Carnets sur sol

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samedi 13 septembre 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 5 – Les abstractions


On commence à arriver dans les parties amusantes.

Et cette fois-ci, je mets les tripes sur la table : cette section contient quelques-unes de mes pochettes préférées, de celles qui m'émeuvent le plus vivement – c'est le moment de vous moquer, j'imagine.



5. Les abstractions

Contre toute attente, ce sont les pochettes qui me touchent le plus : elles ont une identité visuelle propre, puisqu'elles ne sont pas contraintes par le contenu du disque. Et elles ne font même pas référence à de la musique (pour cela, voir section n°1). Elles soutiennent la rêverie sans avoir de lien direct avec le sujet, si bien qu'elles ne peuvent pas abîmer la perception comme une référence ratée.

↑ Quel est la différence entre un pélican, une feuille de charme, un escargot sur une ligne de fuite et le concerto pour violon de Brahms ?
(J'ai pas encore trouvé la solution à ma blague.)

↑ L'orgue, c'est bien beau, mais la foi est-elle une impasse ?
J'aime assez l'image de la porte qui semble une fenêtre murée, mais qui est en réalité simplement vermoulue et semble donner dans le vide.
Et surtout, j'adore l'idée que de toutes les façades à frontons qu'on aurait pu mettre, le graphiste en a précisément choisie une sans connotation sacrée. Aucun lien avec le sujet, même en cherchant très fort.
Je n'ai pas retrouvé la trace de ce bâtiment, mais on est dans le goût des grandes bâtisses en bois des années 1890 au Nord des États-Unis.

↑ Bream ne figure pas sur le cliché, et ils ne sont même pas deux à jouer sur cet album ! Par ailleurs tous les témoignages confirment que Bach ne jouait pas au tennis et méprisait la pelote basque.

Beethoven, le roi du jeu de construction ?
Proche des abstractions prosaïques d'Arte Nova (que vous apercevrez à la fin de cette catégorie).
(Et on ne soulignera jamais assez la contribution de la dynastie Vanderling à la musique, jolie coquille.)

↓ Autre choix, d'un disque tout récent (version superlative qui ravive véritablement ces quintettes !), un visuel gratuit et étrange, mais qui peut-être fait écho au nonsense du nom d'ensemble – tiré de la correspondance de Mozart (au cousinage) alors à Paris, « À propos, as-tu toujours le spunicunifait ? ».
(pochette signalée par Laurent Amourette)

↓ On a a peine effleuré les fantaisies des éditions et rééditions de Westminster Gold dans les références décalées et abstractions sans rapport, mais ce n'est pas le seul label qui a ainsi créé une identité visuelle forte, indépendante de la musique. Naïve a, dans les années 2000 et 2010, pour sa grande collection Vivaldi, abondamment fourni le marché en pochettes où des mannequins en poses peu naturelles et tenues sophistiquées constituaient de purs produits de mode, sans aucune référence aux opéras et concertos contenus dans les disques.
À la fois apprécié par une partie du public jeune (en particulier chez les amateurs d'opera seria, j'ai l'impression) et vite tourné en ridicule pour son caractère emprunté ou caricaturalement mode.
(Pour ma part, je ne trouve pas ça très beau, mais c'est toujours mieux que la tête de l'artiste en gros plan.)

↑ Ossia Roland au bain.

↑ Sources probables de l'inspiration de Dame Melania.

↓ Et toute fraîche de cette semaine, plus de vingt ans de constance iconographique, c'est rare !

↓ Ici, l'influence de la statuaire italienne du XVIIIe siècle paraît patente – ci-après, la Pudeur de Corradini pour comparer.

↓ Chez Beauty Farm également, une fois écarté les références décalées à l'iconographie sacrée (cf. chapitre 2), on retrouve sur les pochettes des professionnels de la pose, souvent avec des physiques assez queer et des attitudes peu académiques.

↓ Ou, quelquefois, des références… mais sans lien avec le sujet. (Ici, une pose de tireur d'épine qui, faute de couronne – qui est-ce qui vous a donné une couronne ? –, peine à se relier à l'idée de la Messe.)

↓ D'autres labels aiment les poses étudiées, parfois nues, qui évoquent les Académiques fin XIXe.
(Toute la série Messiaen par Martin Zehn d'Arte Nova emploie des nus féminins.)

↓ Nous nous approchons doucement, dans les profondeurs de cette sélection d'illustrations qui n'ont rien à voir, du côté de celles qui recueillent mon assentiment. C'est parti pour une vaste série tirée des publications nouvelles & rééditions d'Arte Nova, dans les années 2000. Ce que l'on a fait de plus émouvant, à mon gré, en matière de pochette de disque.

↑ Un prêtre ? Une femme à cheveux courts ? … qui marche dans des marais salants, fameuse spécialité brandebourgeoise.

↑ Beau portrait d'artisan – manifestement pas affairé à façonner un violon.

↓ Quelques paysages magnifiés par le noir & blanc. Et surtout beaucoup d'arbres, sous tous leurs aspects ; la série Prokofiev est homogène de ce côté-là.

↓ Racines, branches, rameaux, pousses, bourgeons, fleurs, troncs… ces fragments végétaux sont généreusement représentés, sans que leur aspect semble se relier à la nature du compositeur ou au caractère de sa musique.

↑ Les ramifications de Janáček, pourquoi pas, mais j'y entends davantage chatoyances que frimas. Très belle pochette au demeurant, ça me va très bien !

↑ Bruckner très roots, ça fonctionne plutôt bien.

↓ Il m'a semblé remarquer, également, une dilection pour les motifs en étoile.

↑ (Ne discriminons pas pour autant les ammonites.)

↓ Une certaine dilection également pour les lignes droites, naturelles ou non.

Une partie de la collection magnifie l'architecture traditionnelle :

↑ (Pour ceux qui ne situent pas, ici, façade de Saint-Michel de Lucques, début XIIe, alors que Josquin est un français du XVe, pour ne rien dire de Cabezón, pas davantage italien et encore plus tardif…)

↑ (J'avoue ressentir Bach assez comme cela, particulièrement sombre, sévère et tourmenté.)

↑ De l'architecture néoclassique pour des compositions de l'époque Guerre Froide. Le lien paraît toujours aussi arbitraire – d'autant que la musique de Katzer, certes de ton assez sérieux, ne favorise pas le sentiment de plénitude immobile ni de symétrie.

↓ J'aime énormément la série autour des concertos de Mozart avec le Symphonique de Bamberg dirigé par Beermann (je ne connais pas le pianiste et n'ai pas particulièrement l'intention d'écouter ces disques), chaque volume étant illustré par une porte modeste mais de caractère.
Aucun lien assurément – mais c'est beau.
Je n'ai retenu que quelques-unes des plus touchantes.

↓ Une partie de la série exalte aussi l'architecture du XXe siècle, pas forcément en lien avec la période ou le caractère des œuvres.

↓ Quelques repose-séant.

↓ Toute la série Enescu met en scène des barques !

↓ Objets insolites en nombre.

↑ (Il y aurait pourtant eu des œuvres évoquant la politique, la guerre, la mort, les mathématiques ou simplement les canassons, pour justifier la symbolique de l'échiquier. Mais les concertos de Haydn… ?)

↑ (Petite pensée pour Vitelozzo Tamare qui roule allègrement l'illustration à l'acte III des Gezeichneten.) Mais ne vous emballez pas (ça c'est Carlotta), aucun lien ici, ce sont simplement des lieder.

↑ Subtile désapprobation de l'omniprésence de la Toccata finale de la Cinquième Symphonie.

↓ Quelques consommables çà et là :

↑ (je dis consommable au sens large ; si c'est du blanc de céruse, ne mettez pas ça dans votre corps !)

↓ Et leurs accessoires.

↓ Finissons d'effleurer la surface du fonds Arte Nova avec une belle collection tuyautière :

↓ Et tout particulièrement pour la série « classiques de la modernité » ou « futurisme russe », dont les illustrations sont particulièrement avisées et savoureuses.

↓ Prolongées par quelques autres convergences visuelles autour des cylindres creux.

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À bientôt pour la suite, à savoir l'identité visuelle (étrange) de certaines collections, les manques de respect (vous n'êtes pas prêts), les olé-olé (à un point que vous ne soupçonnez pas), les fantaisies d'artiste (diversement réussies), les compilations douteuses (il y a du choix, à un point difficilement anticipable), les maladresses expressives, les malaises, les rêves, les faussaires !

vendredi 12 septembre 2025

Nouveautés disques #10 (10 septembre 2025) — Lawrence Rose, Pizzetti, Montemezzi, Abel, Campra…


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En audio, sur la chaîne YouTube de CSS, la présentation des nouveautés discographiques écoutées la semaine écoulée.

(Pas de commentaire texte pour cette fois, le but est précisément de gagner du temps pour pouvoir publier sur d'autres sujets un peu plus profonds !)

lundi 8 septembre 2025

Chronologies de Pelléas


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Le décor de Jusseaume (pour la création de 1902) de la scène 3 de l'acte I.

Comme j'ai enfin pu mettre la main sur les dates de compositions de Pelléas, voici l'occasion de continuer d'égrener les dernières trouvailles autour de l'œuvre, tandis que la série vidéo (achevée de mon côté) continuera de s'autopublier tous les samedis jusqu'à mars 2026 — 52 épisodes.
(Oui, oui, il y aura bien une notule-bilan des motifs, mais pas aujourd'hui.)

Cette fois-ci, les chronologies de Pelléas : celle interne à l'histoire (combien de mois s'écoulèrent ?), mais aussi celle de la composition.



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Aquarelle et gouache (1912) de Carlos Schwabe (Hambourg 1866, Avon 1926).
[Acquisition de 2006 numérisée par le Musée d'Art et d'Histoire de la ville de Genève.]



I. Chronologie diégétique

Acte I, scène 1
Point de départ : une forêt, séparée par les mers du Royaume d'Allemonde où se déroule tout le reste du drame.

Acte I, scène 2
Une salle dans le château royal, à Allemonde.
Dans la lettre de Golaud à Pelléas, lue par Geneviève : « Il y a maintenant six mois que je l'ai épousée. »
On peut donc se figurer quelques semaines ou quelques mois entre la rencontre et le moment où Golaud, après l'avoir hébergée dans son pied-à-terre dans le pays lointain, lui propose le mariage. Même hâté, celui-ci ne peut pas non plus avoir lieu dans les deux jours. À cela, on ajoute les quelques jours qui séparent l'écriture de la lettre de sa réception  (pas si nombreux : « le troisième jour qui suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer »).
Disons donc globalement un intervalle d'un an.

Acte I, scène 3
Devant le château.
Indéterminé. Mélisande a déjà été présentée à toute la famille. Ce peut être aussi bien quelques jours que plusieurs mois. Cependant, le fait que le bateau soit « celui qui m'a menée ici » peut laisser penser que la scène se déroule dans un délai court. (Sans garantie néanmoins, ce peut être une route régulière pour les échanges de passagers ou de marchandises, avec les mêmes navires qui vont et viennent.)

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Acte II, scène 1
Une fontaine dans le parc.
Indéterminé. Quelques jours à quelques mois. Mélisande et Pelléas ont commencé à se fréquenter et à jouer ensemble.
« On étouffe aujourd'hui, même à l'ombre des arbres » : c'est l'été.

Acte II, scène 2
Un appartement dans le château.
Quelques heures plus tard. Golaud a été blessé à midi par une foucade de son cheval.

Acte II, scène 3
Devant une grotte.
Une heure plus tard environ, le temps pour Mélisande d'aller solliciter Pelléas et pour tous deux de marcher ou chevaucher à la nuit tombée jusqu'à la grotte – qui ne doit pas être très éloignée, pour permettre de refaire le chemin de nuit. Considérant que le château « regarde la mer » depuis sa tour et sa terrasse, ce peut être à directe proximité.
Les pauvres dorment dans une grotte au bord de la mer, ce qui confirme l'hypothèse été.

Acte II, scène 4
Un appartement dans le château.
Scène supprimée par Debussy, où Arkel défend à Pelléas la visite à la tombe de Marcellus, avant de le lui permettre du bout de ses (vieilles) lèvres : « si vous croyez que c'est du fond de votre vie que ce voyage est exigé, je ne vous interdis pas de l'entreprendre ». Mais Pelléas doit d'abord attendre « quelques semaines ; peut-être quelques jours ». Ce délai est-il courant ou écoulé à l'acte suivant, rien ne le précise.

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Acte III
Supprimée par Debussy également, la scène où Yniold vient jouer auprès de Mélisande, qui est en présence de Pelléas. Ils sont une première fois surpris par Golaud, dans l'obscurité.

Acte III, scène 1
Une des tours du château.
Indéterminé, mais les jeunes gens se tutoient désormais. Un peu de temps a donc passé. [On pourrait aussi se figurer, comme dans le théâtre classique, qu'après être restés tous les deux dans l'obscurité à la scène précédente, le tutoiement ait une signification plus forte…]
Pour autant, le fait que tous les deux puissent rester ainsi « toute la nuit », dit Pelléas, suggère la saison chaude.
Golaud, après les avoir surpris, précise : « il faut qu'on la ménage d'autant plus qu'elle sera peut-être bientôt mère ». L'indication n'est pas très précise en réalité, puisque Golaud était marié six mois avant son retour… la conception a pu avoir lieu n'importe quand depuis son retour ou même avant.

Acte III, scène 2
Les souterrains du château.
Consécutif à la scène de séduction de la tour, on peut imaginer que Golaud donne cette leçon à Pelléas dans les jours qui suivent.

Acte III, scène 3
Une terrasse au sortir des souterrains.
Immédiatement après la scène précédente. La réplique (initialement retenue par Debussy) de Golaud « Quelle belle journée !  Quelle admirable journée pour la moisson ! » confirme la période d'été. Est-ce le même été que pour la scène de la fontaine, ou une année s'est-elle écoulée ?

Acte III, scène 4
Devant le château.
Indéterminé. Dans le texte d'origine de Maeterlinck, quelques éléments évoquent plutôt l'automne, mais ce pourrait tout aussi bien se rapporter à un orage d'été (« il a plu », « le vieux jardinier qui essaie de soulever cet arbre que le vent a jeté en travers du chemin ») et à la cuisson de victuailles (« vois-tu là-bas ces pauvres qui essaient d'allumer un petit feu dans la forêt ? »).

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Acte IV, scène 1
Un corridor dans le château.
Le père de Pelléas « va mieux », nous sommes donc au terme des « semaines » annoncées par Arkel ; cependant, considérant que celui-ci se trompe tout le temps, ce n'est pas complètement certain.
La demande de rendez-vous de Pelléas « Il faut que je te parle ce soir. Te verrai-je ? », acceptée par Mélisande, permet de contenir tout cet acte en une seule journée.

Acte IV, scène 2
Un appartement dans le château.
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

Acte IV, scène 3
Une terrasse du château. (Terrasse où Yniold tente de soulèver une pière parle, depuis le parapet, en tout cas chez Maeterlinck, au berger.)
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

Acte IV, scène 4
Une fontaine dans le parc.
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

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Acte V
Une salle basse dans le château.
Dans cette scène supprimée par Debussy, les servantes parlent, à la façon entrecoupée et elliptique propre à Maeterlinck, du meurtre. La deuxième servante précise : « elle est accouchée il y a trois jours », sans plus de précision sur la distance qui la sépare de sa blessure avant l'accouchement.
La vieille servante, qui se vante d'avoir tout vu la première, annonce aux autres « vous verrez, mes filles ; ce sera pour ce soir », l'ensemble de l'acte se situe donc lui aussi dans une seule journée.

Acte V, scène unique
Un appartement dans le château.
Dans la même journée, donc. Mélisande demande plusieurs fois « alors, c'est l'hiver qui commence ? ». Arkel ne répond pas directement, mais ne la contredit pas ; il s'agit bien sûr d'un symbole de la fin de vie, comme lorsque Mélisande repousse Golaud dans la première scène, lui rétorquant « je commence à avoir froid » (i.e. 'ne venez pas contaminer ma jeunesse avec vos cheveux gris). Pour autant, l'écart entre le badinage estival de l'acte III et leur grand duo d'amour quelques jours plus tôt est congruent avec l'évolution d'une passion sur quelques mois.

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En somme, il n'est pas aisé de dresser un intervalle de temps précis : à part les distances au sein d'une même journée, assez claires, la plupart des écarts temporels sont plutôt mentionnés pour des raisons psychologiques ou symboliques (belle saison, maternité…).

Quelques mois séparent la scène 1 de la scène 2 à l'acte I, mais l'écart entre I,2 et I,3, puis entre l'acte I et II, et entre l'acte II et III, peut varier de quelques jours à quelques années

Le plus logique serait cependant que l'acte II et l'acte III se déroulent le même été, quelques jours ou quelques semaines après le retour de Golaud avec Mélisande à l'acte I ; et que les actes IV et V aient lieu quelques semaines plus tard, à la fin de l'automne, considérant qu'il s'agit d'une passion juvénile qui a l'air plutôt empressée.
L'intrigue couvrirait ainsi, peu ou prou, l'espace de la conception à la naissance de la fille de Mélisande.

On pourrait imaginer quelque chose comme :

I,2 → février
I,3 → mars
II,1,2,3 → une même journée de juin
III,1,2,3 → une même journée d'août
III,4 → quelques jours plus tard
IV,1,2,3,4 → une même journée de début novembre
V → quelques jours plus tard



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Estampe de Jean Donnay (1897-1992) pour le baiser de la fin de l'acte IV.



II. Chronologie compositionnelle

On trouve facilement un peu partout l'information que Debussy a débuté l'écriture de son opéra par l'acte IV scène 4 – le grand duo d'amour –, en commençant par « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps ». En réalité, on peut être un peu plus précis que cela, et les commentaires selon lesquels il aurait tout écrit acte par acte sont exacts dans leur principe, pas dans leur détail.

J'ai donc fouiné un peu dans les monographies, et il n'est pas si évident de trouver l'information, même dans les plus fournies comme Robert Orledge. Heureusement, à partir de la correspondance de Debussy et des dates des manuscrits, David Grayson (auteur de la dernière édition critique du piano-chant, chez Durand) a établi une chronologie claire que je vous résume et simplifie. Si la question vous intéresse, il détaille tout cela dans l'indispensable ouvrage collectif des Cambridge Opera Handbooks consacré à Pelléas et Mélisande – dirigé par Roger Nichols et Richard Langham Smith.

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Découverte littéraire

Bien que la biographie (autorisée) de Louis Laloy indique que Debussy découvre Pelléas (en le lisant) à l'été 1892, Debussy lui-même affirme l'été 1893 dans Pourquoi j'ai écrit Pelléas, et mieux encore, dans ses propres papiers, notant qu'il a acheté et lu Pelléas à cette date.

Dès le début d'août 1893, Debussy écrit à Maeterlinck par l'intermédiaire du poète Henri de Régnier (que vous pouvez entendre mis en musique par Ropartz, notamment) : celui-ci explique que le compositeur sollicite l'autorisation du dramaturge avant de se lancer plus avant. Régnier précise même que de la musique a déjà été écrite !  Maeterlinck, devant les assurances du poète intermédiaire sur la qualité de la musique, donne sa bénédiction par retour de lettre, dès le 8 août.

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Premières esquisses

Un autre ami de Debussy, Robert Godet, nous en dit davantage sur cette musique : avant même d'assister à une représentation de la pièce, Debussy avait, à la seule lecture, immédiatement noté un certain nombre d'idées musicales.

Devinerez-vous lesquelles ?

→ La ligne (de cor) derrière « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps » ;
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→ la première moitié du thème de Mélisande (cinq notes) ; 
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→ le rythme du pas hésitant de Golaud – les fameuses alternances binaire-ternaire syncopées que je détaille abondamment au fil de la série vidéo.
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La première ne deviendra pas un leitmotiv, d'ailleurs, et restera réservée à ce moment (force de la nouveauté de l'aveu !), même si l'idée de sa volute innerve toute la scène – vous aurez l'occasion de vous en faire une idée dans les épisodes 47 et 48, consacrés à la scène 4 de l'acte IV, qui seront diffusés les 21 et 28 février 2026.

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Ordre de composition


IV,4
(le grand duo d'amour)
Fin août 1893 → mai 1895.
Beaucoup de retouches pendant cette longue période, donc, et cela englobe la composition d'autres actes.

Acte I
1, la rencontre
2, l'accueil à Allemonde
3, la terrasse au-dessus du voilier
Décembre 1893 → février 1894.

Acte III
1, le duo de la tour
2, les souterrains
3, la sortie des souterrains
4, violences sur Yniold
Mai à septembre 1894.
Les scènes ont été composées dans l'ordre, de la 1 (achevée en juin) à la 4 – les 2 & 3 achevées en août.

IV,3
(les moutons)
Août 1894.

IV,1-2
(le rendez-vous pris, l'outrage à Mélisande)
Plus incertain, probablement janvier-février 1895.

Acte V
Avril à juin 1895.

Acte II
1, la fontaine
2, Golaud blessé
3, la grotte
Juin à août 1895.

Donc, dans l'ordre : IV (filé sur toute la durée de composition), I, III, V, II.

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Conclusions structurelles

Les actes contigus ne sont pas nécessairement les plus semblables musicalement : le I et le II paraissent avoir des équilibres assez comparables, tandis que le V, plus désolé et univoque, paraît, selon comme on le voit, ou d'un lyrisme déploratoire plus traditionnel, ou d'une sophistication musicale plus tardive. La scène dans les jardins au-dessus de la mer (I,3), les moutons (IV,3), la grotte (II,3), qui paraissent obéir à la même recherche d'aplats d'accompagnements réguliers où tout se joue sur l'ondulation et le scintillement des harmonies, ne sont pas du tout composés dans la même séquence.

J'avais émis l'hypothèse que la variété de l'usage des leitmotive pouvait être liée aux périodes de composition : Debussy reprenant de plus en plus ses propres motifs, ou au contraire s'éloignant de ce procédé de composition.
En réalité, cette chronologie démontre qu'il n'en est rien, et que Claude de France n'en fait décidément qu'à sa guise.

