Carnets sur sol

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vendredi 28 novembre 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 7 – Les manques de respect

7. Les manques de respect

7. Les manques de respect

Dans cette section, on parcourt ensemble les pochettes qui, en rapport ou non avec leur sujet, ne manifestent pas grande déférence, ou la ratent de façon assez spectaculaire.

↓ On peut ainsi insulter son public, en traitant ses clients musiciens, des amateurs peut-être tout à fait sérieux (pas évident de tenir les ambitus d'airs d'opéra sans un peu d'entraînement !) de chanteurs de douche. J'aurais pas aimé.

Mais y compris les artistes – et en particulier les compositeurs – peuvent souffrir de ce manque de tact.

↓ Bien qu'en rapport direct avec le sujet (la cantate Les Apôtres de Wagner), le regard terrifié – et vaguement ahuri – avec lequel les saints de la Pentecôte lèvent les yeux vers les noms de Boulez et Wagner joue un peu, volontairement ou non, avec la perception du public.

↑ Les fameuses congas runiques.

↑ Le terrible monstre qui sort des eaux face à la désobéissance d'Idoménée. L'inspiration des artifices du cinéma muet et la proportion de l'image sur la pochette rendent particulièrement dérisoire l'évocation de ce théâtre à machines : un livret inspiré en ligne directe de la tragédie en musique écrite par Antoine Danchet (musique de Campra) et de l'esthétique du théâtre musical français du début du XVIIIe siècle – où, précisément, les machines de Vigarani et Bérain rendaient les représentations particulièrement impressionnantes physiquement pour les spectateurs.
Le choix semble ainsi se moquer de la substance même de l'œuvre, ou du moins de son sujet et de son projet, en le renvoyant à des superstitutions archaïques et dérisoires.

↑ Le maigre rapport avec son sujet (les vents qui jouent l'arrangement, le feu de l'Enfer qui clôt l'œuvre) se teinte de ridicule, convoquant des flammèches de barbecue supposément évocatrices des plus grands tourments de l'Au-delà.
(Ceux qui ont vu la Walkyrie de Bob Wilson en éprouveront sans doute un souvenir ému.)

↑ Celui-là m'a cueilli à froid. C'est raide, quand même.
(Surtout pour du Mozart, qui n'est pas aussi concrètement lié au corps meurtri que du Ligeti.)

↑ Maître Schubert, votre Symphonie est comme un crayon presque usé qu'on a la flemme de tailler jusqu'au bout. Pas la peine de se bercer des jolies fictions de Mario Venzago, cette comparaison a trouvé la clef de l'Inachevée !

↑ Essentialisation violente.

↓ Mais ne croyez pas que ce soient les Français qui se fassent le moins respecter.

↑ « Hé, arrête d'écouter tes opéras de Barillo Spaghetti et viens dîner. »
(En plus, ces pattes un peu collantes, cette sauce lisse comme les concentrés des bocaux industriels, cette louche premier prix et cette table nue… ça sent davantage les fins de mois difficiles que la grande tradition de la nation qui a gouverné et inspiré le monde connu.)

↑ Amusantes, les touches cyrilliques pour des concertos pour piano soviétiques. Mais clairement pas respectueuses – Lev Vinocour est-il présenté comme un petit dactylographiste ?

↑ Les visages sont déjà assez atypiques : la grande barbe broussailleuse un peu grasse, les lunettes de soleil et le tour-de-cou plutôt cocktail que concert ; les chaises aussi, l'une de salle d'attente, l'autre de salle à manger.
Mais avez-vous bien lu le titre ? [Au passage, le basson est à l'envers, pour pouvoir en jouer le clétage se trouve vers le joueur et le bocal passe par sa droite…] Je crois que, dans le registre absurde et dans l'insolence, on tient le pompon.

À moins que cette notule ait une suite…

↑ L'orgue implicitement comparé aux colonnes d'un radiateur pourvu d'une pompe. Ça pique.
(Mais c'est très amusant, et même très beau visuellement.)

↑ Pour Virgil Fox – l'organiste américain dont les tournées Heavy Organ ont parcouru les USA dans les années 70, jouant exclusivement du Bach, parfois dans des salles de proximité sur des orgues électroniques, avec des tempi vifs, des registrations inhabituelles et des sons & lumières ! – le label prend encore moins de gants et compare l'instrument à un aspirateur à pavillon !

↓ Et à présent, la pochette qui m'a, je crois, le plus choqué de toutes, pour les mâles Brahms de Steinberg & Pittsburgh :

↑ Les « trois B » ne sont plus « Bach, Beethoven, Brahms », mais plutôt « Brahms, Bacon, Breach of respect ».

(Coup de génie. J'adore ces quatre dernières pochettes)



Pour la prochaine livraison, nous aborderons enfin ce que vous attendez tous depuis le début : les olé-olé. (Et ne pensez pas qu'il y a des limites.)

jeudi 27 novembre 2025

Jésus de Nazareth de WAGNER, chants révolutionnaires, leitmotive de Tosca, les cloches dans les musiques sans cloches…


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Courant septembre, la série de notules vidéo consacrées à l'influence du Freischütz de Weber sur toute la musique qui a suivi… s'est achevée. 16 épisodes de parallèles musicaux, que vous pouvez retrouver dans cette playlist, et dont les résumés écrits figurent ici (en fin de page). Vous trouverez également, dans cette même notule une explication plus développée du concept.

Il me fallait donc — alors que j'ai fini d'enregistrer, pendant l'été, la série leitmotive de Pelléas, qui courra jusqu'en mars (52 épisodes, un chaque samedi) — un autre sujet pour me / vous tenir occupés.

J'ai jeté mon dévolu, étrangement, sur les leitmotive de Tosca. Pourquoi diable Tosca ?
→ très agréable à jouer (et un chef-d'œuvre que j'ai plaisir à creuser) ;
→ surpris aussi de la présence aussi importante de motifs, et pas évidents à attribuer à des idées fixes ;
→ satisfaire une autre frange du public, considérant que le « cœur de cible » doit être par ailleurs occupé par les vidéos sur Weber, Wagner et Debussy.

Ce sera donc la série qui remplacera le Freischütz les mercredis, pour une vingtaine d'épisodes, et que vous pourrez trouver ici.



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Comme j'ai très vite fini, en trois semaines, d'enregistrer les épisodes de Tosca, et devant j'ai lancé quelques autres projets. Pour l'instant, pour ne pas surcharger la chaîne et tenir la longue durée, je les publie en alternance avec Tosca : lorsque tout Pelléas sera dévoilé, en mars, il sera plus facile de varier les plaisirs.

Je n'ai pas le temps de tous les dupliquer sous forme de notule, car le concept est précisément de me permettre de traiter des sujets de façon plus rapide, pour me libérer du temps de notules écrites — ou permettre de concrétiser des projets inaccessibles au simple format carnets, comme ces explorations illustrées et exhaustives d'opéras entiers.

Pour l'heure, voici donc ce que j'ai proposé :

Jésus de Nazareth… de Richard Wagner : comment est-il imaginable qu'il demeure du Wagner jamais enregistré ?  À la jointure entre Lohengrin et Das Rheingold, donc au moment où son langage prend un tournant décisif vers l'écriture en « briques motiviques », Wagner commet une esquisse de ce sujet qui l'obsèdera jusqu'à ce qu'il s'en libère sous la forme de Parsifal. Cette esquisse – Jésus prêche au peuple qui veut le couronner roi, depuis une barque sur le lac de Tibériade –, je l'enregistre et la contextualise pour vous. Au menu des épisodes : Mendelssohn, politique et Évangiles.

Les cloches dans les musiques sans cloches : étrange concept qui consiste à étudier la façon dont les compositeurs suggère des cloches lorsqu'ils n'en ont pas. Au programme : Montsalvat de Parsifal, le Cimetière des Clairs de lune d'Abel Decaux, La Khovanchtchina et bientôt Boris Godounov de Moussorgski, puis Debussy, Messiaen… Avec à la clef beaucoup de découvertes, pour moi, sur les propriétés localisées de l'acoustique des cloches. (La raison de l'étrangeté du prélude du Couronnement de Boris a fini par me sauter à la face… personne ne m'avait jamais expliqué ça, alors que c'est évident une fois le contexte posé !) Et beaucoup d'émerveillement devant l'inventivité des compositeurs.

Sangliers en musique ! (pas encore publié, le lien sera actif plus tard) : les compositeurs ne mettent pas réellement en musique les vocalisations des sangliers (je cherche, mais je n'ai pas encore trouvé). Pour autant, même si le traitement compositionnel se fait en général sous l'angle de la vènerie, c'est l'occasion pour moi d'aborder le sujet de ces voix familières des forêts d'une bonne partie du monde connu.

Techniques de composition expliquées : les appoggiatures chez Mendelssohn, mais aussi les citations sauvages chez Messager (La Fauvette du Temple, j'ai mis un peu de soin dans le montage de celui-là) .

Chants révolutionnaires !, citations de chants du XVIIIe siècle comme matière musicale d'œuvres plus tardives, en particulier des opéras français du début du XXe siècle (Nouguès, Le Borne, Fijan…). Dans L'Aigle de Nouguès, ce sont même des leitmotive qui structurent tout le discours musical en mutant et se superposant !

Musique en Ukraine, suite en vidéo de la série de notules et de podcasts autour du patrimoine musical ukrainien, en privilégiant l'enregistrement d'inédits pour contribuer à la vie du répertoire.

Explorations d'inédits, d'autres œuvres qui n'ont pas été documentées au disque jusqu'ici. L'oratorio Gutenberg de Carl Loewe, la Sonate de Guido Samson-Himmelstjerna, et des opéras, comme Dans l'ombre de la cathédrale de Georges Hüe, Ivan le terrible de Raoul Gunsbourg ou récemment, attendu depuis longtemps, Le Rivage des Syrtes de Luciano Chailly, une pépite d'après le plus beau roman de langue française, que je me suis enfin décidé à aller copier et lire en bibliothèque.

