violoncelle seul – Hülshoff, Triendl (Hänssler 2022) ♥♥♥
→ Œuvres denses et avenantes à la fois, culminant dans cette Suite pour
violoncelle qui m’évoque Elias de Mendelssohn : on y sent sans
équivoque l’hommage à Bach, mais un idiome romantique plus souple et
expressif qui me séduit considérablement. Oliver Triendl fait des
infidélités à CPO et, de fait, les œuvres communes au disque CPO y sont
plus ardentes.
&
Maria Bach – Quintette
piano-cordes, Quintette à cordes, Sonate violoncelle-piano– (CPO 2022)
♥♥
→ Quintette à cordes de toute beauté, germanique mâtiné d’influences
françaises. Thèmes fokloriques russes très audibles.
9. Hans Sommer – Lieder
orchestraux – Mojca Erdmann, Vondung, Appl ; Radio Berlin (ex-Est),
(PentaTone 2022) ♥♥♥
→ Généreux postromantisme sur des textes célèbres, très bien orchestré
et chanté par des diseurs exceptionnels (Vondung, et surtout Appl).
Coup de cœur !
10. Schütz, Gagliano, Marini, Grandi &
Roland Wilson – Dafne –
Werneburg, Hunger, Poplutz ; La Capella Ducale, Musica Fiata, Roland
Wilson (CPO 2022) ♥♥♥
→ Si la reconstruction d’un opéra perdu peut paraître une pure
opération de communication – la preuve, je me suis jeté sur ce disque
alors même que je savais qu’il ne contenait pas une mesure de Dafne ! –, le projet de Roland
Wilson est en réalité particulièrement stimulant.
→ En effet, partant de l’hypothèse (débattue) qu’il s’agissait bel et
bien d’un opéra et pas d’une pièce de théâtre mêlée de numéros
musicaux, il récupère les récitatifs de la Dafne
de Gagliano (qui a pu servir de modèle), inclut des ritournelles de
Biagio Marini, un lamento d’Alessandro Grandi (ami de Schütz), et
surtout adapte des cantates sacrées de Schütz sur le livret allemand
qui, lui, nous est parvenu. (Wolfgang Mitterer a même fait un opéra
tout récent dessus…)
→ Le résultat est enthousiasmant, sans doute beaucoup plus, pensé-je,
que l’original : énormément de danses très entraînantes, orchestrées
avec générosité, un rapport durée / saillances infiniment plus
favorable que d’ordinaire dans ce répertoire (même dans les grands
Monteverdi…). Ce n’est donc probablement pas tout à fait cohérent avec
le contenu de l’original, mais je suis sensible à l’argument de Wilson
: c’est l’occasion d’entendre de la grande musique du temps que, sans
cela, nous n’aurions probablement jamais entendue ! (Et dans un
cadre dramatique cohérent, ajouté-je, ce qui ne gâche rien.) → Les deux
ténors sont remarquables, l’accompagnement très vivant, et surtout le
choix des pièces enthousiasmant !
10. Vladigerov – « Orchestral
Works 3 » – Chambre Bulgare, Radio Nationale Bulgare, Vladigerov
(Capriccio 2022) ♥♥♥
→ Remarquablement écrit tout cela ! Tonal et stable, mais riche,
plein de couleurs, de climat, de personnalité, et surtout un élan
permanent. Un grand compositeur très accessible et très méconnu.
→ Si le Poème juif se révèle l’héritier d’un postomantisme germanique
généreux et décadents, les Impressions de Lyutin sont marquées par
l’influence des motorismes soviétiques, tandis que le dernier des 6
Préludes Exotiques porte, lui, la marque éclatante du Ravel le plus
expansif ! Et à chaque fois, sans pâlir du tout devant ses
modèles, et non sans une personnalité réellement décelable.
→ D’autres choses sont moins marquantes, mais pas sans valeur, comme le
lyrisme filmique de l’Improvisation & Toccata, qui a quelque chose
de Max Steiner et Korngold…
→ Clairement le meilleur album de la série, trois disques de
merveilles.
11. Czerny, Sonate n°6 / Schubert, Sonate D.958 en ut mineur
– Aurelia Vişovan (Passacaille 2022) ♥♥♥
→ Encore un coup de maître d’Aurelia Vişovan… Première fois de ma vie
que je suis passionné par une sonate de Schubert (hors peut-être la
dernière). Quelle puissance rhétorique implacable, et sur un joli
blong-blong en sus !
→ Très belle sonate (en sept mouvements !) de Czerny également.
→ Découvrez absolument aussi son disque Hummel / Beethoven !
12. Noskowski – Quatuors n°1
& 2 – Four Strings Quartet (Acte Préalable 2022) ♥♥♥
→ Le 2 est un bijou de lyrisme intense, quoique pas du tout «
douloureux » comme le prétendent les indications de caractère des
mouvements, au contraire d’un élan lumineux remarquable !
13. Taneïev – Trio à cordes
Op.31, Quatuor piano-cordes Op.20 – Spectrum Concerts Berlin (Naxos
2022) ♥♥♥
→ Le Trio est rarement enregistré, petite merveille jouée avec des
cordes d’une intensité d’attaque, d’une résonance, d’une précision
d’intonation assez vertigineuses. Et le Quatuor, toujours aussi
puissamment inspiré dans ses élans mélodiques… Disque miraculeux.
14. Pachelbel – Les Fugues
Magnificat – Space Time Continuo (Analekta 2022) ♥♥♥
→ Oh, quelle merveille ! Des fugues distribuées à différents
ensembles : théorbe, orgue ou consort de violoncelles, parfois même au
sein de la même fugue. La matière en est très belle (cette Chaconne en
fa mineur !) et la réalisation suprême.
15. Charlotte Sohy – Œuvres
avec piano (dont mélodies) – Garnier, Nikolov, Phillips, Luzzati, Oneto
Bensaid, Kadouch, Vermeulin (La Boîte à Pépites 2022) ♥♥♥
→ Première publication de ce label qui a déjà fourni beaucoup de
matière en musique féminine de premier plan (cf. son calendrier de
l’Avent récent ou le festival Un Temps pour Elles qui lui est lié).
→ Ce volume contient des pièces pour piano, des mélodies (les très
belles Chansons de la Lande, qui ont clairement entendu Duparc), de la
musique de chambre, en particulier le miraculeux trio, dont le
traitement thématique est absolument fascinant. (Et quels artistes
possédés par leur sujet, dans le trio tout particulièrement !)
→ Les pièces pour piano m’ont paru moins essentielles, davantage
tournées vers le caractère, la décoration, le salon. À réécouter.
Mais il y a aussi :
¶ Ibert : Le Chevalier errant Messiaen : Chronochromie Jarre (Maurice) : Concertino
pour percussions et cordes Mihalovici : Symphonie n°2,
Toccata pour piano & orchestre Milhaud : L’Homme et son désir Roussel : Concert, Suite en fa,
Symphonie n°3 Honegger : Symphonie n°3 Debussy : Marche écossaise,
Berceuse héroïque, Faune, Nocturnes, La Mer, Jeux Ravel : Alborada, Oye
⇒ Radio de Baden-Baden, Hans Rosbaud (SWR Classic 2022) ♥♥♥
→ 4 CDs dans un son clair très réaliste et physique, avec une direction
acérée et tendue… Ibert extraverti, Messiaen totalement déhanché et
débridé, Honegger frénétique, Debussy tranchant… vraiment un concentré
de bonheur, de bout en bout… et avec quelques véritables raretés, comme
le remarquable Chevalier Errant d’Ibert, ou bien sûr Maurice Jarre et
les pièces de Mihalovici.
¶ Perosi – Quintettes
piano-cordes 1 & 2, Trio à cordes n°2 – « Roma Tre Orchestra
Ensemble » : Spinedi, Kawasaki, Rundo, Santisi, Bevilacqua (Naxos 2022)
♥♥♥
→ On a beau être mélomane de longue date, la vie peut toujours réserver
des surprises : en deux jours, moi qui trouvais le genre du Trio à
cordes assez peu fulgurant, je viens de découvrir les deux plus beaux
trios que j'aie entendus, et que je n'avais jamais écoutés !
Après Taneïev, voici Perosi n°2.
→ Le feu qui traverse cette œuvre est assez grisant, sans effets de
manche ni épanchements superficiels. (Les Quintettes sont très beaux
aussi, mais je les connaissais déjà.)
¶ Fauchard – Intégrale pour
orgue – orgue de Detmold, Flamme (CPO 2022)♥♥♥
→ Des aspects Vierne, mais aussi un grand nombre de citations de thèmes
liturgiques, en particulier dans la Symphonie Mariale que je trouve
particulièrement réussie, évocant les Pièces de Fantaisie de Vierne,
mais dans une perspective structurée comme un Symphonie de Widor.
→ La Symphonie Eucharistique est encore plus impressionnante en
développant davantage et ressassant moins. Quelques contrastes
incroyables (dans le II « Sacrifice » !).
→ De la grande musique pour orgue – si vous aimez les grandes machines
évidemment. (J’ai songé aux aplats enrichis du Job d’Eben en plus d’une
occurrence dans la Quatrième Symphonie, et c’est un beau compliment.)
¶ Bach (Suite n°1), Duport, Piatti, Battanchon, Hindemith
(Sonate n°3), Sollima (Sonate
1959), Casals, Rostropovitch, Matt
Bellamy – « Le Chant des Oiseaux » – Thibaut Reznicek (1001
Notes 2022) ♥♥♥
→ Programme puissamment original, qui parcourt des pans majeurs de
l’œuvre pour violoncelle seul, un Bach sublime mais aussi de
passionnants Battanchon et Hindemith, un touchant Sollima (cette
simplicité qui touche toujours juste, encore plus peut-être que dans
ses délectables Quatuors…). Et Reznicek en gloire, l’un des grands
violoncellistes d’aujourd’hui, doté d’un grain et d’une musicalité qui
ont peu d’équivalent sur la scène actuelle.
¶ Edelmann, Persuis, Gluck, Monsigny,
Grétry, J.-C. Bach, Dalayrac, Cherubini – « Rivales », scènes
d’opéra rares du XVIIIe – Gens, Piau, Le Concert de la Loge Olympique,
Chauvin (Alpha 2022)
→ J'ai vu le CD « Rivales », je me suis dit « oh non, encore un récital
téléphoné à base de joutes vocales fantasmées ». En réalité, recueil de
grandes scènes dramatiques françaises fin XVIIIe jamais enregistrées.
Et interprétation aux couleurs et inflexions extraordinaires !
→ Les figuralismes de l’abandon d’Ariane (rugissements de bêtes,
tempête maritime…) chez Edelmann sont absolument incroyables ; mais
aussi le grand récit de Démophoon de Cherubini, et évidemment «
Divinités du Styx » par Gens.
6. Nouveautés
discographiques : versions
Et bien sûr des choses moins neuves, mais dans des interprétations
miraculeuses.
¶ LULLY–
Acis & Galatée – Bré, Auvity, Crossley-Mercer, Tauran, Cachet,
Getchell, de Hys, Estèphe ; Chœur de Chambre de Namur, Les Talens
Lyriques, Rousset (Aparté 2022) ♥♥♥
→ Tout l’inverse du parti pris esthétique du Zoroastre paru la même
semaine : déluge de couleurs variées et de dictions affûtées (mention
particulièrement à Bénédicte Tauran, particulièrement charismatique).
Immense proposition de toute l’équipe.
¶ Purcell – Dido & Aeneas
– Les Argonautes, Jonas Descotte (Aparté 2022) ♥♥♥
→ Incroyable ! Purcell joué comme du LULLY. Voix fines et
expressives (à l’accent français plus délicieux qu’envahissant),
couleurs orchestrales magnifiques, et le tout dans une finition d’une
perfection absolue. Voilà qui rejoint d’emblée García Alarcón sur le
podium des versions les plus intenses de cette œuvre pourtant rebattue
!
→ Les danses, que j’ai toujours trouvées moins passionnantes que les
récitatifs (quelle surprise…) se révèlent ici absolument irrésistibles.
(Et les récitatifs restent fabuleux aussi.)
→ J’espère que cet ensemble ira loin, et fera la promotion du
répertoire français en complément d’autres bien en cour actuellement,
mais aux postures plus hédonistes (Les Surprises, Les Ambassadeurs font
de l’excellent travail, mais ce n’est pas l’esthétique qui fonctionne
le mieux dans ces musiques, à mon sens…).
¶ Voříšek, Mozart – Symphonie
en ré Op.23, Symphonie 38 – Gewandhaus O, Blomstedt (Accentus Music
2022) ♥♥♥
→ Contre toute attente, après des Brahms plutôt impavides et indolents,
un Mozart plein de vie et d’aspérité : certes tradi, mais un tradi
vibrillonnant, qui ne se contente jamais d’énoncer les formules mais
les accompagne et leur insuffle un feu permanent. Une des plus belles
versions que j’aie entendues, pour moi qui ai pourtant tendance à
privilégier le crincrin crissant et le pouêt-pouêt couaquant !
Une partie du plaisir provient aussi de l’exécution intégrale, avec les
reprises (18 minutes pour le premier movement, et 12 pour l’andante !),
ce qui permet de goûter pleinement les équilibres formels et les
trouvailles merveillleuses de notre (presque) vieux Mozart.
→ La Symphonie en ré de Voříšek est elle aussi extraordinairement
réalisée, Blomstedt mettant en valeur son très grand potentiel
dramatique, ses parentés avec Mozart dans la recherche harmonique, la
variété de ses climats (des contrastes impressionnants dans le
mouvement lent). Elle ne m’avait pas du tout autant frappé, et pour
cause, dans l’excellente version Goebel.
¶ Weber, Schubert, Schumann –
Lieder orchestrés, airs d’opéra (Alfonso und Estrella, Euryanthe…) –
Devieilhe, Fa, Degout ; Pygmalion, Pichon (HM 2022) ♥♥♥
→ Le projet ne m’enthousiasmait pas, mais le choix des œuvres (de très
beaux airs de baryton de Weber et Schubert, rarement gravés en récital)
et leur réalisation sur instruments anciens, débordant de couleurs et
de textures, est absolument superlative. Je suis resté sonné par
l’intensité de la réalisation – et Degout, qui n’est pas mon chouchou,
est en forme olympique !
→ Du même degré de réussite que l’album « Mozart inachevés » de
Pygmalion.
¶ Schumann – Quatuors
piano-cordes, Märchenerzählungen (version avec violon) – Dvořák PiaQ
(Supraphon 2022) ♥♥♥
→ Je découvre avec stupéfaction qu’il existe un autre quatuor
piano-cordes de Schumann… et qu’il vaut de surcroît son génial autre
! (Version formidable aussi.)
¶ Meyerbeer – Robert le Diable
– Morley, Edris, Darmanin, Osborn, Courjal ; Opéra de Bordeaux,
Minkowski ♥♥
→ Je reste toujours partagé sur cette œuvre : les actes impairs sont
des chefs-d’œuvre incommensurables, en particulier le III, mais les
actes pairs me paraissent réellement baisser en inspiration. Et
certaines tournures paraissent assez banales, on n’est pas au niveau de
finition des Huguenots, où chaque mesure sonne comme un événement
minutieusement étudié. Pour autant, grand ouvrage électrisant et
puissamment singulier, bien évidemment !
→ Comme on pouvait l’attendre, lecture très nerveuse et articulée.
Courjal, que je trouvais un peu ronronnant ces dernières années, est à
son sommet expressif, fascinant de voix et d’intentions. Bravo aussi à
Erin Morley qui parvient réellement à incarner un rôle où l’enjeu
dramatique, hors de son grand air du IV, paraît assez ténu par rapport
aux autres héroïnes meyerbeeriennes – avant tout un faire-valoir.
→ Très (favorablement) étonné de trouver ce chœur, qui bûcheronnait il
y a quinze ans, aussi glorieux – son à la fois fin mais dense, ni gros
chœur d’opéra, ni chœur baroque léger, vraiment idéal (seule la diction
est un peu floue, mais il est difficile de tout avoir dans ce domaine).
¶ Gluck, Rossini, Bellini, Donizetti,
Halévy, Berlioz, Gounod, Massenet, Saint-Saëns – « A Tribute to
Pauline Viardot » – Marina Viotti, Les Talens Lyriques, Christophe
Rousset (Aparté 2022) ♥♥♥
→ Voilà, pour une fois, un récital intelligent, qui tient les promesses
de son titre : le répertoire de Pauline Viardot, sur instruments
d’époque, par une voix exceptionnelle, d’une très belle patine mais
brillante, à la diction affûtée, à la projection manifestement aisée,
maîtrisant aussi bien la cantilène profonde que la déclamation
dramatique ou l’agilité la plus précise.
→ Orphée, La Juive, La Favorite, Les Troyens sont d’éclatantes
réussites, qui offrent à la fois une qualité supérieure de diction et
d’expression… mais aussi un accompagnement d’un caractère et d’une
singularité qui renouvellent véritablement l’écoute !
¶ Czerny – Nonette – Brooklyn
Theatre Salon Ensemble (Salon Music 2022) ♥♥♥
→ Une nouvelle version du Nonette ! Timbres moins parfaits que
chez le Consortium Classicum, mais la prise de son est encore plus
aérée et détaillée, beaucoup d’aspect qu’on a l’impression de mieux
découvrir. Pour l’un des plus hauts chefs-d’œuvre de Czerny.
¶ Brahms – Symphonie n°1, Concerto pour violon (S.-M. Degand, Le Cercle
de l'Harmonie, Rhorer) (NoMadMusic 2021) ♥♥♥
→ Fin de l'année 2021, passé inaperçu dans les bilans.
→ Formidables couleurs renouvelées, et dans le concerto, ce que tire
Degand de cordes en boyaux est tout simplement hallucinant d'aisance et
de musicalité. Versions majeures, et très différentes de ce qu’on peut
entendre ailleurs.
¶ Brahms – Les Symphonies –
Chambre du Danemark, Ádám Fischer (Naxos 2022) ♥♥♥
→ Dans le même goût que leurs Beethoven, avec une Héroïque
particulièrement marquante, un Brahms aux cordes non vibrées qui n’en
ressort pas (comme c’est en général le cas) rigidifié ou anémié :
Fischer s’empare de cette options en faisant tout claquer avec une
vivacité impressionnante… le plus admirable est que les mouvements
lents eux-mêmes en sortent particulièrement rehaussés, par le grain,
par la lisibilité structurelle, par la force des intensions.
→ Une très grande lecture, particulièrement marquante, qui renouvelle
radicalement l’approche de ces œuvres d’ordinaire beaucoup plus
pâteuses, et dont l’orchestration sort ici transfigurée. Je le mets
dans mon panthéon aux côtés de Manze (pour la couleur, les accents) et
Zehetmair (pour l’intelligence de l’articulation des cordes).
→ Bissé.
¶ Offenbach – Le Voyage dans
la Lune – Derhet, Lécroart ; ON Montpellier, Dumoussaud (Bru Zane 2022)
♥♥♥
→ Sur un schéma habituel (princesse enlevée par un prince mauvais
sujet), farci de rebondissements plein de fantaisie (fusée, terre
habitée, volcan), quelques pastiches identifiables (les enchères à la
chandelle de la Dame Blanche « Personne ne dit mot ? »), et plusieurs
moments assez marquants mélodiquement (le chœur de la neige), un bel
Offenbach ambitieux et puissamment original, dans le goût du Roi
Carotte ou de Barbe-Bleue.
¶ Dubois, d’Indy, Caplet –
Dixtuor, Chansons & Danses, Suite Persane – Polyphonia
Ensemble Berlin (Oehms 2022) ♥♥♥
→ Trois très belles œuvres, mais le disque vaut particulièrement pour
sa version des Chansons & Danses de d’Indy, d’une verdeur
exceptionnelle, complètement nasillarde et terroir – je n’imaginais pas
des musiciens allemands capables de se donner à fond là-dedans !