L'acte I et la première moitié de l'acte II (lorsque Golaud s'échauffe à la fin de la scène 2, plus que de la musique dramatique ad hoc, quasiment pas de motifs récurrents) et l'acte V sont les plus riches en motifs transversaux (par opposition aux motifs qui ne sont utilisés qu'à l'intérieur de leur scène, comme en III,1 ou IV,4 par exemple). Or, l'acte I est le premier achevé, tandis que le V et le II sont les derniers écrits.
On ne peut donc pas se dire que Debussy, après avoir posé tous ses motifs, s'est amusé à les faire circuler – ou au contraire qu'il se soit lassé, ait changé de direction… Il a clairement agi selon son sentiment à chaque moment, un peu comme avec l'harmonie en somme : comme ça lui plaît quand ça lui plaît.




Retrouvez toutes les notules autour de Pelléas & Mélisande dans ce chapitre. (Pour les plus anciennes, il faut naviguer en remontant ensuite les mois sur la colonne de droite.)

J'ai encore quelques anecdotes et faits remarquables dans ma besace, outre la nomenclature des motifs à laquelle il faudra s'atteler… des choses à dire sur la mort de Mélisande, ou sur la conception de l'harmonie par Debussy, telle qu'elle transparaît dans ses inénarrables dialogues avec son maître Guiraud…

(Mais pour ne pas vous lasser, je vais continuer d'alterner avec les nouveautés discographiques, les pochettes invraisemblables et le Concile de Trente…)

samedi 6 septembre 2025

Nouveautés disques #9 (6 septembre 2025) — Ukraine, Suède, Pologne, Bosmans, Giacomelli…


Les nouveaux disques qu'on a aimés ces deux dernières semaines, en vidéo :

¶ Pièces pour violoncelle & piano d'Henriëtte Bosmans par Raphael Wallfisch et Ed Spanjaard (le chef, mais cette fois au piano, rare dans des pièces aussi exigeantes digitalement !). Postromantique, mais marquée par Debussy et les décadents ; on avait jusque là plusieurs versions de la Sonate, mais pas des autres pièces pittoresques.

¶ Un opéra seria de Geminiano Giacomelli, sur le sujet-prétexte usé jusqu'à la corde Giulio Cesare in Egitto. Première moitié XVIIIe, plus carré et moins mélancolique que du Haendel, mais brille notamment dans les airs d'héroïsme (« Palpita nel mio petto », « Questa destra »…), qui m'a évoqué l'irrésistible compositeur wallon Jean-Noël Hamal [son].
Direction sage et très cordée de Dantone, comme toujours, mais quelques chanteurs attirent vivement l'intérêt, comme Valerio Contaldo [son] (sorte d'équilibre entre González-Toro et un ténor italien plus verdien) ou Margherita Maria Sala [son], qui peut faire valoir bien des points communs de timbre et d'abattage avec Lucile Richardot [notule].
Le résultat est particulièrement délectable si vous êtes prêt à endurer le genre très spécifique du seria.

Et puis trois doubles-albums « nationaux » puisés dans le fonds Naxos, qui réussissent bien mieux que l'anthologie italienne (assez plat, ni grands airs d'opéra ni belles symphonies XXe s. du fonds La Vecchia, comme Alfano, Casella ou Respighi, pourtant un extraordinaire ensemble de raretés remarquablement jouées et enregistrées par le label !) ou espagnole (une caricature, énormément de musique de guitare, là encore le label a bien mieux en rayon, de la Renaissance au XXe siècle plus expérimental).

Ukraine : les grands compositeurs nationaux comme Bortniansky (l'ancêtre issu de la Triade d'Or, ici pour ses hymnes chérubiniques dans une très belle interprétation de l'Ensemble… Cherubim), les romantiques nationaux Kossenko,  les romantiques Liatochinsky (Lyatoshynsky), Glière, l'incontournable Leontovych (Shchedryk, le fameux « Carol of Bells), le pionner des abstractions Roslavets (originaire de la région de Poltava), le jazzy Kapustin (tout son catalogue de piano semble une transcription formelle de sets !), le symphoniste soviétique Stankovych (la Deuxième vaut n'importe laquelle des Chosta, à mon avis), le chef-compositeur Markevitch, le lyrique Skoryk, et les vivants Silvestrov (très étale et consonant) et Poleva (championne de l'immobilité en nappes), avec la petite touche d'insolence en sus – Prokofiev (pas de tubes, d'ailleurs), né en Russie, mais dans une région qui appartient désormais et pour la première fois de son histoire à l'Ukraine (je ne sais si c'est par manque de connaissance ou un volontaire joli pied-de-nez, d'autant que ce doit être assez profondément à l'Est de la zone actuellement occupée de l'Ukraine, et donc une portion qui a de grandes probabilités de ne jamais revenir à son propriétaire légal).
    Un très bel ensemble donc, et même si j'aurais sans nul doute inclus d'autres noms comme les compositeurs lyriques Hulak-Artemovskiy et Lysenko, le chambriste romantique Youferov, le pianiste futuriste radical Leo Ornstein, le symboliste Akimenko, le compositeur hollywoodien Tiomkin et, quitte à faire dans l'appropriation culturelle, plutôt Kalinnikov (russe, mais mort à Odessa, alors ce n'est pas plus absurde) que Prokofiev.
    Vous pouvez en retrouver davantage dans la série Panorama de la musique ukrainienne, en notule, en podcast et en vidéo.

Suède : ici aussi, les grandes figures nationales, Berwald, Alfvén, Stenhammar, (Oskar) Lindberg, Atterberg, Peterson-Berger, (Lars-Erik) Larsson… et quelques autres moins célèbres comme Aulin (excellent choix de ses Aquarelles, ce que je préfère de lui), Fernström, Frumerie, Rosenberg, Wirén (très bon choix aussi avec un bout de quatuor), voire de beaucoup plus confidentiels, comme (Johan Helmich) Roman, Eggert, (Svante) Pettersson, Åhlén
    Je remarque une dominante plutôt du côté de jolis élans mélodiques : pas d'extraits d'opéras dramatiques de Brendler, ÖlanderPeterson-Berger ou Stenhammar (je crois avoir mentionné par erreur Alfvén au lieu de Stenhammar dans la vidéo), ni de grands mouvements symphoniques ambitieux comme les symphonies préromantiques de (Joseph Martin) Kraus, le premier mouvement de la 3 ou le final de la 4 d'Alfvén, ni, étrangement, de (Magnus) Lindberg, le compositeur suédois vivant le plus joué j'imagine, mais plutôt des rhapsodies, des suites, des choses qui s'écoutent facilement en dépareillé – pas nécessairement le sel de l'esprit de la nation. Il faut dire aussi que la sélection se limite nécessairement à des publications Naxos préexistantes et, de tout ce que j'ai souhaité, il ne doit y avoir que les symphonies d'Alfvén (et probablement de Kraus ?) qui soient déjà au catalogue du label !  Pour découvrir ces opéras, vous pouvez consulter la notule concernée et en parcourir la playlist chronologique.
    En dépit de ces minuscules réserves, uniquement de très belles œuvres, avec des caractères variés… ça donne envie d'approfondir – et il le faut, car ce n'est même pas le meilleur !

Pologne : à nouveau une sélection judicieuse, croisant les classiques incontournables et quelques figures importantes et méconnues. Chopin bien sûr, avec la sélection avisée de la plus entraînante de toutes ses mazurkas (Op.7 n°1), et la mise en valeur du legs d'Idil Biret – omniprésente dans le catalogue Naxos des années 90, de Chopin à Ligeti… je n'aimais pas trop à l'époque le son un peu dur et le peu de pédale, mais aujourd'hui, je révère la clarté hors du commun de son jeu, qui fait entendre toutes les articulations musicales avec une précision et une présence exceptionnelles. Pour les autres célébrités, le pianiste-président Paderewski, ou le sophistiqué Szymanowski (qui peut moduler plusieurs fois par mesure).
Chez les romantiques, le grand compositeur national Moniuszko, que les Polonais décrivent parfois comme leur Verdi à eux (mais dont le langage est en réalité extrêment proche… d'Auber !) Karłowicz, surtout connu pour ses mélodies, les compositeurs-virtuoses Wieniawski (violon) et Moszkowski (piano), le postchopinien (Xaver) Scharwenka, le très direct et roboratif Waghalter… Et puis deux de mes chouchous, Noskowski (d'un romantisme généreux et structuré, sorte de pendant continental à Alfvén… mais présent dans de petites pièces plutôt que par son Troisième Quatuor ou sa Troisième Symphonie, ses chefs-d'œuvre, jamais enregistrés par le label) et Żeleński, davantage célèbre pour ses opéras (Goplana, marqué par l'opéra fantastique allemand et le grand opéra à la française).
Pour le XXe siècle, on a trois œuvres de Bacewicz (la plus représentée de l'anthologie avec Chopin !) qui fait des séances de musique clandestines sous l'occupation nazie. Son Quatuor pour quatre violons n'est pas présent, mais le Quatuor à cordes n°4 reste l'un de ses plus ambitieux, un très bon choix. Weinberg également – je l'associais, style aidant, à un soviétisme davantage russe, vu qu'on m'avait raconté, il y a longtemps, qu'on le transcrivait en français plutôt « Vainberg » (ce qui n'a pas grand sens depuis le polonais qui s'écrit déjà en alphabet latin…) ; je le ressens comme un Chostakovitch attiédi, mais je ne désespère pas de voir la lumière un jour – il paraît que La Passagère, en salle, fait un effet monstre (ça m'a peu touché au disque). Et bien sûr les superstars du milieu du siècle : Lutosławski, Penderecki, Górecki… la transition entre le Presto de la suite de danses de Górecki (un thème cyclique très entraînant) et le Thrène aux victimes d'Hiroshima est osée, et abrupte !  Je les respecte d'avoir inclus une œuvre aussi intense dans une anthologie destinée à donner envie.
Et même en prime quelques compositeurs que je suis incapable de me rappeler de la musique (voire, pour certains, de toute mention), comme Przybylski, Zarzycki, Lipinski ou Badarzewska-Baranowska !  Quant à Paul Kletzki, je ne savais pas qu'il était aussi compositeur – je ne connaissais que ses enregistrements comme chef, notamment le fameux Chant de la Terre avec Fischer-Dieskau, une des rares versions pour baryton qui existait avant la mode récente.
Un bel ensemble, donc, qui donne envie ! À part Nowowiejski et Sienkiewicz, je ne vois spontanément pas beaucoup de noms que j'aurais absolument voulu inclure en plus de ceux-là – il y en a probablement, mais je ne pense pas à eux en ce moment.

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Comme le commentaire de tous ces compositeurs était un peu long, j'ai regroupé le reste des parutions dans une seconde vidéo.

Parmi les autres choses intéressantes, quoique moins prioritaires (dans l'ordre de la vidéo, qui est en réalité mon ordre d'écoute et pas un ordre logique ni une hiérarchisation en quelque façon) :
→ chœurs sacrés de Florence Price, où l'on sent les parentés avec le gospel ;
→ musique sacrée de Merula (XVIIe s.), davantage enregistré pour sa musique instrumentale ;
→ suites de viole à la française de Telemann ;
→ quintettes piano-cordes de Frank Martin et Viktor Ullmann, bien moins idiosyncrasiques ici que dans leurs œuvres majeures ;
→ un bouquet de mélodies Belle époque rares par Adèle Charvet et Florian Caroubi (dont du Xavier Leroux, immortel auteur du Chemineau et d'un cycle de mélodies sur des gravures de Fragonard, compositeur absent du legs discographique), mais malgré le grand talent de la chanteuse, que j'avais suivie avec beaucoup de plaisir pendant ses études au CNSM, la nature même de la technique est contraire à l'entreprise : on comprend mal ce qui est chanté, et l'émission totalement en bouche empêche les changements de couleur, gêne la mobilité expressive. Le programme est passionnant, mais j'ai vraiment eu du mal à finir l'écoute, et je n'y reviendrai probablement pas. Très belle entreprise néanmoins dans son projet ;
→ une nouvelle intégrale des Nocturnes de Chopin par Tom Hicks, très réussie – pourquoi la mentionner ?  Parce que je le suis de près depuis son disque mêlant la formidable sonate d'Ireland à celle de Liszt, que j'ai rarement entendu aussi bien jouée… ;
→ un peu de Durosoir violon-piano à la fin d'un disque (« Resonance ») de quintettes (Farrenc, dont j'aime mieux la version Sextuor à cordes, et le très rebattu Schumann) par Despax & Piatti SQ. Ce n'est pas majeur, mais on a si peu de Durosoir, ce doit être seulement la seconde fois que ces pièces sont enregistrées…

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Et puis, parce que vous n'êtes là que pour le meurtre et le sang, ce que je n'ai pas particulièrement aimé dans la sélection (j'ai déjà dit un peu de mal précédemment, cela dit) :

♠ la série des Composer's Notebook de Shor : Naxos en publié en abondance cette année… et ce sont des pièces très consonantes et filmiques, qui évoquent des sujets pourtant tangibles, comme la série des Livres sur mes étagères, mais peu caractérisées. (Dans ce genre, Derek Bourgeois a beaucoup plus de personnalité et de qualités d'évocation visuelle !) ;

♠ les Symphonies 1 & 3 de Chostakovitch par John Storgårds, le BBC Philharmonic et le Hallé Choir. J'en nourrissais de grands espoirs : au fil des années, les symphonies de Chostakovitch – qui n'ont jamais été le cœur de mes écoutes – me laissent de plus en plus perplexe ; je pense qu'il me manque, chez elles, ce qui fait le sel de musique, à savoir la superposition d'informations, d'états simultanés… or, dans ses symphonies, Chosta fonctionne beaucoup par grands aplats, ou par solos isolés, impressionnants, mais sans beaucoup d'arrières-plans. J'ai débuté (comme tout le monde) par la Cinquième, tout de même très belle, avec son Largo désolé et paradoxalement lumineux, et bien sûr son final hautement roboratif (double sens ou pas, ça fait toujours plaisir à entendre), et puis j'ai étendu progressivement mon parcours en apprenant à apprécier la 14, la 10, la 1, la 4… Mais, au fil des années, tout a régressé, et je ne parviens plus à me laisser attraper que la 5, je crois (et je ne l'écoute presque plus qu'à l'occasion du concert).
    Fort, donc, de l'impression favorable de mes dernières écoutes de la 1, et de ma faible pratique de la 3, chorale de surcroît, j'avais toute confiance en Storgårds pour produire, au minimum, un enregistrement dont je pourrais faire l'éloge. Les prises de son du BBC Philharmonic éditées par Chandos conservent la personnalité réverbérée du label, mais sans rien de nébuleux, bien au contraire : des coloris très vifs, les articulations bien audibles, le grandiose de la réverbération en sus.
    Las !  Je n'ai pas été saisi, même pas par la Première que j'aime bien d'ordinaire. Et surtout, le Hallé Choir… Grand orchestre, certes, mais chœur très audiblement amateur… on entend les ténors pousser leur voix naturelle, le timbre est plat et souvent terne, je suis impressionné qu'on ait laissé passer un disque de ce niveau avec un chœur aussi limité… et ça gâche vraiment l'expérience – par charité chrétienne ou par camaraderie internationaliste, je ne dirai rien de l'état du russe. Je ne puis donc même pas le recommander à ceux qui aiment Chostakovitch, vu l'état du chœur. (De toute façon, la discographie déborde déjà de belles propositions.)

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Vu la longueur des commentaires, je n'ai pas opéré le rélevé des autres disques pas encore écoutés, il faudra attendre la prochaine livraison !

vendredi 5 septembre 2025

Leipzig-Nelsons : son d'orchestre, Mendelssohn dramatique & la magie Gerhaher


3 septembre 2025.
Mendelssohn, Symphonie n°5.
Brahms, Ein Deutsches Requiem.
Julia Kleiter, Christian Gerhaher, Chœur de l'Orchestre de Paris.
Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Andris Nelsons.

La rentrée à la Philharmonie se fait en juxtaposant les orchestres invités très prestigieux : Gewandhausorchester Leipzig (x2), Berliner Philharmoniker, Teatro alla Scala.

Comme ce sont essentiellement des œuvres vues et revues, je me suis simplement octroyé une petite gourmandise après deux mois sans orchestre, avec deux doudous personnels : Mendelssohn 5 et le Deutsches Requiem (avec Gerhaher de surcroît !).

Je n'ai jamais pu faire le deuil du Nelsons que j'ai « connu » au tout début de sa carrière internationale, lorsqu'il dirigeait encore des Vaisseau fantôme à Riga et que, très vite, il fut invité à Bayreuth pour Lohengrin. Lyrisme évident, élan dramatique, il était immédiatement séduisant et persuasif.
Et je n'ai jamais compris non seulement son choix de ne quasiment plus diriger que de la musique symphonique pure, mais surtout l'acharnement des plus grands orchestres à se l'arracher – alors que les résultats, en salle comme au disque, sont assez tièdes. (Et cet avis semble partagé par une vaste part des mélomanes.)

Pourtant.


L'orchestre

¶ D'abord, quelle émotion de réentendre un orchestre symphonique après deux mois d'interruption complète, sans un seul concert ! L'espacement des prises a fait du bien, et je retrouve le frisson de l'insolite et du beau.

¶ Disposition atypique : contrebasses tout à gauche, et de gauche à droite violons I, violoncelles, altos, violons II.

¶ Le son de Leipzig est toujours très singulier – ce qui n'est plus beaucoup le cas à l'échelle du monde, vu la circulation des artistes, y compris durant leur formation, des professeurs et des chefs d'orchestre –, avec ses cordes très sombres — et même les contrebasses les plus profondes que je connaisse ! Pour autant, au sein de cette couleur, les violons ont une véritable résonance brillante, comme s'ils jouaient des cordes à vide. (Seuls les meilleurs savent faire ça, on peut le rencontrer chez le Quatuor Brodsky ou chez l'Orchestre du Festival de Budapest, notamment.)
Les cors eux aussi adoptent cette couleur mate et ténébreuse, pas du tout la limpidité de la plupart des autres cors allemands, ou le brillant des cors américains, par exemple. J'aime beaucoup, dans la symphonie allemande (ils ont déjà donné la Troisième de Schumann à la Philharmonie, par exemple), cela procure une homogénéité de son très appréciable, d'autant plus que…

¶ … je suis frappé par l'audibilité de chaque pupitre. On peut entendre, à chaque instant, n'importe quelle partie, c'est assez miraculeux – et très stimulant intellectuellement, on voudrait que ce soit toujours le cas !

¶ Il me semble que le son des bois a un peu changé, je me rappelais pas de sons aussi « champêtres » et crus – la flûte solo est même à la limite de l'agréable, tant elle est capiteuse ! Le contraste avec les cordes et les cuivres est frappant, mais produit un relief très intéressant. Voilà un son d'orchestre qui ne manque pas de caractère !


Conception mendelssohnienne

¶ Je redoutais par-dessus tout la tiédeur et l'ennui ; il n'en fut rien. Nelsons ne fait aucune reprise chez Mendelssohn (ni dans l'exposition du I, ni dans le scherzo), ce qui est dommage vu la qualité de la musique, mais accentue ses choix : direction extrêmement vive (je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu ces quatre mouvements joués aussi vite, y compris séparément !), et attitude très dramatique, dans une ambiance d'ouverture d'opéra de Weber / Ries / Marschner / Loewe / Bruch.
C'est inattendu, dans une œuvre écrite pour des célébrations luthériennes (où elle ne fut jamais jouée), et traversée par des thèmes liturgiques (Amen de Dresde dans l'introduction du I, et bien sûr les variations sur Ein feste Burg ist unser Gott dans le IV), mais fonctionne extrêmement bien avec l'écriture de Mendelssohn, qui tient sans cesse la tension et se renouvelle en épisodes toujours très densément inspirés et singuliers.

¶ J'aurais dû détester les choix de phrasés, très césurés — typiquement, les énormes respirations avant les pianissimi, les effets de messa di voce symphonique, etc. Mais je trouve que, dans ce cadre très dramatique et avec un orchestre aux timbres aussi poétiques, tout cela fonctionne très bien – et ce n'est pas non plus systématique.

J'ai donc adoré cette symphonie de Mendelssohn, qui m'a à la fois ébloui instrumentalement, convaincu par son intensité dramatique et tout simplement touché au cœur – la plus belle musique qui soit, interprétée avec autant de flamme.
Une communion très inattendue avec Nelsons à la baguette, c'est la première fois pour moi !


Gerhaher superstar

¶ J'ai moins à dire sur le Deutsches Requiem. Sans doute, déjà, parce que je l'ai beaucoup entendu en salle ces dernières années, avec gourmandise et dans de grandes lectures — Noseda avec l'Orchestre de Paris, qui en faisait une grande fresque dramatique qui tenait presque du Requiem de Verdi, absolument ébouriffante, avec un Chœur de l'Orchestre de Paris à son sommet de séduction timbrale et d'engagement discursif ; ou, la saison dernière, sur crincrins et pouêt-pouêts avec le miraculeux Chœur Pygmalion.
Pour Leipzig, donc, on devinait les mêmes beautés à l'orchestre qu'en première partie, mais l'approche interprétative en était globalement beaucoup plus égale et lisse (plus nelsonsisante, en somme), et le grand effectif du chœur couvrait largement les timbres orchestraux. J'ai par exemple trouvé le traitement des fugues assez linéaire et égal, pas tout à fait au niveau de leur potentiel rhétorique.

¶ Je remarque tout de même, au passage, la parenté entre la clausule du II et les arpèges cordés du final de la symphonie de Mendelssohn : on voit que certains gestes orchestraux ont été transmis à la génération suivante !

Le Chœur de l'Orchestre de Paris se manifeste toujours par son soin linguistique : très beau travail sur la qualité des voyelles – et surtout la synchronisation des consonnes, vraiment bien ouéje ! –, un timbre qui a la transparence des voix d'amateurs mais une rigueur musicale qui a celle des pros.
Je remarque néanmoins, depuis quelques années, soit une hausse de mon exigence (ce qui est très possible), soit une baisse de la qualité : je trouve la diction parfois moins précise (très bien dans la première partie a cappella, moins dans les fugues) et le timbre s'est un peu dégradé. Quelquefois les voyelles « s'effondrent », comme s'il y avait un trou dans le timbre, et dans l'ensemble les timbres féminins m'ont paru de moindre qualité, en particulier les sopranos, un peu crus, moins juvéniles / transparents.