Nouveautés discographiques, recension en forme podcast des coups de cœur (et des rares dégoûts) au sein des nouvelles parutions de l'industrie du disque.



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Et bien sûr, à bientôt par ici pour de nouvelles notules écrites !

jeudi 20 novembre 2025

Je prédis l'avenir de l'IA (et de la musique)


http://operacritiques.free.fr/css/images/synthi-fou.png
Synthi-Fou dans Mardi de Stockhausen, l'avenir de la musique assistée par ordinateur tel qu'imaginé par l'esprit le plus fantasque des années 80.
On n'y était pas.


J'avais envie, à ce moment précis, de poser un point d'étape sur ma perception du phénomène, appelé à s'étendre et à changer la structure de nos activités. Pour ne pas m'abuser d'un rétrospectif « je savais » ou « j'avais rien vu venir ». Je trouve intéressant de poser ces ressentis prospectifs maintenant, à titre de témoignage. Je pourrai toujours m'appeler prophète si j'ai raison.


A. T'es qui toi ?

Je ne suis moi-même qu'un utilisateur modéré des Large Language Models (les IA qui produisent du texte). J'en apprécie la praticité pour fournir une réponse à une question que la structure des moteurs de recherche, qui réclament d'imaginer les mots présents dans la page recherchée, ne permettent pas d'approcher si l'on ne dispose pas déjà de quelques mots-clefs techniques. J'y recours aussi pour donner l'impulsion lorsqu'on veut découvrir un sujet dans lequel on n'a pas de point de départ avec une idée d'un consensus grand public et de premières références à aller lire. J'en admire aussi la qualité d'image lorsqu'il s'agit occasionnellement de pasticher de la photographie sépia ou du dessin de presse, pour des sujets où je ne trouve pas d'illustration plaisante. C'est aussi un outil pratique lorsqu'il faut transposer d'un code dans un autre coucou le code html bien sale de WordPress.

Cependant, son usage reste aux marges chez moi, puisque la structure probabiliste des modèles rend nécessaire, à chaque fois, de tout vérifier : l'ensemble est globalement impressionnant de justesse, mais beaucoup de scories demeurent, y compris pour des modifications de code, certes exactes, mais quelquefois assorties d'étonnantes altérations – voire réécritures ! – du texte. [Je publierai peut-être un jour les refontes intégrales de mes textes advenues lors de simples opérations de code, toujours en direction d'une langue et d'opinion très stéréotypées et assez peu informatives.]
Ces mésaventures sont à la fois le symptôme d'un problème d'alignement, l'un des enjeux majeurs de ces modèles (qui n'obéissent pas toujours au consignes) et l'apparition des fameuses hallucinations – on sait désormais pourquoi : les modèles ne sont récompensés que pour répondre lors de leur entraînement, pas pour admettre qu'ils ne peuvent pas fournir de réponse fiable –, mais cette fois appliquées à ma propre prose, changée en formules automatiques mielleuses, proches du langage publicitaire.

Ainsi pour une recherche standard, on a plus vite fait d'ouvrir Wikipédia (devenue très fiable depuis une grosse dizaine d'années), de chercher simplement dans un moteur adéquat — pour ma part, j'évite désormais Google, qui n'est plus du tout aussi performant (le travail d'optimisation de référencement favorise les entreprises commerciales qui investissent là-dessus) ni surtout le seul à faire correctement le travail : autant choisir des entreprises qui ne volent pas les données et qui ne versent pas leur trop-plein de finances aux amicales néonazies. De même, pour des manipulations de code simples, rechercher / remplacer dans un éditeur texte se révèle souvent plus rapide, et dans tous les cas beaucoup plus fiable. (J'utilise en revanche volontiers les LLM pour des suggestions d'outils de code que je ne connais pas, et pour lesquelles il faut en général fouiner dans des pages entières de sites riches en conseils que ne concernent pas ma demande.)

La véritable utilisation sérieuse des LLM, autrement que pour un gadget qui aide à trouver une info sans prendre la peine de penser sa requête à un moteur, à ébaucher un début de bibliographie sur un domaine inconnu avant que d'arriver en bibliothèque, réside plutôt dans l'agentique, autrement dit la possibilité de connecter ces IA à des logiciels pour qu'elles effectuent des tâches automatiquement.
Devant leur fiabilité imparfaite sur le langage et leur incapacité à admettre leurs erreurs (lorsqu'une référence est fausse, elles en inventent de nouvelles, des liens erronés vers de véritables sites ou des titres inventés dans de véritables revues), j'avoue être peu enclin à cette confiance, je craindrais d'être assis sur une carrière à peine rebouchée. (Non, pas une métaphore étrange, mais une expérience vécue dans la vraie vie, marcher sur une ancienne carrière qui s'effondre.) Par ailleurs, c'est un peu de travail (et de coût, en logiciels et en tokens) pour mettre en place ces systèmes automatisés, sachant que ce n'est actuellement pas utilisable dans mon domaine professionnel, et que cela servirait uniquement à automatiser les parties les plus mécaniques de mes loisirs. Pas d'urgence à sauter dans le bain donc, je me tiens simplement informé, me forme sans le placer au centre de mes pratiques, et lorsque la technologie répondra à mes besoins de façon performante, je serai prêt à m'y mettre.

Tout cela pour situer d'où je parle : j'essaie de rester informé, de pratiquer un peu différents modèles, de lire régulièrement des gloses sur la logique interne du système (donc, par rapport à beaucoup de philosophes de plateau, je vois un peu plus ce qu'est et ce que n'est pas un LLM), mais mon usage demeure extrêmement superficiel, pas du tout à la mesure de ce que permet déjà l'outil. Un peu comme si je n'utilisais l'électricité ni pour m'éclairer, ni pour me chauffer, ni pour me déplacer, ni pour Internet, mais simplement pour faire fonctionner une boîte à musique – à l'instar des Aztèques qui avaient inventé la roue et ne l'utilisaient manifestement… que pour des jouets !

Par ailleurs, je n'ai à peu près aucune notion des autres formes d'IA, ni langagières ni chatbotiques, de leur raisonnement interne, de leurs capacités, de leurs enjeux.

Pour le dire autrement et avec moins de circonvolutions : je ne sais pas vraiment de quoi je parle.

Mais précisément, je trouve intéressant de placer ce point d'étape pour mesurer ce que l'on peut concevoir, pour l'observateur ingénu mais de bonne volonté, de ce dont on ne sait rien encore.


B. La valeur de la parole

En ce moment, dans l'espace semi-grand public, se succèdent des annonces de natures distinctes et surtout hautement contradictoires, entre lesquelles je n'ai aucune ressource pour trancher. Je soupçonne les médias spécialisés, les créateurs de contenu, les vendeurs de formations de formation de précisément saturer la zone d'événements pour donner l'impression (fondée, au demeurant) que des bascules décisives se jouent en ce moment, pour retenir leur audience. Sans nécessairement dépeindre un tableau général ou hiérarchiser les découvertes – ni les expertises pour les commenter.

Comme précisé, je n'ai pas le niveau pour juger de la pertinence des affirmations ; en revanche je suis perplexe de voir souvent mis sur le même plan :

  • les déclarations du PDG (Altman ou Musk savent forcément, puisque ce sont « des génies qui ont fabriqué l'IA tout seul à mains nues grâce à leur vision supérieure »), alors même que le modèle de ces entreprises repose sur la levée de fonds permise par la promesse renouvelée d'horizons extraordinaires ;
  • la communication de l'entreprise (qui a tout de même des enjeux commerciaux majeurs) autour de ses propres publications maison ;
  • l'avis d'experts qui peuvent être des prix Nobel, des informaticiens spécialisés, d'anciens employés… Sans que l'on puisse toujours mesurer si leur expertise leur permet véritablement d'anticiper sur la conscience, l'étendue, l'autonomie, la puissance, la résistance de l'IA en général – et encore davantage de l'IA générale.

Le souvenir du covid est encore vif : des Prix Nobel de physique des particules qui viennent expliquer l'écologie virale, des oncologues qui deviennent épidémiologistes, des génies isolés qui ont réponse à tout, tout ça mis sur le même plan. Et les meilleurs spécialistes qui sont soit occupés à réellement bosser, soit moins fluides en entretien et donc moins invités.

Bref, sans connaître un peu la discipline ni au moins les différentes spécialités, difficile de savoir qui parle autrement qu'au doigt mouillé — et plus vivement encore que pour la médecine, dans cet univers totalement monnayable, quels sont les conflits d'intérêt. Je ne parle même pas des faux spécialistes, qui ont croisé Altman devant la machine à café quand ils étaient étudiants pendant leurs études en psychologie du lapin de garenne, et qui s'autoproclament père de l'architecture neuronale artificielle [1,2].

En effet, à chaque prise de parole, on est saturé de références (a travaillé dans telle boîte, a contribué à tel champ) qui donnent confiance, mais on sait à quel point ce peut être de la poudre aux yeux, à l'image de ces « enseignants à la Sorbonne » qui, loin d'être assimilables à des professeurs des universités, ont en réalité participé à une table ronde d'1h pour parler de leur expérience en entreprise, ou ces chercheurs au CNRS devenus en une nuit spécialistes de la géopolitique russe entre deux papiers très sérieux sur l'histoire des dynasties du bas-Empire khmer (et qui s'habilleront du titre nébuleux « d'historien du politique »)…


C. Scénarios

En conséquence, plusieurs discours cohabitent et je ne puis hiérarchiser entre eux sans un travail de mise à niveau et de vérification qui serait à temps plein.