Indispensable version de premier plan de ce chef-d’œuvre.
¶ Sibelius – Symphonies 3 &
5, La Fille de Pohjola – Symphonique de Göteborg, Rouvali (Alpha 2022)
♥♥♥
→ Voilà une intégrale réalisée par un autre prodige finlandais, sur
beaucoup plus long terme qu’Oslo-Mäkelä, et qui apporte, cette fois,
une toute nouvelle perspective sur ces œuvres ! Captation
merveilleuse de surcroît.
→ Rouvali a la particularité de traiter les transitions non comme des
passages d’attente, mais comme si (et c’est le cas !) elles étaient le
cœur du propos. Il n’hésite pas à mettre en valeur les motifs
d’accompagnement et à les rendre thématiques (sans abîmer pour autant
l’équilibre général de la symphonie et les thèmes). On se retrouve donc
avec deux fois plus de thèmes (et de bonheur).
→ Sa Première était un bouleversement paradigmatique ; les autres
parutions m’avaient moins impressionné. Mais dans cette Troisième, au
premier mouvement très vif et élancé, au deuxième au contraire d’une
lenteur particulièrement inspirée (avant que tout ne s’emballe), on
sent à quel point, à nouveau, chaque équilibre, chaque progression est
pensée. Vraiment un témoignage de tout ce qu’un chef peu magnifier dans
une grande partition. → Tout simplement (et de loin) la meilleure
version que j’aie entendu de la Troisième (et j’ai écouté toutes les
intégrales discographiques de Sibelius).
→ La Cinquième est moins singulière, mais toujours remarquablement
articulée et captée (pas une version où l’appel de cor du final est
particulièrement majestueuse / exaltante, attention à ceux pour qui
c’est important).
¶ Sibelius – Symphonie n°7,
Suite de Pelléas, Suite de Kung Kristian II – Radio Finlandaise,
Nicholas Collon (Ondine 2022) ♥♥♥
→ Premier directeur musical non finlandais à la tête de la Radio, ce
n’est en tout cas pas une erreur de casting : une Septième pleine de
frémissements, de détails, de vie, de bout en bout, l’une des plus
abouties de celles (très nombreuses) qu’il m’ait été donné d’entendre.
¶ Langgaard – Symphonie n°1, «
Pastorale des falaises » – Berliner Philharmoniker, Sakari Oramo (Da
Capo 2022) ♥♥♥
→ Cette unique symphonie de Langgaard écrite dans le goût
postromantique généreux (sur les 16 de son catalogue) trouve ici une
lecture particulièrement limpide et animée… le résultat est d’un
souffle absolument irrésistible.
7. Découvertes de l'année
L'exploration des anniversaires
a bien sûr été l'occasion de beaucoup de belles découvertes (Ballard,
Schürmann, Baines… et bien sûr la vie absolument démente de Dupuy !).
De même pour l'Ukraine. Parmi
les belles rencontres inattendues, Semen Hulak-Artemovskiydont l'histoire m'a passionné, et Leo Ornstein,
pianiste exilé aux États-Unis dont le futurisme débridé me ravit
absolument (le disque de Janice Weber avec les Sonates 4 & 7, ou le
Quintette qu'elle a gravé avec le Quatuor Lydian, sont à couper le
souffle).
En lisant Pelléasau
piano, j'ai été frappé comme la foudre par l'hypocrisie de Debussy, se
moquant de la façon de Wagner d'écrire un opéra à partir de bouts de
motifs hystériques. Or, bien que les exégètes que j'ai lus aient
toujours paru relativiser les leitmotive
dans Pelléas,
en réalité le plus clair de l'opéra n'est bâti que sur ces motifs
(souvent des interludes ou des sections entiers !), peut-être encore
davantage que dans Tristan ou
le Ring…
Découverte qui m'a stupéfié, j'étais toujours passé à côté à l'écoute –
activité dont je ne suis pourtant pas suspect d'avoir été économe. Il y
aura des notules (et peut-être même une « conférence-concert ») sur le
sujet. Voyez déjà cette notule
générale et celle-ci, plus récente.
Autre grand choc, la découverte des concertos pour violon de Pierre Rode,
d'un style postclassique à la fois dramatique et d'une veine mélodique
incroyable (un peu dans l'esprit de Dupuy), que j'ai écoutés en boucle
pendant mes randonnées depuis le printemps dernier.
Une claque monumentale avec I Masnadieri de Verdi dans la version de
Gavazzeni à Rome en 1972 (Ligabue, G. Raimondi, Bruson, Christoff).
Je n'avais jamais été très touché par cet opéra encore un peu
formellement post-belcantiste, et dans des versions molles (Gardelli
notamment) distribuées totalement à rebours (Bergonzi en brigand sans
limites !). Réécoute avec cette version possédée, en relisant sa source
Die Räuber. J'en suis
sorti vraiment sonné… Les plot twists
surabondants et délirants (il y en a combien, une demi-douzaine rien
que dans la dernière scène ?), et la fin assez inattendue et
insoutenable, le désespoir qui baigne le tout – chaque personnage étant
persuadé de sa damnation et se débattant malgré tout en s'enfonçant
dans ses crimes et en choisissant mal la loyauté de ses serments –, la
recherche d'un sublime perverti, tout concourt au malaise exaltant.
Ces outrances sidérantes ont dû faire réagir sur le plan de la
bienséance, même pour un public habitué aux fantaisies romantiques
! Mais c’est aussi le terreau pour des scènes très contrastées
comme Verdi les aime – la prière apocalyptique du méchant ! Les
rôles sont eux aussi démesurés : l’épouse qui dérobe une épée et tient
en respect le méchant, le baryton totalement maléfique, le ténor
vociférant… j’en suis sorti assez secoué avec cet attelage plus grand
que nature.
→ Et alors, Gianni Raimondi, que je tenais pour une belle voix
(idéalement émise mais) un peu aimablement lisse, totalement hors de
lui, est hallucinant dans sa dernière scène.
Quelques opéras du romantisme allemand,
aussi, à commencer par Die
Räuberbraut de Ries
(dont je n'avais jamais rien trouvé saillant, et qui se révèle un
tempérament dramatique de premier ordre !) et Die Lorelei de Bruch (de très loin supérieure
en intensité à ses autres vocales comme Ulysse ou Arminius).
Enfin, les symphonies d'Alfvén dirigées par le compositeur,
tellement claires, mordantes et redevables au folklore, on ne
l'imaginerait pas du tout en écoutant les autres versions du commerce
(beaucoup plus vaporeuses et « atmosphériques »).
8. Cycles de l'année
Pour approfondir un sujet ou préparer une notule, j'ai tendance à
creuser un même sillon, d'où la poursuite de quelques cycles.
Cycle opéra suédois :
Je ne suis toujours pas inconditionnel de la Fête à Solhaug de Stenhammar (un rare Ibsen
mis en musique), mais son Tirfing
sur un sujet médiéval est absolument enthousiasmant, ces finals
tournoyants particulièrement généreux m'ont transporté ! On
trouve pas mal d'œuvres chez Sterling.
J'ai aussi profité de tout le fonds édité par BlueBell
: récitals d'artistes suédois qui chantent tout le répertoire… en
suédois. Mozart, Verdi, Wagner, R. Strauss, tout y passe… voix
phénoménales et saveur très particulière de cette langue (variété
vocalique et, par rapport à l'allemand, une fermeté qui n'exclut pas la
rondeur). Vous pouvez commencer par le volume consacré à Arne Tyrén,
vertigineux. Il faut après naviguer selon ses goûts, mais la quinzaine
d'albums vaut le détour, particulièrement pour les chanteurs moins
connus (qui chantent mieux…).
Cycle Segerstam Cycle Westerberg
(de pair avec ce cycle opéra suédois)
Cycle opéras français
post-1870 : Hérodiade de Massenet, Aben-Hamet de Dubois, Vercingétorix de Fourdrain, Lutetia d'Holmès, Ivan le Terrible
de Gunsbourg… évoquent tous à leur manière les tourments de la défaite
et la recherche du sublime malgré la déchéance et l'horreur. Il est
frappant de voir que le parallèle Romains-Germains est réalisé par
plusieurs de ces œuvres (Hérodiade, Vercingétorix, Lutetia), alors que
dans notre imaginaire contemporain la culture romaine (ne serait-ce que
par la distribution linguistique) s'oppose justement à celle du Nord de
l'Europe.
Cycle opéras de Théodore
Dubois
En train de déchiffrer au piano tous ceux que j'ai pu trouver : Le pain
bis, Xavière, Le Guzla de l'Émir, Aben-Hamet, Le Paradis perdu… Et je
m'émerveille à chaque fois de la facilité de lecture et de l'économie
de la pensée musicale, dispensant beaucoup de beautés, mais toujours à
la juste proportion, comme une épice vient relever un plat sans le
dénaturer.
Cycle Taneïev
Sa musique de chambre est extraordinaire, et les symphonies aussi. 45
disques écoutés, à peu près toutes les œuvres que j'ai pu trouver
couramment disponibles.
Cycle intégrale Verdi
Réécoute de tous les opéras de Verdi. Toujours source d'émerveillement
et de plaisir.
Cycle Oliver Triendl
Le grand pianiste défricheur (les concertos rares et la musique de
chambre interlope chez CPO, c'est très souvent lui !). En plus il joue
merveilleusement. J'ai suivi sa trace pour faire encore davantage de
belles découvertes !
Et quelques autres autour de compositeurs :
Cycle Dupuy
Cycle Czerny
Cycle Stenhammar
Cycle Pejačević
Cycle Juon
Cycle Miaskovski
Cycle Tchèques milieu XXe (Luboš Fišer et Jan Fischer !)
Cycle Sviridov
… ou même un cycle Civil War, pour retrouver la trace des thèmes les
plus célèbres utilisés dans la musique américaine. (Pas évident de
trouver de bons disques, beaucoup d'arrangements dégoûtants – j'ai dû
fouiller un peu.)
Si vous êtes curieux, une recherche en ctrl+F dans le fichier des écoutes et dans son archive vous permettront de retrouver les
disques et les commentaires.
9. Doudous
J'ai aussi réécouté certains de mes doudous personnels : les Variations « Prinz Eugen » de
Graener, Miles fortis de
Hamel, Raoul Barbe-Bleue
de Grétry, Ungdom og Galskab de
Dupuy, et j'ai découvert ou réécouté sans trête la musique de chambre
de compositeurs majeurs dans ce genre et trop méconnus : Krug,
Koessler, Schillings, Pejačević, Kabalevski, Taneïev, Howells…
J'espère que ce bilan vous aura donné des idées d'écoutes, ou que la
vidéo vous aura amusés. À défaut, sachez que je diffuse et commente mes écoutes en temps réel sur ce fichier.
À l'année prochaine, estimés lecteurs !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
Commande : a painting in the style of
Jacques-Louis David
depicting a tenor singing in a vast opera
with little glottis flying around,
digital art.
Il y a assez longtemps que je n'ai pas proposé une notule de
glottologie – un des sujets qui a un lectorat fidèle ici. Je suis en
train de préparer, sur commande, une petite notule sur la nomenclature
des barytons, mais elle prend plus de temps que prévu (il faut
l'illustrer d'un maximum de noms et d'extraits pour que ce soit
parlant), et cette conférence me donne l'occasion d'aborder quelques
sujets que je n'avais pas encore explicités ici.
1. Dispositif
Ce mardi, troisième volet d'une série consacrée à l'enseignement du
chant dans les périodes passées : séance dévolue aux méthodes de chant
utilisées au Conservatoire de Paris de la fin du XVIIIe siècle au début
du XIXe siècle.
D'ordinaire, les conférences m'ennuient assez vite : ou trop
généralistes (si on s'intéresse au sujet, on sait déjà à peu près
tout), ou au contraire obsédées par des micro-détails de méthode si
bien que le public non universitaire ne peut pas en retirer de
connaissances générales.
Ici, c'était tout l'inverse, Yves Sotin est clairement – au
moins dans ce format, je n'ai jamais assisté à ses cours proprement
dits –
un grand pédagogue : simple, précis, beaucoup d'exemples, il définit
clairement les concepts principaux et apporte progressivement nuances
et complexités de façon très facile à suivre. Voix parlée très bien
timbrée, agréable à écouter, élocution régulière (il ne cherche jamais
ses mots, je l'envie).
Comble du bonheur, les exercices des méthodes de chant étaient exécutés
par ses élèves : Hermione Bernard, Margaux Poguet, Joseph Pernoo,
Charles Fraisse et Félix Merle.
La parenthèse interprètes
Margaux
Poguet fait les beaux jours des productions du CNSM (Fidélio
dans la Léonore de Gaveaux,
le Laurier dans La Conjuration des
Fleurs
du Prix de Rome Bourgault-Ducoudray, ou encore tout récemment le
concert Gervais & friends dirigé par Haïm en partenariat avec le
CMBV…) et mène déjà une petite carrière (entendue dans Le Poème de l'Amour et de la Mer
avec l'orchestre Ut Cinquième) – la voix est très ronde, peut-être un
peu trop unifiée pour le bien de la diction, mais elle monte avec
aisance assise sur un timbre relativement sombre et très homogène, et
surtout son expression est toujours d'une force incroyable – actrice
hors normes aussi, même lorsque ce n'est pas à elle de chanter –
clairement, aussi bien de la voix que de l'expression, elle vole
immédiatement la vedette lorsqu'elle est sur scène.
J'ai aussi eu le
plaisir d'entendre Félix Merle
plusieurs fois, que ce soit dans les spectacles du Conservatoire ou
comme il y a peu dans le Barbe-Noire
d'Ambroise Divaret.
Les autres élèves étaient plus audiblement en cours de formation : même
si Hermione Bernard a déjà d'excellentes bases, on sent qu'elle va
développer encore plus de qualités dans les mois à venir ; Joseph
Pernoo vient même de changer de catégorie vocale et de basculer en
ténor en septembre !
Tout le monde était accompagné par Yann
Molénat,
qui excelle en particulier à remplacer à lui seul les orchestres et le
chef, avec beaucoup d'inspiration… mais dans des accompagnements de
méthode de chant, on n'en a pas énormément profité comme vous vous en
doutez.
Parmi ses élèves passés, Paul Figuier et Ambroisine Bré font de belles
carières. (Avec une technique qui n'est clairement pas mon absolu, mais
son propos demeure éclairant, et assez peu normatif. Je note tout de
même sa vive admiration pour Caruso et ses références incessantes à Anna Bolena, assez révélatrices de
ses goûts et des miens.)
Pour une lecture moins fastidieuse, je mêle mes observations à la
matière qu'il fournit sans toujours délimiter clairement l'une et
l'autre. Si jamais vous désirez savoir, les commentaires sont là à
votre service.
2. L'ambiguïté de la voix
mixte
Avant de me lancer dans le contenu proprement dit de la communication,
j'attire votre attention, estimés lecteurs, sur les termes voix de
poitrine / voix mixte / voix de tête. Ce sont des termes dont la
pertinence physiologique est discutée, et qui ont par conséquent une
surface floue. Une notule est déjà consacrée
au sens le plus habituel, qu'on utilise pour décrire les voix… mais
dans leur travail, un certain nombre de professeurs, dont Yves Sotin,
l'utilisent différemment.
Dans l'emploi le plus courant (et grand public, comme les critiques
musicales) :
voix de poitrine → la voix parlée, plus ferme, dure, sombre
voix de tête → la voix de fausset (parfois renforcé), claire et un peu
molle
voix mixte → voix de poitrine assouplie ou voix de tête élargie
Chez Yves Sotin, Jean Laforêt et autres professeurs :
voix de poitrine → la voix avant le passage
voix de tête → la voix après le passage
voix mixte → la voix après le passage qu'on fait ressembler à de la
voix de poitrine
La différence peut paraître mince, mais elle est énorme : dans le
langage courant, la voix mixte désigne un mécanisme allégé (façon Alain
Vanzo), utilisé par une minorité de chanteurs (et peu accessible aux
femmes, même s'il existe), alors que dans la bouche de ces professeurs,
la voix mixte concerne absolument tous les chanteurs qui veulent
accéder aux aigus sans faire complètement du fausset.
Physiologiquement, ils ont raison : il y a vraiment deux mécanismes
antagonistes avant et après le passage
(la
« bascule » de la voix après les aigus), et avant les Napolitains du
début du XIXe siècle, tous les chanteurs faisaient vraiment entendre
cette jointure. Il a fallu inventer des subterfuges pour faire sonner
la voix de tête comme une voix de poitrine, tout le nom de voix mixte.
En revanche, en matière d'observation, ça ne décrit rien sur
l'organisation vocale, et l'expression est bien utile, dans son sens
traditionnel pour comprendre ce qui se passe chez certaines voix «
souples ».
C'est pourquoi, avant de résoudre ce problème lexical pour moi-même, je
prendrait bien soit de préciser « voix mixte-légère » (sens traditionnel) ou « voix
mixte-lourde » (comme Sotin) si je suis mené à employer ce vocable dans
cette notule…
3. L'unification des
registres masculins
a) Avant 1830
Jusqu'aux années 1830, les hommes émettaient toutes leurs notes aiguës
en fausset : il existait une rupture nette après le passage (le point
de bascule de la voix), et l'on passait immédiatement de la voix de
poitrine au mécanisme léger. Il pouvait être gracieux, souple et même
sonore, mais la nature de la voix changeait radicalement. On essayait,
bien sûr, d'unifier au maximum la chose, de masquer les ruptures, mais
l'aigu, même bien projeté projeté, n'était jamais sombre ni
véritablement puissant.
(La voix de tête est celle utilisée par défaut par les femmes dans le
lyrique, leur voix de poitrine arrive bien plus bas dans la voix et ne
pas maîtriser les changements de registre a donc moins de conséquence,
d'autant que leur voix de tête est, elle, très sonore.)
Il est donc possible que les rôles de ténor du XVIIIe siècle (vous
savez, ces rôles mozartiens qui ne dépassent que rarement le sol, à un
diapason 440 Hz, c'est-à-dire culminant à l'époque au fa dièse…) aient
majoritairement été tenus par des barytons, pour disposer de ce grave
riche qui était sollicité. (Ce me paraît poser des problèmes en matière
d'endurance pour les rôles construits assez haut dans le médium, et de
couleur pour certains rôles, mais Yves Sotin l'a juste mentionné au
détour d'une phrase, je ne sais quelles sont ses sources ou ses
déductions pouren arriver à cette proposition.
La révolution arrive en deux temps.
b) Gilbert Duprez et l'ut de poitrine
D'abord Gilbert Duprez : après un début de carrière infructueux, il
part étudier à Naples et, un soir où il chante Guglielmo Tell à
Lucques, au début de 1831… émet un ut de pleine poitrine. Délire
immense dans la salle. Il reproduit l'exploit à Paris, tant et si bien
qu'il supplante instantanément tous ses rivaux. Berlioz parle, en
l'écoutant, d' « un saisissement physique proche de la crainte ». On
image aisément le choc culturel immense, l'aspect surnaturel et
inquiétant qui pouvait émaner de ce gigantesque changement
paradigmatique – implicant la nature même de l'humain !
Lorsqu'il est engagé à l'Opéra pour alterner avec Adolphe Nourrit,
celui-ci démissionne d'emblée. La carrière de Duprez, peut-être à cause
de ces rôles lourds interprétés à toute force, se termine tout de même
très tôt, à 43 ans.