Julia Kleiter toujours singulière, avec son émission très pharyngée, qui trouve ici un très bel équilibre en l'affliction et la lumière, avec une émission plus large que ce qui est la coutume dans cet air.

¶ Et Christian Gerhaher toujours suprême… c'est, je crois, le seul chanteur qui sache à ce point varier à loisir son émission selon le besoin expressif. Avec formant (« voix d'opéra ») ou sans format (« émission naturelle »), avec métal ou sans métal, avec vibrato ou sans vibrato, plus ou moins nasal ou en bouche… C'est très impressionnant, quasiment miraculeux — en plus de la beauté du timbre et de la précision de l'expression. Un des très rares chanteurs à ne pas négocier ses voyelles pour ménager sa couverture vocale : les voyelles sont telles qu'elles doivent être, pas trafiquées, et même volontiers ouvertes (quoique couvertes) si nécessaire.
La projection est remarquable, on l'entend très bien même du fond et du haut de la Philharmonie, où l'acoustique est pourtant très difficile ; il faut dire qu'il utilise (très raisonnablement et joliment) son nez pour faire résonner le son, forcément on l'entend mieux que la norme des voix lyriques d'aujourd'hui. (Ne me relancez pas là-dessus s'il vous plaît.)

Je dois avouer m'être un peu moins passionné pour cette seconde partie : œuvre entendue il y a peu, conception un peu sage. Il y a des jours où Denn alles Fleisch me transporte et d'autres où il m'agace par ses répétitions ; de même, Selig sind, die das Leid tragen peut me magnétiser ou me laisser tranquillement me chauffer. Ce fut à chaque fois un pas très bon soir pour mon adhésion. J'ai même laissé un peu couler Selig sind die Toten en étant ailleurs, pas facile de se concentrer après une journée très dense (beaucoup de travail, de transports, et j'ai couru lire des trucs à Tolbiac entre la fin de ma journée et le début du concert), pour le mouvement le moins inspiré de l'œuvre et dans une interprétation particulièrement pudique.

Les moments où l'orchestre émergeait révélaient de réelles beautés, ce qui pose à nouveau la question de l'intérêt d'œuvres à effectifs pléthoriques où l'on n'entend pas bien ce qui se passe…


J'aurai le temps de me remettre un peu et de ne pas me saturer, pas de concert prévu pendant trois semaines. Et priorité aux raretés. Cette fois, c'était le petit bonbon de rentrée, une très belle réussite qui m'a permis de renouer avec le Nelsons perdu et l'émotion du concert symphonique.


mardi 2 septembre 2025

Frontispice


Pour information, la barre en haut du site a été rénovée, et redirige vers des branches actives de Carnets sur sol : versant disques, versant concerts, versant promenades, agenda, vidéos, podcasts et linktree récapitulatif…

(Ce sera plus simple que d'effectuer à chaque fois des renvois vers les lieux concernés.)

[actu] Esa-Pekka SALONEN nommé chef principal de l'Orchestre de Paris



Cliquez sur l'image pour ses références, je n'arrive plus à accéder au site ce soir pour vous l'écrire ici…


Notulette plutôt à destination des mélomanes franciliens à tendance concertivore : nomination – dès longtemps pressentie mais révélée ce soir – d'Esa-Pekka Salonen comme « chef principal » de l'Orchestre de Paris, de 2027 à 2032.

Un entretien avec Christian Merlin dans Le Figaro donne quelques premières infos. 

Comme ce n'est pas en accès libre, je vous dis ce que j'en retiens.

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Chef principal et non directeur musical — il programmera évidemment ses concerts, et délèguera manifestement les tâches administratives, mais est-ce qu'il programmera aussi le reste de la saison, choisira les chefs invités ?  On peut imaginer qu'il contribuera, mais je ne sais pas jusqu'à quel point.

¶ Double casquette d'ailleurs :
     → « titulaire de la toute première chaire création et innovation de la Philharmonie de Paris »
     → « Salonen sera sollicité pour son expérience de la transmission, du dialogue entre les arts, des nouvelles technologies, dans une perspective pluridisciplinaire axée sur la diversité. »
     → « Mes plus beaux souvenirs sont ceux de collaborations avec des artistes issus d’autres formes d’expression »
Ça reste obscur. Des gadgets ponctuels, ou toute une réflexion sur un format de concert différent, ce que nous avait initialement promis le projet de la Philharmonie ?

¶ Présence pour « huit semaines minimum par saison, auxquelles s’ajoutent des projets exceptionnels, comme un festival, et les tournées internationales ».
Donc ça fait 4 programmes + des projets isolés et des tournées, ce qui n'est pas énorme en soi (sauf si les projets sont réguliers et ambitieux), mais pas non plus indécent.

¶ Côté répertoire, Salonen ne mentionne qu'une intégrale des symphonies de Beethoven, et Merlin précise qu'il y aura du Mahler, Bartók et Dutilleux. Bon. C'est pas l'audace au pouvoir, mais par définition, les pièces susceptibles de m'intéresser sont celles qui n'apparaîtront jamais dans un résumé !

¶ C'est en tout cas, sur le plan interprétatif, une très bonne nouvelle, Salonen (dont je ne suis pas un inconditionnel, ce peut être très lisse et froid) est souvent une très bonne association avec cet orchestre – souvenir d'une Troisième de Mahler hors du commun, d'une Turangalîla folle, ou de belles soirées avec sa propre musique… –, avec des qualités d'articulation, d'étagement et de progression assez impressionnantes dans ses bons soirs.
C'est par ailleurs un chef que l'orchestre respecte, ce qui évitera les conflits ou la mauvaise humeur qui se ressentent dans l'exécution musicale — pas trop ces dernières années je trouve, mais c'est peut-être juste qu'avec l'expérience je choisis les bonnes associations chefs-orchestre ?

¶ Pour finir, j'aime beaucoup cet aveu :
« Cela a toujours été un très bon orchestre, mais ils ont acquis quelque chose qu’ils n’ont pas toujours eu : ils sont concentrés sur le but à atteindre, il n’y a pas besoin de jouer au maître d’école. »
(Sous-entendu qu'avant, du temps d'Aïche et Cazalet…)

lundi 1 septembre 2025

[Enquête] — Le Concile de Trente a-t-il interdit la polyphonie ? – I – Décrets du Concile (1-6)



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Le contenu de la playlist s'éclairera au fil de votre lecture, mais il sera aussi commenté dans le dernier épisode.

N'hésitez pas à cliquer sur les liens, ils renvoient pour la plupart vers des exemples musicaux qui permettent d'incarner davantage les notions techniques.



1. La légende de Trente


Si vous vous intéressez de façon un peu générale à l'histoire de la musique occidentale, il est probable que vous ayez entendu l'une de ces affirmations à propos du Concile de Trente :


¶ le Concile de Trente a réprouvé l'usage de la polyphonie vocale ;

¶ le Concile de Trente a autorisé ou encouragé l'usage de la tierce et de la sixte.


Il y a quelques jours encore, une source dont j'estime la passion et le sérieux me l'affirmait à nouveau.

Or, pour avoir quelquefois lu des textes normatifs ecclésiastiques, je doutais fortement qu'on descendît si près d'un sujet si technique – quand les motivations sont d'ordre mystique ou politique. Je l'affirmai sur le moment – et l'on me crut –, mais j'étais très fâché de ne pas pouvoir le prouver positivement par des connaissances précises ; une déduction peut vite être prise en défaut lorsqu'on n'a pas la science !

Et, quoique peu porté sur la musique de la Renaissance, je ne voyais que de bonnes raisons de m'instruire sur ce moment de pivot assez fondamental dans l'histoire des idées (et donc des arts) en Europe.

Aussi, après un passage dans les bibliothèques de recherche de Richelieu et Tolbiac, je reviens les bras chargés d'explications circonstanciées.



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2. La polyphonie ?

Pour qu'on soit tous d'accord sur ce dont on parle, et que la suite soit plus claire, je rappelle les principes ; j'imagine que les lecteurs de CSS sont largement au courant, mais l'idée est que cette notule puisse être lue, si nécessaire, sans connaissances préalables.

La polyphonie Renaissance utilise, pour la musique sacrée comme pour la musique profane (savante, car il existait bien sûr des chansons simples), plusieurs voix qui se superposent et s'entrelacent en décalé, ce qui crée un sentiment de profusion jubilatoire mais rend le texte difficile à comprendre. On parle aussi de contrepoint pour désigner la technique de composition qui permet de superposer plusieurs voix sans faire n'importe quoi – dans le langage courant, contrepoint (la technique de composition) et polyphonie (le fait d'avoir plusieurs voix ou la pièce de musique qui en résulte) sont à peu près synonymes.

Leur opposé est la monodie, à savoir : une simple mélodie accompagnée. L'approche monodique de la musique vocale, notamment sous l'influence du Concile de Trente, va s'épanouir à nouveau dans le style « baroque » aux XVIIe et XVIIIe siècles.

On révise : lequel est lequel ?


(Contrairement à ce que peuvent laisser supposer mes exemples facétieux, non, il ne suffit pas de déduire « c'est moche, c'est de la polyphonie ». Soyez attentifs un peu.)



3. La tierce et la sixte


La tierce et la sixte sont des intervalles, c'est-à-dire des distances entre notes. Si vous numérotez les 7 notes d'une gamme, la tierce désigne la distance entre les notes n°1 et n°3, la sixte entre les notes n°1 et n°6. Et lorsqu'on les joue ensemble, ça produit aussi une tierce ou une sixte. Logique.

Pour le dire sans passer par une théorie complète de la musique occidentale : au Moyen Âge, on utilisait plutôt des accords fondés sur les quartes et les quintes (ou consonances parfaites, des consonances qu'on décrirait comme plus « dures ») que sur les tierces et les sixtes (ou consonances imparfaites, plus moelleuses à nos oreilles). La musique que nous écoutons couramment, à savoir tout le « classique » post-1600, les chansons du XXe siècle, les musiques de cinéma, sont fondées sur des accords en tierces – et quand on change les notes d'ordre, ça donne des sixtes, voilà, vous savez tout.

Le Concile de Trente a lieu à une époque où l'usage des tierces et sixtes devient à la mode (dans les accords forts ; ailleurs c'était déjà en usage), et c'est le moment où va se préparer l'harmonie tonale, c'est-à-dire le système d'enchaînements d'accords que nous utilisons toujours aujourd'hui lorsqu'on accompagne un morceau à la guitare ou qu'on joue un thème de film sur son piano. On cite généralement Palestrina, dont on va reparler plus loin, comme une figure proéminente qui adapte l'esthétique de la polyphonie Renaissance avec ces nouveaux intervalles, préparant la nouvelle ère à venir.


♦ Exemple de musique qui favorise les consonances de quarte et de quinte : Sederunt principes de Perotin.

♦ Exemple de musique qui favorise les consonances de tierce et de sixte : Te souviens-tu ?, une chanson de Béranger sur un timbre de Joseph-Denis Doche.


D'une manière générale, on peut dire qu'on se situe à un moment charnière, où le goût pour les voix multiples superposées d'une part, le langage harmonique d'autre part (l'enchaînement des accords, les enchaînements qui constituent une tension et ceux qui constituent une détente), vont profondément changer. La question est : le Concile a-t-il lui-même émis des recommandations en faveur de la suppression des voix multiples et du changement des règles de belle consonance dans les accords ?



4. La mission

Prouver l'existence de recommandations est une chose ; prouver son absence est méthodologiquement plus périlleux.

Mais j'avais déjà pris beaucoup de plaisir à le faire, en utilisant essentiellement des sources primaires (toujours plus fiable, quand elles ne sont pas trop lacunaires, allusives ou distantes culturellement), à propos de God Save the King, musique composée par LULLY pour la fistule anale de Louis XIV puis volée par Haendel pour en faire l'hymne anglais. Il faudra que je prenne le temps de reporter l'enquête sur Carnets sur sol, mais en attendant, elle figure toujours sur Twitter et en podcast (1,2,3).

L'affirmation sur la polyphonie vocale m'était familière – et paraît cohérente avec l'infléchissement moins mélismatique du baroque et plus encore avec le développement de la monodie au XVIIe siècle. Celle sur la tierce et la sixte ressemblait à un solide raccourci, prenant une évolution de longue durée pour la conséquence d'une intervention directe des autorités religieuses à un degré de détail qui paraît non seulement peu accessible au cardinal du rang, mais surtout peu en rapport avec les enjeux du culte et de la foi.

Mon but : vérifier s'il existe une possibilité que le sujet des intervalles ait été abordé (j'avais affirmé par principe sa haute improbabilité, mais ne disposais pas de source) ; étayer ou infirmer notre perception commune (mes interlocuteurs et moi) de l'intervention ecclésiastique sur la question de la polyphonie (était-ce au Concile ?  dans quelle mesure ?).



trente_richelieu.jpg abbé chanut



5. Sources primaires

Mon premier réflexe a été de me plonger dans le texte même du Concile ; une façon simple de vérifier si les mentions existent ou non.

Les parties qui traitent de la musique – on trouve facilement cette information sur les tables des matières du Concile en ligne, et une recherche en plein texte « musique » le confirme – sont les sessions 22, 24 et 25 (les dernières !) du Concile. Déjà, on perçoit que ce n'était pas le sujet le plus brûlant, étant traité en dernier et dans des chapitres qui n'en devisent pas prioritairement : 22 (« doctrine touchant la messe »), 24 (« doctrine touchant le sacrement du mariage ») et 25  (« Décret touchant le purgatoire », « Décret de réformation touchant les réguliers », « Décret pour le jour suivant »).

Le mot « musique » n'apparaît même que dans la session 22 :
En second lieu, pour éviter l'irrévérence, ils défendront chacun dans leurs Dioceses, de laisser dire la Messe à aucun Prestre vagabond & inconnu ; ils ne permettront non plus à aucun, qui soit publiquement, & notoirement prévenu de crime, ni de servir au Saint Autel, ni d'estre présent aux Saints Mysteres ; Et ne souffriront que le Saint Sacrifice soit offert par quelques Prestres que ce soit, Séculiers, ou Réguliers, dans des maisons particulieres, ni aucunement hors de l'Eglise & des Chappelles dédiées uniquement au Service divin, & qui seront pour cela désignées, & visitées par les mesmes Ordinaires ; & à condition encore que ceux qui y assisteront, feront connoistre, par leur modestie & leur maintien extérieur, qu'ils sont présens non-seulement de corps, mais aussi d'esprit & de cœur, dans une sainte attention. Ils banniront aussi de leurs Eglises toutes sortes de Musiques, dans lesquelles, soit sur l'Orgue, ou dans le simple Chant, il se mesle quelque chose de lascif, ou d'impur ; aussi-bien que toutes les actions profanes, discours & entretiens vains, & d'affaires du siecle, promenades, bruits, clameurs ; afin que la Maison de Dieu puisse paroistre, & estre dite véritablement une Maison d'Oraison. [référence à Matt. 21:13]

C'est court.

Dans le canon 8 de cette même session, on affirme la primauté du verbe sur les fanfreluches musicales :
Toute la musique exécutée dans l’Église ne devrait pas être composée pour le vain plaisir de l’ouïe, mais de manière que les paroles puissent être perçues de tous, en sorte que les fidèles soient amenés à l’harmonie céleste…

En fouinant bien dans les deux autres entrées, on rencontre quelques fragments du même esprit.

Dans la session 24 (chapitre XII, sur les « qualitez de ceux qui doivent eſtre promeûs aux Dignitez & Canonicats des Cathedrales » – tout en vérifiant de loin en loin dans le texte latin pour éviter les mauvaises surprises, j'utilise la traduction de l'abbé Chanut) :
Ils seront de même tous contraints & obligés de remplir leurs propres fonctions dans le Service divin, en personne, & non par des Substitus ; ensemble d'assister, et de servir l'Évêque, quand il dira la Messe, ou officiera Pontificalement ; & de chanter respectueusement, distinctement, & dévotement les louanges de Dieu, dans le Chœur, qui est destiné à célébrer son nom, en Hymnes, & en Cantiques Spirituels.

Dans la session 25, dévolue à la question des Moines et moniales, une minorité avait introduit le texte suivant (car oui, se faire remplacer à l'office était manifestement monnaie courante y compris dans le clergé régulier !) :
Les moniales doivent célébrer l'office divin à haute voix, et non le faire faire par des gens payés à cet effet ; et, pendant le sacrifice de la messe, elles doivent chanter en alternance avec ce que le chœur a coutume de chanter. Elles ne doivent pas usurper le rôle du diacre ou du sous-diacre dans la lecture du Saint-Evangile, de la Lettre canonique ou d'un autre texte sacré. Elles doivent s'abstenir de cette modulation et inflexion de la voix, ou de toute autre artifice de ce chant que l'on nomme figuré ou organique [organicum], tant dans le chœur qu'ailleurs.

Il a finalement été rejeté et ne figure pas dans le texte publié du Concile. L'avis général était plutôt non prohibeatur cantus musicus (« qu'il ne soit pas interdit de chanter les textes »), et la section 25 ne contient, en ce qui concerne la musique, que le discours de l'évêque Hieronymus Ragasanus (Ragazzoni), lors de la séance de clôture, tançant les « chants mous » (molliores cantus) et « figurés » (symphoniæ est apparemment traduit ainsi chez tous les spécialistes, je ne suis pas assez qualifié en latin ecclésiastique de la Renaissance pour commenter ce choix) et concluant « vous avez enlevé les chants et symphonies sensuels, les bavardages… ».

Tout le reste de ce qui pourrait être rattaché à la musique est très indirect, insistant sur la diction intelligible des officiants, et pas nécessairement lorsqu'ils chantent.



6. Première conclusion à la lecture des textes du Concile

En somme, très peu de chose qui concerne la musique, et toujours de façon très générale, sous un angle moral et en lien direct avec l'efficacité du culte. Il s'agit d'une part d'élever l'âme, et donc d'exclure les comportements profanes ; d'autre part de rendre accessibles les Écritures en réaction aux justes revendications qui ont conduit aux schismes (le Concile recommandera des gloses en langue vulgaire pour rendre intelligible l'office toujours pratiqué en latin), en insistant sur l'élocution des prêtres – qui avaient manifestement l'habitude, par flemme, de bredouiller n'importe quoi.

J'aurais pu m'arrêter là et claironner ma victoire.

Mais en étais-je bien sûr ?

Car je ne connais pas bien le périmètre des textes conciliaires, et il est tout à fait probable que, de même qu'une loi donne naissance à des décrets d'application, les recommandations générales aient été déclinées ensuite en un grand nombre de prescriptions plus précises. Et là, je ne puis exclure un groupe de clercs musiciens édictant des règles spécifiques.

Je suis honnêtement très dubitatif sur la plausibilité de ce type de décision très concrète et sans aucun lien avec la symbolique mystique (à supposer que les intervalles aient un sens, pourquoi interdire la tierce dans une religion trinitaire, franchement ?). Surtout, vu comment la musique est un art de l'instinct, qui agit sur des émotions partagées, elle évolue très progressivement et ne peut être changée arbitrairement — alors qu'on peut soudainement changer les modes de narration ou de représentation picturale tout en étant compris, car ce sont des arts qui ont des référents concrets dans le monde réel. Se mêler d'interdire ou d'imposer des éléments harmoniques, ce serait faire du Schönberg avant l'ère : décréter un changement de système, qui ne pourrait alors pas embrayer avec l'émotion des fidèles. Tout le contraire de ce que l'on veut faire en s'occupant de la musique liturgique, que l'on souhaite au contraire puiser à la source d'émotions ancestrales communes, pour renforcer le sentiment d'appartenance. Personne ne veut attirer l'attention sur la bizarrerie de la musique pendant que le fidèle est supposer se rapprocher de Dieu, un peu comme lorsqu'on vous colle du Messiaen pendant l'Offertoire (true story) – et surtout pas le Concile de Trente, on verra même que c'est l'une de ses préoccupations majeures en termes de musique.

Cependant, je suis curieux de plusieurs choses :
     → ces rumeurs sont peut-être des approximations de faits réels, ou même des canulars savoureux que j'ai hâte de découvrir ;
     → c'est l'occasion pour moi de me mettre à jour sur l'influence du Concile sur la rhétorique baroque, qui me passionne depuis toujours mais que j'ai très superficiellement abordée sur le plan liturgique ;
     → c'est aussi un défi sympathique et accessible (un des sujets centraux de l'histoire de la musique sacrée d'Europe, je vais forcément trouver des ouvrages) : puis-je retrouver la trace de ces réflexions, et le cheminement d'une part des cardinaux, d'autre part de cette probable légende ?

Je me mets donc en tête de m'assurer que je ne tire pas trop vite des conclusions : je vais vérifier l'existence de commissions afférentes (s'il s'avérait qu'elles ont émis des recommandations précises, je devrai accepter en bonne foi que je me suis trompé dans mes confiantes estimations), et plus généralement les effets du Concile sur la musique sacrée européenne (et même américaine, dans un premier temps via les Jésuites).

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La suite est déjà écrite, mais comme elle est vaste, j'aime mieux vous laisser le temps d'encaisser chaque étape. À bientôt pour la suite, qui sera semée entre chemins de traverse dans Pelléas et pochettes bizarres…

vendredi 29 août 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 4 – Les jeux de mots

Les jeux de mots
4. Les jeux de mots

Ces pochettes ne constituent pas seulement des références, mais se fondent sur des jeux de mots plus ou moins implicites.

↓ Je commence par une nouveauté toute fraîche de la semaine où je me suis lancé dans cette notule ; elle croise habilement les langues et les références littéraires :

↓ Et à présent lançons-nous dans l'exploration des jeux de mots en pochette !

↑ Le calembour explicite.
(To handle étant « manipuler », quelquefois dans le sens de soulever / déplacer.)
[Remerciements à Jérôme Bastianelli qui me l'a transmise.]

↑ Le calembour implicite, avec le violon de Sam Barbier.

↑ La paronomase.
À prononcer à l'allemande. C'est pas très subtil, mais ça m'amuse beaucoup.

↑ La métaphore.
La viole, donnant accès à l'amour, n'est-elle pas semblable à un corps de femme, une fois qu'on a durement travaillé ?

↑ La syllepse.
Le Contes des bois viennois est symbolisé par un meuble… en bois.