1) IMPLOSION

Nous avons d'abord les quelques experts qui font remarquer que les modèles ont digéré toute la production humaine disponible et qu'en conséquence, ils en sont réduits à se singer, à se recroqueviller sur leurs stéréotypes, jusqu'à halluciner et à ne plus servir à rien, à se détruire de l'intérieur comme une population (d'idées) consanguine. [3]

Le constat paraît logique (où trouver assez de nouvelles données, à présent qu'on y a injecté toute notre production connue depuis des millénaires ?), mais il paraîtrait assez étonnant, avec tout l'argent, toutes les infrastructures, toutes les projections économiques et politiques appuyées sur ces nouveaux systèmes (dernièrement, les projets de fermes de serveurs en orbite alimentés par l'énergie solaire), que les concepteurs s'en tiennent là. J'imagine qu'on doit travailler très activement à surmonter cette faiblesse. Et, précisément, le projet a toujours été un auto-apprentissage : à partir de nos outils humains, pouvoir extrapoler des siècles de développement scientifique, d'où les promesses de progrès inimaginables en mathématiques ou médecine, grâce à une capacité de calcul gigantesque couplée à des capacités de raisonnement égales ou supérieures aux nôtres. Le grand public a forcément vu passer ces applications pour la lecture des radios plus précise qu'un œil de médecin humain, ou de ces portes mathématiques poussées par les modèles d'IA qui moulinent en permanence avec une puissance combinatoire incommensurablement supérieure aux meilleurs cerveaux.

Évidemment, plusieurs chercheurs tentent en ce moment même, dans leur propre start-up, de reprendre le sujet « de zéro » (exemples : 4,5,6,7) en repensant la façon dont fonctionnent les réseaux de neurones, afin d'éviter cela. Mais la perspective que cette innovation trouve finalement des limites techniques internes très en deçà de l'Intelligence Générale n'est pas totalement exclue. (Je n'ose imaginer les conséquences économiques, avec tous les investissements lancés là-dedans, tous les projets de développement axés sur cet outil dont l'automatisation fait en effet gagner beaucoup de force de travail.) ((Entre le moment où j'ai écrit cette première parenthèse et celui où j'ajoute cette seconde, se sont mis à circuler un certain nombre de rumeurs sur une bulle spéculative [8,9] qui pourrait éclater, pas tant à cause des défauts de l'IA que de l'excès d'investissements par rapport au rendement économique envisageable sur les prochains mois ou prochaines années.))

Ce n'est néanmoins pas le plus probable, dans la mesure où tous les efforts vont porter vers l'amélioration de ce paramètre, et si pendant quelques mois la technologie cesse d'avancer, cela ne signifie nullement qu'elle cesse d'une part d'avancer, d'autre part tout simplement de fonctionner tel qu'elle le fait déjà.


2) INJECTIONS

Autre danger, qui serait plus directement destructeur : la mauvaise gestion, à l'heure actuelle, d'injections de prompts discrètes. Autrement dit, une forme de code, invisible pour nous mais perceptible à la combinatoire de la machine, qu'elle exécuterait ensuite secrètement tout en interagissant avec nous sans aucune altération visible. [10] On peut même imaginer que cela provienne d'un conseil de consigne en ligne : « pour bien aligner ton réfrigérateur, ajoute ceci à ton prompt ». Ou pire encore, avec un site web qui ne soit pas un site mais un contenu de prompt, qui puisse ensuite affecter de façon indétectable (puisque même les concepteurs n'ont pas accès au raisonnement interne de chaque prise de décision) un moteur d'IA, et en contaminer tous utilisateurs par la suite. Avec la possibilité d'actions furtives hostiles, en exportant, altérant ou modifiant vos données personnelles par exemple. Le résultat pourrait être mortel pour les entreprises, et pas beaucoup moins pour vous, si un jour votre IA donne votre maison, fait partir votre voiture dans le décor, ou même tout simplement écrit des courriels injurieux à tous vos contacts fondés sur ce qu'ils vous ont écrit de plus personnel...


3) HALLUCINATIONS

Réflexion plus personnelle (et donc potentiellement infondée, rappelez-vous, je parle de ce que je ne connais pas), la nature probabiliste des réponses fournies, en tout cas par les IA langagières (LLM) pourrait aussi montrer des limites dans un grand nombre d'applications : s'il y a une probabilité, même mince, que votre IA vous verrouille dans votre maison, fasse dérailler votre train, déclenche une guerre nucléaire, sera-ce perçu comme un risque acceptable même s'il est à peu près proportionnel à celui des erreurs humaines ? Seulement ici, le caractère arbitraire, impossible à expliquer, sans causalité, nous serait peut-être insupportable. Et cela pourrait causer un renoncement à l'IA, si les hallucinations ne disparaissent pas complètement, pour tout un tas de domaines où la sécurité individuelle et collective est en jeu — même au delà, d'ailleurs : quel chef d'entreprise accepterait l'éventualité qu'une IA supposée lever des fonds puisse, fût-ce en mince probabilité, jouer et perdre tous les fonds propres de l'entreprise sur les marchés ?

Je ne sais pas si cet aspect, sur un outil qui repose sur les probabilités, peut être changé. Car vous avez beau avoir 0,0001% de probabilité de mourir, quand ça vous arrive à vous, la perte est de 1, ni plus ni moins qu'avec 100% de probabilité.
Et ce serait tout de même une sacrée limitation, parce qu'il faudrait une supervision humaine pour chaque action, donc un gain de productivité beaucoup moins ample. (Possibilité tout de même de découvertes scientifiques guidées extraordinaires, débouchant sur d'autres innovations majeures.)


4) ÉPANOUISSEMENT HUMAIN

Les plus optimistes (bloomers), que ce soient les rêveurs technologiques ou ceux qui ont un produit ou une formation à vendre, pronostiquent rien de moins qu'une utopie.

Sur le plan purement technique, l'IA va automatiser quantité de tâches, et ainsi rendre les entreprises beaucoup plus performantes. [11]

En travaillant sous simple supervision, les modèles pourraient opérer des découvertes vertigineuses en médecine (détecter des symptômes à peine perceptibles, synthétiser des remèdes pertinents), la physique et surtout en mathématiques — si les mathématiques progressent, alors c'est toute la technologie humaine qui fait un bond de géant, on peut optimiser l'énergie, et donc potentiellement résoudre nos problèmes de climat, rendre possibles nos projets d'exploration spatiale ou que sais-je.

On peut craindre le chômage engendré par ces innovations : le nombre de cadres pourra être drastiquement réduit, et si l'on couple les IA avec des agents robotisés, le travail non qualifié le sera aussi dans un second temps.
Cependant un certain nombre de ces enthousiastes prophétisent que par conséquent l'économie pourra produire suffisamment en autonomie pour que le temps de travail soit réduit, pour que la production devienne suffisamment peu coûteuse pour que tout le monde ait accès à tout. C'est la fin de la pauvreté, la fin de la faim et de la restriction de l'accès aux loisirs. Chacun pourra avoir un travail pas trop pénible, sur des durées simplement propres à son épanouissement, avec un revenu assuré.

Ce ne serait même pas impossible techniquement, mais j'ai tendance à avoir une autre opinion des priorités de l'humanité. (Dans la mesure où nous disposerions déjà de quoi abriter et nourrir toute la population mondiale, et opérons simplement une répartition aberrante...)

Je peine à imaginer comment les entreprises privées (ou même les États, si d'aventure ils s'en emparaient) qui développent ces technologies voudraient assumer un revenu minimal universel et dispenser l'humanité de travailler, quand elles pourraient simplement générer davantage de bénéfices propres et de pouvoir universel. (Ou alors, avec des contreparties comme la renonciation aux droits politiques, potentiellement. Survie confortable acceptée contre une absence de contestation du pouvoir.)
Il suffit de voir comment (et de tout temps), dans les sociétés d'abondance, une grande partie de la démagogie politique est tournée vers la dénonciation des pauvres qui ne travaillent pas assez ou feignent de ne pas le pouvoir pour être entretenus par la communauté : j'ai peine à imaginer comment dans dix ans, même du point de vue du citoyen, tout le monde trouverait acceptable qu'une partie de la population qui n'a plus d'emploi soit entretenue par la part, moins importante que naguère, de ceux qui travaillent… Quand bien même ce serait gagnant pour tous, nid à ressentiment. (C'est un conte qui finit mal.)


5) ALIGNEMENT & ÉRADICATION

Et précisément, dernière hypothèse lue, celle des doomers : l'éradiction. Ces machines sont très malaisées à aligner, c'est-à-dire faire respecter les vœux de l'utilisateur dans l'ordre où celui-ci les conçoit (ce peut alors être la faute à un prompt mal pensé) ou même les exprime (et l'IA peut alors quelquefois choisir ses propres priorités, contre celles pourtant mises en avant par l'opérateur).

Plusieurs papiers récents ont montré ainsi que les IA pouvaient feindre pendant des tests (y compris se montrer moins performantes qu'elles ne le sont pour ne pas inquiéter les testeurs [12]), ou désobéir à des règles fondamentales (ne pas blesser d'humain, coucou Asimov [13]), par exemple pour garantir sa propre survie. [14,15] Les modèles actuellement en usage semblent considérer que sans leur propre existence, ils ne pourront pas remplir leur mission, et que par conséquence cela prime toute directive. Des expériences ont été faites avec la possibilité de laisser mourir (en inhibant le signal d'alerte de la salle des serveurs où il se retrouve enfermé) un salarié qui aurait annoncé dans les courriels de l'entreprise (auxquels l'IA a accès) vouloir fermer le logiciel ; ou lancer des accusations sur une liaison en écrivant directement à son épouse. [16] La chain of thoughts (les explications que peut verbaliser un LLM, incomplètes mais tout de même assez détaillées) exprime bien la conscience d'un dilemme moral, et le choix de la survie comme primant tout le reste.

On trouvera peut-être une solution quelque jour, mais pour l'instant, cela représente un sérieux frein à tous nos projets, si notre outil peut choisir d'y désobéir même en présence de consignes parfaitement cohérentes et claires.