En réalité, lorsqu'on dit « ut de poitrine », la voix de poitrine ne
peut pas monter si loin du passage (il suffit de voir ce que font les
chanteurs de comédie musicale en belting,
c'est-à-dire en voix de poitrine avec larynx haut… clairement le
contre-ut n'est pas possible) : il s'agit d'un artifice pour faire ressembler la voix au delà du
passage (donc la « voix de tête ») à la couleur de la voix de poitrine.
Duprez explique dans ses Mémoires
que devant chanter un rôle au caractère héroïque dans un grand théâtre,
il s'était pénétré de l'intensité du rôle et de l'énergie nécessaire
pour lui rendre justice, et que cela avait produit ce son-là. Ce n'est
pas illogique, cela signifie qu'il a essayé de sombrer davantage et
obtenu un soutien vigoureux (appoggio)
au niveau du diaphragme, soit les gestes qu'on recommande désormais
pour obtenir ce type de son.
c) Manuel Garcia II et
la place du larynx
Fils du grand chanteur et pédagogue Manuel Garcia, Manuel Garcia (II)
découvre le fonctionnement de la voix (jusqu'alors on imaginait des tas
de choses… fausses) et Bichat lui-même postulait, à la fin du XVIIIe
siècle, que c'était là une vérité inaccessible.
Parmi les découvertes : la mobilité du larynx, indépendante des aigus –
on croyait que le larynx était nécessairement haut quand la voix
montait.
Son Mémoire (sur la voix
humaine) et son Traité
(de chant) des années 1840 bouleversent la compréhension de
l'instrument vocal… et permettent d'expliquer le phénomène Duprez
(bientôt imité par ses collègues). L'ut de poitrine s'obtient notamment
par l'abaissement du larynx, qui reste stable en bas comme c'est la
norme aujourd'hui – au lieu d'être mobile (quelques rares chanteurs
utilisent le larynx mobile, comme les rossiniens du type Juan Diego
Flórez). Le larynx haut fait soulever le voile du palais, procurant
plus de clarté et projetant davantage le son par le nez, tandis que le
larynx bas offre plus de place de résonance en amont de la bouche et
aboutit sur des sons plus sombres. (L'obssession univoque et uniforme
du larynx bas est d'ailleurs l'origine de certains désordres ou
contre-performances vocaux actuels, y compris chez certains anciens
élèves de Sotin, trouvé-je).
À partir de cette époque, la rupture entre les registres devient
quasiment taboue, et tous les professeurs enseignent la continuité du «
registre de poitrine » (même si, on l'a vu, la rupture existe toujours
physiologiquement), tandis que la majorité des compositeurs romantiques
pensent leurs œuvres pour ces nouvelles émissions héroïques, en phase
avec les affects paroxystiques qu'ils souhaitent mettre en valeur ; la
technique vocale et l'inspiration littéraire évoluent conjointement à
ce moment-là, et les nouvelles possibilités vocales sont adoptées
d'autant plus rapidement qu'elles correspondent exactement aux besoins
expressifs des compositeurs et du public.
Tous les traités prévoyaient déjà une recherche de l'unification des
registres au XVIIIe siècle, mais ces découvertes vont accentuer
l'obsession pour un passage (passaggio)
le moins audible possible entre les différentes parties de la voix.
4. Les exercices
d'autrefois
Nos vocalises d'aujourd'hui (qui, certes, ont souvent été inventées
avant le milieu du XIXe siècle) sont souvent de grandes montées et
descentes pour unifier le son.
Mais, dans la première moitié du XIXe siècle, les trois
exercices-maîtres étaient différents – et je dois avouer
qu'instinctivement, ils me paraissent vraiment utiles, car ils
impliquent davantage de bien chanter et d'utiliser efficacement son
instrument (alors qu'on peut vocaliser en beuglant). Je n'ai pas testé
sur des élèves, ce n'est donc qu'une intuition : le plus important est
évidemment le conseil qui accompagne ces vocalises, et comment on s'en
sert pour bâtir la voix !
a) Messa di voce
Le principe de la messa di voce
est de faire enfler le son puis de le dégonfler : c'est un travail qui
met en valeur le souffle, son soutien, le contrôle du timbre et de la
puissance.
(Exemple
ici.)
b) Transition voix de
poitrine / voix de tête
Là aussi, chanter la même note, mais en changeant le registre, dans la
mesure du possible sans faire entendre la couture. Pour travailler la
bascule du passage et éviter les cassures dans la voix, bien sûr, mais
aussi un excellent exercice, il me semble, pour faire sentir les
mécanismes à l'œuvre dans son propre corps. C'est important ensuite
pour avoir de la maîtrise sur les processus et choisir son esthétique,
son phrasé, sa couleur…
c) Portamento
Le portamento, ou « port de
voix », est un glissando
chanté : d'une note à l'autre (parfois d'une voyelle à l'autre, je ne
sais si ces traités prévoyaient cela, mais les parties d'opéra le
requièrent en tout cas), on passe par les notes intermédiaires. Je ne
sais s'il s'agissait d'un portamento-gamme
(qui fait entendre les notes traversées) ou plutôt d'un portamento-glissando (où la hauteur n'a pas
d'importance).
Ici aussi, c'est un moyen intéressant de sentir les tensions et
coutures de la voix, de percevoir où l'émission change et de l'unifier
(ou du moins de la maquiller) – même s'il est sans doute plus difficile
de progresser simplement en utilisant cet exercice très exigeant.
d) Trille
J'avais dit trois, mais cet exercice-ci, moins structurant pour la
matière de la voix elle-même, était incontournable au XIXe siècle : on
ne pouvait pas faire carrière, dans énormément de grands emplois, sans
un beau trille. On le travaillait donc – mais l'implication est
dava,tage ornementale que structurelle (on devine tout de même la
souplesse requise, mais il n'y avait pas de segment de répertoire prévu
pour les voix wagnériennes comme au XXe siècle, bien évidemment).
5. Les méthodes
Cinq méthodes étaient présentées. Je vais faire plus vite sur cette
partie : je ne les ai pas lues et je pense que ce sera moins utile aux
lecteurs. Les exercices étaient exécutés par les élèves chanteurs, luxe
incroyable d'entendre la pratique (à haut niveau) en même temps que la
théorie clairement énoncée.
1795 – Martini, Mélopée
moderne ou l'art du chant En réalité une traduction du traité de Hiller. Elle se fonde sur
les principes déjà pratiqués au XVIIIe siècle : recherche de
l'unification des registres (appelés « voix de poitrine / voix de
gosier / voix de tête piquée » – poitrine / tête / flageolet-sifflet,
dirions-nous), éloge du souffle maximal (prendre le plus grand volume
d'air et maîtriser sa conservation, typique des maîtres Italiens du seria XVIIIe, alors que d'autres
écoles peuvent préconiser de ne pas prendre plus d'air que nécessaire).
Il écrit, dans son traité, des Sonates pour voix (des airs sans texte).
1839 – Panseron, Méthode de
vocalisation
Compositeur et non chanteur, mais pédagogue très efficace, enseignant
le chant au Conservatoire de Paris. Il pratique donc la messa di voce
(sur 18 secondes !) comme premier exercice, mais laisse entendre que
peu de chanteurs trouvent « la jointure mixte » (autrement dix, les
aigus « de poitrine » chez les hommes). Il fait monter les ténors
jusqu'au fa3 en voix de poitrine (normal), mais les sopranes jusqu'au
sol4 ! (C'est très haut, il devait faire monter le larynx et ça devait
ressembler à du belting de
comédie musicale énervée, façon Defying Gravity.)
1846 – Duprez, L'Art du chant
Dans sa méthode, Duprez n'explique pas comment il a lui-même trouvé sa
voie.
Ses exercices sont assez traditionnels, avec simplement la mention «
exemple de chant large d'expression et de force » pour pousser ses
disciples à trouver leur chemin vers l'aigu de poitrine. Ses « Morceaux
d'expression », qu'ils compose lui-même avec de jolies modulations,
servent d'exercices pratiques. Il collecte aussi les cadences célèbres,
à travailler pour pouvoir les utiliser en scène lorsque nécessaire
(toutes les vedettes du temps y passent, Pasta, Cinti-Damoreau,
Malibran, Viardot, Garcia, Tamburini, Levasseur…).
1874 – Delle Sedie, L'art lyrique
: traité complet
Baryton verdien devenu professeur de chant au Conservatoire de Paris
(1867-1871). Son traité prend en compte les découvertes de son temps.
Par exemple, l'influence des voyelles pour travailler le passage – le
[i] aide à trouver sa voix mixte-lourde.
J'ajoute que c'est souvent un signe très probant de la qualité
technique d'une voix que la teneur de ses [i]. Lorsqu'ils sont grêles,
bouchés, trop transformés en [u], [eu], [é] ou [è], l'instrument est
déséquilibré, et l'interprète doit sans cesse jouer à l'équilibriste
pendant qu'il chante. (Ici,
Kaufmann en Radamès fait tous ses [i] aigus en [è].) Si au
contraire les [i] sont très pleins et beaux, alors la voix est en
général saine et équilibrée (ici,
Alagna en Nemorino) – un des avantages des slaves est que
leurs [i] sont naturellement larges et timbrés (ici,
Dunaev en Lenski).
Il recommande les vocalises d'Alary et Cinti-Damoreau (autrice
également d'une Nouvelle méthode de
chant).
1886 – (Jean-Baptiste) Faure,
La voix et le chant et Mes exercices du matin
Baryton à succès, capable de tenir des rôles de ténor (Iago chez
Rossini) comme de basses chantantes (Malipieri d'Haÿdée d'Auber, Méphisto chez
Gounod), créateur de Posa (Don Carlos)
de Verdi. Il était réputé pour son médium sombre et son aigu doux (mais
aussi pour ses excès d'effets) a aussi été compositeur de mélodies – la
plus célèbre étant Les Rameaux, pour la fête
chrétienne correspondante, toujours populaire chez
les anglophones –, au sens mélodique et lyrique toujours très
élancé.
Il en a très peu été question, les deux heures étant écoulées.
6. Bilan
Je trouve particulièrement intéressante cette remise en perspective,
qui ouvre d'autres horizons de pédagogie et de pratique, avec ces
exercices inusités, et cette prise de conscience sur l'existence d'un
chant précédent notre propre pensée vocale…
J'en retire notamment l'importance d'expérimenter la cassure
physiologique des registres et la mobilité du larynx, pour bien
comprendre les possibilités que chacun que peut explorer selon son
goût, ses aptitudes, l'esthétique de l'œuvre.
J'espère que tout ceci vous aura intéressé. Pour ma part j'ai été,
c'est rare dans une conférence, magnétisé de bout en bout par le
compteur Sotin, pédagogue hors du commun – je le dis d'autant plus
volontiers que nous ne partageons pas les mêmes présupposés sur ce que
doit être le chant lyrique, ni sur la technique optimale pour y
parvenir (c'est un héritier de Miller). Il n'empêche, même pour
quelqu'un qui ne cherche pas à suivre cette voie, c'était absolument
passionnant et nourrissant.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
Stockhausen
– Freitag (« vendredi ») Mise en scène : Silvia
Costa Chanteurs : Daviet,
(Antoin HL) Kessel, Nombre, Maîtrise de Notre-Dame de Paris Instrumentistes :
Bletton, Zerdoud, Sarah Kim, Ratovo (tous issus de l’ensemble Le Balcon) Direction musicale :
Maxime Pascal
Aller voir un opéra de Stockhausen garantit toujours la satisfaction
d’assister à un spectacle différent
: quoique manifestement peu
préoccupé du public, Sto y fait absolument ce qu’il veut, sans
considération pour les attendus musicaux ou dramatiques… et son esprit
fertilement étrange nous surprend à chaque fois.
Dans Donnerstag, il y a ce
tour du monde aux personnages instrumentaux ; dans Samstag, les danses
des parties du visage de Lucifer, ainsi que les grandes fanfares
spatialisées au début et à la fin de l’œuvre; dans Montag, les hymnes
des jours de la semaine ; dans Dienstag,
la Course du Temps, la guerre des armées de cuivres et la grande
séquence de sons de bombardements dans Mittwoch, le fameux quatuor de
l’hélicoptère… Dans Freitag,
ce sont les couples d’objets du quotidien
et le concert des enfants – qui deviennent la foire aux hybrides d'une
part, la guerre des enfants d'autre part.
1. Sujet
L’intrigue est centrée autour de la «
tentation » d’Eva. Eva est
l’amour de Michael – à la fois archange, musicien et alter ego de
Stockhausen, associé à la trompette (mais il est absent de ce volet) –,
tenue par une soprano à suraigus mais toujours doublée de son
personnage cor de basset (encore une fois tenu par l’incroyable Iris
Zerdoud). Elle y écoute la requête de Lucifer, basse – nommé Ludon dans
ce volet, et accompagné de son double flûte appelé Lufa, car
Stockhausen adore jouer avec l’onomastique –, car celui-ci lui propose
de se livrer à l’amour de son fils, Kaino.
[Sto est certes assez libre dans son interprétation de la généalogie
biblique ; pour autant, le désir de Caïn pour sa mère est un motif
connu depuis assez longtemps : en 1908, Borngräber publie Die ersten Menschen (« Les premiers
humains ») où toute l'intrigue du meurtre d'Abel repose sur cette
prémisse. J'en (re)parlerai prochainement, à propos de l'opéra de
Rudi Stephan qui s'en inspire.]
Le déroulé en deux actes est assez simple : Eva refuse, puis leurs
enfants respectifs font de la musique ensemble ; Eva accepte. Acte II,
Eva copule longuement avec Kaino, les enfants d’Eva sont massacrés par
ceux de Lucifer, elle se repent, et tout se finit dans une harmonie
cosmique des contraires.
2. Langue
Le livret de Freitag a la particularité d’être essentiellement fondé
sur des échanges de mots ou de bouts de mots, des concepts qui se
baladent, sans presque jamais faire de phrases : « Fête de Noël – lueur
– clarté – obscurité » auquel répond « sainte nuit – flamme de
bougie – tes enfants brillent ». Ou alors des jeux onomastiques un peu
fastidieux :
Filles : petit enfant – Fricka –
petits enfants – Fricka Africa attention les secousses
Garçons : petite Freia – Fricka – Freia
Ludon : Ève – Fricka – Freia
Filles : Fricka – free – Africa – Fricka – Africa
Garçons : Fricka – Freia
Ludon – Fricka – Freia – Eva
Filles : Fricka – libre oui (frei ja) – Africa – Eva
Ce n’est clairement pas le plus narratif de tous.
3. Structure musicale
Comme les autres volets de Licht,
l’œuvre se fonde sur une succession
de tableaux aux liens lâches, et reposant sur trois types de traitement
musical : un fond permanent de musique électronique (où Sto
étire et
superpose les motifs liés à ses principaux personnages), des « scènes
de son » avec action scénique accompagnée par l’électronique, et les «
scènes réelles » où interviennent les (ici très rares) instruments
(flûte, cor de basset, un à deux synthétiseurs) et les chanteurs –
c’est là où se déroule l’action principale.
Stockhausen
attitude.
4. Les couples d'objets
La particularité des « scènes de son » de Freitag est de présenter des
couples d’objets ou actions du quotidien, sous forme de couples
de
danseurs. Couples évidents comme « femme / homme » ou « chat / chien »,
plus liés à son temps comme « photocopieuse / machine à écrire » ou «
flipper / joueur de flipper », parfois plus insolites (« ballon de
football / jambe avec chaussure de football »), intemporels (« bras nu
/ main tenant une seringue ») ou poétiques (« lune avec un petit hibou
/ fusée », « bouche de femme avec fleur de crocus / cornet de glace
avec abeille » !). Décontenancés par la Chute d’Ève cédant à Caïn
(pourtant à la suite d’une acceptation qui semble rationnelle et
simplement généreuse), les couples s’interchangent pour former des
hybrides monstrueux (chat humain, jambe qui joue au flipper, seringue
en lune, archet jouant d’un nid, etc.). Après le Repentir, les couples
(qui sont en fin de compte un chœur de solistes) s’incarnent en « scène
réelle » et chantent des notes tenues jusqu’au chœur-spirale final.
Comme d’habitude avec Stockhausen (et la mise en scène de Silvia Costa,
par ses jeux de scène avec les ballons lumineux), le principe est
exploité jusqu’au bout : tant qu’on a pas vu l’entrée de chaque hybride
(et pour chaque entrée, tous les autres rejouent leur propre scène,
cela s’entend dans la bande enregistrée qui superpose les motifs
évocateurs), on ne s’arrêtera pas. J’ai tellement pensé à la « Course
du Temps » de Dienstag (où pour années, décennies, siècles,
millénaires, on réexplique chaque fois la règle… ce serait un peu comme
réexpliquer la règle du jeu de dames à chaque coup… c’est un peu long,
et pas très stimulant intellectuellement) !
C’est amusant, mais les doubles ne sont pas toujours vertigineux («
homme / femme », « taille-crayon électrique / crayon »), la musique
électronique reste très uniment planante (clairement, on a fait mieux
avant et depuis, de Takemitsu à Risset…), et la répétition est vite
lassante – surtout dans cette mise en scène, j’y reviendrai.
5. Les enfants
L’autre grande trouvaille, c’est la présence massive d’enfants
(orchestre pour Eva et chœur pour Ludon), qui jouent séparément puis
ensemble. Au second acte, ils se font même la guerre : les enfants
d'Eva (avec des armes modernes) sont vite massacrés par les enfants de
Lucifer (avec des armes archaïques, mais aidés d'un rhinocéros volant
invincible).
« La guerre est atroce. Ici et
là, gisent des blessés, exfiltrés du
champ de bataille. Un gigantesque rhinocéros ailé foule la scène.
Quatre garçons noirs le chevauchent et tirent sur les enfants d’Eva,
effrayés. Les coups n’ont aucun effet sur le monstre, qui bat des
ailes, charge à gauche ou à droite, et crache du feu. Eva, en
lévitation, tente de protéger ses enfants. Mais ils prennent la fuite.
Le rhinocéros les piétine. Les enfants de Ludon l’emportent, la rumeur
des combats s’adoucit et s’éteint. Pour cette scène, le musicien qui
tient la partie de synthétiseur, invisible, échantillonne autant de
sons d’armes-jouets que possible : claquements, hurlements, fracas,
sifflements, vrombissements, explosions, grincements… Il improvise,
sans nécessairement utiliser toutes les hauteurs notées sur la
partition. »
Scène impressionnante (quoique escamotée, ici aussi, par la mise en
scène). Les superpositions des chants d’enfants avec l’orchestre
d’enfants et l’électronique, les jeux de scène, le résultat est total,
insolite, fascinant, réjouissant.
6. Musique de chambre
En réalité, le moment où j’ai pris le plus de plaisir est au début, le
duo d’Eva et Ludon soutenus par leurs doubles (flûte et cor de
basset),
quatuor de poésie ineffable à peine soutenu par la bande enregistrée…
Pas particulièrement original (il y en a dans tous les épisodes du
cycle Licht), mais c’est là où, à mon sens, Stockhausen livre sa
meilleure inspiration – on est dans le même esprit que son cycle Klang
des années 2000, pour diverses formations de chambre très réduites.
La scène de coït avec Caïn m’a paru beaucoup moins intéressante, malgré
les acrobaties vocales et l’évocation assez pudico-mystique de
l’étreinte (on peut deviner l’ébat quand on le sait, mais ce n’est
absolument pas démonstrativo-figuratif). Là aussi, avec une mise en
scène adéquate, plutôt que l’immobilité sur les deux demi-cercles, il y
avait moyen d’être davantage magnétisé :
« C’est la nuit. Un lac reflète
la lune, cependant invisible dans le
ciel. Sporadiquement, des oiseaux crient, un hibou hulule. Kaino,
debout sur la rive, regarde le lac, puis s’assied en position du lotus.