↑ La paronomase.
Visuellement très belle au demeurant, la pochette joue sur la proximité du patronyme « Geminiani » avec l'italien pour « jumeaux », se matérialisant par une démultiplication de violons.



Prochaine livraison : 5 – les abstractions, il y a du choix, et toujours plus étonnant !

jeudi 21 août 2025

Nouveautés disques #8 (20 août 2025) — Stanley, Stamitz, Job de Loewe, 20 ans de VOCES8, F. Price…


Les nouveaux disques qu'on a aimés cette semaine (et demie), en vidéo :

¶ vingt ans de l'ensemble VOCES8 (double chœur à un par partie) : Renaissance, XXe, cross over… ;

¶ Voluntaries de John Stanley, du XVIIIe anglais pour orgue très réussi, vraiment différent des styles allemand et français ;

¶ Hiob (Job) de Carl Loewe, un nouvel oratorio de Loewe, qui vaut à nouveau le détour (tout comme Gutenberg, Johann Huss ou la Passion titrée Das Sühnopfer…). Sur instruments anciens ! ;

¶ Concertos pour clarinette 7,9,10,11 de Carl Stamitz (Paul Meyer et la Chambre de Kurpfal), excellente surprise, bien plus avenant que les deux autres volumes de ces concertos pour clarinette ou que celui sur les symphonies concertantes, vraiment un naturel mélodique, de beaux climats… et ce rondeau final du 11 avec cors obligés qui se transforme en Chasse du jeune Henri !

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Parmi les autres choses intéressantes :

→ un EP (Extended Playing, entre le single et l'album, dans les 15-20 minutes) d'arrangements lyriques pour piano 8 mains (l'Ouverture des Nozze de Mozart est vraiment réussie !) ;

→ le rare Nerone de Boito (un peu moins de tubes que dans Mefistofele, mais solidement écrit) avec les excellents barytons Roberto Frontali et Franco Vassallo ;

→ le beau récital Haendel & Hasse de Megan Kahts, chouette voix colorée et pas pâteuse ;

→ les arrangements pour piano solo de symphonies, concertos (et de la Sérénade pour cordes entière) de Tchaïkovski confectionnés par Peter Breiner ;

→ deux EP Coleridge-Taylor : Four Characteristic Waltzes (violon-piano, pas du niveau des African Dances, mais tout de même plus sophistiqué de la pure musique de salon) et une /Petite suite de concert/ (en français dans le texte) gentiment pittoresque, dans une interprétation un peu épaisse du Philharmonia.

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Et puis, parce que vous avez le goût du sang, ce que je n'ai pas particulièrement aimé dans la sélection (en réalité ils m'ont plu, simplement je ne pense pas leur écoute prioritaire si vous avez des choix à opérer) :

♠ la Messe en fa de Bach par Solomon's Knot, dont les Motets m'avaient fait très forte impression, et dont les extraits promettaient beaucoup (c'est très bien, mais vu la discographie, et Pichon en particulier, le détour n'est pas indispensable) ;

♠ les trois chœurs Op.42 de Brahms par la Radio Bavaroise dirigé par Peter Dijkstra, de même, très beau mais pas aussi singulier que les noms réunis le laissaient espérer ; superbe, mais pas prioritaire si vous connaissez déjà ces œuvres (fabuleuses) ;

♠ le Concerto in One Movement de Florence Price (en réalité découpé en plusieurs mouvements sur cet EP…), une sorte de symphonie concertante avec piano, avec quelques accents afro-américains. Pas le meilleur du Price à mon sens, une œuvre charmante plus que marquante, par rapport à ses symphonies par exemple ;

♠ et pour finir les Concertos pour flûte de Mozart par A Nocte Temporis, un ensemble que j'aime beaucoup mais qui se retrouve très peu souvent, je crois, en grand effectif (ils ont surtout fait de la tragédie en musique et des cantates profanes françaises jusqu'ici, je crois). Et l'on retrouve en effet le même problème de spectre tassé, de timbres dépareillés, que dans les airs de Mozart (que je n'avais, pour le coup, vraiment pas aimé du tout). Surtout, je ne trouve pas, malgré le spectre sonore différent, que le discours apporte quoi que ce soit de neuf. Bien sûr, on a le plaisir d'entendre d'excellentes spécialistes de ces instruments d'époque, qui sonnent très différemment des modernes, mais ce n'est pas mis au profit, je trouve, d'un discours musical singulier au sein de ces œuvres très bien documentées. (Mais c'est toujours un plaisir de réentendre un concerto pour vent de Mozart quel qu'il soit, d'autant que ça reste bien sûr très bien joué.)

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Par ailleurs, rapide relevé d'autres nouveautés sur lesquelles je lorgne et vais bientôt écouter.

À très vite !

lundi 18 août 2025

Saisons 2025-2026 – questionnements économiques, éthiques et oniriques


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Je profite de l'occasion pour écouler quelques illustrations de fantaisie que je conservais par-devers moi.
Elles sont un peu plus solennelles que mon propos, mais elles traduisent tout de même le petit désespoir que vous verrez affleurer çà et là.



1. Saisons disponibles

À présent que la programmation des principales salles franciliennes a paru, l'occasion de poser notre petite méditation annuelle sur l'aspect général de cette offre, et sur ce qu'elle implique plus généralement sur la vision du genre musique classique tout entier.

Pour mémoire, ont paru les saisons de l'Opéra de Paris, de la Philharmonie, du Théâtre des Champs-Élysées, de Radio-France, de l'Opéra-Comique, du Châtelet, de Philippe Maillard (incluant une part non négligeable de la programmation de l'Oratoire du Louvre, de Cortot, de Gaveau). Ne manquent plus guère que l'Athénée, les Bouffes du Nord et les auditoriums des musées (Louvre, Orsay, Guimet...).

Hors Paris, la Seine Musicale, l'Opéra de Massy et le Théâtre d'Herblay ont publié ; l'Opéra Royal de Versailles a quant à lui diffusé sa pré-programmation. Reste essentiellement, pour les maisons susceptibles de programmer de l'opéra, Saint-Quentin-en-Yvelines, mais ce n'est plus guère le cas depuis pas mal d'années désormais. [Et en effet, à présent que la saison est disponible : à part la Troisième Symphonie d'Amy Beach par l'ONDIF, dans le théâtre partenaire de Plaisir, pas de musique « classique » en vue.]

Lorsqu'on a quinze années de vie en Francilie derrière soi, quelles tendances observe-t-on cette saison ? 

Globalement, pour le spectateur curieux ou les petits marquis blasés épris de singularité, ainsi que j'aime à me nommer, l'immensité de l'offre assure sans peine de remplir un agenda de 200 concerts, si vous goûts ne sont pas trop restreints, sans craindre d'être contraint par le désœuvrement au point de déchoir jusqu'à passer une soirée cinéma ou, à Dieu ne plaise, de vous promener en plein air.

Pour autant, il n'est pas défendu de relever quelques impensés dans la saison globale de la capitale et de ses alentours.



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2. Communiquez pour une relation heureuse

On le sait déjà, les salles ne communiquent pas entre elles. Et pis, pour certaines d'entre elles, ne prennent aucun compte de ce qui a déjà été programmé dans les autres maisons. On se retrouve ainsi avec un Werther de Massenet sur instruments d'époque à l'Opéra-Comique, moins d'un an après celui – sur instruments d'époque – du Théâtre des Champs-Élysées, avec un Roméo & Juliette de Gounod dans cette seconde maison, alors que depuis le covid l'Opéra-Comique, puis l'Opéra Bastille, en ont proposé des productions très bien accueillies… Autant, pour une série de Don Giovanni, on sait qu'on pourrait en donner à chaque saison dans des distributions d'anonymes et faire salle comble, autant pour ces titres, même célèbres et pas spécialement rares, je ne sais pas si le public ne finira pas par manquer.

Plus spectaculaire encore, le cas de Siegfried. Sur instruments d'époque à la Philharmonie il y a un mois, dans quelques jours à l'Opéra de Versailles dans le cadre du Ring de l'Opéra de la Sarre, à l'Opéra de Paris pour la suite du cycle de Bieito, et enfin au Théâtre des Champs-Élysées. 3 concerts et 1 série scénique en douze mois ! Certes, en l'occurrence, les 3 concerts tiennent à l'invitation d'orchestres étrangers qui déroulent leur propre cycle dans leur pays et ne nous attendront pas ; mais le résultat, à savoir proposer de façon aussi répétée une œuvre aussi dense (et qui mobilise moins les mélomanes que Tristan ou La Walkyrie), est révélateur de la pensée particulièrement peu variée des programmateurs.

Et que dire pour Le Paradis & la Péri de Schumann !  Donné à quelques jours d'intervalle cette saison sur instruments d'époque (le lundi Savall à la Philharmonie, le mercredi Equilbey avec mise en scène à la Seine Musicale), et joué l'année prochaine par Philippe Jordan et l'un des orchestres de Radio-France, à nouveau à la Philharmonie.
En outre, ici, il s'agit de la même salle, une reprise du même titre à la Philharmonie, alors même qu'on n'a, par exemple, pas donné son unique opéra Genoveva à Paris depuis une quinzaine d'années – je n'ose pas rêver de varier avec une œuvre de même style puisée chez Ries (Die Räuberbraut !), Loewe (Gutenberg avec ses imprimeurs sicaires et ses évêques zombis, Jan Hus et ses irrésistibles rengaines chorales) ou Bruch (Die Lorelei), pas même d'un opéra de Schubert – c'est pourtant vendable, ça, un opéra de Schubert…

Clairement, les institutions pourraient, dans leur propre intérêt, faire l'effort d'échanger un peu ; ou au grand minimum de vérifier ce qui s'est joué à proximité dans la même ville…

Si jamais vous vous demandez la raison de ces choix : les salles invitent d'abord des artistes, qui leur communiquent ce qu'ils joueront à cette période, au lieu qu'elles soient à l'origine d'une commande pour un programme – ce qui impliquerait de se « satisfaire » des artistes qui accepteraient de travailler pour ce programme spécifique. (Star-)Système que je considère parfaitement absurde, mais qui a l'avantage du confort logistique... et donne une longueur d'avance sur le remplissage, puisque les noms célèbres font déplacer plus amplement le public.
(J'avais amorcé, et pour ainsi dire achevé, une notule l'an passé, pour faire miroiter de façon plus précise les enjeux et les conséquences de ce phénomène, le pouvoir aux artistes qui, paradoxalement, nuit à la cause de la musique ; il faudra songer à la finir… Il y aura matière à bretter avec quelques camarades qui seront probablement un peu fâchés de cette mise en cause.)



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3. Le péril mortel du musée

Deuxièmement, la répétition. Je l'ai évoqué ci-dessus et j'en parle régulièrement. Bien sûr, il est important qu'il existe un fonds de répertoire.

¶ D'abord pour le public novice ou occasionnel, qui veut pouvoir entendre les œuvres qu'il a aimées et préparées au disque.

Pour la culture commune ensuite, de façon à ce qu'il soit possible de parler entre nous d'œuvres qui ne soient pas toutes différentes.

¶ Enfin pour les artistes, à commencer par (les moins dotés d'entre eux,) les chanteurs, qui peuvent ainsi se préparer à la carrière à travers les typologies vocales les plus courues, et même commencer à maîtriser les rôles les plus courants. Ce peut conduire à un degré de maîtrise souverain, en particulier chez les interprètes qui ont maturé certains rôles à la scène – prenez par exemple Leo Nucci, qui ne chantait qu'une poignée de rôles en fin de carrière, mais incarnés avec une intensité à peu près sans exemple ; ce serait évidemment plus difficile à réaliser pour des rôles qu'on ne joue que pour cinq dates dans sa vie, pas toujours dans des maisons où les services de répétition sont nombreux, potentiellement avec un chef pas efficace ou des partenaires dilettantes, etc. (Voyez par exemple ici les terreurs nocturnes du merveilleux Lucas Meachem travaillant une création de Filidei.)
Cependant, le fait que l'offre des salles tourne à peu près exclusivement autour des titres les plus célèbres et d'un contingent d'autres titres de complément, un peu plus étendu, mais délimité et fini, rend tout à fait impossible, pour le curieux, de découvrir des pans entiers du répertoire. Pour la musique de chambre, on peut en général se débrouiller à trouver dans les petites salles ; il faut être un peu aguerri et motivé, ou consulter le vertigineux agenda de Carnets sur sol, mais on y parvient. 

En revanche, pour les genres qui nécessitent des moyens importants, comme l'opéra ou le symphonique, ou qui sont un peu plus exotiques en France, comme le lied, ce sont des portions considérables non pas seulement des compositions, mais des styles existants qui demeurent inaccessibles
Or, chaque auditeur a ses styles de prédilection. On peut être particulièrement sensible à l'opéra russe et aux symphonies néerlandaises, et ne pas être très touché par l'opéra italien et les poèmes symphoniques français, par exemple. Ce n'est pas corrélé au degré d'instruction et de pratique des salles ; c'est une offre différente, peu connue du grand public puisqu'elle est très mal diffusée, mais qui élargit le spectre des émotions accessibles. Ce public, potentiellement peu touché par Bach ou Brahms, est laissé à la porte, alors que d'autres genres plus accessibles sont totalement réduits au silence.

Il est par ailleurs assez triste de de constater que le concert classique est devenu un musée, et qu'il se limite à la répétition d'œuvres de plus en plus distantes temporellement, à l'exception de quelques créations qui soulèvent sensiblement moins l'enthousiasme du public, et qu'on ne reprend de toute façon jamais. (Vous pourrez me citer quelques exceptions qu'on a jouées deux ou trois fois, mais enfin, si vous trouvez une œuvre postérieure à Saint-François d'Assise qu'on ait joué deux fois dans la même ville dans deux productions scéniques différentes, je vous tire mon chapeau ! J'en oublie peut-être une, mais pas trois ou quatre !)
À quoi cela sert-il, franchement ? En quoi cela soutient-il la création artistique ?

Je conviens cependant que ce point n°2 ne concerne qu'une frange du public qui, déjà, a un peu exploré pour ne pas exclusivement se jeter pour les tubes qu'il aime (quelques-uns qui ont forcément déjà suscité son intérêt, pour qu'il compulse en ce mois de mai la brochure de la Philharmonie) – et j'imagine bien que, sans effort de communication bien calibré par la salle, personne ne va se précipiter, surtout en musique instrumentale, sur une symphonie de Zweers ou de Wirén, juste par envie d'un pays particulier. (Enfin, je suppose, je n'en sais rien après tout, si on le marketait auprès des communautés et des centres culturels concernés, un peu comme les concerts de Seong-Jin Cho qui sont largement remplis par les Coréens parisiens ou de passage.) Bien sûr, si on faisait l'effort d'explorations thématiques – une partie de saison consacrée à telle nation, ou mieux, une série incluant une nation par concert ! –, il y aurait peut-être possibilité de ne pas laisser la salle vide, mais c'est un point sur lequel je reviendrai ensuite.

Je suis donc tout à fait conscient que, pour ne pas jouer devant des salles vides – ce qui peut mettre, à terme, la subvention en danger –, il faut attirer un seuil critique de public. Et, tous les programmateurs vous le diront, ce qui permet à coup sûr de remplir, ce sont les vedettes d'une part, les titres célèbres d'autre part. Ainsi beaucoup de salles ne se posent pas trop de questions et empilent les stars (quand elles le peuvent) – et en tout cas les tubes. L'enjeu est décisif (pas de sous, pas de joujoux), j'admets qu'il ne pose un problème significatif qu'aux spectateurs un peu réguliers, et comprends le réflexe de sécurité (et de facilité) des salles, à défaut de l'approuver pleinement.

Vous voyez bien que je suis raisonnable. En réalité, pour ma fantaisie personnelle, je sais où chercher, et j'ai déjà largement assez de soirées à occuper avec l'offre existante ; ma réticence est d'une autre nature.



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4. L'enjeu moral de la dépense publique

Vous ne l'attendiez pas, celui-là.

En réalité, à mon sens, le problème principal, et dont j'ai peut-être trop peu parlé jusqu'ici, réside dans l'absence de propos de ces programmations.

Le concert ne peut pas vraiment s'équilibrer financièrement de lui-même – ou alors, il faudrait un seul interprète, avec un petit cachet, dans une grande jauge qui ne coûte pas trop cher à exploiter – en somme des situations très spécifiques, et fort rarement réunies. Un pianiste au SMIC horaire qui joue les Ballades de Chopin à guichet fermé dans une Philharmonie opérée par des ouvreurs bénévoles, ça doit pouvoir s'autofinancer – à peu près tout le reste des cas possibles, non. La billetterie n'est pas une ressource négligeable, mais y compris dans les cas les plus favorables, elle ne suffit pas à générer un bénéfice d'exploitation ; il faut un apport externe, et le merchandising étant resté particulièrement marginal dans le classique, il faut donc compter sur le mécénat et/ou la subvention.

Quel est le rapport entre ces deux prémisses ?

Cela signifie donc que des institutions largement payées par l'assiette fiscale de l'ensemble des citoyens et résidents se contentent de rejouer les mêmes doudous pour bercer un infime fragment des CSP+ à la fin de leur journée. Dans le cadre de ce type de financement collectif, ne devrait-on pas viser une mission plus ambitieuse, davantage d'intérêt public ? Je veux dire : je suis ravi de pouvoir entendre, régulièrement, une Clemenza di Tito ou un Parsifal pour égayer mes soirs de semaine, mais est-il vraiment moral de laisser les livreurs de la métropole albigeoise ou les vignerons du Diois subventionner mon loisir par leur impôt ?
[Je laisse de côté l'aspect géographique qui m'a toujours révolté — je me rappelle de l'époque où, de Bordeaux, j'appelais l'Opéra de Paris qui m'expliquait que les seules places abordables s'achetaient au guichet, et que je devrais bien faire attention à retirer la boue de mes souliers en entrant, les trottoirs ne sont sûrement pas arrivés jusqu'en Guyenne… En cela, il serait sans doute plus juste que ces subventions ne soient que locales.]

Je ne dis pas qu'il ne faille pas subventionner l'art vivant, et certainement pas qu'il faille se résigner à ce que le classique ne cherche pas à attirer de nouveaux auditeurs en renonçant à proposer un prix d'entrée accessible – rien n'est pire que de voir les tarifs inaccessibles aux bourses modestes, pour des spectacles en large partie financés par les impôts de tous, comme c'est le cas à l'Opéra de Paris.
En revanche, il n'est peut-être pas nécessaire de financer la répétition du même plaisir pour une poignée de l'élite (culturelle et/ou financière, selon les salles et les programmes) qui pourrait très bien se cultiver sans ce coup de pouce tarifaire.

Déjà, structurellement, le classique ne peut s'adresser à tous : musique moins pulsée, qui réclame le silence (sinon on n'entend pas les instruments non amplifiés, les contrechants, et ne parlons pas des théorbes !) et une certaine initiation – honnêtement, les fugues, les variations ou les mouvements à développement, si l'on n'a pas une petit idée de ce dont il s'agit, il est peu probable qu'on s'enthousiasme spontanément pour toute une gamme de musiques. Quand on passe sa journée à bosser, on n'a pas le temps d'étudier le mode d'emploi si l'on n'a pas déjà eu le privilège d'une formation artistique dans ses jeunes années. Bien sûr, les contre-exemples d'œuvres immédiatement accessibles et d'auditeurs spontanément bouleversés par Gesualdo ou Schönberg existent, mais il ne s'agit clairement pas d'une musique calibrée pour les masses – elle ne l'a jamais été, d'ailleurs, puisqu'elle hérite en ligne directe de la musique de cour
Là encore, je ne dis pas qu'il faut en déduire que tout art qui ne s'adresse pas à l'intégralité de la population ne doive pas être soutenu. (Sans quoi on serait bien avancés…) Cependant, cela devrait peut-être conduire les tutelles (si elles connaissaient un peu le sujet et en avaient quelque chose à faire) à formuler des exigences.

On pourrait simplement imaginer que l'offre musicale mette en valeur le patrimoine (local si l'on est chauvin, sinon peu importe, patrimoine de l'humanité en général), donne à comprendre l'histoire du genre, permette de découvrir des mondes, plutôt que de se cantonner à la redite infinie des mêmes œuvres validées par la tradition des classes supérieures et/ou intellectuelles.


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5. État des lieux lyrique 2026

Où en sont nos principales salles franciliennes ?

a) Gâteau à la crème au beurre et porte de garage

Côté Opéra de Paris, je n'en veux pas à Alexander Neef. Contrairement à Gérard Mortier ou Stéphane Lissner, qui embrouillaient les journalistes culturels généralistes de grandes déclarations (pas souvent vérifiées dans leur programmation réelle, en particulier chez le second) tout en continuant à faire vivre un opéra tout à fait traditionnel – à l'exception de l'esthétique scénique regietheater importée par Mortier, mais je ne suis pas complètement certain que Warlikowski et Marthaler aient tellement laissé de grandes productions impérissables, en fin de compte –, Neef, lui, a toujours été très clair sur la nécessité d'en rabattre sur l'artistique pour assurer un équilibre financier — une fois que l'infâme Lissner eut quitté le navire avant terme, en laissant les dettes des grèves et du covid ainsi que les arbitrages difficiles (il l'a lui-même dit dans un entretien imprimé !) à son successeur, non sans avoir saboté au passage l'Athénée. (Quelques éléments ici, ce n'est pas le lieu pour récapituler toutes les raisons pour lesquelles vous devez honnir Lissner. Je crois que la source était dans cet article du Monde, je n'ai pas le temps de vérifier présentement, mais je vois que c'est aussi résumé dans Les Échos en accès libre.)

On a donc nos séries doubles ou triples de Rigoletto ou Tosca, mais contrairement à ceux qui prétendaient produire de l'exigence et de l'avant-garde (et qui faisaient deux séries de Barbier de Séville dans la même saison), Neef nous avait prévenus, et a été très clair sur ses objectifs. Pas de folies.
Et, en cela, je le respecte.

Ensuite, pour le résultat artistique… Tous les sous sont manifestement passés dans :
→ deux volets du Ring, ce qui est toujours présenté comme un moment fort de l'histoire d'une maison ; mais enfin, on en a tout le temps dans tous les théâtres, là aussi au bout d'un moment on finit par simplement redonner leur fix aux wagnérojunkies,
→ les distributions de Tosca, particulièrement luxueuses (beaucoup de stars associées, et plutôt bien choisies).
Pourquoi pas, mais qu'est-ce que cela changera à l'histoire de la connaissance et au bien public ?