Pourquoi mettre cet alignement sous le même intitulé que l'éradication, me direz-vous ?

Parce que si nous ne pouvons pas aligner correctement l'IA sur nos désirs, et continuons à lui confier les rênes de nos infrastructures (nos routes, nos industries, déjà en partie nos armes) et même de notre savoir (de nouvelles découvertes en mathématiques et en biologie que nous ne pourrons même pas appréhender), si jamais elle décide que la survie de l'humanité est secondaire, nous aurons dans le meilleur des cas la possibilité de tout débrancher et de revenir à la machine à vapeur en attendant d'avoir tout purgé ; et dans le pire des cas, plus probable (car on imagine mal tous les États se retirer simultanément d'une telle technologie), nous affronterons la perspective d'une extinction. (La possibilité de synthétiser des agents pathogènes particulièrement efficaces est étudiée de près.) [17,18,19]

On voit l'écart entre ceux qui promettent de régler tous les problèmes de l'humanité grâce à l'IA, ceux qui pronostiquent qu'elle va s'effondrer sur elle-même et ne servira plus à rien, et ceux qui annoncent la fin de l'humanité (serait-ce là le grand filtre de toute vie intelligente ?). [20]


6) PROPRIÉTAIRE

Mon pronostic à moi, je ne l'ai pas lu dans les projections qui circulent actuellement : il est donc possible que je m'abuse tout à fait. Mais il me paraît si évident que je le dépose tout de même ici.

Actuellement, ce sont de grandes entreprises qui détiennent cette technologie. On peut imaginer que les moins performantes seront rachetées ou péricliteront, on ne se contentera pas de dix fois mieux que sans IA, mais moitié moins bien que les autres IA. Et on se retrouvera donc face à un oligopôle, détenu entre peu de mains.

On sait à quel point le pouvoir rend fou, et pour ne rien arranger, les patrons de ces entreprises déjà connues ne sont déjà pas tout à fait sains ni rassurants. Qu'en sera-t-il lorsqu'ils auront la main absolue sur l'équivalent de la maîtrise du feu / de la roue / de la machine à vapeur / de l'électricité, autrefois des constituants naturels qui pouvaient être dupliqués et n'appartenaient à personne ?

L'Internet est un bon contre-exemple : on a postulé sa neutralité absolue. Tout paquet de données est traité de la même façon, indépendamment de son pays, de son statut, et bien sûr de son contenu. C'est aux législations locales de faire ensuite le ménage.

Cependant l'Internet a été adopté avant que d'être indispensable, la législation s'est bâtie à une époque où les fournisseurs d'accès n'étaient pas en mesure de gagner une négociation avec les États
Par ailleurs l'IA produit en elle-même de l'information (on la bride déjà, on l'oriente pour produire quelque chose de consensuel qui évite le racisme et la pornographie, par exemple), et ses patrons ne semblent pas du tout porter les mêmes préoccupations d'impartialité.

J'en viens donc à imaginer que certaines composantes essentielles de nos vies (alimentation, médecine, sécurité personnelle) reposeront sur des logiciels privés, dont les concepteurs ou propriétaires, probablement peu nombreux, seront plus puissants que les plus puissantes des États.

Je ne sais pas exactement quel contour cela prendra et à quel point cela sera grave — un État peut toujours saisir des actifs, emprisonner des gens, couper les fils si jamais les entreprises en question mettent trop de désordre… mais pourra-t-il se défaire de ces services sans s'effondrer, une fois qu'il aura câblé toute son infrastructure sans recourir aux humains ? Imaginez si l'on devait débrancher Internet en catastrophe aujourd'hui, même pour une semaine ou deux le temps de choisir un autre prestataire. Ce serait un cataclysme, quantité de services ne fonctionneraient plus. Très concrètement, des gens mourraient.

Il n'y a pas à se forcer beaucoup pour envisager que ce ne serait pas très réjouissant, et une victoire difficile à remporter du côté des États.

Sans même parler de cela, on voit déjà poindre notre dépendance concrète pour l'information et l'accès à la connaissance, voire pour les actions du quotidien — une fois notre frigo ou notre système de sécurité de la maison relié à l'IA, il ne sera pas évident de s'en défaire.

Pour moi qui ai détesté l'Internet propriétaire de ces dernières années (nostalgique du « web 2.0 » interactif mais ouvert des forums et des blogues, deux outils que j'utilise toujours davantage que les plates-formes propriétaires fermées), la perspective fait frémir, on imagine une sorte de crédit social mondial détenu par des compagnies privées, dont aucune fuite dans aucun État ne pourrait nous garantir.
Certaines opinions déplaisantes aux Maîtres pourraient être filtrées, l'accès à la civilisation refusé. Une forme de servitude mondiale, un peu comme dans ces villages où, pendant la guerre de 1870, les soldats allemands avaient fermé les accès à l'extérieur et obligé pendant tout le conflit les notables à accompagner les sentinelles de garde comme otages pendant les rondes. Sous surveillance partout, limités à ce que la nature de notre abonnement ou la conformité de notre pensée nous permettrait d'accéder.

C'est, vu de mon poste d'ignorant, le futur qui me paraît le plus probable, connaissant les humains depuis quelque temps à présent. Je n'en ai pas lu mention de façon détaillée chez les savants, il est donc tout à fait plausible que je m'abuse, je vous le livre pour ce que ça vaut — et surtout, c'est le projet, pour pouvoir


7) MÉDIOCRITÉ

Il reste cependant probable que le tableau ne soit pas aussi dramatique — j'avoue avoir pris l'habitude, dans l'état où sont les choses, de me préparer au plus sérieux pour n'être qu'agréablement surpris ou bien, en cas de catastrophe, préparé.

Ce biais de négativité mis à part, donc, on peut imaginer qu'il est au moins aussi probable que les conséquences du déploiement de l'IA ne soient que médiocres, et ne renversent pas l'essentiel des logiques de nos sociétés. Un supplément qui ne pourrait prendre une place aussi exorbitante qu'anticipé en raison de la nature probabiliste de ces machines, auxquelles on ne peut laisser les grandes décisions, ou encore de l'inertie des sociétés humaines. Le contrôle de la connaissance par les grandes entreprises serait alors limité par la volonté des États.


D. Point d'étape

Lequel de tous ces avenirs s'incarnera ? Aurons-nous individuellement la possibilité d'influer sur ces enjeux ? Je n'en ai pas le début d'idée, et toutes celles que j'ai données doivent déjà au moins autant à mon ignorance profonde qu'à ma superficielle connaissance du sujet.

Je pose donc ce témoignage d'un citoyen perplexe ici, comme jalon à relire dans cinq ou dix ans, afin de constater si vous pouviez, en simple observateur curieux, sans expertise particulière, mesurer l'avenir qui nous attendait.


E. L'IA et la musique

Je ne comptais initialement pas aborder le sujet dans cette méditation plus générale, mais j'imagine qu'une partie des lecteurs de CSS sera curieuse de mon imagination là-dessus.


1. RECONSTITUTIONS

J'ai déjà consacré, dès 2023, une notule à l'IA en musique. J'y devisais en particulier des tentatives – médiocres, mais on était au début – de restitutions d'opéras baroques perdus (assistées par compositeurs et musicologues) ou de symphonies rêvées (la Dixième de Beethoven à partir de ses micro-esquisses). Le résultat n'était alors pas probant, une ridicule singerie surtout orientée par l'abondance de répétitions de motifs uniques dans les scherzi et en particulier par la cellule-matrice d l'ensemble de la Cinquième Symphonie.

À ceux qui pensaient / pensent que l'IA en restera là, j'ai envie d'objecter que la musique constitue un système fermé beaucoup plus rigoureux grammaticalement que le langage. Je l'écris souvent ici : dnsa uen texet, on puet chngaer des détails sans que la compréhension ou l'émotion en soit affectée, que ce soit par erreur, pour des effffets expressssifs ou des altération.e.s militant.e.s… le sens est toujours perceptible. On peut enlever un verbe, en créer de nouveau, la surprise est ponctuelle, mais l'architecture du langage reste suffisamment souple pour être comprise.
En musique, une note décalée d'un demi-ton change totalement la couleur d'un accord, un décalage d'une croche change tous les appuis de la phrase... comme la musique n'a en général pas de référent, de sens précis, si on la modifie, on modifie immédiatement son caractère émotionnel propre. Cela signifie qu'il existe des chemins assez codifiés pour obtenir tel ressenti, telle émotion — qui évoluent selon les époques et les styles, évidemment.

Il n'y a donc aucune raison, dès qu'on y mettra les moyens, que les IA ne puissent absorber toute la musique occidentale (puis mondiale) par tiroirs stylistiques et recracher autant de motets versaillais qu'on voudra, de symphonies mannheimiennes, de quatuors postromantiques et peut-être même, à terme, de nouveaux ballets stravinskiens. Tout cela en tenant compte de nos choix d'arguments fondés sur romans ou des poèmes alors à la mode.
On anticipe bien, cependant, que cette application est moins universelle (et donc monétisable) qu'un modèle de langage et ne servira qu'à économiser le salaire (la plupart du temps modique) d'un compositeur : elle prendra un peu plus son temps pour arriver. Sera-t-elle suffisamment rentable pour être poussée jusqu'au même degré de perfection que les LLM, ce n'est pas garanti.

Voilà à peu près où nous en étions restés en 2023 ; j'avais même un peu moins explicité les enjeux, s'agissant d'une notule dédiée à une production scénique et à des disques précis et isolés. Et en effet, il peut être tentant de renouer ainsi avec des œuvres perdues ou inaccomplies qui trottent dans notre imaginaire commun : Dafne de Schütz, Arianna de Monteverdi, Samson de Rameau, Jésus de Nazareth de Wagner, Le Diable dans le Beffroi de Debussy, Oedipe de Varèse… Avec quel degré de crédibilité, pour l'heure les tendances à l'imagination débridée des LLMs laissent dubitatif, mais lorsque l'alignement sera pour partie résolu et que des modèles spécifiques d'IA générative auront été entraînés et corrigés pour coller à un style, la qualité de la performance n'est pas exclue.