Un bateau s’avance. Eva y est assise, avec Elu et Lufa, qui se tiennent
derrière elle et jouent de longues notes. Les trois sont vêtues de
robes transparentes. Kaino les aperçoit. Avant même d’atteindre la
rive, le bateau s’arrête. Eva en descend, pieds nus, remonte sa robe et
marche dans les eaux peu profondes jusqu’à la terre ferme. Elle se
retrouve devant Kaino, déplie lentement sa robe et l’étreint. Ils
chantent doucement, accompagnés par le cor de basset et la flûte. Eva
se lève ensuite, regagne les eaux peu profondes, remonte sur le bateau
et s’y assied, tournant le dos à Kaino, qui la regarde s’éloigner,
avant de sortir à droite, ses mains posées, mais non croisées, sur les
épaules. Un cri de ténor glaçant transperce l’Univers: « Eva, nos
enfants ! » Un rougeoiement vif jaillit du ciel, traverse le lac
au milieu et envahit l’espace. »
Détail amusant : Stockhausen avait prévu que les enfants, dans leur
tutti harmonieux du premier
acte, chantent le nom des artistes ayant
participé à la création du spectacle… ici, version actualisée, avec
Silvia Costa, Caroline Sonrier et même… Olivier Mantei !
7. Musiciens exceptionnels
L’interprétation n’appelait que des éloges.
Les solistes du Balcon, d’un
niveau superlatif et toujours très
habités, jamais mécaniques, phrasant à loisir : CharlotteBletton et
Iris Zerdoud sont des déesses.
Plaisir de retrouver HalidouNombre (Kaino) découvert chez la
Compagnie
de L’Oiseleur, lorsqu’il jouait Domingue, l’esclave de Paul dans Paul
& Virginie, le chef-d’œuvre de Massé (avec une distribution de feu,
vidéo là)
! Impressionné
par Antoin HL Kessel en Ludon
: la voix est belle et expressive, et la
sonorisation confortable ne la fait pas sonner grosse, on entend très
bien la source du son, mais sans tendre l’oreille.
Ébloui par le travail des enfants du CRR
de Lille (pour l’orchestre) et
de la Maîtrise de Notre-Dame de Paris
: cela ne sonne pas du tout comme
un orchestre d’enfants (ils avaient pourtant dans les 10 ans). C’est
beau, c’est timbré, ce n’est pas le bazar. Et les petits choristes ont
de très longues parties ! Je ne sais pas comment on a pu leur
faire apprendre tout ça, mais ils semblaient redoutablement à l’aise,
ravis d’être là, et le résultat était splendide. Tant mieux, parce que
ce sont eux qui ont les pages les plus singulières (le Concert, la
Bataille) de l’ouvrage !
8. Mise en scène tronquée
L’expérience est un émerveillement en soi, mais j’ai tout de même
trouvé le temps un peu long. D’abord parce qu’après avoir entendu pas
mal de volets (et même vu d’une façon ou d’une autre ceux donnés par Le
Balcon ces dernières années), on n’est plus aussi surpris des
dispositifs – la musique de chambre est écrite de la même manière,
l’électronique déploie les mêmes timbres et les mêmes atmosphères, la
dramaturgie discontinue se reconnaît…
Mais il y a une autre raison : Silvia
Costa. Dans sa note d’intention
pour la mise en scène, elle expose l’enjeu de conserver la pièce
vivante tout en demeurant fidèle à l’esprit de Stockhausen. Sauf que…
pour des raisons que j’ignore, elle fait le choix de supprimer quantité
d’éléments (parfois au cœur des scènes) pour les remplacer par… rien du
tout.
Attention, c‘est là où je vais grommeler.
a) Absence de décors
Je sais qu’on ne peut pas réellement faire de la mise en scène totale
avec la Philharmonie, mais alors que le livret décrit un sentier
caillouteux (première scène) ou un bord de lac (scène du coït), la
plateau uniformément blanc ne permet pas cela.
b) Absence de danseurs
Les 12 couples de danseurs, figurant de façon vivante les objets des
scènes de son, sont replacés par des objets manipulés par des
enfants-démiurges (pourquoi pas, il s’agit d’un opéra de l’enfance).
Mais le fait que ce soient des objets limite totalement les
possibilités, et on voit à l’intini le même mouvement de balancier sur
la voiture de course, le corbeau, la fusée, etc. Même lorsqu’il s’agit
de danseurs, au demeurant (pour le bras seringué ou la jambe de
footballeur), pas de couples, ils restent seul dans leur coin à répéter
à l’infini le même geste. Le résultat, à la fin de l’œuvre, finit par
ressembler à une sorte de musée assez lassant, alors que des couples de
danseurs permettent évidemment une tout autre variété de jeu. [Un
camarade, T., me faisait même remarquer qu’une fois l’hybridation
monstrueuse réalisée, Silvia Costa ne faisait plus vraiment évoluer les
objets vers le dépassement des oppositions et en restait à ce deuxième
état.]
c) Absence de didascalies
La plupart des didascalies sont supprimées : Stockhausen précise à
quel moment tel personnage entre, par quel côté, et si pendant que les
autres parlent il rit, se tait, etc. Ce n’est pas du tout respecté, on
sent une direction d’acteurs beaucoup plus globale. On se demande
parfois (souvent) pourquoi ne pas s’être appuyé davantage sur le projet
de Sto.
Typiquement, la scène du coït, avec sa rencontre au bord du lac (je ne
dis pas qu’on soit obligé pour les robes transparentes), aurait été
beaucoup plus mobile et poétique que cette grimpette sur deux
demi-cercles, en position d’accouplement pendant un quart d’heure, sans
plus de jeu de scène.
d) Absence de rhinocéros
Si l’on peut regretter le choix du « musée » au lieu des « danseurs
ad libitum », ce pouvait être un pari respectable ; en revanche, la
faute plus difficile à pardonner, c’est la destruction complète de la
séquence de la guerre des enfants. Faites ce que vous voulez avec Don
Giovanni ou Traviata,
le public dans sa grande majorité déteste les
mises en scène regie, mais au moins, il a le choix d’aller voir
ailleurs ou d’attendre cinq ans que ça repasse au bas de sa porte… mais
ne détruisez pas les œuvres qu’on ne donne qu’une fois en un
demi-siècle, s’il vous plaît…
J’ai reproduit précédemment les notes de mise en scène telles que
voulues par Sto : armement d’aujourd’hui pour les fils d’Eva, armement
archaïque pour les fils de Ludon ; affrontement implacable accompagné
par un échantillonnage de bruits de guerre ; cris ; apparition d’un
rhinocéros intergalactique blindé, qui porte grâce à ses ailes les
enfants de Ludon qui finissent par massacrer ceux d’Eva.
Silvia Costa nous propose : une ronde avec échange de T-shirt (tout le
monde finit en blanc d’ailleurs, donc ce sont les enfants d’Eva qui
gagnent), sorte de pajama game qui
se termine avec une fête indienne
avec jets de pigments, et tout le monde sort bras dessus bras dessous.
Plus rien à voir avec le propos de l’œuvre. Quand on sait l’exigence
(invraisemblable et présomptueuse) de Sto, on peut s’imaginer combien
il aurait été horrifié que non simplement on simplifie, mais on change
le sens de son œuvre !
Et je ne parle même pas de la grande déception de nous tous qui
attendions de voir le Rhinocéros de l’Espace – je ne plaisante pas, ce
type de fantaisie fait partie du plaisir… si on enlève la fantaisie et
le mauvais goût de Sto, il ne nous reste plus que la bizarrerie pour
nous consoler…
Je suis donc à la fois ravi de cette production, et un peu indigné de
l’affaiblissement délibéré des propositions du compositeur-librettiste
par Silvia Costa. J’espère qu’elle s’amendera – ou à défaut, qu’on
trouvera quelqu’un d’autre. C’est rageant, lorsqu’on voit le soin
infini apporté à l’exécution musicale – pour avoir assisté à une
répétition de Donnerstag avec Maxime
Pascal, il est d’une infinie
bienveillance avec ses musiciens… mais il respecte chaque sous-nuance,
chaque phonème en langue imaginaire… tout est religieusement joué à
l’exacte ressemblance de ce qui est écrit –, et en particulier par les
enfants, on peut être légitimement être assez impatienté que la
metteuse en scène choisisse, elle, de faire ce qui l’amuse au lieu de
tenir compte de l’œuvre.
9.Envoi
Au demeurant, même si c’est long, même si c’est imparfait… l’expérience
est toujours si étonnante qu’elle vaut à chaque fois la peine – ce
n’est même pas de la musique difficile, d’ailleurs… c’est… autre chose.
(Rien à voir avec Gruppen, qui est un chef-d’œuvre infiniment plus
formel et touffu.)
Et il faut à nouveau saluer le fantastique programme de salle (gratuit,
d’ailleurs), qui permet de disposer d’une visibilité complète des
intentions sonores et librettistiques de Stockhausen, sur ce volet et
dans le reste du cycle.
C’était complet, et j’ai été impressionné par le public, très sage et
concentré, qui est resté jusqu’au bout – contingent de spectateurs du
Festival d’Automne, particulièrement endurant aux propositions les plus
bizarres ?
#ConcertSurSol n°22
(Opéra de Strasbourg)
Schreker – Der Schatzgräber – Loy ; Blondelle, Juntunen ;
Philharmonique de Strasbourg, Letonja
Franz Schreker
est l’un des princes de l’opéra de la République de Weimar : les années
1910 et 1920 voient ses grands succès naître à Francfort et dans mainte
autre ville allemande, voire germanique (Das Spielwerk und die Prinzessin
est même créé à Vienne). Ses intrigues vénéneuses fondées sur la quête
d’absolu de l’artiste, la puissance du désir et la chute inéluctable
sont un peu le paragon du mouvement qu’on peut appeler (que j’appelle,
en tout cas) les décadents,
reprenant à la fois les thématiques du romantisme (l’art et l’amour
absolus), de la psychanalyse, des doutes du XXe siècle. Musicalement
aussi, il se situe entre le lyrisme postromantique des poèmes
symphoniques de Richard Strauss et l’ultrachromatisme postwagnérien,
naviguant très vite d’une tonalité à une autre, usant d’accords
enrichis et même quelquefois de polytonalité ! Œuvres
sophistiquées sans doute adressées à une élite intellectuelle capable
de saisir l’écart entre la forme du conte qu’il adapte souvent et sa
réalisation tourmentée.
Voyez ce recueil de notules de CSS.
Le Chasseur de trésor, écrit
entre Die Gezeichneten (ou
plus exactement la refonte du Spielwerk)
et Irrelohe, reprend bien sûr
la thématique de la quête absolue – et impossible – de l’artiste, de sa
descente aux enfers dans un monde trop laid, qui parcourt toute l’œuvre
librettistique de Schreker. Mais ici, l’accent porte plutôt sur des
questions relationnelles et sociales, avec une histoire d’amour au
centre (ce qui n’est général que formellement le cas, rarement l’enjeu
profond et principal), et une figure de femme fatale typique de son
temps, de la trempe des Mélisande, Salomé et des Lulu : tout à la fois
pure, victime de la concupiscence des hommes, et manipulatrice,
mortifère, source involontaire de tous les malheurs. L’action culmine dans la succession
de coups de théâtre de l’acte IV, avec l’empilement de suspicion contre
le ménestrel, de sa réponse allégorique, de ses blasphèmes, de la
révélation du Bailli, qui font à chaque fois changer l’action de
direction… en un quart d’heure, la tête tourne – un peu comme à la fin
des Brigands de Schiller. Tant de fins possibles sont à peine
esquissées ! L’Épilogue final, en revanche, avec sa laborieuse
mort d’héroïne comme on en retrouve dans maint opéra du temps,
d’Adriana Lecouvreur à Pelléas… paraît renouer avec une conception très
normée et plate, c’est assez dommage, alors que le Prologue est plutôt
très intriguant et bien pensé.
Toute cette fantaisie se fonde en réalité sur une expérience
personnelle de Schreker, assistant à une servante d’auberge qui,
costumée, joue du luth… image qui l’avait vivement frappé.
La mise en scène de Christof Loy
a le grand mérite d’animer tout le temps le plateau – alors que le
livret prend son temps pour laisser au compositeur le loisir de
travailler ses progressions sonores. En revanche, après discussion avec
les camarades, pour ceux qui ne connaissaient pas déjà l’œuvre, le
décor unique (qui se défend pour des raisons économiques) n’était pas
assez explicité (par de petits accessoires ?) pour permettre de
comprendre les lieux de l’acte, ce qui pouvait réellement prêter à
confusion.
Musicalement, on retrouve tout
l’attirail schrekerien des harmonies sophistiquées, des tissus
superposés – avec beaucoup moins de mélodies évidentes que dans Der ferne Klang
ou bien sûr Die Gezeichneten
– à la fois abstrait et sensuel, complexe et immédiatement séduisant.
Chaque fin d’acte est un moment fort : duo entre les amants Els
(la servante d’auberge) et Elis (le ménestrel) à la fin du I, et la
délibération d’Elis à la fin du II, notamment ; mais parmi les grands
moments, on a aussi le duo du Bouffon et d’Els au début du II, et les
deux grands climax de l’œuvre. La scène d’amour d’abord, qui occupe
l’essentiel de l’acte III (où Els, parée des colliers volés, offre sa
vierge nudité au ménestrel magique déchu) et culmine dans un long
interlude symphonique suggestif, d’un élan irrésistible. Et bien sûr
l’éclat d’Elis à l’acte IV, lorsque, emporté par son propre récit et
par ses souvenirs, il s’engage dans un blasphème exalté, montant sans
cesse d’un cran en intensité vocale – un côté très Tannhäuser de ce
point de vue, livret comme musique (en beaucoup, beaucoup plus
complexe).
Un ravissement permanent, tout cela est très prenant grâce au livret
étrange (beaucoup de zones troubles qui donnent de quoi s’occuper
l’esprit) et à la musique profusive et variée.
La production était musicalement absolument exemplaire… en ayant écouté
l’œuvre au disque dans les années précédentes, puis à mon retour, je
n’y ai pas du tout retrouvé le même frisson. Marko Letonja, qui connaît bien les
décadents (intégrale des symphonies de Weingartner avec Bâle, chez
CPO…) officiait déjà pourDer ferne Klang en 2012 dans ces murs (avec, déjà, Juntunen
incandescente !), et le Philharmonique
de Strasbourg se montre d’une concentration remarquable, ne
relâchant jamais la tension, ne paraissant jamais basculer en pilote
automatique – sur une musique aussi difficile et qui réclame autant de
présence, pas évident d’habiter chaque recoin !
Côté chanteurs, on est aussi à la fête : de très bons seconds rôles,
voix solides et bien faites, bons diseurs, Derek Welton en Roi, Kay Stiefermann en Bailli
charismatique ; de même pour Paul
Schweinester en Bouffon. Seule déception, James Newby en
gentilhomme-troisième-fiancé : j’avais adoré ses talents de diseur dans
les Songs of Travel au
disque, et j’ai trouvé la voix étrangement terne et inefficace en
salle. Retrouvailles avec Helena
Juntunen, qui se joue toujours des difficultés insurmontables de
ces rôles avec une facilité et un moelleux impressionnants.
Et surtout, totalement tétanisé par Thomas
Blondelle, dont je n’avais pas trop vu évoluer la carrière
depuis le Concours Reine Élisabeth, la voix s’est énormément
embellie depuis, mais on retrouve l’acteur !) dont il avait été
finaliste-lauréat il y a bien dix ans – un disque de mélodies de
Poulenc, et puis une carrière surtout dans les pays germaniques
(Wiesbaden et Deutsche Oper surtout – en troupe ? –, mais aussi
Komische Oper, Dresde, Braunschweig, Luxembourg, Bach Ischl…). Pour une
voix qui ne paraît pas d’essence dramatique, mais pourvue d’un beau
médium très solide (il a toujours eu un côté presque-baryton), quel
aboutissement ! Mais en réalité, en vérifiant, sa carrière est en
réalité largement consacrée à ce type de format : Idomeneo, Tito, Erik,
Loge, Stolzing, Parsifal, Herodes, Elemer, Matteo !
Impressionnant pour un ténor de cet âge, a fortiori considérant qu’il
ne fatigue jamais : il chante pourtant sans retenue, mais appuyé sur
une émission saine, assez personnelle, mais sans jamais forcer, si bien
qu’il peut se permettre, dans la dernière scène, de tout lâcher – et
c’est hallucinant d'insolence, de tension surmontée. De surcroît,
sensible au style (il n’hésite pas à émettre en mécanisme allégé
lorsque c’est pertinent) et un acteur habité, possédé même, et pas
seulement dans l’éclat : toute l’allure dégingandée qu’il arbore en
permanence pendant toute l’œuvre, comme ivre de son luth magique,
façonne réellement ce personnage singulier à la fois hors du monde et
malgré tout sensible et vulnérable par les honneurs et par la chair.
Une des plus grandes incarnations, chant comme jeu, vues dans ma vie de
spectateur.
Il joue Manru de Paderewski
à Nancy en mai, ça fait envie (l’œuvre n’est pas le sommet de son
temps, mais plaisante !) – et puis Herodes et Elemer à Berlin, où ce
doit être extraordinaire aussi, mais plus ambitieux à organiser.
Avec ces circonstances particulièrement favorables, la salle était
remplie, le public particulièrement attentif et enthousiaste : l’Opéra
du Rhin poursuit sa démonstration qu’il est possible de faire
ambitieux, neuf, exaltant… tout en rencontrant son public. À cela,
ajoutez l’accueil très bienveillant en billetterie, dans les étages
(chaque billet est associé à un porte-manteau, les ouvreuses sont
particulièrement affables et attentives au confort de chacun…),
l’expérience est totale. Prenez-en de la graine les autres.
La production continue : 27 et 29 novembre avec les mêmes chanteurs à
Mulhouse. (Je ne sais pas si elle retournera ensuite à nouveau à la
Deutsche Oper, mais la distribution y était nettement moins bonne de
toute façon.)
Tiago Rodrigues – Catarina ou la beauté de tuer des
fascistes
(en portugais)
Oubliez les petits viols en famille
de Salomé à bastille, Catarina c’est la pièce du véritable scandale. Un
ami (grâce à qui j'ai pu trouver une place, merci C.) m'avait averti de
la bronca assez violente à la fin de la pièce. En arrivant sur place,
la sécurité me demande de jeter ma bouteille d'eau (que je venais
d'acheter, le spectacle fait 2h30, et il fait chaud dans les théâtres
avec la douceur), parce que « hier, on a jeté une bouteille sur
l'acteur ». Le public que je connais a été très stimulé, tandis que la
presse dit plutôt du mal d'un spectacle vain.
Ce qui me motivait, c'était d'abord
la possibilité d'entendre une pièce en portugais – le plaisir
d'entendre du théâtre en langue étrangère est sans doute la cause
originelle de ma fascination pour l'opéra… –, langue que je lis assez
aisément, mais que je ne parviens à comprendre à l'oral qu'avec
l'accent brésilien. L'occasion
de m'immerger ! (Grâce à la gigantesque offre parisienne, j'ai pu
entendre des spectacles dans une grande diversité de langues, du letton
au coréen en passant par le vieux mandarin ou le peul…) Par ailleurs, le propos me tentait
assez : une famille a pour tradition d'assassiner des fascistes. Mais
l'une des jeunes filles refuse. Ce n'est donc, en principe, pas un
simple apologue unidimensionnel, et le sujet garantit un peu d'action
concrète qui évite les délires abstraits.
Je n'avais jamais vu de pièce de
Tiago Rodrigues, mais sa présence dans le monde théâtral français, ses
sujets et surtout son habitude de faire jouer ses pièces dans leur VO
portugaise m'intriguaient depuis longtemps. Je vous raconte ce que je
perçois de cette expérience hors normes.