Or, cette maison est la seule à disposer des effectifs, des moyens techniques et financiers pour jouer toute une gamme d'œuvres – les opéras fin XIXe et XXe à grand effectif –, et son refus de s'y employer entraîne l'occultation de pans entiers du répertoire. Les rares tentatives récentes de sortir des architubes, hors quelques classiques rares à Paris et très bienvenus comme Peter Grimes (production unanimement saluée à juste titre), ont de plus mis à l'honneur des œuvres assez ennuyeuses, qui ont de quoi satisfaire la curiosité du mélomane chevronné, certes, mais n'attireront aucun spectateur généraliste (et encore moins novice !) à l'Opéra – je pense en particulier à Œdipe à Colone d'Enescu et à A Quiet Place de Bernstein. La première est une redite On aurait voulu tuer l'idée d'innover qu'on n'aurait pas mieux choisi.

Ce que l'Opéra de Paris ne jouera pas, parmi ce répertoire, ne sera assumé par aucune autre salle francilienne, et ne pourra l'être que très exceptionnellement par d'autres salles françaises. Le public se trouve donc totalement privé de styles entiers. Sans aller chercher très loin, le public français est en général très réceptif aux opéras russes, et hors Onéguine, Boris Godounov et quelquefois La Dame de Pique ou La Khovanchtchina, il n'est que très marginalement joué. À Paris, depuis que les troupes des théâtres russes ne sont plus les bienvenues à la Philharmonie, si l'Opéra n'en joue pas, on n'en verra pas. Du tout.

Le constat est d'autant plus rageant que les taux de remplissage demeurent très bons à l'Opéra de Paris quel que soit le programme – hors reprises de productions et, dans certains cas, opéra contemporain. Ce n'est pas tout à fait autant que pré-covid, mais le public est tout de même largement revenu.
Par ailleurs, l'exemple de l'Opéra-Comique a montré qu'il était possible, en privilégiant une programmation cohérente, de fidéliser un public : la salle est toujours pleine, quel que soit le programme, parce que le public sait que ce sera bien joué (souvent sur instruments anciens) et chanté, dans des mises en scène accessibles (parfois transposées, mais toujours jolies à regarder et sans symbolique qui réclame la connaissance de tout le corpus de lectures du metteur en scène pour être interprétées), et que les styles proposés par la maison sont très identifiables – opéra baroque français, opéra comique, opéra français romantique, opéra contemporain, et spectacles pot-pourris (intrigue recréée sur des musiques d'un même compositeur tirées de sources diverses, comme ce fut déjà fait avec Purcell, Rameau, Schubert). Le public sait ce qu'il va voir – et, il est vrai, on est proche et on entend bien. Même pour des inédits, la salle est remplie. Ce serait pareil à Garnier, on l'a vu pour Peter Grimes de Britten ou Dante de Dusapin, par exemple. Et même à Bastille, pour un peu qu'on communique de façon moins standardisée.


b) La Chute de Favart

Précisément, l'Opéra-Comique avait rouvert, sous le mandat Deschamps et la houlette de Maryvonne de Saint-Pulgent, avec une subvention doublée, sur la foi du projet de remettre à l'honneur le répertoire historique de la maison, qui n'était plus joué nulle part (si l'on excepte les atypiques Faust, Carmen et Pelléas). La promesse fut tenue – et culmina avec les remises au théâtre de Zampa d'Hérold et d'Ali-Baba de Lecocq –, mais les restrictions budgétaires (déjà pré-covid ) semblent avoir affecté grandement l'ambition de la maison, réduisant de plus en plus le périmètre des recréations patrimoniales, qui faisaient pourtant le plein et obtenaient un excellent accueil critique du public et de la profession. (Je crois avoir lu que ladite subvention a fini par représenter peu ou prou la moitié de ce qu'elle était au moment où… elle fut doublée.)

En 2024-2025, on n'avait déjà qu'un opéra comique, et c'était une reprise (Le Domino noir d'Auber). En 2025-2026, c'est fini : pas de baroque français, pas d'opéra comique.
Pour moitié des tubes de l'opéra romantique, déjà entendus il y a peu dans les autres salles (Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, Werther de Massenet), même si Lucie de Lammermoor, l'adaptation française de Vaëz & Royer (les librettistes de La Favorite !), a le mérite de chanter la couleur de la langue et même d'ajouter quelques nouveaux aspects, comme le méchant estafier Gilbert (Normanno), beaucoup plus développé et charismatique que dans la version italienne.
Pour les trois autres titres, un tube du XVIIIe s. (Iphigénie en Tauride de Gluck), un « opéra » par et pour les enfants, Brundibár de Krása, créé dans le camp de Theresienstadt (je ne le trouve pas particulièrement passionnant), et une création de Matthias Pintscher – dont le four L'espace dernier (sorte de mash up Rimbaud) avait marqué l'esprit des spectateurs lors de ses représentations à l'Opéra de Paris –, en tout cas un langage purement atonal, timbral et flottant, qui n'inspire pas trop confiance pour le cahier des charges d'un opéra (pour ne rien arranger, je trouve ses compositions plutôt formelles et ennuyeuses).

Ainsi donc, même ce qui est neuf ne me paraît pas propre à enthousiasmer les foules, contrairement aux nombreuses créations lyriques très bien adaptées aux contraintes du genre qui ont défilé sur cette scène : le naturel de l'élocution et la beauté pure de la musique pour Les Éclairs de Philippe Hersant, le drame brut pour L'Inondation de Francesco Filidei (plein même à la reprise !), la finesse de la prosodie dans une ambiance pelléassienne décadente pour Au Monde de Philippe Boesmans, les saynètes de vie contemporaine pour Les Sentinelles de Clara Olivares, la traumatisante expérience au bout de l'enfer pour Breaking the Waves de Missy Mazzoli.
Le seul échec auquel j'aie assisté pour une création dans cette salle : La Princesse légère de Violeta Cruz, pas du tout adapté pour les enfants
Et puis il y a le cas particulier Robert le Cochon et les kidnappeurs de Marc-Olivier Dupin (dans une salle comble même pour la reprise), mais je ne suis pas sûr d'être prêt à en reparler.

Robert le cochon et les kidnappeurs de Marc-Olivier Dupin à l'Opéra-Comique. Un véritable traumatisme.
Il s'agissait de la reprise d'un spectacle destiné au jeune public, par l'adroit compositeur du Mystère de l'écureuil bleu, qui sait manier les références et écrire de la musique à la fois nourrissante et accessible. Mais cette fois…

D'abord, peu d'action, beaucoup de numéros assez figés, aux paroles plutôt abstraites… j'ai pensé à l'opéra italien du XIXe siècle et à ses ensembles où chaque personnage évoque son émotion, son saisissement… pas forcément la temporalité adaptée pour les moins de dix ans.

Ensuite, le propos éducatif était… déroutant. La méchante, c'est la propriétaire de la décharge qui veut simplement conserver un peu d'ordre alors que Mercibocou le loup et Nouille la Grenouille cassent et mettent tout en désordre. Robert le Cochon, en voulant parlementer pour sauver son ami le loup, prisonnier (personne ne l'a kidnappé, il a surtout été arrêté alors qu'il commettait un délit…), se fait éjecter. Mais il trouve la solution, la seule fructueuse, pour être entendu : il apporte une hache. Et là tout le monde s'enfuit et il peut délivrer son ami. (La violence ne résout rien, mais quand même, elle rend tout plus facile. Prenez-en de la graine les enfants.)

Et surtout, des images traumatiques. Nouille la grenouille est éprise de Mercibocou le loup, mais elle est surtout passablement nymphomane. Elle s'éprend aussi du chasseur de loup embauché par la directrice de la décharge, lui fait une cour éhontée, s'empare d'une « machine d'amour » pour le forcer à l'aimer. Âmes sensibles comme je le suis, ne lisez pas ce qui va suivre.
Nouille attrape alors le chasseur de loup, qui se débat, elle le tire par les pieds alors qu'il s'accroche désespérément au plancher en criant « je ne veux pas ! », et l'emporte dans la fusée où elle le viole – hors du regard du public, mais dans la fusée au milieu de la scène, tout de même –, et lui appliquant la « machine d'amour », le tue. Elle sort alors en pleurant et traîne le cadavre du chasseur sur toute la scène.
Oui, parfaitement, dans un opéra pour enfant, l'un des principaux personnages présentés comme sympathiques viole un autre personnage, sur scène, avant le tuer et de se promener partout avec son cadavre ! 
Pour mettre à distance un peu cette scène, on nous apprend, une demi-heure plus tardi (sérieusement ?  j'ai eu le temps de développer deux ou trois névroses dans l'intervalle…), qu'en réalité ce n'était pas un véritable homme mais une baudruche. Je ne sais pas si c'est vraiment mieux : on sous-entend ainsi que si vous voulez violer quelqu'un mais qu'il se révèle par accident n'être pas véritablement un humain, alors vous n'avez rien à vous reprocher. Quant au procédé même de catégoriser un personnage en non-humain pour mieux pouvoir le torturer, je ne suis pas trop sûr non plus de ce que j'en pense exactement… mais mon ressenti ne valait clairement pas assentiment !

J'ai vraiment peine à comprendre comment personne, dans le processus de création, librettiste, compositeur, metteur en scène, producteurs, interprètes, professionnels de la maison, public interne des filages, public de la première série en 2014, membres de la réunion de programmation artistique de 2022… n'a demandé à un moment « mais le viol sur scène suivi de meurtre et d'exhibition du cadavre avant de le décréter sous-homme, est-ce totalement la meilleure idée pour un opéra jeune public ? ». Dans un opéra décadent comique du milieu du XXe siècle, ça aurait pu être amusant, mais dans au premier degré dans un opéra pour enfants, j'en suis resté traumatisé – et je l'ai raconté par le menu à tous ceux qui ont eu l'imprudence de me demander ce que j'avais vu de marquant dernièrement.

(Mon récit oral se trouve vers la fin de cette vidéo.)

En somme, une saison qui fait très envie sur le plan des interprétations (instruments anciens en sus pour pas mal de productions, comme c'est la politique de la salle !), mais qui abandonne largement le créneau de la redécouverte du répertoire de la maison et de la création contemporaine accessible. Au moins renonce-t-on aux mash ups d'aspect bancal comme les pot-pourri Purcell, Rameau, Schubert qui ont occupé une large part de la programmation dès avant le covid. Mais je reste frustré, l'Opéra-Comique était l'une des rares salles à pouvoir jouer à guichet fermé des titres très rares (et très convaincants).
c) L'abandon de Louis Jouvet

Le constat est comparable à l'Athénée : Stéphane Lissner, sans obtenir l'Athénée pour lui-même, a réussi a en faire dégager le directeur Patrice Martinet, qui faisait des merveilles, notamment dans son flair pour proposer des l'opéra contemporain atypique mais fascinant — The Lighthouse de Peter Maxwell Davies, dans la mise en scène inoubliable d'Alain Patiès, ou The Importance of Being Earnest de Gerald Barry, incluant ces inénarrables solos de cassage d'assiettes, et bien sûr Les Bains macabres de Guillaume Connesson, le meilleur opéra contemporain que je connaisse.

Sous le chantage à la subvention du Ministère de la Culture de Franck Riester, qui a clairement failli à l'honneur, Martinet avait dû vendre le théâtre à Olivier Poubelle et Olivier Mantei (directeur de l'Opéra-Comique et des Bouffes du Nord, dont on connaissait déjà le départ pour la Philharmonie et la présente & future faible disponibilité). Un moindre mal assurément, mais malgré les promesses de ne rien changer à la ligne du théâtre, force est de constater que le premier travail du nouveau propriétaire fut de changer la tenue du personnel, le graphisme des programmes, calqué d'ailleurs sur celui des Bouffes du Nord (pourquoi ces dépenses inutiles ?) ; j'ai même eu l'impression, mais j'ai pu me tromper, que les ouvreurs avaient changé.
Et côté programmation, le théâtre en langue étrangère et l'opéra contemporain hardi ont disparu au profit de bricolages parfois fascinants (Au Cœur de l'Océan de Blondy & Lavandier, la chose la plus bizarre que j'aie jamais vue sur une scène d'opéra) ou plus légers (Squeak Boum de Filidei & Rebotier), mais on ne rencontre plus de propositions aussi audacieuses, plutôt du divertissement multiforme.

Cela ne veut pas dire que la programmation en soit devenue médiocre – je prévois une notule pour parler de la remise au théâtre très réussie des Contes de Perrault de Félix Fourdrain, figure majeure de l'opéra français du début du XXe siècle, totalement oubliée. Mais, clairement, l'audace de la maison a changé de dimension, et paraît plus mesurée avec quelques saisons de recul.

[Entre temps, la saison a paru et s'avère plutôt engageant du côté de la création, avec deux opéras contemporains (dans le même mois) de compositeurs dont je n'ai pas encore eu le temps d'explorer la musique – Louati & Fiszbein ! On a aussi la reprise du Petit Faust d'Hervé dans la production Bru Zane qui avait circulé il y a quelques années, une nouvelle version de la chouette Cendrillon de salon de Viardot, la tournée de d'un opéra de Gasparini, L'Avare (qui passe notamment par Versailles), ainsi qu'une opérette culte pas encore remontée No, No, Nanette par les Frivos, donc il y aura bien davantage de nouveauté cette année ! J'espère que la déception des saisons post-Martinet se clôt par cette nouvelle dynamique.]


d) L'Enfer des Champs-Élysées

Les Champs-Élysées conservent leur cap : il y a certes eu un moment de grâce pré-covid et post-covid avec beaucoup de titres français rares (Psyché de Thomas, Hulda de Franck, Hérodiade ou Grisélidis de Massenet…) et des partenariats nombreux avec le CMBV et Bru Zane. Ce n'est plus guère le cas.
Les tragédies en musique ont par ailleurs totalement disparu de la programmation – choix de la salle ou manque de finances pour la louer de la part du CMBV, les œuvres ne seront plus données qu'à Versailles.

La maison prolonge son sillon : quelques titres célèbres en production scénique. Et en version de concert, beaucoup d'opera seria (où, pour le coup, les titres se renouvellent, même si surtout cantonnés au catalogue de Haendel), un peu de belcanto, une touche d'opéras romantiques français. Il s'agit d'un théâtre au modèle hybride : de droit privé, mais en réalité financé par la Caisse des Dépôts et Consignations, c'est-à-dire l'argent public. On peut donc faire mine de n'avoir rien vu et se dire qu'il tient son rôle de répéter des titres « glorieux » dans des réalisations musicales toujours de haut niveau, afin de divertir le public des beaux quartiers. Je ne sais pas trop ce que ça apporte à la société et au bien public, mais j'y vais toujours avec plaisir entendre de belles choses, en particulier en lyrique.


e) Versailles sort de la niche

Grâce à la dotation directe des Eaux Musicales obtenue par Laurent Brunner, odieux (1,2,3) directeur de Château de Versailles Spectacles, qui, factuellement, a propulsé la programmation marginale de l'Opéra Royal vers une toute autre dimension, on dispose de saisons complètes et ambitieuses dans les locaux du Château : Opéra Royal, Chapelle Royale, Salon d'Hercule, Salle des Croisades… Écrin pour les recherches du CMBV, mais aussi explorations plus personnelles comme l'idoine Ghosts of Versailles de Corigliano, et des productions malicieuses et très agréables à regarder de Marshall Pynkoski (Richard Cœur de Lion, La Caravane du Caire…).

La tendance est cependant, après des années de faste en recréations ambitieuses, de plus en plus tourné vers une programmation grand public – de pair avec la réduction de la voilure financière au Centre de Musique Baroque de Versailles, de ce que j'ai compris. Tarifs moins attractifs (à la réouverture de l'opéra après restauration, au début des années 2010, c'était 15€ pour un opéra en version de concert, et 30€ pour une version scénique, sachant qu'il n'y a pas vraiment de mauvaises places dans ce théâtre de cour…), titres plus grand public (Mozart, Wagner), programmation de plus en plus régulière d'œuvres romantiques (La Damnation de Faust, Les Troyens…), invitation d'artistes au répertoire non spécifique (Lang Lang), ballet pas du tout baroque (Preljocaj), etc.

Et cette saison-ci, la part aux explorations est devenue plus ténue que jamais. Il en reste – comme le très attendu Médée & Jason de Salomon, l'acte II avait été donné au CRR il y a quelques années, et j'avais été saisi par la force du poème et la beauté de la prosodie –, mais c'est désormais un appoint aux productions de prestige plus généralistes ; il ne faut plus espérer de concert tout-Huygens, par exemple.
On aura tout de même trois LULLY : les tubes Atys, Armide, et le plus rare (et très attendu) Roland.


f) Autres salles

On n'est pas encore sûr que le Châtelet sorte de son purgatoire et de sa ligne artistique illisible, avec force spectacles (parfois intéressants) ajoutés en loucedé au fil de la saison…
Gaveau fera sans doute des opéras de Verdi en version de concert avec Plácido Manosbaladores Domingo, et on peut compter sur le CRR de Paris pour jouer des tragédies en musique, sur les Conservatoires d'arrondissement pour remettre à l'honneur de l'opéra français de petit effectif (opéras bouffes, opérettes, opéras sérieux courts).

Pour le reste, il faudra surveiller les compagnies comme Les Frivolités Parisiennes, Les Bavards, ou La Compagnie Mannéivore, qui proposent toute l'année des raretés du répertoire léger, ou plus ambitieuses, comme La Compagnie de L'Oiseleur (La Nativité d'Henri Maréchal est prévue en décembre !) ; toujours à prix doux, quand ce n'est pas gratuit comme avec Les Bavards ou au chapeau comme avec La Compagnie de L'Oiseleur !

L'Opéra de Massy, moins subventionné que les autres, subit des contraintes tarifaires et de remplissage évidemment plus importantes. Pour autant, il conserve chaque année une place à l'opéra contemporain, qu'il soit atonal ou tonal, hardi ou confortable – Gilbert Amy (compagnon boulézisant) il y a deux ans, Régis Campo (atonalité joueuse) cette année, ou encore le très consonant et assez génial Barbe-Noire d'Ambroise Divaret la saison prochaine ! Pour le reste, du très traditionnel.

Parmi les autres Saint-Quentin-en-Yvelines a renoncé et Herblay, mais j'ai l'impression que l'un a renoncé au lyrique depuis longtemps (depuis que l'Atelier Lyrique de l'Opéra s'est changé en Académie, qui joue désormais dans des lieux plus prestigieux), et que l'autre a abandonné, au cours des dernières saisons, ses velléités de me faire déplacer chaque année pour découvrir de rares inédits – j'y ai vu Vanessa de Barber, Zanetto de Mascagni, Abu Hassan de Weber…

Je ne puis les citer toutes, mais on obtient ainsi un panorama à peu près significatif de l'offre lyrique en Île-de-France.


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6. État des lieux choral & instrumental 2026

Cette notule est déjà assez longue. Je peux simplement signaler qu'il ne faut pas attendre d'explorations de raretés en masse à la Philharmonie (sorti des programmes à l'amphi) et encore moins au Théâtre des Champs-Élysées. La Seine Musicale a intelligemment confirmé son positionnement de « salle de proximité », plutôt orientée grand public, initiation, familles, avec tout de même quelques orchestres invités (qui coûtent moins cher que ceux de la Philharmonie ou du TCE, clairement). Radio-France reste aussi peu lisible dans ses choix, des tentatives audacieuses isolées (Weinberg symphonique !) et une identité toujours aussi floue entre les deux orchestres.

Le salut viendra donc (peut-être) des ensembles amateurs de (très) haut niveau de la capitale : Éric van Lauwe, Elektra, Ondes Plurielles, voire Ut Cinquième ont régulièrement des programmes originaux ! Il faudra vérifier leurs sites ou suivre l'agenda de Carnets sur sol, riche en pépites de ce genre, souvent annoncées assez tard par les organisateurs !
De même pour les chœurs, Calligrammes en tête !

En formats baroques et chambristes, Philippe Maillard a largement supprimé les risques (et à peu près banni la musique française). Jeunes Talents continue d'inviter des jeunes du CNSM, essentiellement dans de grandes œuvres du répertoire – mais le lieu, l'ambiance et la qualité d'exécution méritent totalement le déplacement !

Les lundis, musique de chambre aux Bouffes du Nord, programmation confiée à La Belle Saison (qui a un beau carnet d'adresses). Et le mercredi, c'est à la Bibliothèque La Grange – Fleuret qu'on peut se rendre, pour des programmes parfois exploratoires en lien avec le fonds des collections !

Cortot a une rentrée vraiment stimulante, très loin de se limiter aux pianistes chopiniens, mais le contenu de la programmation est bien sûr totalement dépendant des locations de salle ; il n'y a pas de saison constituée avec une direction artistique – et ce n'est pas forcément plus mal, en réalité.

Les Conservatoires (CNSM, CRR de Paris et même arrondissements) pourvoiront aussi leur lot de raretés qui ne seraient pas osées ailleurs ! Je surveille régulièrement la classe de Stéphanie Moraly en violon (érudite de la sonate française et interprète de premier plan) au CRR et les concerts de musique de chambre au CNSM.

De ce côté, il y aura donc de quoi découvrir : musique de chambre de compositrices, de compositeurs français oubliés, de compositeurs vivants, de compositeurs emblématiques de leurs nations et jamais joués en France… Les centres culturels (tchèque, polonais, ukrainien…) organisent volontiers des événements.

Pour une idée des salles à parcourir (qui incluent des églises !), vous trouverez la liste des programmateurs que je suis le plus assidûment, à la fin de l'agenda.



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7. Le programme de Carnets sur sol

J'ai déjà esquissé plusieurs fois ce que pourrait être une autre politique de programmation musicale. En priorité pour les grandes maisons – les autres font ce qu'elles peuvent pour survivre, je le comprends (et leur programmation est déjà plus intéressante…).
J'admets que ce serait un changement profond des logiques actuelles en matière de constitution d'une saison, mais je ne crois pas que ce serait déraisonnable.