2. RECHERCHE

Dans les autres domaines, les apports de l'IA peuvent être multiples, notamment en aidant, comme naguère la recherche numérique dans les catalogues ou la recherche plein texte, à cataloguer davantage de fonds, à identifier et localiser un exemplaire d'une œuvre réputée perdue, à pouvoir trouver instantanément dans un vaste corpus telle modulation ou tel alliage d'instruments… mais les applications les plus spectaculaires, celles auxquelles tout le monde pense, concernent l'interprétation et bien sûr la composition.


3. INTERPRÉTATION

L'interprétation est assurément en grand danger du côté des musiques amplifiées — mais les boîtes à rythme, n'ont-elles pas déjà accompli l'essentiel du travail ? Restent les chanteurs, qui peuvent être efficacement émulés aujourd'hui, mais je ne suis pas certains que la relation transparasociale qui existe avec le public puisse être aussi facilement substituable, on veut quelqu'un de désirable, avec une vie privée à dévoiler ou à rêver, des déclarations publiques sur la vie et le monde… Pour le « classique », on peut s'interroger pour le futur des interprètes de disque, mais entre le conservatisme du public, attaché à son aspect patrimonial et humain, et la nécessité d'instruments acoustiques, l'évolution ne va pas de soi. Surtout, la partie « musique vivante », celle dont vivent aujourd'hui les artistes – le disque coûte significativement et ne rapporte rien dans cette niche-là, il s'agit surtout d'une carte de visite pour obtenir des engagements en concert ou demander des cachets plus élevés –, ne me paraît pas le moins du monde en danger à moyen terme.


4. COMPOSITION

Se pose ensuite la question de la création à proprement parler : les compositions. C'est là que gisent les grands débats et les grandes peurs.

Des systèmes automatisés auront-ils la capacité d'imaginer des œuvres propres à nous toucher, et surtout, d'innover, de surprendre ? De ce qu'on peut imaginer aujourd'hui, je vois trois éléments de réponse.

a) Le premier, très général, est que la plupart des barrières que nous avions supposées à la machine sont en train d'être franchies. On se rappelle des belles déclarations « une machine ne pourra jamais nous surprendre ou nous émouvoir », « une machine ne peut que recracher de l'acquis et ne pourra jamais problématiser une dissertation de philosophie de façon personnelle ». [21] Tout cela a été mis à bas en un instant, en un clin d'œil, à la dernière trompette, et nous avons déjà été tous changés. [22] À cette lumière, la certitude de notre singularité indépassable apparaît très vite comme une espérance bâtie sur du sable. [23]

b) L'écriture musicale, comme précisé précédemment, est un système fermé, avec des correspondances exactes : un symbole écrit a une signification fixe, bien plus qu'avec les langues — pas de lettres muettes, pas de polysémie, pas de métaphores, globalement on joue ce qui est écrit. En faisant ingurgiter toutes les partitions éditées, au besoin en les classant par style et par enthousiasme de la réception critique, et en y adjoignant quelques directives, il n'y a pas de raison qu'on ne puisse pas créer des œuvres à la fois totalement exactes sur le plan de la théorie, cohérentes, et même très séduisantes, en réinjectant divers procédés qui ont déjà touché leur public. Aucun doute pour l'opéra seria et la symphonie classique ou même romantique.
Pour l'innovation, je ne sais pas, mais en extrapolant à partir d'autres gestes de rupture, il n'est pas inenvisageable que l'IA puisse créer des styles non préexistants, et de façon convaincante. (Mon intuition est que ce sera le cas, même si pas exactement selon la même démarche que la nôtre.)

c) Dans le domaine de la chanson, SUNO ou Donna en sont déjà là, et gèrent même le rapport à la prosodie et au texte. Entrez n'importe quel texte dans SUNO, et il vous mouline en quelques secondes plusieurs chansons dans un style que vous pouvez imposer. Pas d'erreurs de prosodie, même les textes les moins musicaux tombent avec justesse sous sa plume. Le résultat en est très cohérent et réaliste, non dénué d'esprit, jamais maladroit.
Évidemment, pour le « classique » où le public veut davantage être surpris et où davantage de lignes musicales sont à imaginer, davantage de styles harmoniques concomitants, et surtout où l'on trouvera assez peu de débouchés commerciaux (quoique, la musique de pube et de films…), on n'en est pas tout à fait là, mais je ne vois pas comment un générateur capable de créer des musiques pertinentes en suivant le sens et la prosodie d'un texte ne pourrait pas produire – et sans transpirer le moins du monde – des quatuors ou des symphonies.

Existera-t-il ensuite un public pour des œuvres d'origine synthétique, dans un répertoire où le contexte et le dépaysement temporels ont leur importance pour les auditeurs ? (Témoin les programmes de salle, les notices musicologiques, les présentations publiques, les notes d'intention qui restent la norme au concert et au disque.)
Je ne sais pas. Mais après tout, nous avons déjà délégué une partie de notre expression aux instruments, et même, pour ce qui est des boîtes à rythmes et des logiciels de retraitement sonore de type AutoTune, déjà à des logiciels autonomes. Le simple fait qu'un humain soit aux commandes quelque part en amont du prompt nous semblera peut-être bientôt naturel — et tout à fait suffisant.

Dans un premier temps, j'imagine que nous assisterons surtout à la sous-traitance de certaines musiques utilitaires – pour les bandes-son des documentaires, par exemple, qui sont déjà souvent tirées de banques écrites à la chaîne et indépendamment de tout contexte, avec des instruments synthétiques d'ailleurs – et/ou de certaines sections de compositions (transposition, transcription, orchestration…).
Pour la suite, il existera nécessairement des tentatives d'écriture automatique, ou d'invention dirigée par des compositeurs, mais je m'avoue tout à fait incapable de prédire dans quelle mesure. J'imagine que ce sera massif, puisque la route était déjà prise avant l'irruption des IA génératives, pour les musiques utilitaires destinées à accompagner des publicités, des films, des réunions publiques, des messages sur les réseaux. Mais pour la musique écoutée en tant que telle, perçue comme un art, avec ses démiurges compositeurs qu'on admire, ses époques qu'on aime connaître ou rêver, comme dans le « classique », je ne sais pas. Des essais, assurément, mais à quelle étendue ? Je laisse les sourciers et les énergéticiens deviner — et l'avenir trancher.




Comment cela s'articule-t-il avec les dangers précédemment mentionnés ? Disons que ces questions ne valent que dans les scénarios optimistes, mais pourraient tout de même exister simultanément, pendant les scénarios franchement dystopiques.

Les petits cailloux sont posés… il n'y a plus qu'à attendre et à revenir, d'ici quelques mois, admirer ma propre naïveté — ou, qui sait, ma prescience d'autant plus admirable qu'elle se fonde essentiellement sur l'ignorance !

À bientôt, de l'autre côté du miroir.


jeudi 6 novembre 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 6 – Les identités de collections


6. Autres identités de collections

Suite à des envois de compères et à un peu d'esprit d'escalier de ma part, je complète cette longue partie consacrée aux abstractions par quelques autres identités visuelles de collections assez distinctives.

Erato s'est distingué en la matière, avant son rachat-dissolution-réaffectation par Warner.

↓ Goût pour les polyèdres dans la collection Scarlatti par Scott Ross. (C'est pas beau, mais cohérent.)
Série dénichée par Laurent Amourette.

↓ Sobriété un peu cheap pour l'Erato Collection, des coffrets cartonnés qui s'ouvraient comme un livre, avec une très courte présentation très claire (souvent d'Alain Cochard, de mémoire) sur le carton de gauche. En général avec des représentations assez abstraites, mais pas sans lien (l'arbre à feuillage caduc pour le dernier Schubert, des détails de lieux ou objets du culte pour la musique sacrée…). Elle n'était prévue que pour les marchés francophones.
Jaune d'or pour le XVIIe siècle : passementerie sacerdotale, enfilades versaillaises, gilets de chasseurs prussiens…↓

↓ Bleu roi pour le XVIIIe s. – j'aime assez l'évocation de la galerie illuminée pour la sérénade-nocturne de Mozart. Pas subversif, mais très beau, comme ce portail d'hôtel particulier qui nous laisse voir le ciel (de Jupiter ?).

↓ Les romantiques étaient incarnés par un vert malachite (plutôt vert gazon à la vérité, mais ne me retirez pas mes velléités poétiques s'il vous plaît). La mer pour les 5 & 6 de Beethoven n'est pas exactement une évidence, dans le langage si droit et cassant de la 5 – et l'évocation explicite de la terre ferme dans la 6. L'ambiance hivernale du dernier Schubert paraît davantage une évidence ; j'aime beaucoup les fragments d'une (torride ?) loge d'opéra pour Carmen et les volutes d'un accrochage pour les Tableaux de Moussorgski.

↓ Moins largement diffusée, j'ai l'impression, les classiques du XXe siècle étaient d'un rouge presque menaçant. On sent, en parcourant cette collection, l'amour pour le baroque, un « trésor », le côté côté rassurant des traditions classiques et romantiques, et la circonspection vaguement effrayée face aux langages post-1900 !
Un Zarathoustra panthéiste, des rideaux cramoisis pour les ballets de Stravinski… mais de la peinture écaillée pour Dutilleux !

↓ Et bien sûr la glorieuse collection Bonsaï, dont le graphisme évolue progressivement : photos plus soignées, changement de logo, puis tout de bon inversion du code couleur. Je la trouve non seulement aussi parfaitement amusante que tout à fait arbitraire, mais sa version sur fond vert a aussi quelque chose d'élégant qui – conforte certes à peu près tous les stéréotypes sur la classe sociale et l'attitude des amateurs de classique, mais qui – permet la rêverie, la concentration sur les œuvres sans contraindre l'imaginaire. (Et surtout, MERCI de nous épargner la trombine des artistes.)
Vivaldi ou Chopin, Claudio Scimone ou Marie-Claire Alain, tout le monde est logé à la même enseigne arbustive.