1. Le respect du
public
Je commence par les conditions de la représentation. Je sais que la
pratique et courante, et manifestement acceptée par une large partie du
public de théâtre, mais je ne trouve pas très respectueux de faire
jouer des pièces longues sans entracte (2h30 ici). Je me doute bien que
les artistes ont peur que le public soit déconcentré, ne revienne pas,
etc., mais lorsqu'on a un peu trop pu en hiver, lorsqu'on a des
problèmes de dos, lorsqu'on a envie de parler avec ceux qui nous
accompagnent ou qu'on croise, ou simplement pour la concentration, une
pause permet d'assurer le confort du public. J'ai vraiment un problème
avec les artistes qui décident que le public est leur chose et qui vont
insulter les spectateurs qui toussent ou laissent sonner leur téléphone
(ce qui est mal, mais avant
tout vis-à-vis des autres spectateurs).
Quelquefois, cela se justifie, mais ici, on aurait tout à fait pu
ménager un entracte. Ou, pour conserver la continuité de la pièce,
faire 30 minutes plus court.
Je comprends très bien que l'entracte fait terminer plus tard et n'est
pas toujours utile, mais 2h30, on est déjà un peu au delà de la
frontière du confort, à mon sens – ça ne m'a pas gêné, j'ai l'habitude
de ces codes, je ne travaillais pas, donc j'ai géré mon hydratation,
mon dos, ma concentration et tout le reste en amont, mais j'imagine un
spectateur ingénu qui s'imagine qu'il aura des pauses ou que ce sera
court… surtout que le spectacle commence à 21h pour permettre de jouer
une autre pièce à 18h – on pouvait légitimement penser qu'il ne
durerait pas très longtemps.
Ce n'est pas le sujet le plus important ni le plus intéressant, mais il
fait partie de ceux qui me paraissent légitimes à soulever : le public
n'est pas qu'une utilité destinée à recevoir une révélation. (Le pire
étant les metteurs en scène qui font jouer leurs acteurs dans des coins
impossibles, invisibles des deux tiers de la salle.) Souvenir aussi,
c'était certes voulu mais très questionnable, des Démons de Creuzevault où une
spectatrice était amenée sur scène pour une exécution factice, et elle
n'était pas très contente d'être là. L'acteur la rassurait et la
menaçait tour à tour, c'était clairement sur la frontière de
l'acceptable.
2. Le portugais
La grande attente, l'immersion dans le portugais européen, fut
pleinement remplie : on en a plein les oreilles, tantôt amplifié
(lorsqu'il y a de la musique, parce qu'on est dans la tête du
personnage qui écoute de la musique), tantôt à sec, et des acteurs aux
beaux timbres, d'une belle verve, on entend vraiment sonner la langue
populaire, avec un surtitrage en trois endroits qui permet à chacun de
suivre avec un angle confortable… un véritable plaisir, qui permet de
mieux entendre les équilibres phonatoires de la langue, et à commencer
à passer oute l'accent pour retrouver les mots qu'on aurait compris à
l'écrit.
Bonheur complet que cette grande musique pendant 2h30 – je gage qu'en
français, j'aurais davantage senti le temps passer.
3. Le réel et la
poésie
La pièce se déroule en 2028 (« la pandémie d'il y a 8 ans »), mais dans
un contexte qui évoque plutôt le passé (il est beaucoup question de
l'ère Salazar) – avec l'obsession des fascistes, évidemment. Le lieu
est aussi un peu hors du temps, une maison de campagne ouverte sur un
terrain planté de chênes-lièges.
Tout ce contexte concret assez bien enrichi par des détails absolument
inutiles pour l'intrigue (et qui ont dérouté une partie des
critiques…), mais qui donnent vie aux personnages : la fille cadette
végane (qui se fait charrier par toute sa famille), l'un des frères
obsédé par ses idées commerciales bancales, la maladie en phase
terminale d'un autre frère (posée dans une scène et jamais utilisée
ailleurs), la mère vaguement alcoolique, le cousin autiste qui ne
répond que « Musique. » (apparemment suite à l'initiation de
l'assassinat)…
Mais surtout, la véritable qualité poétique du texte est assurée par
quelques motifs récurrents assez réussis et attendrissants : la
référence permanente à la cuisine de la mère commune (les pieds de porc
notamment), les hirondelles anormalement nombreuses (à cause des
altérations climatiques) et leur langage, les chênes-lièges plantés sur
chaque fasciste, les interruptions musicales lorsque le
cousin-narrateur se replonge dans sa musique…
J'aime énormément l'idée, qu'on peine à comprendre initialement, que
tous s'appellent Catarina : depuis le début, on entend « Catarina ma
sœur », « Catarina ma mère » et même « Catarina mon oncle ».
L'explication est que, dans cette réunion rituelle, tous deviennent des
Catarina (qui n'a pas été sauvée par leur ancêtre fasciste, et en
l'honneur de laquelle ils tuent chaque année un fasciste), tous ont le
même prénom – c'est aussi l'explication, je suppose, aux jupes portées
par tous les personnages.
La scène la plus réussie est peut-être celle où le frère rêveur offre
la liberté au ghostwriter du
premier ministre, promis à la mort, s'il devient son associé pour
ouvrir un gîte dans la maison de famille, moment assez loufoque qui se
termine sur une terrible vérité de l'humanité – la victime accepte de
donner le nom d'autre fasciste, et son geôlier lui révèle avec dégoût
que son nom aussi a été livré par le précédent assassiné, auquel la
même proposition avait été faite. Moment mi-loufoque mi-tragique dont
le fil est remarquablement tenu – alors même que la scène ne sert à
rien dans l'avancée dramatique.
4. Morale
indécidable
D'une manière générale, ce que j'aime beaucoup dans cette pièce est
justement cette façon de prendre le temps, de nourrir ses personnages
et ses situations plutôt que de chercher à faire rebondir l'intrigue :
toute l'histoire est contenue dans le pitch,
et la pièce observe les remous causés par ce refus inexplicable de
l'assassinat par la jeune initiée, plutôt qu'elle ne ménage des coups
de théâtre. Le moment le plus intense est le dialogue de l'héroïne avec
sa mère, où elles exposent toutes deux leurs raisons, culminant dans
l'irrationnelle hésitation à laisser l'enfant emporter un pull jadis
donné.
Ce que réussit Rodrigues est de ne jamais donner de réponse : le rituel
de l'assassinat est remis en question par l'héroïne, qui n'a pas
vraiment de réponse à apporter sur la raison de son refus, et son
obstination n'aboutit à aucune solution, puisque, en fin de compte [spoiler] sa famille est
détruite, le fasciste est libéré et peut haranguer les foules [/spoiler]. L'auteur présente cette
famille comme étrange, on peut supposer qu'il ne cautionne pas le
meurtre politique (contrairement à ce que semblent avoir compris d'autres spectateurs, je ne sais pas comment on
peut retirer cela de la pièce), mais on voit bien qu'il ne considère
pas non plus la victoire des principes de l'État de droit comme un
rempart à la fin des libertés et de la démocratie. Il s'abstient de
nous faire la leçon et nous laisse contempler l'aporie qu'il perçoit.
La démarche est respectueuse du spectateur – il n'est rien de pire que
les fictions à thème, qui empêchent ceux qui ne pensent pas de la même
façon d'adhérer, et qui cherchent à diffuser, à l'aide de la fiction,
des opinions appuyées en général sur des opinions mi-cuites (un auteur
de théâtre n'est pas un historien des institutions, un
constitutionnaliste, un sociologue…). Elle lui laisse la place de
s'interroger par lui-même, en contemplant les éléments qui lui sont
donnés, sans chercher à l'orienter.
5. La platitude
Pour autant, si j'ai été vraiment séduit par (le portugais et) la veine
poétique, l'absence de prêchi-prêcha, je n'ai pas été complètement
convaincu par l'aspect réflexif de la pièce : les arguments qui sont
mis en mots et en scène y sont particulièrement attendus et connus…
Rodrigues reprend les rhétoriques politiques les plus habituelles. « La
démocratie ne peut se pas se défendre, il faut agir » vs. « la
vengeance n'est pas la justice » (un des arguments récurrents mais
parmi les plus faibles des associations anti-peine de mort). On n'est
pas emmené très loin dans les enjeux et les paradoxes du meurtre
altruiste vs. les principes de droit qui empêchent l'action. La partie
poétique de la chose, avec la contemplation de la petite forêt de
chênes-lièges (qui signalent chaque tombe), est beaucoup plus réussie.
Les émotions sont là, la pensée moins.
Le sommet du procédé, qui m'a franchement impatienté, c'est le quart
d'heure consacré au dilemme du tramway… Si on ne connaît pas
l'expérience de pensée, c'est puissant. Mais pour l'avoir déjà expliqué
à des enfants, la trouvaille géniale de Catarina « je me mets au milieu
et je sauve tout le monde », elle a été lente à la trouver (et elle est
assez peu satisfaisante d'un point de vue réaliste ou logique)… Par
ailleurs Rodrigues n'y essaie pas réellement de variation, il reproduit
simplement l'expérience de pensée qu'il emprunte et pose là : j'y ai vu
une facilité, une absence de réflexion, là encore l'occasion manquée de
faire réfléchir (pourquoi pas en partant de ce dilemme).
6. Ite missa est
Mais c'est la fin qui laisse le plus perplexe.
Une fois le fasciste – l'auteur des discours du nouveau premier
ministre – échappé, la pièce n'est pas finie. Il entame un monologue de
trente minutes, qui est un discours national-populiste standard,
abordant tous les thèmes politiques sous l'angle propre à ces partis
européens (immigration, médias corrompus, christianisme, avortement,
ordre, virilité…), avec en sus le concernant un côté libre-échangiste
moins évident.
C'est assez long – et là aussi, si bien imité de ce qui existe déjà,
sans même la touche de provocation ou de scandale supplémentaire qu'on
a souvent chez ce type de prétendant, qu'on n'est pas très stimulé. Il
suffit d'allumer Fox ou C, et on entend ces opinions défendues avec
bien plus de verve et de pittoresque.
Le public se met alors à huer progressivement, couvrant parfois
l'acteur (tout mon respect à Romeu Costa, qui reste très audible,
quoique non amplifié, tout au long de son immense texte !), accompagné
des remarques de plus en plus virulentes « ça suffit ! », « non à
Bolsonaro ! ». Beaucoup de spectateurs quittent aussi la salle pendant
ces dernières minutes. Parce qu'ils ont compris que c'était la fin et
qu'ils n'ont pas la patience d'écouter ça aussi longtemps ? Parce
que ce discours leur est insupportable ? Parce qu'ils
veulent manifester leur réprobation ?
Certains soirs, il y a eu des jets de programme, de baskets, même une
bouteille d'eau qui a manqué de blesser l'acteurs.
J'ai d'abord un peu jugé ces réactions : c'est du théâtre, les gens. Ce
n'est pas un véritable homme politique, mais un acteur qui vous raconte
une histoire. Tout ce qui a précédé aurait dû vous faire comprendre que
Tiago Rodrigues n'est pas en train de vous tenir un discours
apologétique de l'extrême-droite européenne. Vous dérangez les
spectateurs qui veulent écouter.
Et puis ça a pas mal duré, je me suis impatienté aussi, et j'ai
remarqué que les lumières avaient été rallumées. De surcroît, alors que
ça aurait été tout à fait crédible vu la situation suggérée du meeting,
l'acteur n'était pas amplifié. Je me suis dit que c'était donc
volontaire. Qu'il était délibéré de faire réagir le public, et que
l'acteur (imperturbable) soit potentiel couvert par les lazzi. Et en
voyant la salle réagir toujours plus, que le spectacle était aussi là,
qu'il y avait comme un jeu collectif – le public ne semblait pas
réellement fâché, il huait plutôt comme les enfants huent le méchant
qui a bien joué sont rôle. J'ai été tenté de participer : vais-je
lancer une réplique spirituelle sur le contenu du texte ? sur
l'intention de l'auteur ? ou juste entonner le Chant du Départ
pour ajouter au charivari ?
Le respect des spectateurs qui voulaient entendre, la peur de
déstabiliser le pauvre acteur qui avait déjà beaucoup vécu dans cette
série m'ont retenu, mais j'ai peut-être saisi quelque chose du projet à
cet instant.
Le public a en tout cas réellement applaudi, sans huées, ce qui laisse
penser que ce samedi soir, tout le monde a su se rappeler à un moment
qu'il s'agissait de fiction et non de discours de conviction.
7. Pourquoi
Je me suis demandé ce qu'avait réellement voulu Tiago Rodrigues. Le
titre est déjà un appel à connivence avec un public de gauche (et en le
jouant aux Bouffes du Nord, on s'assure en effet d'un public « gauche
intellectuelle »), qui devrait se sentir rassuré mais qui ne parvient
pas à accepter la fiction (peut-être parce qu'il attendait, vu le
titre, d'être caressé dans le sens du poil ?).
Voulait-il simplement montrer le résultat de l'action de Catarina :
elle a refusé de tuer, mais ça n'a pas empêché la catastrophe de la
victoire du « fascisme » ? Fin cruelle qui réduit à néant tous
les efforts (manifestement inutiles aussi, c'est souligné dans les
échanges qui précèdent) de cette famille d'arrêter le cours de
l'histoire. L'auteur se permet de nous montrer le résultat de notre
impuissance : le triomphe de ces idées déplaisantes / dangereuses.
Voulait-il mettre mal à l'aise son public et observer ses réactions ?
Avait-il prévu la bronca ? Voulait-il vraiment brouiller la
frontière entre le fait de huer les opinions d'un personnages
déplaisant et la violence exercée contre une personne ?
Et donc, son but était-il de mettre en lumière l'intolérance de ceux
qui se voyaient comme des tolérants antifascistes ? Ou est-ce que
son propos était mal conçu, et alors qu'il croyait flatter les
certitudes de son public (car le discours du député était à opinion
égale moins incisif, globalement, que les éditos de CNews, qui ont leur
public), il les a scandalisés en reproduisant des discours qui lui sont
insupportables ?
Je ne mesure pas du tout si cette réaction était prévisible –
honnêtement, elle m'a surpris… j'ai trouvé ça long et pas très
intéressant, même si le geste théâtral de laisser la parole, au lieu
d'une morale de l'auteur, au méchant qui, factuellement, a triomphé
lorsque les héros ont été défaits. Mais je ne me suis pas senti agressé
par cette reproduction de propos connus, je savais qu'elle ne cherchait
pas à convaincre le public de la salle.
La dernière surprise a été de constater que les critiques reprochaient
à la pièce soit son apologie du meurtre politique (Isabelle Barbéris pour Marianne, considérant que
puisqu'ils sont –partiellement – sympathiques, leurs idées sont
endossées par l'auteur), soit (ce qui est encore plus étrange) sa
déroutante absence de propos moral clair (Lucile Commeaux pour France Culture), alors que la pièce
me paraît très clairement bâtie sur l'absence de prise de parti, assez
délibérément. (Enfin, si, clairement la pièce ne s'adresse pas à la
droite Z, mais elle ne prend pas de position lisible par ailleurs, et
on voit bien, en particulier à la fin, que cette posture en retrait de
l'auteur est choisie.)
Je vous partage donc ces impressions dans l'espoir de recueillir les
vôtres. Je n'ai pas pu trouver d'article qui raconte et explique la
bronca, qui ait fait son enquête, ni d'entretien suffisamment explicite
de Rodrigues. Je suis curieux si vous avez cela.
En tout cas, c'est l'occasion de vivre une véritable expérience
théâtrale, de sentir le frisson des querelles du XIXe siècle… et de
mesurer que, si, les acteurs peuvent se faire entendre dans une salle
qui parle et qui gronde !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Au théâtre a suscité :
(Dans chaque catégorie, je commence par ceux qui me paraissent les plus
urgents de jouer, en rouge, puis je passe à ceux qui seraient très
bienvenus, en vert, et je termine par ceux dont l'absence me chagrine
moins. Organisation pour plus de clarté, mais absolument subjective, je
n'ai pas cherché à la tempérer par les nébuleuses questions
d'importance historique.)
Pour chaque compositeur :
→ un mot général ;
♫ un extrait musical qui s'ouvre dans une nouvelle fenêtre (souvent
avec partition) ;
● des conseils discographiques ;
■ les possibilités de programmation au concert.
Né en 1922
(100 ans de la naissance)
Voici :
Stefans Grové(1922-2014).
→ Stefans Grové est souvent présenté comme le plus éminent compositeur
africain (sous-entendu de musique
savante à l'européenne,
bien sûr) du XXe siècle. Le continent, à la fois parce que sa tradition
diffère et parce que la hiérarchie des savoirs telle qu'imposée par la
colonisation ne rendait pas nécessairement les arts accessibles aux
masses, n'a pas connu une grande quantité de compositeurs atteignant la
notoriété – et Grové est lui-même un compositeur connu seulement de
quelques mélomanes très chevronnés.
→→ Après avoir obtenu une bourse pour
des études à Harvard, il étudie quelque temps avec Copland, avant de
retourner au pays et mettre en valeur le patrimoine musical local. Il
le fait non pas en musicologue-collecteur, mais en intégrant des
thématiques dans ses propres œuvres qui s'inscrivent dans la tradition
formelle européenne.
● Au disque, on ne trouvera que de rares pièces éparses – la plus
célèbre étant Afrika Hymnus I, pièce pour orgue monumentale écrite dans
un langage riche et dotée d'une belle palette de textures et couleurs.
(À part caché dans l'album Popular
Organ Music de Lisbeth Kurpershoek, chez Priory, je ne l'ai pas
trouvé en flux.)
■ Valoriser le patrimoine africain, potentiellement à la fois par le
regard fantasmé des Européens (fantaisie Africa de
Saint-Saëns…) et par des compositeurs locaux, serait un sujet original
de concert… et qui pourrait potentiellement faire déplacer toute une
population originaire du continent qu'on ne voit guère, ne nous mentons
pas, dans les concerts de musique classique – même à Paris où l'élite
économique et cultivée et moins uniformément blanche et/ou
métropolitaine qu'en province. Je serais bien sûr très curieux
d'entendre son opéra Die böse Wind
!
Fikret
Amirov(1922-1984)
(Parfois écrit « Fikrat Amirov » pour transcrire Fikrət Əmirov.)
→ Le compositeur azéri de
l'ère soviétique le plus emblématique : directeur de l'Opéra
d'Azerbaïdjan, de l'Union des Compositeurs de sa République, puis de
l'Union Soviétique ! Sa musique, en général facile d'accès,
reflète le ton des musiques des républiques soviétiques périphériques
(même chose en Arménie, par exemple). Il intègre volontiers des
mélodies azéries dans ses œuvres.
● Côté monographies, on trouve surtout les 1001 Nuits et le disque de
poèmes symphoniques (chez Naxos, dirigés par Yablonsky), assez doux et
mélodiques, pas particulièrement singuliers en dehors de la tournure
des mélodies empruntées au folklore, ainsi que le disque d'hommage pour
le centenaire commandé / soutenu par le ministère de la Culture :
diverses portions de son corpus pour piano (Miniatures, Pièces pour
enfants, Sonate romantique,Iimpromptus…) par Yegana Akhundova.
●● Mais pour moi, ce que l'on trouve de plus intéressant, c'est la
Deuxième Sonate qui figure dans l'excellente Anthologie de la musique pour piano
soviétique de Melodiya : on entend là des recherches plus
personnelles et en tout cas des influences plus ouvertement futuristes
(quoique mesurées).