Justement, si on élargissait le public d'opéra avec des propositions qui excèdent le public glottophile…

J'ai bien compris que le but était plutôt la répétition des titres « glorieux » pour conforter le public dans ses habitudes, plutôt qu'un service public de la connaissance. Dans ce cadre, les distributions sont belles, c'est très bien. Mais est-ce satisfaisant ?

Cela rejoint ce que j'évoquais plus haut : puisqu'il s'agit de dépense publique (et non de la contribution, par le prix des places ou par le mécénat, à l'entretien d'un loisir par ceux qui sont concernés), il me semblerait légitime de viser un but plus élevé que la simple répétition du même plaisir pour le même public (de surcroît en moyenne plutôt privilégié). Ce pourrait être la mise en valeur du patrimoine (français, pourquoi pas, j'imagine que ça motive plus que ce soit local) pour témoigner de ce qui existe, ou tout simplement une visée plus pédagogique, qui permette de donner à comprendre la « musique classique », pas simplement en bombardant les œuvres qu'il faut connaître, mais en les mettant en contexte (des concerts partant de la musique de danse pour arriver à la suite de concert, ce serait parlant et sans doute assez réjouissant) ou en les présentant de façon cohérente (chronologique, géographique, par exemple des concerts proposant le même genre traité à la même époque dans différents coins d'Europe ou du monde). Avec un programme de salle un peu structurant, il y aurait de quoi instruire et pas seulement divertir. (On pourrait même imaginer coupler ça avec la recherche musicologique, et proposer des concerts qui soient en lien avec l'état de la recherche, des sortes de démonstrations assorties de présentations pêchues du type Ma thèse en 180 secondes.)

Pour des salles ou organisateurs privés, c'est beaucoup demander ; mais lorsqu'on est assis sur un tas d'or une subvention régulière, on peut attendre cette prise de risque (relative) — surtout lorsqu'on a obtenu ses crédits en promettant de Révolutionner le classique, pour finalement produire des concerts de type ouvert-concerto-symphonie adressés aux CSP+ – certes davantage « professions intellectuelles » que « professions richissimes », depuis le déplacement d'Étoile-Monceau vers Villette-Pantin, mais toujours une portion du public de classique.
La curiosité de la nouvelle salle, les expos sur toutes les musiques, les ciné-concerts attirent un public assez différent, mais pour le reste, le cœur de ce qui est fait sur place ne cherche pas à se rendre accessible aux néophytes ni à instruire les habitués. Et en cela, c'est à mon sens manquer à sa mission.

Tout cela n'est pas complètement nouveau si vous lisez régulièrement Carnets sur sol, j'en ai déjà parlé : Philharmonie : pour une réforme active de la liturgie à la Cathédrale de la Porte de Pantin (où je me suis pas mal amusé avec les intertitres) ou encore Les choix de répertoire sont-ils les bons – ou comment le classique va disparaître, parmi d'autres.



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8. Les solutions de Carnets sur sol

¶ En musique de chambre, le petit format permet la prise de risque : on amortit plus facilement les coûts (on peut trouver des salles peu chères, ou se faire mécéner), et si l'on cherche un peu hors des grandes salles, on peut rencontrer des propositions très riches et originales. Témoin les festivals Inventio (1,2,3), Un Temps pour Elles, ou celui de Pentecôte de La Nouvelle Athènes (à La Malmaison / Bois-Préau), mais aussi la programmation de salles spécialisées comme Cortot, de conservatoires ou de petites salles pas exclusivement dévolues à la musique.


¶ En musique symphonique, la marge de manœuvre paraît réduite, parce qu'on ne peut pas trop vendre, hors de quelques œuvres à titre évocateur – mais on peut toujours en faire un argument de vente, il y en a beaucoup, ou simplement, comme le fait Le Concert de la Loge Olympique pour les symphonies de Haydn… les ajouter –, à un public très large une œuvre rare d'un compositeur peu connu avec simplement le titre « symphonie ».

En réalité, les possibilités sont assez nombreuses :

a) utiliser des œuvres dont les titres sont attirants (symphonie « Antarctique » de Vaughan-William, L'Île des Morts de Reger, les Vitraux d'église de Respighi, etc.) ;

b) se servir des couplages : avec Martha Argerich en première partie, on peut littéralement proposer tout ce qu'on veut après (éviter Stockhausen tout de même, ce n'est pas le même public), n'importe quelle belle symphonie romantique un peu généreuse (la Deuxième de Hamerik, la Troisième de Sinding, la Première de Weingartner, la Symphonie en fa d'Albert, la Deuxième de Dopper, la Troisième d'Alfvén, la Première de Langgaard, la Troisième de Noskowski… ce n'est pas le choix qui manque) ravirait le public ;

c) plus ambitieux et plus intéressant, bâtir une logique dans la saison : exploration chronologique (possibilité de suivre l'histoire de la symphonie ou du concerto sur plusieurs concerts) ou géographique (saison consacrée à un pays ou une région donnée…). Dans cet esprit, je reste toujours interdit qu'on n'ait pas profité de l'élan de solidarité plutôt unanime en France avec l'Ukraine pour proposer des concerts hors d'une poignée de propositions de gala (vraiment très peu dans les grandes salles). Alors qu'il y a tout de même quelques propositions fortes à faire : la Troisième Symphonie de Glière pour le romantisme (ou même son Concerto pour colorature avec Devieilhe, si on ne veut pas prendre de risque), Mosolov et ses Fonderies d'acier, presque jamais données en concert, musiques de film de Tiomkin, en piano Suicide on an Airplane ou les Impressions de Notre-Dame d'Ornstein et, suivant la façon dont on délimite ce qui est ukrainien, le Démon (ou les oratorios sur la vie de Jésus ou sur la Tour de Babel) de Rubinstein, n'importe quelle œuvre de Prokofiev… Mais j'admets que ça représente plus travail et d'incertitude que de demander aux Siècles ou au Philharmonique de Radio-France ce qu'ils jouent en ce moment…


¶ En opéra, j'ai là aussi développé plusieurs fois mon opinion sur le sujet – cette notule en recense quelques idées et livre les liens vers les précédentes entrées qui en parlent. Peut-être plus encore qu'en musique instrumentale, où tout le monde n'a pas pas le temps de s'accoutumer aux œuvres, et où la redite se justifie en partie, la dimension narrative de l'opéra appelle le renouvellement. Sinon l'on ne s'adresse qu'au public glottophile, qui va mesurer la performance (au sens le plus français du terme) de tel chanteur dans tel rôle. Et l'on perd un peu de vue l'essence du genre, qui était d'exalter l'émotion textuelle au moyen du concours de la musique…

Pour continuer de remplir sans limiter les représentations d'opéra co-financées par le contribuable à de la pure redite et à du musée vocal, il existe un grand nombre de pistes. Je vous en suggère quelques-unes – Mesdames les tutelles, Messieurs les directeurs, la consultation est gratuite.


1. Proposer des titres issus de la culture commune

La tendance qu'on a pu rencontrer à centrer les livrets sur de la culture très ciblée met plutôt à distance le vaste public, qui doit, en plus des codes de l'opéra, reconnaître ceux des univers adaptés : on a ainsi eu Palestrina, Grünewald, Bacon, Rimbaud, Mauriac, Akhmatova… Je recommande plutôt d'éviter les livrets qui ont pour sujet les vies d'artiste – c'est ennuyeux en soi, une histoire abstraite de création artistique, et de surcroît n'intéresse que ceux qui ont déjà une bonne maîtrise des œuvres de ces personnes… le public cible est assez réduit, a fortiori lorsque ce sont des poètes ou des peintres (hors quelques rares vedettes : pas mal d'opéras sur van Gogh en particulier).


     → Films et séries, évidemment l'historique à grand spectacle issu du péplum (Ben-Hur, The Ten Commandments) ou non (Agora d'Amenábar), la fantasy (Lord of the Rings, Games of Thrones) ou la science-fiction (Star Wars, Terminator) paraissent des candidats naturels pour attirer le grand public, mais on peut aussi aller du côté jeune public, aussi bien un Bambi ultratonal que des goûts plus ados comme Hunger Games ou Squid Games, qui seront dans quelques années les standards des adultes.

Faut-il ensuite imiter le langage (et l'esthétique scénique ?) du film d'origine, pour ne pas décevoir le public ? Probablement, quitte à utiliser des thèmes préexistants insérés dans des procédés de développement plus sophistiqués lorsque nécessaire ; mais je n'ai pas de réponse absolue là-dessus. Imiter évite surtout d'aboutir dans des impasses où le langage musical va dans une direction contraire à ce qui construisait l'émotion des films initiaux – ou alors il faut vraiment viser le contraste drolatique à l'usage des spectateurs avec beaucoup de second degré, comme Teletubbies dans le langage de Lachenmann…

La principale difficulté de ce choix réside dans l'obtention des droits d'une part, leur montant d'autre part. Et, entre le contrôle étroit des studios sur leurs meilleures marques, et les exigences financières exorbitantes, il sera clairement difficile de multiplier les expériences ; il faut le voir comme un produit de prestige ponctuel destiné à infléchir l'image de la maison.


     → Culture littéraire ou historique très grand public : aussi bien du côté des classiques, un Avare, une Notre-Dame-de-Paris, un Maigret, que de la littérature populaire ou jeunesse (One Piece rajeunirait assurément l'âge moyen de la salle !).


     → Histoire récente et sujets d'actualité : il existe déjà des opéras sur Anna Nicole, Kennedy, Marilyn Monroe, alors pourquoi pas sur George Bush II ou Jean-Claude-Trichet. Et on pourrait parler de sport, de faits de société, il aurait clairement de quoi écrire du drama sur les grands votes clivants à l'Assemblée type avortement / peine de mort / union civile (qui n'a pas rêvé de voir Christine Boutin pousser un grand air colorature ?), à condition bien sûr de ne pas faire de prêchi-prêcha, mais plutôt de rendre la tension de ces moments. (Je reviendrai sur ce point un peu plus loin.)

Clara Olivares & Chloé Lechat avaient assez bien réussi le pari de parler des couples d'aujourd'hui, par exemple, dans Les Sentinelles (commande de l'Opéra-Comique jouée il y a quelques mois). C'est moins léger que Friends ou How I Met Your Mother (celui-là, avec sa loufoquerie, serait un assez bon client pour une adaptation lyrique de quelques épisodes concentrés, sans nécessairement chercher à couvrir tout l'arc narratif de la série), assurément, et la musique reste assez peu festive, mais le tout était prenant et écrit, côté livret, conformément à l'esprit de son temps et non en empruntant des singeries de grand genre en décalage avec son sujet, comme c'est trop souvent le cas – coucou Manga Café (Zavaro), un opéra que j'ai par ailleurs aimé, mais dont les écarts de langue du livret entre faux-parler jeune et hypercorrection syntaxique produisaient sans cesse des rencontres assez malheureuses.


     → Grands thèmes fédérateurs avec des livrets originaux ou non : le Moyen Âge épique, la science-fiction, le surnaturel de toute sorte – j'ai déjà abondamment plaidé pour l'écriture de Glotte of the Dead, l'esthétique de l'opéra serait idéale pour servir la lenteur, la tension, les nappes vocales d'une horde de zombies. De même, les super-héros (du type The Flash 2014, avec des interludes figurant la vitesse, et des effets musicaux associés aux différents pouvoirs des méchants) semblent assez bien se prêter au jeu de l'investissement musical.

On pourrait aussi imaginer, dans le contexte réceptif aux nationalismes qui est le nôtre, de flatter la tendance en faisant fonds sur la figure de Vercingétorix, plutôt avec l'épique opéra de Fourdrain que le plus étrange et vaporeux de Canteloube (dont le livret m'a de surcroît paru fort mauvais).

Ne croyez pas que je rêve tout haut, cette démarche existe déjà : on a déjà représenté des opéras très accessibles qui parlent d'histoire récente (Rasputine, Anne Frank, Die Weiße Rose, JFK, Nixon, Marilyn Monroe, de l'homosexualité chez les maccarthystes), de grands classiques (Minotaure, Ovide, Hamlet, Richard III, Frankenstein, Poe, Melville, Cyrano, Usher, Canterville, Solaris, T. Williams, Beckett…), de littérature de jeunesse (Chat Botté, Musiciens de Brême, Blanche-Neige, Gulliver, Lord of the Flies), de films (Sophie's Choice, Marnie, Dead Man Walking, The Addams Family), de bandes dessinées (Max et les Maximonstres), de livres de psychiatrie (The Man Who Mistook his Wife for a Hat), des suites d'opéras du répertoire (de la trilogie de Figaro, d'Aida, de Gianni Schicchi… certes c'est rarement réussi), de l'exploration de phénomènes sociétaux (alpinisme, regards sur l'homosexualité, Alzheimer, le nucléaire), des opéras érotiques (Opéraporno dont je n'ai jamais trop mesuré à quel point il tenait ses promesses, Powder her Face, Das Gehege – où une femme rêve, je n'exagère rien, de se faire déchirer par un aigle)…



2. Proposer des dispositifs nouveaux. Pourquoi pas un opéra à entrées multiples, avec vote du public à l'entracte pour l'enchaînement des actions (c'est de la grosse logistique, mais quel coup de pube !). Et plutôt que de faire entrer les acteurs dans la salle, on pourrait imaginer une interaction avec des boîtiers pour voter – on pourrait imaginer un opéra sur la téléréalité ou les réseaux, où les spectateurs pourraient faire remplacer un chanteur, ou dire leur opinion en temps réel sur l'action scénique (est-ce moral ou non, par exemple). Je ne dis pas que ça changerait quelque chose à l'essence de l'opéra, à l'intérêt ou non d'une œuvre, mais ça pourrait susciter la curiosité, créer le débat, proposer une approche différente, plus active, de l'écoute.

Car en classique, il est difficile de tolérer que le public se lève ou parle, par exemple – si vous faites du bruit pendant une fugue, on n'entend plus la musique, ce n'est pas comme si vous chantez pendant un concert d'Iron Maiden, où le son du groupe sera toujours audible pour tout le monde.

Ce n'est pas forcément la piste la plus féconde, mais ponctuellement, comme la Philharmonie l'avait fait avec les tapis d'orient au parterre pour Ishtar de d'Indy et les suites d'Antoine & Cléopâtre de Schmitt, ou debout au milieu des interprètes comme pour l'Orfeo de Monteverdi version Berio, ou encore les fameux Dodo Tharaud où l'on écoute la musique totalement allongé… J'ai testé les deux premiers, et c'était clairement moins confortable que le siège traditionnel, mais aussi une façon différente d'approcher ; clairement le public était un peu différent de l'accoutumée


3. Et le plus important sans doute, être cohérent.

Si l'on joue un opéra inspiré de la culture populaire, il faut assurément employer un langage qui reflète les atmosphères de l'œuvre d'origine – chercher à imposer de la musique atonale sur un film dont l'atmosphère tient en partie à sa B.O. lyrique, ou défragmenter la déclamation avec de grands intervalles pour un sujet traitant du quotidien, par exemple, représente d'avance une impasse.
Combien de fois ne me suis-je pas dit, rien qu'en associant le titre annoncé au nom du compositeur, que c'était perdu avant même que de commencer !  (Et on est parfois très agréablement surpris, quand le compositeur adapte son esthétique au texte choisi !)

C'est quelque chose qui ne se fait plus, mais je pense qu'il serait de la responsabilité des directeurs de théâtre d'intervenir. Pas dans le message transmis par les artistes ni leur manière d'artister, bien sûr, mais pour des contraintes concrètes – je me rappelle de Pierre Jourdan qui, à Compiègne, exigeait par contrat que ses chanteurs ne roulent pas les [r], pour rendre le texte plus direct !  (Et ça fonctionnait très bien, même si les musicologues et les profs de chant ont beaucoup contesté ce choix, avec des arguments par ailleurs valides.)
Typiquement, lorsqu'un metteur en scène conçoit son spectacle de façon à ce que la moitié de la salle ne puisse pas voir ce qui se passe – Iphigénie toujours contre le mur côté cour chez Warlikowski, ou cette scène entière d'Aida de Py où les chanteurs étaient sur une passerelle trop haute, personne ne les apercevait depuis le second balcon ! –, il serait tout à fait légitime que le directeur de théâtre intervienne et impose des aménagements.

On pourrait en faire de même avec les commandes : négocier non seulement le titre, mais aussi la façon dont ce titre sera approché. Bref, quelqu'un responsable de la cohérence du projet. Avec un droit de regard sur le librettiste peut-être, parce que les compositeurs un peu trop sûrs d'eux-mêmes ou les potes pas vraiment talentueux (voire les adeptes du prêchi-prêcha rarement profond), ça en a ruiné des opéras, encore plus que la musique inadéquate !

Un filtre extérieur qui vérifie l'application d'un cahier des charges convenu en amont éviterait peut-être un certain nombre de demi-succès, fréquents dans la création lyrique contemporaine – et c'est souvent rageant lorsque les compositeurs sont talentueux.
Je m'imagine quelqu'un arrêtant (le merveilleux compositeur pour la scène) Michael Jarrell devant ses premières esquisses de Bérénice : « et si on choisissait plutôt un style de texte qui corresponde à la musique que vous êtes en train d'écrire ? ».

En somme, un pilote dans l'avion plutôt que d'ouvrir après coup la boîte noire et de se rendre compte que ça ne pouvait jamais
fonctionner…



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9. Tableau de frustrations

Je crains d'avoir beaucoup pleurniché dans cette notule, et d'avoir en vain lancé des pistes qui, faute de quiconque d'intéressé pour les tenter (le recrutement des directeurs de salle ne se fait pas vraiment sur des critères de compétence sur la part artistique de la programmation), ne sont amenées qu'à rester des rêves pour songe-creux et autres mélomanes blasés – brefs, mes amis les petits marquis et moi-même.

J'ai ainsi un peu traîné des pieds pour l'écrire, sur plusieurs mois, ayant l'impression de prolonger une réflexion qui ne mène nulle part, si je ne suis pas inséré quelque part pour lui donner chair… Or les grandes structures sont gouvernées par des professionnels de l'administration (ce qui est tout à fait légitime) et les petites sont déjà fondées sur un projet artistique fort (auquel je n'ai pas forcément à redire au demeurant !).

Je ne sais donc pas trop bien à quoi sert tout cela, mais il me semble néanmoins que ce parcours permet de poser des questions sur la façon dont, spontanément, nous concevons ce qu'est une saison de concerts ou d'opéra, ce que nous en attendons, et ce que nous pourrions en retirer.

C'est pourquoi je ne puis qu'inviter les Franciliens à se tenir à l'affût des offres parallèles (je tâche, avec les copains, d'en proposer un maximum dans l'agenda de CSS, accessible en haut à gauche de la page d'accueil) qui permettent d'explorer un plus large champ, lorsque vos goûts ne sont pas servis par l'offre la plus en vue ou que votre curiosité prend le dessus.
Et puis, pour être tout à fait honnête… autant, pour chaque salle, il y a de quoi trouver l'offre timorée ; autant, en cumulant toutes les trouvailles éparses, on remplira son planning de concerts sans trop de difficulté, même en ayant des goûts assez spécifiques et l'envie de sortir souvent.

À très vite pour des recommandations plus concrètes ou des investigations plus positives !

vendredi 15 août 2025

Nos angles morts — Otto NICOLAI : mélodiste, contrapuntiste & dramaturge


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Cette playlist contient les meilleurs moments des bijoux que je mentionne dans cette notule ; je crois qu'il vaut vraiment la peine de la survoler rapidement, si vous n'avez pas le temps de la parcourir en entier pendant votre lecture – et j'ai l'audace de penser que votre niveau de français vous permettra de déchiffrer cette notule en moins de deux heures.
Si vous n'avez pas d'abonnement sur cette plate-forme, sachez que YouTube a des partenariats avec l'essentiel des labels et que vous pouvez retrouver intégralement et gratuitement les pistes qui vous auront intéressé dans ma sélection.


Nous avons tous des angles morts.

Alors que je me suis appliqué à découvrir non seulement les œuvres du répertoire mais aussi les pépites (et les nanars, passionnant aussi) méconnues, je me rends compte aujourd'hui d'une béance.

Étrangement, quelques semi-tubes manquaient à l'appel – sans doute parce que l'allemand est une langue que j'ai mis longtemps à apprivoiser hors du cadre poétique. J'ai ainsi écouté assez tardivement Martha de Flotow… et aujourd'hui, alors que je viens d'entrer dans ma quarantième année, je découvre Die lustigen Weiber von Windsor d'Otto Nicolai (1810-1849).

Certes, je n'aime pas beaucoup l'opérette viennoise, et je n'ai pas beaucoup creusé le fonds abondant des œuvres scéniques de J. Strauß II, Suppé (son Requiem en revanche, incroyable puissance dramatique !) ou Lehár. Mais enfin… !  Nicolai est prussien, pour commencer, l'esthétique n'est vraiment pas la même. Et j'écoute sa musique avec ravissement depuis des années : musique orchestrale, musique sacrée, et même l'opéra – Il Templario, un opéra postbelcantiste au sens épique développé ; et surtout Die Heimkehr des Verbannten, un chef-d'œuvre de la trempe d'Alfonso und Estrella de Schubert, Die Räuberbraut de Ries, Gutenberg de Loewe (au disque, écoutez Johann Hus), la Loreley de Bruch

Alors, pourquoi ne pas avoir tout simplement écouté la seule œuvre qui lui vaille la célébrité ? Célébrité certes plutôt cantonnée en Allemagne, mais l'abondance en distributions prestigieuses donne vraiment envie d'y jeter un œil : Rother (avec Georg Hahn), Müller-Kray (avec Franz Fehringer, Gerhard Hüsch, Otto von Rohr… cette distribution masculine est folle), Altmann (avec Kuen, Kusche, Traxel, Hahn), Kleiner (avec Böhme), Leitner (avec Stader, Klose, Schlemm, Wächter, Borg), Knappertsbusch (avec Kupper, Kuen, Holm, Proebstl), Schüchter (avec Köth, Fischer-Dieskau, Frick), Löwlein (avec Lear, Sieglinde Wagner, Häfliger, Crass), Kurt Richter (avec Coertse, Rössl-Majdan, Hans Braun, Frick), Heger (avec Mathis, Wunderlich, Gutstein, Frick), Löwlein (Cervena, Unger), la radio d'URSS en russe dirigée par Orlov, et puis les studios « récents », Klee 76 (Mathis, Donath, Hanna Schwarz, Schreier, Dormoy, Weikl, Vogel, Moll), Kubelik 77 (Donath, Trudeliese Schmidt, Zednik, Ahnsjö, Sramek, Wolfgang Brendel, Ridderbusch), et pour finir une prise sur le vif pour CPO, Schirmer 2007 (Banse, Korondi, Maximillian Schmitt, Eiche, Alfred Reiter). Voilà qui devrait plutôt motiver !
J'imagine que la dimension comique m'a peut-être fait craindre une musique de qualité inférieure ou un livret trop rapide pour me permettre de bien suivre. Pourtant, je ne peux pas dire ne pas avoir souvent lu mention de l'œuvre dans les magazines ou chez d'autres mélomanes. Incompréhensible.