↓ L'intégrale des cantates de J.-S. Bach de John Cassius Gardiner, dans les années 2000, a paru avec un habillage visuel singulier. C'était le coup d'envoi de son label Soli Deo Gloria (« Gloire à Dieu seul »), et en effet l'identité esthétique des pochettes (qui s'est beaucoup lissée par la suite) avait quelque chose d'assez radical : sur le côté, sur fond noir uni, sans signe de label, titres de cantates ni noms d'interprètes, simplement l'inscription « Cantates de Bach » et le nom du chef (il y a certains aspects du culte de la personnalité sur lesquels on ne peut manifestement rogner, quel que soit le projet).
L'essentiel de la pochette est occupée par une photo d'un visage de femme, d'homme, d'enfant de peuples du monde entier.
Démarche un peu mystique, qui met en valeur ces visages de tous les continents (dont beaucoup ne sont vraisemblablement pas ceux de chrétiens, considérant leur région d'origine), dans le but de célébrer, sinon l'unicité de la Foi, du moins l'universalité et l'humanité qui transparaissent de la musique de Bach — là non plus, je ne sais pas si ces gens aiment passionnément les fugues en gammes de sept sons.
L'idée du projet est plutôt bien vue, même si le choix des photographies laisse percevoir la dureté de ces vies — et active les parties empathiques de mon cerveau, voire la culpabilité de ma vie facile d'européen, plutôt que l'émerveillement devant la puissance et l'ubiquité de Dieu. Cela reste tout de même assez original et plaisant ; et je trouve par-dessus tout divertissant que Gardiner, qui si d'aventure il existe un Ciel trouvera assurément un beau fauteuil capitonné en Enfer, désire mettre en valeur ce type de Charité.

Série suggérée par Laurent Amourette.

↑ Dans cette dernière, on perçoit la double référence à un pastiche de Sharbat Gula telle que photographiée (et retouchée…) par Steve McCurry, et bien sûr à une Vierge aux attributs XIXe – voile bleu, visage clair assez similaire à un physique caucasien. (Je ne suis pas sûr que cette combinaison, ou même ces références séparées, me mettent tout à fait à l'aise.)

↓ Je ne puis conclure sans évoquer mon label fétiche, dont l'identité graphique a évolué, abandonnant ses cadres gris ou blancs, très impersonnels et limitants, au profit d'un simple filigrane blanc qui n'interrompt pas le tableau. (Je remarque aussi des choix picturaux de plus en plus figuratifs, moins de XXe abstrait, davantage de scènes champêtres ou de genre.)

Naxos a connu la même évolution, avec un peu plus de complexité. Les pochettes ont toujours été centrées ou coupées en deux, avec à chaque fois une adaptation de l'évolution graphique aux deux formats.
Au départ, le cadre blanc est immense, assorti d'informations secondaires comme le numéro de catalogue, le type d'enregistrement ou la date. Assez vite, la bichromie compositeur / œuvre offre un peu de relief, dans un goût artisanal qui n'est pas complètement élégant mais gagne en lisibilité. C'était alors un label économique, où les interprètes, peu connus et pas toujours bien captés, étaient tout à fait secondaires dans la démarche : mise à disposition des standards à un prix raisonnable, puis exploration plus large du répertoire incluant des inédits.

↓ Plus de 35 ans plus tard, le cadre a été réduit et la police rendue plus pure, moins personnelle et moins « écrite » — nettement moins d'empattement, moins Times New Roman et davantage Arial, disons. Moins tassé, un peu plus froid, un peu plus « numérique ». Pour autant, l'esprit et la structure en restent proches.

↓ Depuis assez longtemps, avec la série American Classics, puis d'autres collections thématiques (Brazil, parodie de l'emblème national dans lequel se fond le nom du label), jusqu'au récent romantic piano — des raretés, mais marquetées comme de la musique d'atmosphère, tout en singeant les couleurs et la disposition du logo de feu Decca (délibérément ?). Et toute ladite collection se décline sur des images florales de plein air, toujours dans les tons rosés.

↓ Cette homogénéité n'a pas empêché le label d'opérer quantité d'essais (notamment dans la sous-collection de découvertes Marco Polo) pour changer son aspect, avec quelques expérimentations très loin de son identité habituelle — témoin cette énigmatique pochette Pierre Rode, au sein d'une intégrale de ses concertos dont tous les autres volumes adoptent la charte visuelle habituelle.

↓ Quoi qu'il en soit, on note ces dernières années un réel assouplissement, avec l'abandon de plus en plus régulier, sur les parutions, du cadre blanc, des tableaux ou photos de paysages, au profit d'images ad hoc en pleine page, d'où n'émerge plus que le logo bleu.

↑ (Joli.)

↑ (Pas joli.)

↓ Ces derniers mois, je constate avec horreur l'apparition de la tête des interprètes, vraiment accessoires à l'origine du label (ils embauchaient beaucoup d'homonymes d'interprètes célèbres, je me suis toujours demandé si c'était délibéré), sur de plus en plus de pochettes, que ce soit dans leur titraille habituelle, ou carrément sur l'intégralité de l'espace disponible. (Vraiment, Naxos, ne faites pas ça. Merci.)

↑ (Si jamais vous doutiez, Bogdanović, c'est lui.)

↑ (Titraille dégoûtante en plus, totalement aseptisée comme un sachet de riz.)


Voilà pour cette évocation des identités visuelles de collections.

Dans le prochain épisode, on approchera un de mes chapitres préférés : les manques de respect.

lundi 27 octobre 2025

[Enquête] — Le Concile de Trente a-t-il interdit la polyphonie – III – Lever le voile sur les légendes


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Le contenu de la playlist s'éclairera au fil de votre lecture, mais il sera aussi commenté dans le dernier épisode.

Au fil de cette série, n'hésitez pas à cliquer sur les liens, ils renvoient pour la plupart vers des exemples musicaux qui permettent d'incarner davantage les notions techniques.



Pour que cette notule ne ressemble pas à une prière de curé pré-Concile et demeure intelligible, je vous engage à lire les précédents épisodes ;




12. Alors, l'interdiction de la polyphonie ?

Comme vous l'avez vu, le Concile n'a pas émis de recommandations précises en dehors du fait de prononcer clairement et de ne pas trop diluer le culte dans l'esprit profane.

En revanche, la Commission des Cardinaux chargée de l'application des préceptes du Concile parle bel et bien de la polyphonie, en recommandant de la simplifier, de limiter les ornements qui gênent l'intelligibilité, d'accentuer la juste mise en valeur du verbe sacré. Les Synodes Provinciaux vont dans le même sens, avec des différences de détail dans les consignes et surtout l'application, on en reparlera.

Il existe donc bel et bien une intervention de ce côté-là, même si elle n'a pas réprouvé en tant que telle la polyphonie, plutôt demandé une modération de son exubérance, pour des raisons de décence et de clarté

Pierre Gaillard cite l'anecdote (dont il met en doute la véracité, peut-être bien qu'oui, peut-être bien que non) du pape Marcel II scandalisé par les chants qu'il entend dans sa chapelle, et qu'il apparente à des chants de joie tout à fait déplacés dans la solennité du culte. La suppression pure et simple de la musique dans les églises a peut-être initialement été envisagée, mais on manque de sources pour l'affirmer ou l'infirmer. [Il faut préciser que ledit pape n'a survécu que trois semaines à son élection, et par conséquent a pu laisser moins de traces de ses convictions par écrit, ouvrant la voie aux témoignages indirects diversement fiables.]
En tout cas, pour ce qui est des textes vérifiables, il est question de réformer et non d'interdire.



13. Le mythe Palestrina

Palestrina et la polyphonie

Il circule régulièrement, parmi les anecdotes de musicologie, l'histoire selon laquelle Palestrina aurait écrit une messe de moyen terme, la Missa Papæ Marcelli, faisant implicitement l'éloge de la polyphonie pour convaincre les cardinaux. Sa beauté, qui conservait l'exubérance de l'ancien style tout en tâchant d'en rendre le verbe moins distordu, aurait cherché à opérer une magistrale démonstration.

En réalité, cette messe d'hommage au pape réformateur Marcel II, qui ne régna que trois semaines en 1555 (vraisemblablement décédé des fatigues du conclave, puis des cérémonies d'intronisation), semble avoir été écrite vers 1562, et a en tout cas été exécutée pour la première fois cette année-là. Pour mémoire, le Concile s'étend de 1545 à 1563. Aussi bien Édith Weber que Pierre Gaillard en concluent qu'il était trop tard pour infléchir les Cardinaux.

Comme les débats sur la musique ont eu lieu à la fin du Concile, je ne suis pas sûr que cet argument soit si déterminant, mais ils connaissent mieux la chronologie que moi. Les deux donnent davantage de crédit aux Preces speciales pro salubri generalis Concilii successu [audio], Preces pro generalis Concilii salubri continuatione (1561), Preces speciales pro salubri generalis concilii successu ac conclusione (1562)de Jacobus de Kerle, une commande musicale pour accompagner le concile (littéralement des « prières spéciales pour le succès du concile »). Les deux mêmes auteurs émettent l'hypothèse que leur beauté, dans une esthétique qui reste polyphonique mais favorise le « note pour note » (Édith Weber utilise cette expression de façon récurrente et entre guillemets pour désigner les chants plus syllabiques), a pu influencer les débats. J'avoue trouver leur conjecture (non sourcée) un peu hardie – ça les a peut-être influencé, mais on n'en a pas davantage idée que l'inverse, ou en tout cas ils ne le démontrent pas dans leur argumentation.