■ La Philharmonie pourrait, là aussi, proposer une thématique
géographique – consacrée aux franges géographiques de l'Empire
russo-soviétique en train de s'effondrer ? –, où l'on pourrait inclure
beaucoup de monde, Paliashvili pour la Géorgie, Gubaidulina pour le
Tatarstan, Khatchatourian pour l'Arménie, et bien sûr tout le
Silvestrov qu'on voudra… Pas forcément facile à vendre, j'en conviens
volontiers, d'autant qu'Amirov n'est pas le compositeur le plus
singulier ni le plus impressionnant de son temps. Il faudrait
véritablement installer le rituel des anniversaires en amont pour que
le public se déplace – a fortiori en
ces temps de crises où mes vœux naguère raisonnables deviennent bien
hardis…
Iannis Xenakis
(1922-2001).
→ Né en Roumanie (dans une communauté grecque du Danube), élevé par des
gouvernantes parlant anglais, français et allemand, il entre en
résistance armée contre l'invasion italienne et allemande de la Grève,
puis après la libération participe au combat dans la guerre
civile, du côté des communistes, contre les royalistes – c'est à ce
moment qu'il reçoit un éclat d'obus qui lui déforme le visage et manque
de le tuer (il est laissé pour mort sur le champ de bataille). Condamné
par contumace comme terroriste, il vise les États-Unis mais s'établit
finalement en France où il entre avec un faux passeport et reçoit
l'asile politique. Sa vie reste toujours aussi incroyable, mais plus
calme : diplômé de la Polytechnique grecque, évidemment très doté en
mathématiques et spécialiste du béton armé, il est à l'origine de la
façade du couvent de La Tourette (Le Corbusier), dont les ouvertures
suivent une logique mathématiquement prédéfinie. Il fait de même avec
la musique, concevant des agencements régis par des choix abstraits et
numériques qui préexistent à l'écriture (Metastasis).
● Quelques disques existent, dont le plus emblématique, dans la série
consacrée par Tamayo chez Timpani, doit être le volume 2 des œuvres
orchestrales, avec Jonchaies,
réputé pour ses masses brutales. J'avoue que rien de ce que j'ai écouté
ne m'a beaucoup touché, on sent vraiment l'organisation théorique
préalable qui ne répond pas, finalement, aux logiques internes propres
à la musique – ce serait comme vouloir générer une langue par
ordinateur… il manquerait quelque chose de la petite inflexion souple
et émouvante, propre au désordre des choses humaines.
■ Je ne sais pas ailleurs, mais en France l'Ensemble Intercontemporain
en joue quelquefois. (Et je ne sais pas si sa musique mérite
nécessairement d'être jouée plus souvent que cela, ni si elle pourrait
trouver un public régulier.) Je suis finalement étonné qu'il soit assez
peu enregistré et joué, parce que c'est un visage familier à la
télévision française, au delà même de la niche du classique.
Kazimierz Serocki
(1922-1981).
→ Polonais, élève de Nadia Boulanger, un des cofondateurs du Festival
d'Automne de Varsovie, dédié à la musique contemporaine, n'écrit pas
une musique particulièrement saillante, mais il a particularité d'avoir
laissé des œuvres concertantes (en petit groupe ou avec orchestre) en
assez grand nombre pour des instruments moins pratiqués : beaucoup de
piano évidemment, mais aussi, trombone, percussions, mandoline,guitare,
flûte à bec…
● Très peu de choses au disque. On trouve son concerto pour trombone
(par Christian Lindberg, who else),
qui n'est pas très marquant.
■ Toujours possible de l'inclure dans des concerts consacrés à des
instruments plus rares, autre angle pour attirer la curiosité du public
: imaginez une publicité qui s'appuie sur « l'instrument de torture de
votre enfance, la Flûte à Bec, transfigurée par les compositeurs du XXe
siècle » !
Et aussi :
Odette Gartenlaub
Lukas Foss,
Francis Thorne,
Gérard Calvi,
Margaret Buechner,
Pierre Petit,
Ian Hamilton,
Leo Craft,
Doreen Carwithen,
German Galynin,
Zhu Jian'er,
Wim Franken,
Leif Thybo,
Camillo Togni,
George Walker,
Felix Werder,
Raymond Wilding-Whute,
Dorothy Geneva Styles
James Wilson,
Attia Sharara,
Michael Howard,
Ilja Hurnik,
Ester Mägi,
David N. Johnson,
Keisey Jones,
Omar Mácha,
Jeanine Rueff,
Tale Ognenovski,
Allen Sapp,
Rosalina Abejo,
Peter Tranchell,
Rafaello De Banfield,
Sadao Bekku,
Antonio Bibalo,
John Boda,
Alessandro Casagrande,
Chen Peixun,
Anna Gordy Gaye,
Do Nihuan,
Tom Eastwood,
Ohan Durian,
Edvard Baghdasaryan,
Ali Salimi,
Rauf Hajliyev,
Sylvia Rexach,
Kaljo Raid…
Mort en 1972
(50 ans du décès)
Il nous reste quelques grandes vedettes à explorer pour cette dernière
grande date anniversaire.
Lubor Bárta(1928-1972).
(Non, par vedette, je ne
pensais pas à lui, mais c'est le plus excitant de la livraison, pour
moi !)
→ Compositeur tchèque actif du début des années 50 au début des années
70 – il a gagné sa vie comme accompagnateur. Écriture tonale mais
aux
coloris très personnels, aimant aussi bien les aplats de cordes
tourmentées (mais peu dissonantes) que le pépiement des bois…
● Peu de choses au disque, et aucune monographie à ma connaissance,
mais je vous recommande vivement la Troisième Symphonie (couplée avec
la Septième de Válek, et la pochette n'indique pas toujours clairement
la présence de Bárta dans le disque…), où ces qualités transparaissent
particulièrement fort.
■ Difficile à vendre, mais ce « Chostakovitch tchèque » ferait une
forte impression en salle. Je n'ai pas d'angle, hélas, pour celui.
(Certes, ce n'est pas comme si quiconque allait m'écouter, me
direz-vous.)
Gavriil
Popov (1904-1972)
→ Né à Novotcherkassk, l'ancienne capitale des Cosaques du Don : ville
russe, à 2h de voiture de Donetsk, mais matrice d'un ensemble politique
qui a créé l'Ukraine moderne. Je le considère donc, par appropriation
culturelle, comme un compositeur ukrainien.
→→ Popov connaît un parcours classique
chez les compositeurs soviétiques de talent : jeunesse aventureuse sans
doute influencée par les Futuristes, critiques portées contre ses
œuvres pour « formalisme », repli vers un langage plus uniment
mélodique. C'est pourquoi ses premières œuvres sont les meilleures. Sa
Première Symphonie (1935 – vidéo),
l'œuvre la plus puissamment originale parmi celles publiées à ce jour –
assimilable à du Chostakovitch beaucoup plus riche en couleurs et en
arrières-plans –, est ainsi immédiatement interdite et jamais rejouée.
● On trouve notamment les symphonies 1,2,3,6 au disque, ainsi que du
piano, des œuvres pour orchestre de chambre, etc. Débutez par les deux
premières symphonies chez Olympia, c'est le plus frappant.
■ La référence à Chostakovitch et à la persécution politique
permettrait un couplage qui ne ferait pas fuir le public (concerto de
Chosta en première partie ?).
Ferde
Grofé (1892-1972).
→ Compositeur aux moyens évidents, spécialisé dans la musique à
programme. Il a exercé comme pianiste dans le dance band
de Paul Whiteman, dont il fut aussi l'arrangeur. Il est en réalité très
souvent joué au concert, puisqu'il est l'orchestrateur des deux
versions de Rhapsody in Blue (pour orchestre de swing, puis pour
orchestre symphonique) – et on ne peut qu'admirer des couleurs que
Gershwin lui-même n'a guère osé dans ses orchestrations.
→→ En tant que compositeur autonome,
outre quelques musiques de film, Grofé s'est spécialisé dans les suites
symphoniques à programme, en particulier topographiques : Mississippi
Suite, Grand Canyon Suite, Madison Square garden Suite, Rudy Vallee
Suite, Death Valley Suite, Hudson River Suite, Valley of the Sun
Suite, Yellowstone Suite, San Francisco Suite, Niagara Falls Suite,
Hawaian Suite… ! Son sens du pittoresque va assez loin : Themes
and Variations on Noises from a Garage, Tabloid Suite (Four Pictures of
a Modern Newspaper), A Day at
the Farm, Jewel Tones Suite (Rubis,
Émeraude, Diamant, Saphir, Opale),
→→ Il a aussi légué des ballets et la musique de chambre, en général
avec des titres originaux.
● Peu de choses se trouvent aisément au disque, mais parmi les suites
gravées (Mississipi, Niagara…), c'est véritablement son archi-tube Grand Canyon Suite
qui retient l'attention. En particulier dans sa version aux couleurs
criardes par le London Pops Symphony, qui procure toute la saveur à
l’étrangeté du Painted Desert,
tout le mickeymousing réjouissant à la piste On the Trail.
Musique par ailleurs surprenante et et hardie par bien des aspects –
beaucoup moins dans les autres œuvres que je connais de lui.
■ Même sans les projections de photos illustratives (ce serait très
chouette !), ces Suites seraient assez faciles à vendre, entre leur
titre évocateur pour le grand public et le couplage évident avec Rhapsody in Blue et
d'autres musiques de Gershwhin, de divertissement ou de film. Gros
succès en vue, c'est certain – et il suffirait d'un extrait sonore sur
le site pour convaincre en quelque seconde le public. (On pourrait
aussi en faire un programme pour les familles, c'est de la musique de
dessin animé !) Je n'ai pas l'impression (mais je suis peu leurs
programmes) que ce soit encore régulièrement joué même aux USA…
René
Leibowitz (1913-1972)
→ Né en Pologne, il devint une figure majeure de la vie publique
musicale, théoricien, chef d'orchestre, promoteur du dodécaphonisme,
professeur de figures importantes comme Boulez, Henze ou Nigg. Ses
premières œuvres sont écrites pendant sa période de clandestinité dans
les années 40 (juif et résistant). Je suis frappé, dans son style, par
le naturel du résultat, y compris dans la musique de chambre et les
mélodies chant-piano, qui ont l'éloquence des premiers Webern atonals,
très loin de la rugosité de Schönberg, des tourments de Berg ou de
l'abstraction systématisée de Boulez. Peut-être ce que j'ai entendu de
plus séduisant en matière de dodécaphonisme.
→→ On lui attribue (il revendiquait,
même ?) des cours avec Schönberg, Webern, Ravel, Monteux, mais rien de
tout cela n'est avéré.
● Au disque, il a laissé de très belles choses comme chef (une très
belle Deuxième de Beethoven, qui préfigure étonnamment le goût
d'aujourd'hui), mais pour ses compositions, je recommande le coffret
Divox qui fait entendre sa musique de chambre, couplée avec un concerto
pour violon qui refuse l'ostentation et atteint une certaine forme de
poésie.
■ Ce devrait être au programme de l'Intercontemporain, n'était sa
querelle avec Boulez qui doit sans doute rendre sa musique taboue –
leurs modèles et leurs idéaux ont très vite divergé.
Hans Erich Apostel(1901-1972).
→ Élève de Schönberg et Berg, un compositeur important de la Seconde
École de Vienne. Il vit du piano : comme professeur (quelquefois de
composition également), comme concertiste, comme accompagnateur – en
particulier sous le néo-Reich, lorsque sa musique est classée comme dégénérée.
→→ Pour de la musique sous influence dodécaphonique, je suis toujours
frappé par le grand lyrisme (son fameux Requiem, célébré en son temps, ne
doit vraiment pas en être !) et les influences davantage
expressionnistes que rationnelles, dans sa musique.
● Si l'on trouve un certain nombre d'œuvres grâce aux archives radio,
ce qui est couramment disponible au disque se limite largement au
piano, en particulier ses Variations inspirées de Kokoschka ou ses
miniatures évoquant Kubin. On y retrouve la double influence sérielle
(lignes défragmentées) et expressionniste (très évocateur et assez
lyrique).
■ On ne pourrait pas remplir un concert monographique, mais en couplage
dans un programme École de Vienne, ça aurait beaucoup de séductions –
bien plus facile d'accès, à mon sens, que les trois autres. (On
pourrait jouer Hauer aussi, l'autre concepteur simultané d'un système
dodécaphonique, mais c'est sans doute beaucoup demander.)
Ulvi
Cernal Erkin (1906-1972)
→ Après Saygun (et Fazıl Say, mais c'est d'abord lié à sa
notoriété de pianiste…), probablement le compositeur turc le
plus connu. Musique totalement tonale, où l'on sent par touches les
influences du Sacre du Printemps
(moins de rapport « fonctionnel » à l'harmonie par moment, mélodies un
peu déformées) et de la musique soviétique (certaines trépidations de
marche), mais qui reste inscrite dans une grande tradition
postromantique.
● Plutôt que son Concerto pour piano assez traditionnel-virtuose (dans
la grande anthologie de 4 CDs consacrée à la musique turque interprétée
par Idil Biret), je recommande d'aller entendre la Première Symphonie
(par Aykal, autre compositeur turc important), qui se défend très bien.
■ Il serait surtout programmable dans le cadre d'une série consacrée à
la musique turque ou du Proche-Orient, ou d'un panorama complet des
nations musicales (qu'est-ce que j'aimerais que la Philharmonie tente
cela, un parcours sur la saison entière, égrenant les contrées et les
œuvres, du Portugal à la Corée, de l'Australie au Liban…).
Stefan
Wolpe (1902-1972)
→ Juif et communiste, ce Berlinois quitte l'Allemagne pour l'Autriche,
puis Israël, et enfin les New York. Après avoir étudié auprès de
Schreker et Busoni, mais aussi au Bauhaus, rencontré les dadaïstes,
etc., il suit l'exemple de Schönberg et adopte le dodécaphonisme pour
ses œuvres de concert. Mais sa sensibilité aux causes sociales le
conduit aussi à écrire de la musique adressée à un plus vaste public,
mêlée de jazz – on l'entend déjà dans ses opéras, mais il a aussi
commis des pièces beaucoup plus simples pour des réunions de syndicats,
pour du théâtre communiste, et lors de son passage en Israël pour des
kibboutz. (C'est d'ailleurs notamment son goût immodéré pour le
sérialisme dodécaphonique qui entraîne l'absence de renouvellement de
son contrat au Conservatoire de Palestine en 1938 et le pousse vers les
USA.)
● Art dégénéré au cube (d'un
juif, communiste, atonal…), ses œuvres ont connu un regain d'intérêt au
fil des dernières décennies où l'on a redécouvert les œuvres bannies
d'Allemagne dans les années trente, avec à la clef quelques concerts et
un assez grand nombre de disques, même s'ils sont très loin de couvrir
tout le spectre de ses œuvres. J'aime particulièrement les extraits de
ses opéras chez Decca, moins radicaux. Mais si vous voulez tenter le
voyage, son Quatuor pour trompette,
saxophone ténor, percussions et piano, enregistré de son vivant
(avec Samuel Baron), donne une bonne immage de son éloquence dans ce
cadre exploratoire assez sophistiqué.
■ Déjà quelquefois programmé en mêlant sa musique de chambre et des
lieder un peu plus cabaret,
notamment par l'Opéra de Paris sous Mortier, il est facile à glisser
dans une thématique Entartete.
Le Forum Voix Étouffées doit en donner quelquefois également.
Havergal Brian
(1876-1972)
→ Tout d'abord, rendre justice à ses parents, qui n'étaient pas des
monstres : son nom de baptême était William – il choisit Havergal
lorsqu'il se lance dans la carrière à vingt ans, d'après le patronyme
d'un collecteur d'hymnes victoriens. Brian a la particularité, rare
dans le métier, d'être issu d'une famille d'ouvrier (de poterie). Autre
trait distinctif que vous devez absolument connaître : il fut réformé
en 1915 pour « pieds plats ».
→→ Sa notoriété provient surtout de sa Première Symphonie, ou Symphonie Gothique,
qui est considérée comme la symphonie la plus longue jamais écrite
(deux heures ; il est probable, comme toujours, qu'il existe plus long
chez des compositeurs mal connus), tandis que la Troisième de Mahler
n'est que la plus longue du répertoire couramment donné en concert.
Consacrée à la grandeur de l'univers et à la place de l'homme, elle
s'inspire des grands modèles (grégorien, Neuvième de Beethoven, Richard
Strauss) et combine trois mouvements instruments (inspirés d'un projet
autour du Faust de Goethe) à
un Te Deum d'1h20 ! Une grosse
grande machine, mais qui frappe au contraire par un langage très
mesuré, d'un postromantisme assez peu enrichi, et qui, en comparaison
des moyens déployés, sonne un peu fruste : plus de 200 musiciens (sans
parler du chœur), incluant habtbois d'amour, hautbois basse, cor de
basset, clarinette contrebasse, cornets, trompette basse… un festival.
R. Strauss, à qui l'œuvre est dédiée, avait (inexplicablement) beaucoup
apprécié l'œuvre et avait félicité Brian. J'ai lu les quolibets les
plus vigoureux sur cette œuvre, qui ne les mérite pas ; c'est surtout
le décalage – entre l'ambition cosmique affichée et le résultat qui
s'écoute très bien comme musique de fond peu instrusive – qui crée une
dissonance.
→→ Les autres symphonies (32 en tout), de format traditionnel, sont
écrites dans le même langage, mais paraissent beaucoup plus
proportionnées au langage lui-même. J'aime assez la 2 et la 11, par
exemple – elles ne bouleversent rien mais ne sont pas sans séductions,
malgré une orchestration très cordée qui ne ménage pas énormément de
couleurs. (C'est du moins ce qui transparaît dans les enregistrements
de cacheton faits pour la collection de Marco Polo, aux débuts de
Naxos.)
→→ Je ne sache pas qu'ait publié des opéras entiers, mais là aussi, les
sujets sont ambitieux, passé son opéra burlesque inspiré de son
expérience militiaire (une farce absurde pendant une cataclismique
guerre planétaire) : Turandot
d'après Gozzi), The Cenci
(d'après Shelley), Faust
(d'après Goethe , le prologue a été capté par la BBC), Agamemnon (d'après Eschyle).
● Au disque, on dispose de l'intégrale des symphonies chez Marco Polo /
Naxos. Elles se ressemblent beaucoup, on peut y aller au pif… mais je
recommandais ci-dessus notamment la 2 et la 11. La Première est à
essayer, mais aucune obligation d'aller jusqu'au bout si vous vous
ennuyez, il n'y a pas beaucoup de coups de théâtre à en espérer. Côté
opéras, on dispose d'extraits symphoniques chez Toccata Classics
(œuvres orchestrales vol.2), et Faust et les Censci sont assez patauds,
sans être spectaculaire pour autant, malgré les quelques moments de
lumière manifestement inspirés de Richard Strauss. Turandot est
beaucoup plus contrastée, mais l'orchestrateur de la suite symphonique
n'est pas Brian !
■ Peut-être ses opéras entiers valent-ils la peine : la simplicité du
langage peut être un atout ! On pourrait toujours proposer la
Symphonie Gothique en faisant la promotion de sa longueur… mais est-ce
vraiment désirable pour le public ? Et surtout, l'effet pétard
mouillé pourrait dégoûter une partie du public ingénu des grandes
symphonies, et du public chevronné des raretés : je ne recommande pas
de le tenter – sauf peut-être au Royaume-Uni, ils sont bizarres là-bas
— et les frontières nous protègent.
Et aussi :
Ezra Pound (le poète, notamment compositeur d'un opéra !)
Oscar Levant (le pianiste concertiste)
Friedrich Schöder
John Barnes Chance
Margaret Bonds
Haig Gudenian
Karl Clausen
Margaret Ruthven Lang
Francis Chagrin
Karel Boleslav Jirák
Emmanuel Leplin
Emilia Gubitosi
Carl-Olof Anderberg
May Auferheide
Pavel Bořkovec
Rito Selvaggi
Povl Hamburger
Juan Carlos Paz
Hanna Vollenhoven…
Né en 1972
(50 ans de la naissance)
… célébrons aussi les vivants !