***

Me voilà donc à découvrir l'œuvre – hors de très courts extraits écoutés distraitement, ou peut-être d'une écoute intégrale à laquelle j'ai dû m'astreindre à un moment donné, mais à flux continu, en faisant autre chose et sans suivre l'intrigue…

Et je suis époustouflé !  La vivacité thématique, très immédiate, explique son succès ; ça verse à flux continu l'ivresse mélodique, assez facile – on peut y entendre un hypothétique pont entre Rossini et Offenbach –, au sein de numéros dont la construction polyphonique (beaucoup d'ensembles) ménage une grande richesse. Et pour couronner le tout, l'intensité dramatique y est particulièrement soutenue, avec un sens fin de la prosodie.

Un bijou, qui, alibi shakespearien aidant, mérite toute sa réputation ! 

J'imagine que la version que j'ai écoutée a joué un rôle non négligeable dans mon épiphanie – quand on est mélomane de vieille longue date, on sait à qui se fier. Bernhard Klee en l'occurrence : pas la plus acérée des baguettes contrairement à Maître FX, par exemple son enregistrement le plus célèbre, ses Szenen aus Goethes Faust de Schumann sont même assez molles, mais je savais pouvoir faire confiance aux prises de son et à l'ardeur perceptible dans ces studios Berlin Classics… Et en effet, quelle belle équipe, qui rayonne par les micros !  Kurt Moll d'une aisance folle, Edith Mathis et Helen Donath délicieusement fondantes, le liedersänger Siegfried Vogel en Reich, le Pelléas Dormoy en Cajus de luxe… Klee lui-même, s'il n'est pas le plus nerveux ni le plus anguleux, étage remarquablement cette musique, en la traitant comme du grand genre.
Surtout, on entend tout tellement bien, et d'une façon assez différente (plus ample et réverbérée) par rapport aux meilleures places d'un théâtre !  Kubelik, pourtant plus alerte et presque aussi bien distribué, ne m'a pas fait la même forte impression en l'enchaînant à Klee.

Je bats donc ma coulpe et vous invite donc à (re)découvrir Nicolai, y compris son Ouverture de Noël, sa belle Symphonie en ré, sa musique sacrée, ou ses autres opéras – je redis ici toute ma dilection pour Die Heimkehr des Verbannten.

La playlist en début de notule permet d'entendre quelques-unes des œuvres dont il a été question !

jeudi 14 août 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 3 – Les actualisations


Quelquefois, en détournant ou en conservant le sujet, les graphistes font le choix de rapprocher les sujets du temps présent.

↑ La Valse des Patineurs de Waldteufel, avec un design assez peu XIXe.

↑ Le clair de lune revu par les instruments de la photographie cinématographique.

↑ Corrélation forte.
(Paganini vs. Les Tarterêts en 1-to-1.)

↑ À en croire ma montre, je suis très en retard.

Planètes habitables.
The Planets, relu à la mode du space opera – pochette de 1970, donc plutôt influencé par l'ambiance exotique Star Trek TOS (66-69) que par Star Wars (1977).
(En m'interrogeant sur l'influence égyptienne antique des parements, je remarque à l'instant seulement, après toutes ces années, que la pose de la jeune femme expose massivement ses sous-vêtements. À ce point, j'en suis interloqué, ce n'est plus une simple conséquence négligeable ou même un clin d'œil grivois, c'est de l'exposition d'étendard pour un Te Deum à Saint-Louis des Invalides.)
Mais je ne vais pas le déporter pour autant dans la rubrique olé-olé, il y a déjà beaucoup de locataires – encore plus effrontés, vous verrez – là-bas.

↑ « On va nous faire travailler jusqu'à la mort. »
(Graphiste de gauche.)



samedi 9 août 2025

Nouveautés disques #7 (8 août 2025) — Noskowski, Bembo, Coleridge-Taylor, Nigl & clavicorde…


Les nouvelles parutions qu'on a aimées cette semaine, en vidéo-podcast https://youtu.be/46aBkUF7yaU comme chaque semaine depuis cet été.

¶ Arrangements des Negro Melodies de Samuel Coleridge-Taylor dans une version concertante pour violon et orchestre, par Curtis Stewart (le violoniste) et des orchestrateurs en renfort… Impressionnant de couleurs et de liberté ! Voyez la vidéo dédiée à Coleridge-Taylor pour plus de détail : https://www.youtube.com/watch?v=b_VIUT56plU .

¶ Georg Nigl dans Mozart, accompagné au clavicorde, et avec des arrangements orchestraux pour clavicorde seul. Encore un disque d'une poésie extraordinaire, propre à tous les projets de ce chanteur hors norme.

¶ Troisième Symphonie de Noskowski (la meilleure), dans une nouvelle version par l'Orchestre de Rhénanie-Palatinat dirigé par Antoni Wit. J'aime davantage la (seule ?) autre version avec Katowice et Borowicz, plus typée de timbres et plus engagée, chez Sterling, mais c'est l'occasion pour tout le monde d'écouter ce très beau témoignage d'un romantisme tardif mais consonant et radieux.

Parmi les autres choses intéressantes : Ercole Amante de Bembo (très prochainement à l'Opéra Bastille !), de saisissantes transcriptions pour orchestre depuis l'orgue par Andrew Davis, les ouvertures classiques de William Smethergell, les concertos pour clavecin mannheimiens de Rolle, la Sonate pour violon seul de Paul Ben-Haim, des suites pour cordes britanniques, et même une réédition du Requiem de Donizetti avec Pavarotti et Bruson !

Moins convaincu par les Sonates de Clementi par Chen Xueyuan chez Da Vinci, vraiment très loin du style, très peu de couleurs, très figé, rare qu'un disque me déplaise franchement à ce point. Dans la même niche des pianistes contemporains de Beethoven, Da Vinci avait frappé très fort pourtant, il y a quelques jours, avec de superbes versions des sonates de Czerny – notamment la 9, à connaître pour tout beethovenien, c'est l'esprit des dernières sonates, et de qualité sensiblement identique à mon sens !

Les anthologies Naxos par nation, qui promettaient beaucoup (très variées pour les compilations faites par orchestre parues il y a deux ou trois semaines), m'ont déçu pour l'Italie (beaucoup d'instrumental du XVIIIe s., très peu pioché dans leur fabuleux fonds XXe avec La Vecchia ou en musique de chambre) et l'Espagne (essentiellement de la guitare). On verra pour le Brésil, le Portugal, la Suède et la Pologne, qui ont paru également ces derniers jours.

mercredi 6 août 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 2 – Les références décalées


Ici, des pochettes dont la pochette est en lien avec le contenu, mais de façon souvent très partielle ou drolatique.

Je commence par les plus évidentes, quelques-unes qui au contraire pourraient être qualifiées de « références claires et légitimes ».

Aparté en a commis d'assez réussies : la clef du cabinet interdit de Barbe-Bleue (dont j'ai dit quelques mots ici, vu que j'en ai écrit la notice), le paon d'Argus qui surveille Isis, le moucharabieh du harem où est détenue l'épouse de Tarare… L'évocation tient un seul objet : à la fois symbole de l'intrigue et élément visuel fort assez aisé à identifier dans un bac ! (Les trois couvrent par ailleurs, pour ne rien gâcher, des œuvres majeures dans de merveilleuses réalisations musicales.)

↓ Quelques-unes apportent même un peu de complexité : un visage sculpté détruit ; symbole du passage de la sculpture vers l'animation ? Témoignage de l'iconoclasme nécessaire pour se protéger de la malédiction de Pygmalion ? En tout cas quelque chose d'un peu plus mêlé et complexe qu'une statue pleine et entière – et qui met en scène, déjà, des tensions comparables à celles du mythe.

↓ Celle-ci est sans hésiter ma pochette préférée du label. Par le détour d'un jeu connu de tous, évocation très élégante de l'intrigue, où la Reine meurt pour sauver le Roi. (J'aurais personnellement plutôt mis la reine en noir, puisque c'est elle qui descend aux royaumes sombres, mais c'est un détail.) Le résultat visuel est à la fois beau, dramatique, et parfaitement représentatif du sujet – alors qu'aucun personnage ou objet concret de l'intrigue n'y figure.

↓ On verra plus loin qu'Arte Nova, dans ses éditions et rééditions des années 2000, a eu tendance à explorer la pure photo d'art gratuite, sans lien avec son sujet… mais on trouve tout de même quelques pochettes très explicitement en lien avec le contenu du coffret.

↑ Ici, deux amants dans l'horloge de la Gare d'Orsay pour le Quatuor pour la fin du Temps, jolie allégorie très évidente mais particulièrement bien réalisée.

↓ Dans les années soixante (et plus ponctuellement suivantes), les grands labels osaient volontiers des illustrations originales, un peu cliché, mais d'une identité visuelle forte (et compatible avec un public enfant).

↑ J'avais dit un peu cliché.
(UCJ, propriété d'Universal.)

↓ Quelquefois avec un brin plus d'abstraction.

↓ Quelques pochettes singent aussi le cinéma.

↑ Bon, ça a une forme de violon, ça compte ?
(Rendez-vous plus bas pour les gaillarderies de toutes sortes.)

↑ J'ai mis des années à comprendre qu'il y avait le mot Ayres dans le titre ! (Et quatre ventilos.)
Coup de génie, j'adore.

↑ J'imagine que c'est sensiblement la même idée ici.

↑ C'est un autre vent qui souffle.

↓ Ce peut aussi être en rapport avec le sujet des œuvres.

↑ Assez sage, la bougie symbolise l'écoulement des nuits.

↑ Celui-ci est plus amusant, avec son artefact réduit en poudre – comme le Walhalla.

↑ Plus cohérente, et même un peu trop directe, avec un côté horreur série B.

↑ Ça finit mal pour le Loup.

↓ Les pochettes de Beauty Farm, (excellent) ensemble spécialiste des œuvres vocales sacrées de la Renaissance, sont conçues avec des mannequins, en général de façon assez abstraite , mais celles-ci évoquent des postures de bénédicité (1), de port-de-croix (2,3), de saint Sébastien (4), fréquentes dans l'iconographie.

↓ À votre avis, que se passe-t-il la nuit (chez Boult) ?

↓ D'autres se contentent d'opérer un point de connexion avec la nationalité des compositeurs :

↓ Et puis il y a carrément les illustrations méta- – impossible de trouver le nom des interprètes, d'ailleurs, de ce disque General Electric (!).

↓ Plus irrévérencieuse, la musique sacrée de Puccini figurée par les étals de marchands de produits dérivés catholiques. Ce n'est que notre début de chemin parmi des fantaisies de plus en plus étranges.

↑ Certes, Water Music est une musique d'eau, et prévue pour la Cour, mais le robinet doré dénote un petit manque de respect. (Il y aura une catégorie spécifique pour ces positionnements. Celui-ci reste encore du côté de l'amusement léger.)

↓ À présent que vous vous êtes échauffés, nous allons pouvoir entrer dans le cœur des allusions un peu plus distendues.

↑ En fait de « musique d'eau », je vois surtout des rochers… certes marqués par l'érosion. Soit elle n'est pas très visible sur la pochette, soit j'imagine qu'il faut déduire l'eau de son empreinte, de son négatif. Sophistiqué.

↓ Plus épuré encore, la Cinquième de Beethoven par Karajan, réduite à son minimum.

↑ Je ne trouve pas la réalisation très belle, avec sa sculpture réalisée en DAO et son ciel bleu trop étalonné ; toutefois la simplicité du concept – qui remet bien l'œuvre, particulièrement emblématique, au cœur du sujet – me plaît.

↑ Biber (beaver en anglais), c'est le castor. (Je ne sais pas s'il l'utilisait lui-même comme symbole – mes recherches en ce sens n'ont rien donné – ou si le graphiste est un germaniste facétieux.) L'illustration provient en tout cas d'un ouvrage de naturaliste écossais publié en 1836.

↑ Tous les éléments du titre y sont !

↑ Les belles au bois dormant sont deux, pioncent dans la neige et font la taille d'un double Gulliver. (Trouvaille de Jérôme Bastianelli.)

↓ Chez Arte Nova, pour les compositeurs qui ont connu la guerre, on trouve des rues un peu désolées dans des ambiances années trente-quarante.

↑ Marteau et faucille (à cordes) pour un titre qui mentionne Russie plutôt qu'Union Soviétique, et qui contient notamment L'Oiseau de feu de Stravinski – qui a passé l'essentiel de sa vie à l'Ouest… Référence facile mais pas très claire.

↓ Et si vous aviez cru que c'était la plus simpliste figuration de la Russie, attendez un peu :

↓ … référence nationale, certes, et sans qu'on en comprenne toujours bien le détail :

↓ Quelquefois, c'est simplement le chiffre qui compte. Et les possibilités sont alors infinies…

↑ [Si vous n'arrivez pas à lire : Concerto pour violon, violoncelle & piano de Beethoven par Kogan, Rostropovitch et Gilels.]
Certes, ils sont trois, et Beethoven était grognon.

↑ Version mignarde du précédent.

↑ Ce geste un peu désinvolte, quatre chaises-longues pour quatre cordistes, juste posées là, m'amuse assez. Effet assez poétique, même – évocation-absence.

↓ Quelquefois, il faut se contenter d'un rapport (encore) moins précis.

↑ Ici, le bout d'un décor de feuilles de chêne XIXe, probablement un relief d'église, pour un Requiem du premier XVIIIe siècle.

↑ Autre évocation partielle : certes, c'est vraisemblablement l'hiver… mais la solitude, les villages, les chemins de terre ?

↑ Ici, c'est plus minimal encore : Chostakovitch vs. la mort.

↑ En lien avec son lied Die Lotosblume, qui ne figure même pas sur le disque?

↑ Je termine avec ma pochette préférée – d'un disque qui figure par ailleurs parmi les meilleurs publiés dans l'univers du lied. J'ai longtemps pensé qu'il s'agissait d'une abstraction dont Arte Nova est coutumière – vous le verrez dans le chapitre qui est consacré à cette approche –, mais à présent j'y perçois une possible allégorie du lied : les fleurs fanées posées dans leur vase comme les sentiments ranimés par le chant ; l'oiseau empaillé comme ces mélodies transmises depuis les générations passées, ou depuis la sphère populaire vers la sphère savante avec la mise en partition.
Je ne suis pas persuadé du tout que ce soit le projet, considérant que la plupart des pochettes de cette collection paraissent assez arbitraires, mais cela ajoute à la poésie que j'y sens.



À bientôt pour le troisième épisode – les actualisations !

dimanche 3 août 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 1 – Les bizarreries artistiques


Les pochettes, c'est important.

C'est pourquoi il faut en parler.

… mais non, pas celle-là, on n'est pas chez les exhibeurs de jarret ici !

Je parle bien sûr des façades de disques.

J'en ai déjà fait état sur plusieurs supports en plus de vingt ans d'existence du site, mais je n'ai pas l'impression que ce soit spécifiquement apparu sous forme de notule.



Mais pourquoi parler de ça maintenant, aujourd'hui, après tout ce que j'ai fait ?

L'impulsion vient de cette nouveauté toute fraîche. (J'ai des blagues à faire, apprises auprès de la jeune génération, à base de votre sœur, mais je doute que mon digne lectorat apprécierait.)

L'illustre Rachel Podger, superstar du violon baroque, ose proposer (comment personne n'y a-t-il pensé auparavant) un nouvel album entièrement consacré à Heinrich Biber, ce qui promet d'être passionnant, mais de se vendre fort peu… à moins de se distinguer par un titre frappant.
Coup de génie, vraiment.

Ça m'évoque, dans le même genre effronté qui me réjouit, le choix onomastique du festival de musique de la Pitié-Salpêtrière, un des plus vastes hôpitaux de Paris :

« Fièvres musicales », pendant que des patients doivent rendre leurs âmes par hyperthermie dans les bâtiments en face, je trouve ça d'une insolence presque problématique – mais, je dois l'avouer, particulièrement spirituelle. (Je n'ai toujours pas compris comment ça a pu passer.) ((Sans doute parce que ça a été validé par un comité à l'humour carabin qui ne comprenait pas de représentants des patients, vous me direz.)) (((Et que les patients qui pourraient s'en offusquer sont précisément occupés à crever le nez dans leur fièvre.)))

Pour autant, ce ne sont que des jeux de mots, et leur insolence me ravit à chaque fois que le mois de juin me rappelle l'existence de cette invention-là !



Mais nous parlons des pochettes… c'est le moment !

Certaines sont astucieuses, d'autres poétiques… et pour certaines, on se demande vraiment comment personne n'a tiré la sonnette d'alarme avant de lancer la production du produit physique !

La pochette, c'est le premier contact (parfois le seul…), avec un disque, donc un objet destiné à l'écoute représenté par un signal visuel. Un paradoxe puissant, et un vrai défi pour convaincre l'auditeur potentiel de franchir le pas dans la pléthore de l'offre discographique.

¶ Encore plus vrai jusqu'au début des années 2000, lorsqu'il fallait demander au disquaire de décellophaner (ce que je n'ai jamais osé) si l'on voulait absolument jeter une oreille d'abord, debout devant tout le magasin… clairement, la pochette opérait un tri. Je me rappelle, adolescent, avoir hésité devant plusieurs versions du Carnaval des Animaux, dont je ne connaissais que des extraits et que je voulais découvrir dans son entièreté. Je n'ai finalement pas pris celle dont les interprètes m'intéressait le plus, à cause de son graphisme criard et enfantin, j'avais honte d'approuver cette chose en passant la caisse – en me disant que la caissière penserait que j'avais été séduit par la pochette et non par la promesse de Pahud & Meyer. J'ai donc emporté une autre version version dont les interprètes m'intéressaient, bien sûr, mais dont le l'aspect n'impliquait pas de rougeur aux joues. Une des rares fois dans ma vie – comme vous l'aurez remarqué – où je me suis soucié de ce que les gens pensaient de ce que j'écoute. (L'opera seria au collège m'a paradoxalement rendu populaire, mais c'est une autre histoire.)
¶ Aujourd'hui, il est aisé d'écouter tout de suite les sorties, mais personne ne peut écouter quelques instants de chaque disque… la pochette demeure un filtre. Et bien sûr, pour les disques déjà parus, pour la plupart sur des œuvres multi-enregistrées (hélas), il faut se distinguer visuellement ne serait-ce que pour être remarqué dans les listes de résultats de recherche.

Par ailleurs, bien sûr, une belle pochette en accord avec son sujet peut être un plaisir d'esthète, d'autant plus important que le public du classique est plus sensible que d'autres aux beaux objets et à la possession du support physique (pas moi, certes).

Pour y voir plus clair, je vous propose un petit tour d'horizon classé par typologie.

J'ai éclusé de façon assez minutieuse les fonds des fantaisistes vinyles Westminster, et puis des séries photographiques Arte Nova des années 2000. Pour le reste, je me suis fondé sur ma précédente collection, notamment esquissée dans ce vieux fil Twitter et sur plusieurs fils du Forum Classik.



Au programme :

1. Les bizarreries artistiques
2. Les références décalées
3. Les actualisations
4. Les jeux de mots
5. Les abstractions
6. Les manques de respect
7. Les olé-olé
8. Les fantaisies d'artiste
9. Les compilations douteuses
10. Les maladresses expressives
11. Les malaises
12. Les rêves
13. Les faussaires



1. Les bizarreries artistiques

Avant de nous avancer vers les bas-fonds de l'invention humaine, un peu de douceur. Dans cette catégorie, j'ai inclus les pochettes qui attestent qu'il s'agit de musique, mais sans lien fort avec le contenu précis. Je ne vois pas toujours de lien fort avec le sujet, mais c'est joli ou agréablement fantaisiste. Westminster Gold est un excellent pourvoyeur de ce sujet, comme de bien d'autres, vous le verrez.

↑ Celle-ci est particulièrement belle. On voit certes des violons sur la pochette, mais le lien puissant entre les cordages et cette évocation de l'Espagne… ?

↑ De même, certes deux paires de mains se font face ; et puis, le lien spécifique avec Kaba' ?

↑ Pas mieux. Un violoncelle pour des œuvres avec violoncelle, soit. Mais dans son appartement neuf et blanc, il est assez élégant et évocateur.
(J'ai eu peine à trouver certaines pochettes en bonne qualité, la plupart du temps elle est décent, mais il arrive comme ici qu'il faille se contenter de peu. Il faut bien voir que ce sont des vinyles du début des années 70, d'enregistrements depuis multi-réédités, et qui n'ont donc plus couramment leur place chez les marchands en ligne.)

↓ La musique peut aussi être invoquée par les partitions :

↑ L'intégrale LULLY de Rousset a hélas beaucoup changé d'identité visuelle au fil du temps, et les suivantes, quoique sobres et réussies pour certaines (le Paon d'Isis), ont tourné le dos à cette esthétique. Dans Armide, on voit même la chanteuse de dos, alors que le choix avait toujours été d'évoquer plutôt l'œuvre jusqu'ici. Mais pour ces premiers volumes du déplacement chez Aparté de la série (après des débuts chez Ambroisie), la vue des partitions d'époque a beaucoup de charme.

↑ Ici aussi, on nous annonce du violon. Pour le reste, c'est arbitraire – et assez beau.

↑ Tchaïkovski = neige, mais encore ?

↓ « Quand le Ruisseau est tiré, il faut le boire. »

↑ Encore plus spectaculaire : on précise qui l'on va jouer, le lien entre le contenu sonore et le dispositif visuel m'échappe tout à fait, mais l'illustration surréaliste reste particulièrement divertissante.