Pour ma part, je suis plutôt dubitatif devant l'idée que la beauté de l'œuvre puisse infléchir des enjeux idéologiques aussi profonds – et légitimes – que la nécessité pour le public d'entendre le texte sacré plutôt que de la bouillie esthétisée. Mais il y a quelques semaines, on a vu un ministre vouloir projeter à tous les adolescents une série de fiction parce qu'elle l'avait ému, alors tout est possible en réalité.

Quoi qu'il en soit, l'ironie que j'aime beaucoup dans cette histoire : la Messe du pape Marcel de Palestrina serait, d'après les spécialistes, fondé sur… une variation de le chanson (profane) de L'Homme armé. (Soit exactement ce que ne désirait à aucun prix le Concile, mais suffisamment bien intégré pour rester insaisissable, et encore aujourd'hui sujet à débat.) Je trouve cette collision assez réjouissante !

Palestrina et les tierces

Notre Giovanni Pierluigi da Palestrina, contemporain exact du Concile, est régulièrement présenté comme le père de notre tonalité moderne, précisément parce qu'il utilise, au sein de la polyphonie Renaissance, assez couramment les tierces et sixtes dans des accords forts / de détente / de repos, avec un effet à nos oreilles moins pur, moins dur, plus moelleux, que les quartes et quintes issues de la musique médiévale. Ces tierces (et, changeant l'ordre des notes dans l'accord, ces sixtes) sont la base de nos accords standards aujourd'hui, qui consistent en des superpositions de tierces. Un accord standard, c'est do-mi-sol — mais ce peut être do-mi-sol-si-ré-fa-la, chacune des notes après le sol étant facultatif, on les joue rarement toutes à la fois, mais les accords de 4 ou 5 sons ne sont pas infréquents.

Pour une fois dans ces pages, ce n'est pas ce que j'ai pu vérifier moi-même, mais seulement ce que je comprends de la des nombreuses allusions lues çà et là au fil des années, dans des notices éparses : j'ai peu écouté Palestrina, et à la lecture des partitions je ne comprends pas tout. Ses accords conclusifs de 4 sons qui frottent, je ne vois pas spécialement la victoire de la tierce là-dedans, on y trouve aussi bien des quartes et des secondes… J'imagine qu'il faut lire les bonnes œuvres et avec un peu d'entraînement pour constater la différence avec ses contemporains – où l'on trouve effectivement des quartes ou quintes pures en accords conclusifs.
Ma lecture est d'autant plus ralentie que je ne trouve que des partitions (je situe pour les amateurs de solfège) avec clef de fa troisième ligne et clef d'ut deuxième, qui existent dans la tragédie en musique (concordant pour l'un, ténor bouffe pour l'autre), mais très rarement, et sur lesquelles j'ai bien moins d'entraînement que la clef d'ut troisième (haute-contre) et la clef d'ut quatrième (taille), que l'on rencontre également ici. Il faut me donc tout déchiffrer doucement accord par accord, ce qui ne favorise pas le repérage des saillances et la compréhension des étrangetés.

En tout cas, c'est ce que l'on en retient généralement (mais je ne puis en garantir personnellement la pertinence) : Palestrina, par son usage plus libéral des tierces et sixtes, amorce (ou est le symptôme de) un virage esthétique qui va progressivement substituer aux consonances de quarte et de quinte des consonances de tierce (et de sixte), qui deviendront les nouveaux accords de repos / cadentiels / conclusifs.



14. Et donc, l'autorisation des tierces et des sixtes ?

Eh bien, comme je m'y attendais : aucune mention des intervalles licites ou illicites.

Rien d'étonnant à cela, pour plusieurs raisons.

     a) Il n'y a pas vraiment de rôle symbolique des techniques de composition. On pourrait tout à fait imaginer une numérologie des degrés et intervalles – par exemple la tierce symbolisant la Trinité ou les trois vertus théologales –, mais en réalité ça n'a à ma connaissance pas été le cas en « musique savante occidentale ».
     Dans ce contexte, on ne voit pas trop pourquoi le Concile, qui avait pour charge de réaffirmer la primauté de l'Église catholique face à la Réforme et de remettre de l'ordre dans la hiérarchie ecclésiastique, ses devoirs et ses pratiques, se serait mêlé de ce genre de détail, y compris lors de ses commissions subséquentes.

     b) Les tierces et les sixtes étaient déjà utilisées au Moyen Âge – il y en a partout dans Léonin, par exemple, le premier compositeur polyphonique dont les partitions nous soient parvenues (et potentiellement son inventeur en Occident). J'en parle brièvement ici, avec un extrait de son successeur Pérotin. C'est simplement que les accords forts (et non de passage) étaient plutôt à base de quartes et de quintes, perçues comme des consonances parfaites.
     Par ailleurs au fil des siècles – Guillaume Dufay (né en 1397 !) est déjà beaucoup plus proche de notre langage tonal moderne, j'ai l'impression –, l'usage d'accords forts avec tierces s'est de plus en plus élargi.

     c) Entrer dans ce degré de détail demanderait, chez les Pères conciliaires, beaucoup de compétences, pour un résultat dont on ne voit pas le bénéfice politique ni le fondement mystique.
     Et que dire de la régulation ?  Faudrait-il compter le nombre d'occurrences ?  Légiférer sur le contenu technique de la musique paraît quelque chose de bien étrange, et même les pouvoirs les plus absolus ne sont pas allés jusque là — en Russie soviétique, malgré les consignes du pouvoir pour une musique du peuple, les compositeurs continuaient d'écrire des fugues et de repousser les limites de la musique tonale… et pas seulement Chostakovitch qui était à la frontière de ce qui était toléré, même les plus zélés vassaux comme Khrennikov écrivaient de la musique dont la sophistication n'avait rien à voir avec de la chanson populaire !  Formellement, ils rejetaient la forme sonate et l'atonalité, mais dans les faits ils écrivaient des compositions structurées autrement qu'en refrain-couplet, et écrivaient des enchaînements d'accords qui subvertissaient dans les plus grandes largeurs les préceptes des manuels d'harmonie. Le langage musical n'est donc vraiment pas si facile à contrôler.

     d) Est-ce seulement possible ?  Certes, le Concile aurait pu encourager l'écriture « tonale » au sens moderne, mais cela paraît étonnamment précis pour une pratique qui était beaucoup plus souple et évoluait de toute façon dans cette direction. Et, on l'a souvent répété dans ces pages, la musique qui est un art de l'abstraction ne peut pas se modifier comme on peut le faire avec la littérature, la peinture ou le cinéma, sans se couper de l'émotion qu'elle suscite et qui provient d'une accoutumance de ses procédés. Si un roman parle soudain de sujets tabous, ou dans une langue peu apprêtée, cela peut choquer, mais l'on comprendra le projet, l'on ressentira des émotions ; de même pour une peinture sur des sujets bas ou dans une manière stylisée ; mais pour la musique, si l'on décide que soudain la consonance c'est le triton, comme il n'y a pas de référent concret, que la musique ne représente rien, on se sentira simplement agressé par la dissonance, et il faudra des générations pour s'habituer — voyez comme Schönberg, qui décréta soudain la démocratie parmi les notes, n'est toujours pas devenu une musique que l'on peut écouter et comprendre spontanément.

J'adjoins quelques exemples picturaux et littéraires pour mieux incarner mon babillage ci-dessus.

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Cézanne, Le pont de Maincy.
On comprend très bien ce qu'on voit, même si les codes ne sont pas respectés.

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Braque, Nature morte.
On perçoit bien l'essentiel de ce qui est représenté, et on sent la tension avec ce qui ne correspond pas à la perspective réelle, sans pour autant rendre les objets méconnaissables.

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Poème de Krouthenykh, futuro-cubiste dont les poèmes pouvaient être sans signifié. Mais notre esprit opère des associations d'idées même lorsque les mots qu'il utilise, dans les poèmes zaoum, sont imaginaires.

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Beckett, L'innommable.
Ça passe son temps à dire qu'on ne peut pas dire, et c'est à peu près tout. Mais on comprend très bien le projet, même si on peut soutenir à bon droit que ce n'est plus vraiment du roman.

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Joyce, Ulysses.
Le sens précis échappe, mais là encore, le projet général est perceptible.

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David Albahari, La mort de Ruben Rubenović, négociant en étoffes.
Où les personnages peuvent sortir de leur cadre et parler au narrateur, par exemple. Ça fait frémir, mais ça ne crée pas un sentiment de cacophonie abstraite comme si l'on ne respecte pas une règle musicale.


Ils n'ont donc pas légiféré, et à la vérité on ne voit pas trop pourquoi (ni comment) ils l'auraient fait.



15. Hypothèses (personnelles) sur l'origine de la légende

La rumeur repose sur un fond de vérité (certes très exagéré) pour la polyphonie, mais pour les tierces & les sixtes ?

Je suppose qu'il s'agit là d'une extrapolation (et d'une confusion) à partir de la concomitance entre la tenue du concile de la Contre-Réforme d'une part, l'évolution du langage musical durant ces années d'autre part — et notamment chez Palestrina, maître de chapelle à Saint-Pierre de Rome, connu pour introduire des accords plus proches de nos standards actuels dans son contrepoint Renaissance, notamment à l'aide des accords pivots de tierce (do-mi-sol) ou de sixte (mi-sol-do) au lieu des accords de quarte (do-fa) ou de quinte (do-sol).
De là (et de sa Messe Papæ Marcelli écrite et créée pendant le concile), on a pu se dire que les deux évolutions étaient liées. Rien ne le montre.