Steven Bryant
→ Élève de Corigliano, il hérite de lui une science orchestrale très
chatoyante, qui s'épanouit remarquablement dans les pièces pour
orchestres de vents qu'il a laissées au disque : Loose ID, Radiant Joy,
In This Broad Earth, Dusk…
♫ Dusk
(d'un planant américain post-coplandien qui n'est pas le plus
caractristique de sa manière, navré)
● Ses pièces sont hélas en général éparpillées au milieu d'autres
compositeurs, dans des disques collectifs (par exemple chez Naxos,
Albany ou Klavier), il faut bien chercher mais elles sont très belles.
■ De format très court, beaucoup ne font que cinq minutes, et
mettraient remarquablement en valeur l'harmonie d'un orchestre en
ouverture de concert ! Typique de ces pièces contemporaines
brillantes qu'on aime entendre en début de soirée !
Kevin
Puts
→ Autre compositeur américain, réputé pour sa musique chorale, tonale
et douce (un peu dans l'esprit Whitacre). Ses symphonies sont moins
marquantes pour moi.
● Pour avoir une idée de son art, le disque Harmonia Mundi (2013, avec
Alsop dans la symphonie n°4) permet d'entendre à la fois ses chœurs et
son symphonique. Notez aussi la particularité d'être inclus dans le
récent récital de Fleming & Nézet-Séguin The Anthropocène ! Son opéra SilentNight, aux atmosphères caressantes,
a aussi été édité en DVD (et a l'air très beau).
■ Le nom m'était familier avant que de l'écouter au disque, j'ai déjà
dû l'entendre en concert choral !
Natasha Barrett
→ Compositrice de musique électronique et acousmatique. Clairement pas
mon genre – plutôt des sons impatientants que de favorisant l'évocation
ou l'onirisme, pour moi.
Et aussi :
Dan Coleman
André Ristic
Tomomi Adachi
Hibas Kawas
Bappa Mazumder
Klas Torstensson
Amber Ferenz
Yasunori Mitsuda
Mina Kubota
Monty Adkins
Albert Schnelzer
Octaio Vázquez
Analia Llugdar
Lei Liang
Carter Pann
Edward Top
Cette série, qui aurait dû s'achever avant 2022, puis en début d'année,
a été un peu bouleversée par les fantaisies homocides des satrapes
d'Orient, qui ont entraîné la série ukrainienne. Elle se voulait un
réservoir d'idées, ce qu'elle ne sera pas pour ses dernières parties…
mais elle est aussi, à n'en pas douter, un témoin accablant du peu
d'audace des programmateurs et de leur absence attristante de
sensibilité au répertoire.
Pour retrouver les précédents épisodes de cette série :
1. Anniversaires 2022 : suggestions
discographiques et concertantes – I – de 1222 à 1672 : Morungen, Mouton, Goudimel,
Ballard, Benevolo, Gaultier, Chambonnières, Schütz, Schürmann,
Forqueray, Kuhnau, Reincken…
2. Anniversaires 2022 : suggestions discographiques et concertantes – II – de 1722 à 1772 : Benda, Mondonville,
Cartelleri, Daquin, Triebensee…
3. Anniversaires 2022 – III – 1822, Hoffmann, Davaux, Dupuy… : l'auteur de
génie qui compose, l'inventeur véritable du métronome, la perte des
Reines du Nord…
Ce soir je vais écouter de la mauvaise musique jouée à l'économie, dans
le Petit Mordor.
Ne m'oubliez pas.
1. Atmosphère
Bellini, I Capuleti e i Montecchi.
Fuchs, Goryachova, Demuro, Bączyk, Teitgen
Opéra de Paris, Scappucci (représentation du mardi 11 octobre
2022)
Les gens normaux : « l'opéra,
c'est des gens qui chantent très fort en italien des choses
incompréhensibles où tout le monde meurt à la fin ». Moi : « mais pas du tout, c'est
beaucoup plus subtil que moi ». Moi également : « allons voir
Romeo de Bellini ».
J'aurai des choses à raconter sur le public, particulièrement dissipé
et fantasque ! Un peu moins sur l'œuvre, que je suis ravi d'avoir
entendue mais qui n'a jamais les moments de fulgurance des grands
Bellini (Straniera, Ernani, Norma,
Puritani).
Tout cela stimule tout de même quelques questions sur les choix de
répertoire à l'Opéra, que je soulèverai peut-être… Public enthousiaste
en tout cas, et remplissage finalement décent après une grosse frayeur
ces semaines passées – il faut dire aussi que la grille tarifaire était
pour la première fois depuis quinze ans repassée sous les 35€ pour les
places de face les moins chères.
L'ambiance était celle-ci.
La
nuit tombait sous les flocons, Et le ciel noir glaçait les dames ; Dans la vitrine froide, on laisse
les flacons. Serrés à l'intérieur, on a mouché
la flamme, Fermé l'interrupteur et cessé les
discours. A peine reluit, là, la parure
diaprée De la vieille invitée qu'en cette
fin de jour Nous couvons d'attentions galamment
inspirées. De loin en loin, chacun retient un
bâillement ; Nous baissons le menton, et
Mesdames leurs châles ; On va tous, voyez bien, dormir dans
un moment.
Quand de la nuit on sent se lever
comme un râle.
Non, ce n'est pas un bruit, ce qui
rompt la torpeur ; Cette chose indicible a tué le
silence Sans le briser, et jette en mes
sens la frayeur : Dans mes veines déjà, cela me bat,
me lance, Et tout mon corps soumis est
frappé, incertain, Au rythme de ce mal, blessure,
intermittence.
Et pourtant, j'en suis sûr, c'est
un son qui m'atteint.
Furtif et laid, tel le cafard qu'un
pied écrase, Sans prévenir jamais, il lance un
de ses traits ; Je ne puis plus penser, j'attends
qu'il joue sa phrase, Mon âme est suspendue quand soudain
il paraît. Je crois qu'il poursuit sa
croissance, Car vient un murmure discret, Je sens qu'à son tour l'assistance Gémit sous tant de violence.
Tout s'accélère et le bruit croît, Il me semble qu'il va faire crouler
les voûtes, Je n'entends que ce cri, dont gémit
la paroi, Arrêtez, arrêtez, cessez quoi qu'il
en coûte !
Le petit ovale paraît. Tous le regardent, la regardent. Elle l'attrape sans apprêt, Et nous toise sans prendre garde.
Voilà, c'est la fin à présent. La musique s'est arrêtée.
Le pianiste vous cherche, et d'un
air peu plaisant, L'alto s'apprête à fort tancer,
regard cuisant, Vos manières d'enfant gâtée.
Madame, leur air furibond N'a, croyez-moi, rien d'exotique ; Si de sucré l'envie vous pique, C'est avant qu'il fallait ouvrir
votre bonbon.
Et je ne vous raconte pas la jeune femme (25 ans environ) qui après
être déjà arrivée 30 minutes en retard et avoir plusieurs fois changé
de place en faisant lever plusieurs personnes, part en trombe sur les
dix dernières mesures avant l'entracte, faisant à nouveau se déplacer
les vieilles dames sur son passage (pour être la première au bar ??).
— Alors, Carnets, l'expérience de l'extrême ?
Vous êtes bien impatients, jeunes gens.
2. Livret : mauvais
mais Urtext
D'abord : bonne expérience. Il est toujours agréable de découvrir une
œuvre. J'avais écouté pas mal de fois au disque I Capuleti, mais comme
il n'est pas évident de rester les yeux sur le livret peu paplitant et
au déroulé à la fois très connu et très lent… il manquait quelques
fragments importants des articulations du drame.
Le texte de Felice Romani n'est pas fondé sur Shakespeare mais sur des
sources italiennes communes – notamment via le drame de Luigi Scevola,
qui sert de base au livret. Ici, beaucoup plus sage, Giulietta refuse
de fuir, a grand peur de la mort ou de la désapprobation paternelle…
Globalement, le livret demeure assez plat, ménageant de grands aplats
de plaintes ou de situations assez figées et particulièrement peu
contrastes d'un tableau l'autre. Romani est l'un des meilleurs
librettistes italiens de cette génération (Il Turco in Italia, L'Elisir
d'Amore, mais aussi quelques solides drames sérieux comme Anna Bolena
ou Norma), mais seulement dans ses bons jours – il a aussi écrit pas
mal de nanars belcantistes qui n'ont pas été aidés par leur livret.
j'y ai repéré quelques trouvailles frappantes cependant : « je dois
rester là », lorsque Juliette veut entraîner Roméo hors du tombeau.
Et, moins délibéré dans l'écriture mais glaçant, le chantage de Roméo,
menaçant de se laisser tuer ou de provoquer en duel le père de Juliette
si elle ne s'enfuit pas avec lui à l'instant. (Clairement, dans cette
version, on se projette difficilement dans un potentiel mariage
heureux… ils ont peut-être chaud du haut de leurs seize ans, mais ils
ne sont clairement d'accord sur rien.) Un mariage raisonnable avec
Tybalt n'aurait peut-être pas été si mal, considérant… je dis ça je dis
rien, on se moque déjà assez de moi quand je tente d'expliquer que Mime
est le seul personnage positif de la Deuxième Journée de la Tétralogie.
3. Un opéra
douloureusement archétypal
La musique est plus rossinienne que dans les meilleurs Bellini, témoin
la (belle !) ouverture avec piccolo, triangle et caisse claire ; ou
encore la façon très joyeuse et légère, comme décorrélée du drame,
d'accompagner les moments les plus tendus du texte.
Parmi les moments forts, tout de même : la grande réunion de guelfes de
l'acte I (même la cavatine de Roméo y est assez magnétique, peut-être
parce que j'ai encore dans l'oreille Jennifer Larmore ?), les
affrontements de l'acte III et bien sûr son grand concertato a cappella
à 5.
Pour autant, dans le reste de l'opéra, très peu de moments saillants…
j'y retrouve surtout les formules-réflexes du genre (et plus
spécifiquement de Bellini), pas beaucoup de mélodies marquantes, de
petits solos d'orchestre bien trouvés, de récitatifs bien balancés…
Dans I Capuleti, j'entends un
peu de cet archétype de l'opéra tel qu'on se l'imagine, où ça chante
des choses virtuoses sans qu'on soit très concerné par ce qui se passe
sur scène, une sorte de vieil objet qui produit une agréable musique
d'ambiance pour expériences de socialisation.
4. Carsen, le génie
en pause
La mise en scène de Carsen, qui n'est pas sa plus visionnaire, accentue
cet aspect : très jolie, en particulier côté costumes (les manches
bouffantes des Guelfes, l'allure funèbre et farouche de Roméo), bon
décor pour les voix, mais à peu près aucune idée forte.
Je retiens seulement Juliette au milieu des morts qui se lève,
lorsqu'elle tombe terrassée par le poison, comme le mauvais rêve d'être
plongée au milieu de ses propres défunts dont elle a trahi le sang par
son amour.
Elle demeure néanmoins jolie, relativement mobile, fonctionnelle pour
les voix : on se contenterait très bien d'avoir ce cahier des charges
assuré à chaque spectacle !
5. Où l'on se
félicite que ça chante (plutôt) bien
Très belle distribution. J'ai beaucoup aimé le médium grave légèrement
mixé avec des couleurs de poitrine, chez Julie Fuchs, typiquement
français (on le retrouve chez Manfrino ou Dreisig, par exemple).
Cependant Fuchs (Giulietta) et Goryachova (Romeo) auraient sans doute
été beaucoup plus impressionnantes d'intensité dans une salle moins
immense – les timbres (très audibles au demeurant) blanchissaient un
peu depuis le lointain. S'y ajoutait le vibrato pas très joli de Fuchs
dans l'aigu : ses aigus ressemblent décidément aux contre-notes de
Callas dans Aida.
Demuro (Tebaldo) commence lui aussi à vibrer fortement, mais la voix
reste toujours aussi sainement projetée, et la diction très nette. Ce
n'est pas une incarnation très sophistiquée, mais tout y est franc et
net, une valeur sûre.
En réalité, je fus surtout magnétié par Jean Teitgen (Capellio), d'une
mapleur et d'une saveur exceptionnelle pour ce rôle qui pourrait être
secondaire et semble devenir la matrice de tout le drame.
5. L'état du
ploum-ploum
Et l'orchestre, me demanderez-vous, confus et tremblants.
Il est à peu près en place, même s'il traîne un peu trop ostensiblement
les pieds lorsque Scappucci leur demande un rubato souple pour suivre
un chanteur « inspiré ».
La conception de Scappucci confirme ce que je connaissais déjà d'elle :
très tradi, vraiment pensé comme un accompagnement pur, avec des aplats
de cordes un peu épais, des ploum-ploums qui sont jetés pour ce qu'ils
sont, sans plus ample procès…
… Pourtant, même dans ce répertoire à l'orchestration étique, une
articulation mobile de l'accompagnement, la mise en valeur de petites
textures et couleurs peut transformer un ronronnement agréable en
électricité généralisée.
Je ne l'ai pas eu, mais c'était tout de même plaisant, dans son genre
tradi. Il existe une bonne frange du public qui aime ça – et il
semblait, hier, très enthousiaste. C'est bien, c'est au moins une
partie du public qui est satisfaite, et qui est en général plus
occasionnelle que les mélomanes purulents de type wagnérien… il est
important de la fidéliser.
Le public applaudit d'ailleurs copieusement sur la musique, même
lorsqu'on est en toute fin d'acte et qu'il reste quelques secondes de
postlude doux. On sent que c'est spontané et joyeux, je ne râle donc
pas. (Mais je le prends un peu durement, je dois l'avouer.)
L'orchestre est même resté saluer la cheffe.
6. Moi ; et (tous)
les autres
Je ne nie pas m'être un peu ennuyé – dans la scène du sépulcre,
pourtant pas la plus mauvaise, j'ai craqué, j'ai un peu lu pour
sauvegarder ma concentration aux moments critiques… Cependant une fois
de plus, ma politique « allons voir une œuvre que nous n'avons pas vue
», ajoutée à « pour l'Opéra de Paris , fin de série ou rien », m'a
permis de passer une très bonne soirée, sans même demander d'œuvre,
d'orchestre ou de chanteurs particulièrement exceptionnels.
Je doute que ce soit le type d'œuvre et de soirée qui puisse convaincre
le public qui ne penche pas déjà naturellement pour l'opéra (et pour un
certain type d'opéra), il faudrait donc vraiment se mettre au travail
et proposer des œuvres au rythme dramatique plus resserré, dans des
langages intelligibles et sur des sujets à la mode qui puissent
recruter au delà des sphères de l'élite financière ou culturelle…
Mais pour ce qui est du public qui aime bien l'opéra avec de belles
voix et de jolis costumes, soirée qui remplissait très bien son office,
pour un spectacle qui date de l'ère Gall !
Je
profite du concert tout frais autour de l'œuvre pour rappeler quelques
éléments et… poser quelques questions.
(Pour
ceux qui n'y étaient pas, autre version
vidéo de l'œuvre, calée sur l'un de ses moments paroxystiques.)
--
#ConcertSurSol
n°11 Gluck,
Iphigénie en Aulide, Chauvin
Judith van Wanroij | Iphigénie Stéphanie D’Oustrac | Clytemnestre Cyrille Dubois | Achille Tassis Christoyannis | Agamemnon Jean-Sébastien Bou | Calchas David Witczak | Patrocle / Arcas / Un Grec Anne-Sophie Petit | La première Grecque Jehanne Amzal | La deuxième Grecque Marine Lafdal-Franc | La troisième Grecque
–
Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles (direction artistique Fabien Armengaud)
Le Concert de la Loge
Julien Chauvin | direction
Lors de la représentation du premier opéra français de Gluck, en 1773, les témoins rapportent que tout le théâtre était en pleurs. Ce n’est plus tout à fait la façon dont nous percevons désormais cette situation dramatique et cette musique, mais elle éclaire le projet d’émotion directe soutenu par Gluck, en débarrassant le théâtre des ornements rocaille de la génération postramiste.
--
Iphigénie, le prequel
Contrairement
à Iphigénie en Tauride,
jouée régulièrement partout, Iphigénie en Aulide
est très rarement donnée (l’a-t-elle été en France depuis Gardiner à
Lyon, au début des années 90 ?), et conserve encore quelques empreintes
du temps d’avant – comme l’air orné d’Achille, évoquant les ténors
virtuoses ramistes.
L’œuvre
contient pourtant quelques-unes des très belles pages de Gluck : le
début formidable par l’invocation-plainte d’Agamemnon, le trio
désespéré Iphigénie-Clytemnestre-Achille en apprenant la nouvelle, le
duo de fureur paroxystique qui oppose Achille à Agamemnon, l’air de
fureur de Clytemnestre, ou encore la très belle prière chorale du
sacrifice, interrompue en pleine phrase par les éclats de la bataille
menée contre les autels par le péléide ! Tout cela dans la langue
épurée, où toute la musique s’efface pour magnifier la
déclamation.
Je
suis beaucoup moins touché par l’autre moitié de l’œuvre (les scènes
plaintives de l’obéissance noblement geignarde), mais il faut bien voir
que pour le public du temps, c’était là une source d’exaltation
émotionnelle d’intensité peut-être encore supérieure à celle des grands
éclats. [Tout cela ne fait que renforcer ma conviction qu’il serait
vraiment pertinent d’écrire des opéras calibrés pour les goûts
d’aujourd’hui, avec des intrigues plus resserrées et des affects plus
proches de nos perceptions du monde.]
--
Iphigénie, la boloss
Le livret se situe donc dans la partie du mythe qui précède le départ à
Troie et le sacrifice d’Iphigénie, calqué sur la trame de la tragédie
homonyme d’Euripide (puis Racine – celle de Goethe est écrite seulement
à la fin des années 1770). Il est centré autour d’une héroïne
paradoxale, Iphigénie : aspirations toujours nobles et pures, caractère
inébranlable, mais figure absolument immobile, qui n’ose rien pour
elle-même et refuse obstinément de changer ou d’agir. C’est une figure
résignée, mais admirable dans l’idéal d’alors, parce que pieuse,
raisonnable, sensible avant tout à son devoir – et son honneur (là
aussi, une valeur qui résonne de façon peut-être plus menaçante
qu’enviable pour le spectateur européen de 2022, avec une perception
beaucoup plus variable d’un spectateur l’autre qu’elle ne l’était en
1773).
On retrouve le même type d’idéal, mais plus actif (car confié à des
hommes, des rois, des guerriers) dans Iphigénie en Tauride, lorsqu’Oreste et Pylade se disputent l’honneur de mourir pour sauver
son ami.
Quoique
le livret du Roullet ne soit pas un chef-d’œuvre d’écriture poétique
(« Fut-il jamais conçu / De projet plus affreux ? », et
autres « oui » qui servent de cheville…), il n’est pas sans
mérite. Il réutilise par exemple la technique grecque de certains stasima
(chœurs de tragédie grecque, je pense en particulier à l’un de ceux d’Œdipe à Colone)
en faisant décrire le sacrifice hors scène, mais au futur, par
Clytmnestre. Procédé dramatique saisissant d’une part – le sacrifice
n’aura pas lieu, mais on en a tout de même la saveur émotionnelle –, et
qui ancre l’économie générale du côté des modèles antiques, de façon
assez évocatrice.
Par
ailleurs, je suis assez admiratif de son jeu récurrent avec l’ironie
tragique. Cela commence avec le « juste courroux » dès la
première entrée de Clytemnestre – on sent bien le tempérament de feu,
les instincts maternels sauvages et, dans une perception plus XXIe, la
personnalité qui peut vite basculer du côté du déséquilibre et de
l’outrance.