On a commencé très doux. Vous verrez que, par la suite…

mardi 29 juillet 2025

Le violentomètre Golaud


La troisième notule des nouveautés sur le front de Pelléas que je souhaitais vous proposer – après la question de l'emploi divergent des leitmotive pelléassiens et la transformation horrifique des motifs du grand duo de l'acte IV – adopte une angle plus léger.

Il y a quelques jours, tandis que je disais tranquillement du mal du cinquième acte (vaste question, on y reviendra en tant voulu), et que je souligne que son seul moment d'animation réside dans la terrifiante torture de Mélisande par Golaud, on me répond pour badiner « oh, il parle un peu fort, c'est tout ».

Dans mon esprit, le parallèle est immédiat : minimisation de violences intra-familiales → documentation de prévention → Golaud et le violentomètre.

J'ai d'abord tout de suite bricolé quelques flèches sur le document officiel, pour prouver mon argument et plaisanter un peu, puis, pris au jeu, je me suis dit que je ne pouvais pas sérieusement avancer de telles choses sans des sources circonstanciées. Me voilà donc à chercher les correspondances, ce qui se déclina en en un grand jeu collaboratif avec Christelle en IDF (qui ne parle hélas pas de Pelléas dans ses contenus publics, vous ne devinez même pas quelles takes vous manquez) sur le trajet du domaine co-dessiné par Hubert Robert – vous n'avez pas idée à quel point nos vies sont stylées !

Le résultat tient dans l'infographie que vous voyez, faisant correspondre à chaque item les citations correspondantes. Parcours transversal amusant à travers l'ouvrage – bien sûr, pour la relation entre Golaud et Mélisande, ce seront prioritairement les scènes I,1 (la rencontre dans la forêt), II,2 (Golaud blessé et l'anneau perdu), III,4 (l'espionnage avec l'enfant), IV,2 (l'outrage devant Arkel), IV,4 (le meurtre) et V (l'interrogatoire final) qui seront convoqués.

Amusant parce que façon ludique de redéployer thématiquement, dans le désordre, la matière littéraire de Pelléas. Mais cela va un peu au delà : comme le personnage de Pelléas est particulièrement évanescent, très peu incarné psychologiquement, et que Mélisande demeure assez mystérieuse et multiple (cf. notule traînée de Mélisande et commentaires en fin de vidéo du neuvième épisode de la série Pelléas), Golaud incarne facilement, pour le public, la mesure humaine du drame, muni d'affects familiers et compréhensibles. Cela se renforce même, à mon sens, dans ses travers – Yniold qui ne comprend rien et braille pendant un quart d'heure est tellement insupportable qu'on peut ressentir de l'empathie pour ce père autocentré qui cède à la colère stérile. Ce moment me fait toujours frémir, car je peux avoir l'impression de sentir plus d'empathie (du moins dans ce dispositif théâtral !) pour l'abuseur que pour sa victime.

C'est en cela que ce synoptique recèle, à mon sens, un intérêt véritable : il permet de se rendre compte de ce que serait Golaud dans le monde réel. En tout cas celui du temps de la création et de la réception actuelle, car on peut supposer que dans le contexte médiévalisant imaginaire de Maeterlinck, le crime d'honneur est bien mieux admis – c'est en tout cas ce que laisse supposer l'attitude déférente du Médecin, et l'absence manifeste de conséquence des deux meurtres.
Le décalage amusant entre la perception de Golaud par les autres personnages et cette grille de lecture (anachronique, mais assez raisonnable) met assez bien en évidence, je trouve, la tension entre le Golaud dramaturgique, central et humain, et le Golaud psychologique, bien plus inquiétant. Tension qui autorise des lectures très divergentes (je mets de côté l'ogre George London, qui paraît assez hors de propos), depuis le menaçant Tomlinson et le grimaçant MacIntyre jusqu'au patelin van Dam, en passant par des portraits intermédiaires comme l'aristocratique H. Etcheverry, qui paraît toujours faire mine de planer au-dessus des contingences du monde, rendant son passage à l'acte très imprévu.

En cela, ma proposition me paraît stimulante pour dialoguer, en quelque sorte, avec l'oeuvre depuis là où nous sommes.

Pour information, Mélisande (qui paraît toxique par certains aspects) arrive au niveau 10 et Pelléas, qui paraît tellement innocent… au niveau 21 !  (Si l'on extrapole les colombes qui quittent la tour sur le leitmotiv de Mélisande, et que l'on prend en considération qu'il refuse de lâcher ses cheveux.)  Il est vrai que Pelléas coche par ailleurs très peu d'autres conduites déviantes dans le tableau.

Je vous laisse à présent profiter du relevé consacré à Golaud… et frémir avec moi.

violentomètre Golaud dans Pelléas et Mélisande version Debussy

Transcription pour permettre les recherches en plein texte – et si jamais l'image s'avère difficile à lire selon la diagonale de votre écran (j'ai dû la compresser par erreur dans le logiciel, le texte me paraît un peu flou).



1. Respecte tes décisions, tes désirs et tes goûts
OUI
➤ « Je ne vous toucherai plus ! » (I,1)
puis clairement NON (cf. items suivants)

2. Accepte tes amies, amis et ta famille
Non pertinent : Mélisande est seule.

3. A confiance en toi
NON :
➤ « Et cependant, je suis moins loin des grands secrets de l’autre monde que du plus petit secret de ces yeux ! » (IV,2)
➤ « Je suis trop vieux ; et puis, je ne suis pas un espion. J’attendrai le hasard ; et alors… Oh ! alors !…  » (IV,2)

4. Est content quand tu te sens épanouie
NON :
➤ « Voyons, tu n’es plus à l’âge où l’on peut pleurer pour ces choses… » (IV,2)

5. S'assure de ton accord pour ce que vous faites ensemble
OUI :
➤ « Voulez-vous venir avec moi ? » (I,1)
puis NON :
➤ « Je ne sais ni son âge, ni qui elle est, ni d’où elle vient et je n’ose pas l’interroger […] Il y a maintenant six mois que je l’ai épousée et je n’en sais pas plus qu’au jour de notre rencontre. » (I,2)

6. Te fait du chantage si tu refuses de faire quelque chose
➤ « Il faut dire la vérité à quelqu’un qui va mourir… Il faut qu’il sache la vérité, sans cela il ne pourrait pas dormir… » (V)

7. Rabaisse tes opinions et tes projets
➤ « Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d’enfant. » (II,2)
➤ « C’est donc cela qui te fait pleurer, ma pauvre Mélisande ? — Ce n’est donc que cela ? — Tu pleures de ne pas voir le ciel ? — Voyons, tu n’es plus à l’âge où l’on peut pleurer pour ces choses…  » (II,2)

8. Se moque de toi en public
➤ « Pourquoi tremblez-vous ainsi ? — Je ne vais pas vous tuer. » (IV,2)
➤ « Ils sont plus grands que l’innocence !… Ils sont plus purs que les yeux d’un agneau… Ils donneraient à Dieu des leçons d’innocence !  » (IV,2)
➤ « Plus que de l’innocence ! On dirait que les anges du ciel y célèbrent sans cesse un baptême !… » (IV,2)

9. Est jaloux et possessif en permanence
➤ « Pelléas et petite-mère ne parlent-ils jamais de moi quand je ne suis pas là ? » (III,4)
➤ « Ils ne s’approchent pas l’un de l’autre ? […] Et le lit ?… Sont-ils près du lit ? » (III,4)
➤ « Vous espérez voir quelque chose dans mes yeux, sans que je voie quelque chose dans les vôtres ? — Croyez-vous que je sache quelque chose ? » (IV,4)

10. Te manipule
➤ « Mélisande, as-tu pitié de moi, comme j’ai pitié de toi ?… Mélisande ?… » (V)

11. Contrôle tes sorties, habits, maquillage
➤ MÉLISANDE. Je voudrais m’en aller avec vous… C’est ici, que je ne peux plus vivre…
GOLAUD. Mais il faut une raison cependant. On va te croire folle. On va croire à des rêves d’enfant. (II,2)

12. Fouille tes textos, mails, applis
➤ « À propos de Mélisande, j’ai entendu ce qui s’est passé et ce qui s’est dit hier au soir. » (III,3)
➤ « Ne fais pas le moindre bruit ; petite-mère aurait terriblement peur… La vois-tu ? — Est-elle dans la chambre ? » (III,4)
➤ « A-a-h ! — Il est derrière un arbre ! » (Mélisande, IV,4)

13. Insiste pour que tu lui envoies des photos intimes
Non représentable sur une scène du XIXe siècle – et non pertinent : ils vivent au même endroit et n'ont pas la technologie idoine de toute façon. 

14. T'isole de ta famille et de tes proches
➤ « Évitez-la autant que possible ; mais sans affectation d’ailleurs ; sans affectation. » (III,3)

15. T'oblige à regarder des films porno
Non représentable. Et technologie inexistante.

16. T'humilie et te traite de folle quand tu lui fais des reproches
➤ « On va te croire folle.  » (II,2)
➤ « Voyez-vous ces grands yeux ? — On dirait qu’ils sont fiers d’être riches… » (IV,2)

17. Se lance dans des colères incontrôlables lorsque quelque chose lui déplaît
➤ « Ah ! vos mains sont trop chaudes… Allez-vous-en ! Votre chair me dégoûte !… » (IV,2)
➤ « Je ne veux pas que tu me touches, entends-tu ? » (IV,2)
➤ « Laissez-moi seul !  laissez-moi seul avec elle !… » (V)

18. Menace de se suicider à cause de toi
➤ MÉLISANDE. Qui est-ce qui va mourir ? — Est-ce moi ?
GOLAUD. Toi, toi ! et moi, moi aussi, après toi !… Et il nous faut la vérité… (V)

19. Menace de diffuser des photos intimes de toi
Non représentable. Pas la technologie non plus.

20. Te pousse, te tire, te gifle, te secoue, te frappe
➤ « — Vous allez me suivre à genoux ! — À genoux ! — À genoux devant moi ! — Ah ! ah ! vos longs cheveux servent enfin à quelque chose !… À droite et puis à gauche ! — À gauche et puis à droite ! — Absalon ! Absalon ! — En avant ! en arrière ! Jusqu’à terre ! jusqu’à terre !… » (IV,4)

21. Te touche les parties intimes sans ton consentement
Pas passé loin :
➤ PELLÉAS. Était-il tout près de vous ?
MÉLISANDE. Oui ; il voulait m’embrasser…
PELLÉAS. Et vous ne vouliez pas ?
MÉLISANDE. Non. (II,1)

22. T'oblige à avoir des relations sexuelles
➤ « Votre frère avait un mauvais rêve. Et puis ma robe s’est accrochée aux clous de la porte. Voyez, elle est déchirée. » (IV,4)
 
23. Te menace avec une arme
➤ « Oh ! Ces petites mains que je pourrais écraser comme des fleurs… » (II,2)
➤ « Où est mon épée ? Je venais chercher mon épée… » (IV,2)
➤ « Pourquoi tremblez-vous ainsi ?  Je ne vais pas vous tuer. Je voulais simplement examiner la lame. » (IV,2)
➤ « Fermez-les ! Fermez-les ! ou je vais les fermer pour longtemps !… » (IV,2)
➤ « Ce n’est pas de cette petite blessure qu’elle peut mourir ; un oiseau n’en serait pas mort… ce n’est donc pas vous qui l’avez tuée, mon bon seigneur » (le Médecin, V)

lundi 28 juillet 2025

Pelléas & Mélisande – les cellules musicales de l'amour pour exprimer l'horreur


Autre élément que je voulais soumettre à votre sagacité, la structure du troisième grand duo entre Mélisande et Pelléas – II,1 ; III,1 ; IV,4 –, le retour à la fontaine pour le seul duo d'amour explicite de l'œuvre.

Comment mentionné dans la précédente notule, à l'inverse de l'acte I où les références transversales sont nombreuses, certaines scènes de Pelléas semblent exclusivement bâties sur leur propre matériau sonore : la dernière scène de l'acte II (la grotte), tout l'acte III à l'exception de la dernière scène (la torture d'Yniold), et à peu près tout l'acte IV.
Le duo d'amour n'est donc pas seulement l'occasion d'une récapitulation – les retours thématiques externes (la nuit de I,1, le destin de II,1, l'impatience de IV,1) occupent surtout le début de la scène, et ce sont plutôt des formules parentes qu'à proprement parler des motifs identiques. Ce duo, en réalité – en particulier après la déclaration de Pelléas – repose d'abord sur le développement de motifs internes à la scène.

Et leur évolution est assez spectaculaire. Je prends deux exemples frappants. Lorsque Pelléas arrive et prépare le public à son aveu à venir, on trouve cette une formule de ponctuation, par deux fois. Liée, donc, au départ, à l'impatience.

acte IV pelleas & melisande
Une formule parente, plus régulière rythmiquement, plus hoquetante mélodiquement, mais assez équivalente (même visuellement !), apparaît au moment où les portes sont fermées. L'orchestre produit d'abord un son mimétique d'un bruit sourd, puis commente avec la première partie du motif de Golaud (souvent lié à l'idée de surveillance et de menace), et aboutit sur ce motif comparable.
acte IV pelleas & melisande
Le même motif se trouve exactement utilisé lorsque Pelléas propose de s'interposer face à Golaud (fermate !), dans une situation où l'enfermement contient des conséquences plus tragiques. On évolue ainsi d'une formulation qui accompagne le départ de Pelléas vers une situation où la fuite est impossible, puis où la mort est certaine. Et tout cela s'agite progressivement, avec des marches harmoniques (progressions de la même structure musicale, par paliers) de plus en plus longues et menaçantes.
acte IV pelleas & melisande
C'est à ce moment qu'intervient la version en miroir du même motif, quand le piège est refermé sur les amants et que le motif d'exclusion se change en motif d'amour éperdu. Renversement de matériau et de sens impressionnant.
acte IV pelleas & melisande
Il se produit la même chose, plus évidente à l'oreille, pour le motif de l'amour des amants – la première chose que Debussy a écrite dans Pelléas !  Au moment où Pelléas s'émerveille de la réponse de Mélisande : « On dirait que ta vois a passé sur la mer au printemps », avec sa volute de quintolets (cinq notes groupées, ce qui est inhabituel dans des mesures où tout fonctionne par deux ou par trois) énoncée au cor puis à la flûte.
acte IV pelleas & melisande
Ce motif, qui n'apparaît, me semble-t-il, que dans cette portion de la scène 4 de l'acte IV, se resserre toujours plus au fil du désir plus pressant et de l'action plus tendue, jusqu'à éclater dans l'abandon des baisers finaux, avec des couleurs harmoniques plus inquiétantes (accord de quinte augmentée). (oui, il y a une erreur de bémol à la main droite au piano, lab et non dob)
acte IV pelleas & melisande
On pourrait même relever que la scène s'achève sur un autre motif, qui parcourt la fin de la scène – la vengeance de Golaud –, qui s'enroule sur lui-même, et qui semble une sorte de contamination de cette volute des amants par les intervalles de seconde du motif de Golaud. C'est davantage un ressenti à l'écoute qu'une évidence à la lecture, mais je trouve quelque chose, volontaire ou non, de proche du galbe du motif amoureux et de la sévérité du motif de Golaud (ou même des octaves ascendantes de sa vengeance). Je n'ai rien trouvé sur l'intention de Debussy, pas sûr qu'il l'ait commentée : ce peut aussi bien être une trouvaille délibérée qu'instinctive, ou même simplement une coïncidence que je relève parce que je suis baigné des différentes « briques » qui constituent le discours musical de Pelléas – toute proximité n'est pas parenté, ni même intention.
acte IV pelleas & melisande

Dans tous les cas, je suis impressionné par le caractère très organique de l'écriture de Pelléas, et notamment de cette scène, où des couleurs harmoniques, des formules reviennent, pas toujours chargées de sens, mais très cohérentes entre elles – si bien que l'atmosphère de Pelléas diffère profondément de toute autre œuvre de Debussy. C'est un univers en soi, avec des moyens musicaux mobilisés très spécifiquement, qui ne relèvent pas simplement d'une habitude stylistique.

--

Comme vous le voyez, il n'est pas évident de regarder tout cela sans extraits sonores, sans manipuler, sans s'interroger, nuancer chaque élément – surtout considérant la façon dont Debussy traite son matériau, tantôt signifiant à l'échelle de l'opéra, tantôt à l'échelle d'une scène seulement, faisant basculer des motifs porteurs de sens en accompagnement, ou faisant émerger des accompagnements liés à des types d'atmosphères définis… Il faudra donc être patient et attendre les vidéos consacrées aux motifs de l'acte IV, dans quelques mois… J'attendrai, j'attendrai…

J'ai une troisième notule à vous soumettre sur mes dernières marottes du côté de Pelléas. Elle arrive très vite, en principe, avant une grande notule consacrée à un panorama des pochettes de disque les plus remarquables (pas toujours en bien…) !

dimanche 27 juillet 2025

Les leitmotive élusifs & les formules purement musicales de Pelléas


violentomètre Golaud dans Pelléas et Mélisande


Je voulais faire un point sur mes dernières observations pelléassiennes : les vidéos qui explorent méthodiquement l'apparition des leitmotive / motifs récurrents dans l'œuvre continuent de paraître chaque samedi, s'approchant de la fin de l'acte I. Cependant, de mon côté, j'en suis déjà au milieu de l'acte III. Et, surtout, je trouve bon de tirer parti de cette série vidéo pour poser quelques points d'étape dans cette découverte des jolies ficelles de Debussy. Avant, je l'imagine, en fin de parcours, de pouvoir constituer quelques notules plus « transversales », autour de l'évolution d'un motif particulier par exemple.

Vous le verrez, ça ne tourne pas comme prévu.

C'est parti pour la première des trois notules.




Après avoir été très surpris de la densité en motifs porteurs de sens, dans les trois tableaux de l'acte I, et vous l'avoir signifiéPelléas est peut-être encore plus sophistiqué et précis en sens que la plupart des scènes du Ring, de ce point de vue ! –, j'ai été à nouveau étonné du changement : dans l'acte II, le phénomène s'atténue, et dans la plupart des scènes l'acte III, la logique compositionnelle semble avoir changé.

Si je résume mes trouvailles, donc.

1) Oui, il existe incontestablement des leitmotive dans Pelléas, ces thèmes ou cellules musicaux qui sont porteurs de sens et évoluent au fil de leurs itérations dans l'opéra. Ils ne se limitent pas aux personnages, contrairement à ce qu'assertait Maître Pierrot.

2) Leur contour est assez différent de ceux de Wagner. Debussy altère énormément ses motifs : il n'en utilise qu'un fragment lorsqu'il le convoque (ainsi Golaud se résume souvent à un rythme pointé ou à une alternance binaire-ternaire avec syncope), en change l'harmonie et même la mélodie. C'est souvent surtout le rythme, ou le type d'intervalle, qui permet d'en retrouver la trace. Ceux de Wagner restent beaucoup plus fermes, en particulier dans la mélodie qui n'est guère altérée en général, et même souvent dans l'harmonisation.

3) Les motifs debussystes apparaissent souvent dans des endroits où ils n'ont pas encore pris leur sens (interludes, ou avant que le texte ne les désigne comme tels) ; ils peuvent aussi être repris comme pure matière musicale (sans sens particulier) ou se transformer en formule d'accompagnement.

4) Certains motifs sont transversaux à tout l'opéra, mais la majorité d'entre eux reste interne à des scènes précises. Par exemple, dans la scène de la Tour (III,1), le motif des cheveux est très identifiable, mais ne correspond pas du tout au matériau musical utilisé dans la scène de la fontaine (II,1). De même pour la clarté, avec des trouvailles marquantes, mais qui changent dans chaque scène où la lumière paraît.

5) Debussy utilise aussi énormément de formules récurrentes, des enchaînements harmoniques en particulier, qu'on ne trouve pas forcément ailleurs que dans Pelléas mais qui ne correspondent pas, pour ce que j'ai pu en juger, à des notions précises – ou alors très vaguement attachées à une atmosphère mélancolique, par exemple. Pour résoudre cette ambiguïté, j'ai fini par par les appeler « formules (musicales) », afin de les différencier des « motifs (signifiants) »

→ On peut donc nuancer l'idée de leitmotive : il y en a (berger, où vont-ils ?), et qui mutent encore davantage que chez Wagner, mais certains restent cantonnés à la matière musicale de leur scène close, et d'autres formules récurrentes ne sont pas nécessairement porteuses de sens.
Par ailleurs les leitmotive peuvent eux-mêmes être utilisés hors de leur sens propre, simplement comme matière sonore, sans doute pour conserver une homogénéité d'ambiance.

Pour le dire autrement : cela varie beaucoup d'une scène à l'autre, et explique pourquoi on peine à nommer ces motifs : ils se cachent beaucoup, et souvent ce ne sont que des « formules » musicales récurrentes, qui ne sont pas attachées à un sens particulier. Ou alors des motifs signifiants récurrents, mais à l'échelle d'une scène seulement et pas repris ailleurs. Il faut bien voir que Debussy a écrit son opéra acte par acte, mais en commençant par le quatrième, sur quasiment une décennie, ce qui explique potentiellement les différences de conception d'un acte à l'autre, et la plus forte densité en motifs transversaux aux actes I & II qu'aux III & IV, je suppose.

Vu comme cela, tout paraît sans doute bien abstrait, mais il est impossible de détailler tout en notule écrite (aucun ouvrage publié ne le propose, d'ailleurs) – je le ferai sans doute sur un leitmotiv à titre d'exemple, quand j'aurai les idées bien claire à la fin du parcours, mais pas tout de suite –, aussi je vous invite à jeter un œil sur les vidéos si le sujet vous rend curieux. Je sais que le format (plan fixe, son moyen) n'est pas très avenant, a fortiori comparé à la qualité professionnelle qui est devenue la norme sur YouTube, mais je ne dispose pas du temps pour proposer un contenu cinématographiquement satisfaisant. En revanche, quitte à picorer dans telle ou telle vidéo, je pense qu'il y a de quoi comprendre un peu mieux ce que j'avance ci-dessus : on met vraiment les mains dans le moteur, mesure par mesure.

David Le Marrec

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