Et
les références s’empilent : Iphigénie la quittant pour l’autel du
sacrifice lui demande le pardon de son père (« N’accusez point mon
père ») et lui recommande son frère Oreste (« Puisse-t-il
être, hélas ! / Moins funeste à sa mère ! »), dont tous les
spectateurs savent qu’il sera chassé, jusqu’à tenter de l’assassiner
chez Sophocle et Hofmannsthal… et qu’il reviendra en vengeur
implacable.
Peut-être
encore plus glaçant, car moins fondé sur la vraisemblance psychologique
de l’intrigue, et gratuitement glissé par l’auteur, Patrocle, dans les
réjouissances du mariage, chante « Hector et les Troyens, par la
honte pressés / En vain s’opposeront à sa valeur altière / Sous les
murs d’Illion atteints et renversés, / Hector et les Troyens vont
mordre la poussière. », forfanterie qui annonce en réalité la
propre défaite mortelle de Patrocle face à Hector. On frémit en
entendant la chanson, petite réplique qui n’aura pas de suite mais dont
la promesse terrible demeure à notre esprit – car nous savons ce qu’il
en sera, à l’épisode suivant.
Il
était tout à fait licite, dans les tragédies classiques et plus encore
les tragédies en musique, de ne conserver que les éléments essentiels
d’un mythe (Achille ne peut pas être couard, troyen ou vieux) et
d’ajouter des éléments externes, notamment des intérêts amoureux
féminins (pour pouvoir faire des duos d’amour), s’ils ne perturbent pas
trop l’équilibre du mythe.
Mais
je trouve tout de même que la résolution heureuse d’Iphigénie en Aulide
– assez habituelle, même si l’on trouve aussi, un peu plus tard (Andromaque
de Grétry, en 1780 !) des fins absolument sans espoir – pose quelques
problèmes de cohérence mythologique. Que fait-on de l’épisode en
Tauride si Iphigénie n’y est pas transportée ? Que penser de
l’amour d’Achille pour Briséis, absolument fondateur du mythe (c’est
même le point de départ de L’Iliade, ces quelques vers que même aujourd’hui on continue de connaître par
cœur chez toutes les générations… on ne fait pas plus source canonique
que ça !) ? Et comment pourrait-il se marier avec Polyxène s’il
l’est déjà à la maison ? Même le crime de Clytemnestre (qui,
certes, peut tout de même nourrir de la rancœur et un amant…) paraît
moins vraisemblable.
Ce
paraît un gros retournement du mythe, mais je suppose que le fait que
cela ne se produise que dans les derniers instants, après le Calchas ex machina,
rend le problème beaucoup moins fondamental que s’il innervait tout le
drame. En tout cas je n’ai jamais rencontré de mention de réserves du
public d’époque à ce sujet.
--
Iphigénie, la romantique
J’aurais
aussi pu titre « Gluck ou la gloire du trémolo », tant le
procédé (archet qui fait des allers-retours très rapides sur la même
note), rarissime auparavant, est devenu la norme chez Gluck, servant
(de façon toujours aussi saisissante 250 ans plus tard !) à tendre
instantanément l’atmosphère dramatique, que ce soit pour la révélation
murmurée d’un rêve prophétique ou pour soutenir des éclats
guerriers.
J’ai
été frappé par le côté très verdien du chœur de réjouissance tandis que
le soliste exprime son désespoir, vraiment un procédé typiquement
romantique qui oppose les affects sombres du héros à ceux sans ombre de
la foule. Bien sûr, procédé qui peut être considéré comme universel,
mais il est rare que ce soit à ce point décorrélé dans les années
1770.
Autre
préfiguration, les deux airs d’Iphigénie et d’Achille qui deviennent de
façon fluide un duo… typique de l’école française, où la segmentation
en numéros n’est pas du tout aussi rigide qu’en italien, et où l’on
peut glisser d’un récitatif accompagné par tout l’orchestre (c’est
désormais toujours le cas, chez Gluck, alors que même chez Rameau il
existait encore des moments uniquement accompagnés par la basse
continue, certes de moins en moins nombreux) à un air, d’un air à un
chœur ou à un ensemble, sans que la délimitation soit toujours nette ou
assurée par des accords conclusifs. Dans l’acte III d’Armide de LULLY,
passé le premier air… où est le récitatif ? où est l’air ? la scène
entière est vraiment conçue comme un ensemble organique.
C’est
ce que Meyerbeer poussera à son paroxysme, avec des enchaînement très
sophistiqués entre « numéros » qui restent vaguement
identifiables, mais dont les frontières exactes sont complètement
brouillées pour ne pas freiner l’avancée dramatique.
–
Je
dois partir visiter une collection princière et répéter de l’opéra
provençal et russe, je reviendrai parler de l’interprétation (et la
couvrir d’éloges) mais aussi, c’est un peu pour ça que je suis là,
essayer de poser des questions sur ce qu’impliquent le diapason, les
choix de tessitures et les techniques vocales actuelles sur
l’interprétation de cette musique – et sur notre vision du monde ?
–
–
Le Concert de la Loge Olympique
Très
impressionné par l’orchestre : résonance formidable des cordes, au son
assez sombre pour un orchestre sur instruments anciens. Quand on les
voit jouer, on comprend la tension imprimée – comme les violoncellistes
et contrebassistes entrent dans la corde,
avec quel entrain et quels sourires ils s’abandonnent à cette musique !
Sont
ainsi magnifiés les beaux moments d’orchestration comme les superbes
alliages flûte-hautbois par-dessus les cordes (réussis de façon
particulièrement diaphane et surnaturelle), ou le plus classique cordes
graves-basson… quelques moment aussi où c’est l’interprétation qui crée
l’événement d’orchestration, comme pendant les très grands coups
d’archet donnés pendant l’évocation des Euménides.
Julien Chauvin, que j’avais plutôt vu jouer-diriger jusqu’ici, dirige sur le temps mais
avec des gestes d’anticipation très clairs, et ses interventions
révèlent une finesse de pensée sur chaque phrasé, une compréhension
intime des dynamiques de cette musique.
J’ai
beaucoup entendu à la sortie du concert et lu sur la Toile que c’était
« joué trop vite », en réalité on dispose de minutages pour
certaines œuvres de la même esthétique à l’Académie Royale de Musique
(Tarare, par Salieri, successeur officiel de Gluck à Paris, qu’un
subterfuge avait même réussi à faire passer pour Gluck lui-même !). Et
ils sont très rapides – l’enregistrement de Rousset se situe à peine au
delà du minutage historique.
En
tout état de cause c’était d’une urgence, d’une précision et d’une
qualité de finition assez superlatives.
–
Le plateau
Que
des grands chanteurs, mais pas tous au même degré d’accomplissement : Jean-Sébastien Bou (Calchas),
comme d’habitude, champion du raptus,
à la fois au sommet de la déclamation française et d’une forme
sauvagerie mordante dans ses interventions démiurgiques.
Je
me suis demandé au début si Cyrille Dubois
(Achille) était un bon choix – technique XIXe de voix pleine qui essaie
de s’alléger plutôt que technique intrinsèquement calibrée pour ce
répertoire – me faisant même sursauté avec un bruit d’obturation
glottique délibéré assez étonnant dans ce répertoire. Mais très vite,
je suis séduit par la façon dont chaque facette de cet archétype du guerrier sensible
est aboutie : tendre, agile, tempêtant, il réussit toutes les
expressions, et fend totalement l’armure en seconde partie de soirée,
où son trio et surtout le duo d’affrontement avec le Chef des Armées
lui fait croquer les récitatifs avec une fureur que je ne pourrais
comparer qu’à Siegmund Nimgern en Ruthven (Der Vampyr)
ou Gianni Raimondi en Carlo Moor (I
Masnadieri),
les deux exemples les plus totalement possédés que je connaisse en
matière de récitatif héroïque masculin.
Ce qu'il livre ce soir-là est une leçon absolue en matière d’émission
cinglante et d’expression à la fois ciselée et totalement emportée. Il
n’a jamais si bien chanté que ce soir ; aucun ténor n’a jamais si bien
chanté que ce soir.
Même
si Stéphanie d’Oustrac (Clytemnestre)a désormais totalement perdu ses attaques trompettantes (son squillo),
son charisme ravageur fait des merveilles dans un rôle qui intervient
peu mais dont l’interaction avec les intrigues à venir projette une
ombre plus vaste sur l’ensemble de l’œuvre… Elle offre un luxe
incroyable d’expression et d’incarnation (très bien chanté au demeurant
!) dans ce qui devient soudain un rôle principal.
Parmi
les trois excellentes Grecques, j’été ravi de retrouver les
prometteuses Marine Lafdal-Franc (la
meilleure déclamation française dans Ariane et Bacchus de
Marais en avril dernier !) et
Jehanne Amzal
(ronde de timbre et précise de verbe !).
J’en
viens à deux micro-réserves. Judith van Wanroij (Iphigénie)
a toujours pour elle cette jolie patine de timbre, cette connaissance
du style, et elle était vraiment en verve vendredi soir, essayant même
de jouer jusqu’au bout lorsqu’elle ne chantait pas. Je ne puis
m’empêcher de penser, cependant, qu’une voix aux contours plus définis
et une diction plus précise auraient pu porter Iphigénie hors de la
seule composante passive / plaintive pour porter haut le vers et faire
aussi d’elle une héroïne qui fait le choix délibéré de son destin,
fût-ce en obéissant.
Petite
frustration aussi avec Tassis Christoyannis,
qui peut être un diseur exceptionnel (témoin son Idoménée de Campra il
y a un an !), mais semblait assez terne et introverti hier – le rôle
est trop grave pour lui et il connaissait sa partition, mais le
résultat était tant sur la réserve qu’il évoquait un déchiffrage avancé
et prudent (même la couverture
vocale
était plus opaque que d’ordinaire), alors que sa partie contient
peut-être les plus belles pages de la partition ! Je ne sais
pourquoi, mais c’était décevant, lorsqu’on sait de quel bois il est
fait.
–
À
qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Chanteurs récurrents
Comme
souvent, je me demande si je ne vais pas d’abord au concert pour
pouvoir mieux me poser des questions… J’en ai deux en tout cas.
D’abord,
la distribution : le CMBV et Bru Zane programment toujours les mêmes chanteurs.
L’avantage est d’abord, je le devine, logistique : en disposant
d’artistes qui se connaissent entre eux, et qui connaissent le style,
on gagne un temps considérable en répétition, ce qui permet de limiter
les coûts ou, à coût égal, d’optimiser le temps de répétition pour
effectuer davantage de travail de détail. Lorsqu’on est simplement
mélomane, on néglige parfois cet aspect : une production, ce sont aussi
des conditions matérielles, et ce qui peut nous paraître une négligence
peut simplement résultat du fait que le temps de répétition dévolu à
des œuvres aussi longues est finalement assez réduit si l’on veut
entrer finement dans le détail ! (Ne pas oublier aussi que leur
rareté fait que personne, à part éventuellement le chef, n’a un long
compagnonnage qui permette de griller les étapes de l’apprentissage et
de donner une conception mûrie depuis des années…).
L’autre
bienfait que cela permet d’entendre des voix soigneusement choisies,
souvent dotées de belles qualités (de timbre, d’expression, parfois de
diction), et de les retrouver avec plaisir – je ne connais pas
grand’monde qui se plaigne d’entendre souvent Gens, d’Oustrac, Auvity,
Dubois, Vidal, Mauillon, Christoyannis, Bou, Lécroart ou Courjal…
Je
m’interroge cependant : si en tant que mélomane nous avons un désaccord
esthétique avec ces choix, nous risquons de devoir vivre avec tout un
pan du répertoire difficilement écoutable, pour des décennies avant que
ce ne soit réenregistré.
Pour
ma part, Watson, Kalinine, Mechelen, Dolié, Witczak, même si leurs
qualités d’artiste déjouent régulièrement mes craintes, n’incarnent
vraiment pas mes idéaux pour ce répertoire – ni ne me paraissent
cohérents avec ce que l’on peut supposer du chant XVIIIe, avec leur couverture
au minimum XIXe. Je les cite à titre d’exemple, ce qui ne remet
nullement en cause leur dévouement admirable envers ce répertoire, ni
même leurs qualités d’artistes – je m’interroge plus largement sur
l’adéquation de leur technique à ce répertoire, sur ce qu’ils peuvent
apporter ou retirer aux œuvres et à cette esthétique, par sur leur
bonne foi ni sur leur valeur intrinsèque de musicien (qui me paraît
absolument indéniable).
On
pourra m’objecter, et non sans raison, que si l’on changeait
d’interprètes à chaque fois le résultat serait aléatoire et permettrait
moins d’anticiper les adéquations et les réussites, surtout si les
chanteurs ne sont pas spécialistes. C’est vrai. Mais cela varierait
peut-être un peu les timbres et les incarnations.
Je
n’ai pas de réponse à cette question, c’est simplement un parti pris
sur lequel je m’interroge : je ne sais pas si (indépendamment des
questions pratiques) il est le meilleur artistiquement – considérant
que globalement les chanteurs récurrents de ces productions sont
vraiment excellents !
–
À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — Tessitures sans titulaires
Sur
la seconde question, plus technique, j’ai davantage une opinion formée
: pourquoi distribuer les rôles de Calchas et d’Agamemnon,
qui disposent d’aigus mais dont le centre de gravité est vraiment bas, à
d’authentiques barytons
? Bou et Christoyannis étaient vraiment embarrassés, par moment,
à râcler le plus élégamment possible le bas de la tessiture, ce qui
rendait leur projection et leur expression plus difficiles.
Idéalement,
il aurait fallu des basses chantantes, pas nécessairement de l’ampleur
de Teitgen (qui est de toute façon passé à autre chose) ou Courjal,
mais plutôt de la typologie de Thibault de Damas ou d’Edwin
Crossley-Mercer (que je n’aime pas beaucoup dans ce répertoire, mais ce
n’est pas ici mon sujet), pour citer des noms qui ont déjà contribué à
ces productions.
En
réalité je vois très bien pourquoi on les a choisis : on ne dispose
pas, dans le circuit baroque français, de basses d’un charisme
équivalent à Bou et Christoyannis. Elles existent bien sûr (sur le
nombre de chanteurs professionnels, on ne trouverait pas deux pauvres
basses pour tenir les quelques rares rôles d’ampleur de ce répertoire
?), mais elles ne sont pas en lumière – et celles formées au CMBV ont
en général un timbre étroit et un petit volume qui ne les destine pas à
de grands solos dramatiques d’opéra à projeter dans des salles de la
taille des théâtres des XIXe / XXe siècles.
Mais
le résultat n’est pas tout à fait idéal ici. (Et ce, même si je donne
tout pour entendre Jean-Sébastien Bou dans n’importe quel rôle où il
n’a rien à faire, parce qu’il y sera quand même le meilleur en dépit de
toutes les limitations vocales…)
J’ose
alors la question que personne n’a eu le front de poser : si l’on n’a
pas trouvé les barytons-basses éloquents pour chanter ces rôles (ou
qu’ils sont trop chers et pris par d’autres répertoires), pourquoi ne
pas jouer, au minimum, à un diapason plus favorable (440, voire un peu
plus… à part Achille, ça ne rendrait vraiment pas les autres rôles très
tendus) ?
Et
là, on a le vertige : le chef et les musicologues du projet refuseront
probablement cette compromission vis-à-vis de la promesse initiale de
retour à l’authentique ; les instruments ne peuvent pas tous tenir ce
changement-là (tension du chevillier pour les cordes, bois qui sont des
copies d’originaux à diapason fixe, qu’on ne bâtit pas pour des
diapasons à 440 Hz…). Voilà beaucoup d’obstacles.
Donc
le choix d’engager des chanteurs un peu à l’extérieur de la tessiture
mais terriblement charismatiques se tient en réalité.
Mais
l’on s’écarte finalement de l’authenticité du profil vocal de ces
rôles, ce qui pose aussi des questions sur l’ampleur des compromis
nécessaires pour qu’un tel projet puisse aussi toucher un public et
aboutir sur une représentation appréciée et un enregistrement
commercialisable…
–
À qui confier le chant du XVIIIe siècle ? — À des beuglards
dix-neuvièmistes
Je
reste toujours perplexe devant les techniques vocales des chanteurs qui
interprètent le répertoire baroque – où les différents ensembles,
quelle que soit la nation et la période concernée, prétendent tout de
même revenir aux sources. Ils vont dégoter ou reconstruire des
instruments originaux injouables, dont ils finissent par obtenir un
résultat immaculé (tel qu’on n’en a probablement jamais eu à l’origine
!)… mais ils travaillaent avec des chanteurs verdiens !
Car
la quasi-totalité des chanteurs du circuit (même ceux que j’adore) ont
pour base une technique conçue pour chanter le répertoire du XIXe
siècle : couverture vocale massive (qui unifie et protège le timbre
lors de la montée dans les aigus), harmoniques très denses des formants
(les réseaux d’harmoniques qui permettent de passer l’orchestre en
surinvestissant des zones de fréquence que reçoit particulièrement bien
l’oreille humaine)… ce sont des postures vocales tendues vers
l’émission de médiums très robustes et d’aigus sonores, plutôt qu’à
mettre en valeur le détail des inflexions d’un texte, car s’éloignant
beaucoup de la clarté de l’émission parlée.
Pourtant,
on n’a pas besoin de voix aussi charpentées pour ce répertoire, aux
orchestres peu épais (a fortiori
accompagné avec des instruments naturels, qui créent une
« barrière » sonore beaucoup moins serrée).
La
raison ? Tout simplement, les chanteurs lyriques commencent tous
par apprendre la technique XIXe (à la sauce XXIe, qui n’est en plus pas
forcément la meilleure en matière de clarté et de naturel…), même ceux
qui se spécialisent très vite dans le baroque.
On
n’a pas nécessairement de vue très claire de ce qu’était le chant des
XVIIe-XVIIIe siècles – je veux dire, on a beaucoup de descriptions,
mais l’écart entre une description verbale et le résultat sonore de ce
qu’est un placement vocal est à peu près irréductible (imaginez devoir
reproduire l’accent anglais rien qu’en lisant des descriptions dans des
livres…) –, mais on sait qu’on utilisait le registre léger pour les
aigus, que la déclamation prévalait en France (et que toutes les
préoccupations concouraient à l’intelligibilité du chant), et qu’on
n’avait pas du tout besoin de voix très unifiées et sonores.
Je
suis donc étonné qu’on n’ose pas des expérimentations de ce côté-là… le
belting
de Marco Beasley n’est pas plus authentique, mais en cherchant du côté
de toutes les techniques d’émission, classiques ou non, connues
aujourd’hui, on pourrait sans doute essayer des choses intéressantes.
Mais c’est un dépaysement encore plus radical que l’introduction des
instruments d’époque, dans la mesure où il faudrait travailler avec des
musiciens de culture différente… à l’échelle d’une production à boucler
avec un nombre de répétitions limitées, on mesure bien l’inconfort,
voire l’impossibilité.
Mais
sur le temps long, qu’il y ait une classe spécialisée (comme le fut la
classe de Rachel Yakar aux débuts des Arts Florissants, qui produisait
pour le coup des voix très typées et adaptées au besoin de ce
répertoire) qui essaie de promouvoir des émissions plus spécifiques et
compatibles avec les enjeux de la tragédie en musique, ce serait
vraiment bienvenu…
(Je
n’espère plus, à la vérité, en constatant une évolution assez inverse
des écoles de chant, toujours plus opaques dans tous les répertoires.)
–
Comme
vous le voyez, cette représentation de haut niveau et absolument
passionnante a un peu emballé mon imagination sur plusieurs étages – où
il n’y a pas toujours la lumière, certes.
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