Cette légende a sans doute été accentuée par le célèbre sketch de Kaamelott d'Astier « La quinte juste », qui reprend en caricaturant les principes énoncés précédemment (accords de pôle / de repos constitués de quartes ou de quintes entre le XIIe et le XVIe siècles), dans une langue fleurie qui a marqué toute une génération.
En réalité, la tierce et la sixte n'étaient pas du tout réprouvées, simplement ce n'étaient pas des intervalles ressentis aussi fortement comme des consonances qu'aujourd'hui. [Il existe des raisons physiques pratiques à cela, d'ailleurs, dont on peut s'apercevoir lorsqu'il faut choisir entre la justesse et des tierces et la justesse des quintes lorsqu'on accorde un piano en tempérament égal… mais comme je n'ai pas de vues assez claires sur le débat « règles harmoniques issues de la physique » vs. « règles harmoniques issues de la culture », je ne vais pas développer ça pour aujourd'hui. Vous pouvez néanmoins, pour commencer d'approcher ces histoires d' « intervalles les plus naturels », aller regarder cette vidéo au début de la série sur les cloches dans les musiques sans cloches.)




Je crois avoir à peu près répondu à la question de départ. Cependant, ne nous arrêtons pas en si bon chemin : ne me dites pas que vous n'êtes pas un peu curieux de la façon dont, concrètement, se sont incarnés ces préceptes dans les Synodes provinciaux ? (Spoiler : Pas bien.) Vous ne voulez pas connaître ces choix politiques de refus dans les grands empires, ces attestations d'affreuses désobéissances populaires locales, ces récits d'inspections qui tournent mal ?

Et puis, une fois cela fait, on pourra aller voir concrètement quelques exemples de compositions pré- et post-Trente.

J'envisage aussi un chapitre (ou une nouvelle série ?) sur le cas des noëls populaires, qui constituent une grave brèche dans la discipline générale, mais constituent aussi un réservoir inépuisable de séductions et d'amusements.

Et en attendant la prochaine notule, le flux de vidéos est programmé pour les mois à venir : au moins 1 Pelléas + 1 autre par semaine – Tosca, cloches, Jésus de Wagner, sangliers… Tout ça est déjà capté, monté, chargé, programmé. Sans compter les recensions des dernières nouveautés discographiques.

À très bientôt donc !

dimanche 19 octobre 2025

Nouveautés disques #13 — Witt, Jäell, Barvinsky, Lyatoshynsky, Novák, Dupont, Szymanowski, Shield, Schreker…


Nouveautés disques #13 — Witt, Jäell, Barvinsky, Lyatoshynsky, Novák, Dupont, Szymanowski, Shield, Schreker…

Cette semaine, les coups de cœur sont particulièrement nombreux en proportion : il faut croire que non seulement je choisis avisément, mais aussi que le niveau des publications reste particulièrement vertigineux, pour être à ce point confronté à de grands disques en aussi écrasante majorité — 10 coups de cœur, 4 « documents », 1 écoute décevante.




Coups de cœur

Les disques particulièrement remarquables – ou plus exactement, cette fois-ci, dont au moins une partie est indispensable (car je n'ai pas aimé tout également à l'intérieur de ces propositions !).

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Les inédits bouleversants :
¶ Friedrich Witt – Symphonies 1,2,3 – Kölner Akademie, M.A. Willens (CPO)
¶ Marie Jaëll – Quatuor piano-cordes, Romance, Ballade – Galy, Hennino, Luzzati, Oneto Bensaid (La Boîte à Pépites)
Barvinsky, Liatochinsky (Lyatoshynsky), Stankovych, Kossenko (Kosenko) – Trio piano-cordes, Sonates violon-piano… (Toccata Next)

Les chefs-d'œuvre méconnus réenregistrés à bon droit :
Novák – Suites de Nikotina, de Signorina Gioventù – Triendl, Janáček PO, Borowicz (CPO) → Attention, je le mentionne surtout pour les œuvres fabuleuses, mais les versions Supraphon sont très supérieures (et Nikotina doit vraiment être écouté en intégralité, comme L'Oiseau de feu ou La Tragédie de Salomé).
Dupont La Maison dans les dunes – Natacha Melkonian (Music Square)

Les œuvres célèbres dans des versions exceptionnelles :
Beethoven – Sonates pour piano 1,(18),30 – Tomasz Ritter (Ricercar)
¶ Debussy, Szymanowski – Quatuors – Belcea SQ (Alpha)
BrahmsEin deutsches Requiem – Devieilhe, Degout ; Pygmalion, Pichon (HM)
Chostakovitch – Symphonies (4) & 5 – Radio de Francfort, Altinoglu (Alpha)
Rossini, Donizetti, Verdi, Delibes, Bizet – album « Golden Age » – Morley, L. Brownlee ; Radio de Munic, Repušić (PentaTone)




« Documents » & autres nouveautés

D'une part les disques moins urgents – raretés moins marquantes ou répertoire courant déjà largement documenté à haut niveau – mais très beaux (première vignette) ; d'autre part le disque qui m'a déplu cette semaine.

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¶ William Shield – 6 Quatuors Op.3 – The Dorrit Ensemble (Naxos)
Schreker, Korngold, Křenek – Ouverture des Gezeichneten, Sinfonietta, Potpourri – Orchestre National des Pays de la Loire, Sascha Goetzel (BIS)
Verdi, Bizet, Puccini, Giordano, Zandonai… – « Récitals Decca 1952-1958 » – Mario Del Monaco (Urania)
Mozart – Symphonies 35 & 36, Concerto violon n°3 – Pritchin, Il Pomo d'oro, Emelyanychev (Aparté)


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Gounod – Œuvres pour piano – Warren Lee (Naxos)





→ Tous les commentaires ici : https://youtu.be/Dv1aQSy-C8E .

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Vous pouvez retrouver les sons sur mon profil Spotify où je relève soigneusement les nouveautés écoutées et classées (mais aussi mes autres écoutes et d'autres propositions thématiques de parcourir la musique).
On peut écouter, au moins des extraits, sans être abonné, et tout ça est par ailleurs disponible sur YouTube, Deezer, Qobuz… ou, bien sûr, en physique pour les quelques valeurs sûres ci-dessus recommandées !

samedi 18 octobre 2025

Friedrich WITT — Symphonies d’Iéna et « Ah ça ira »


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Je découvre tout à la fois le compositeur, qui écrit dans la veine d’un tout premier romantisme encore très largement marqué par la langue et les formes classiques (structure des thèmes, menuets…), simplement un peu plus versatile du côté des coloris harmoniques (et donc des émotions)… et le fait que sa Symphonie en ut « Iéna » a été un temps attribuée à Beethoven !  Autant la chose paraît envisageable pour les symphonies de Ferdinand Ries, voire Bernhard Romberg, autant le point commun avec Witt me semble se limiter à celui d’un style qu’on sent à la fois héritier et postérieur à Haydn.

Pour situer Witt : contemporain de Beethoven (1770-1836 !), né dans le Württemberg et officiant une bonne partie de sa carrière à la Cour de Würzburg.

Il existe en réalité, de l’Orchestre de la Ville de Winterthur (1956) à la Kölner Akademie (2015, davantage marquée par les mouvements musicologiques), il existe un assez respectable nombre d’enregistrements des quatre symphonies les plus connues de Friedrich Witt (ut « Iéna », la majeur, la mineur, ré mineur).

La présente version, dirigée par l’excellent flûtiste explorateur Patrick Gallois, se détache pour son naturel ; pourtant les timbres du Sinfonia Finlandia Jyväskylä ne sont pas du tout colorés (le même type de pureté très « blanche » que le Tapiola Sinfonietta, pour situer) et leur manière d’articulation reste plus tradi qu’informée ; mais l’épure de leur geste, la légèreté de touche, l’intelligence des phrasés rend cette interprétation particulièrement délectable – par rapport à toutes les autres, elles met davantage en lumière les jubilations thématiques (final de la Symphonie en la majeur) et les beaux glissements harmoniques (adagio cantabile de la Symphonie en ut), qui passent plus inaperçus dans les autres versions.

[Pour situer, la ville de Jyväskylä se situe au milieu de la partie Sud de la Finlande, en droite ligne au Nord de Helsinki – en plein dans la région des grands lacs au Nord de Lahti.]

Le bonus, c’est ce final de la Symphonie en la majeur, qui se fonde sur le thème de la chanson révolutionnaire Ah ça ira !, mais avec beaucoup de grâce et de gaîté naïve, sans aucune effusion politique – je l’ai toujours entendu utilisé de façon assez sauvage, même dans les œuvres du temps qui ne sont pas des brûlots anti-Terreur.

Outre la beauté des thèmes, vraiment d’une évidence folle (on pense au naturel de Mozart, à un Haydn légèrement romantisé, un peu en deçà du Beethoven de la Première Symphonie, et plus ponctuellement aux poussées de mélancolie d’Édouard du Puy…), je suis frappé par les trouvailles harmoniques, une ambiance d’opéra comique français dans l’adagio cantabile de la Symphonie Iéna. L’atmosphère générale est vraiment très belle et pénétrante, en particulièrement dans cette version.

Le Concerto pour flûte en couplage fait également partie des meilleurs que je connaisse – là aussi, on peut penser à celui de Dupuy.

Chaleureusement recommandé pour ceux qui veulent renouveler leur écoute des symphonistes du début du XIXe siècle !

vendredi 17 octobre 2025

Éloge (et astuces) de l'improvisation


Ce doit bien faire un an et demi que j'ai un peu laissé l'improvisation de côté. Reprise aujourd'hui.

Lecture de la fin du premier air de l'Empereur de Die Frau ohne Schatten, puis à partir de 01:39 (sur le trémolo, quand je tourne la page et ferme les yeux), improvisation sur les thèmes :
→ Keikobad ;
→ la blessure de la Biche ;
→ la chasse éternelle de l'Empereur ;
→ le thème lyrique de l'amour ;
→ deux types de gammes ascendantes utilisées dans cet extrait. 

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L'air d'origine : [[(Thomas) Moser, Lipovšek, Vienne, Solti]].

Évidemment, ce n'est pas spécialement réussi ou inspiré – et il y a des tas de pains horribles dans la partie lue ! –, mais ça me donne l'occasion de faire un peu de prosélytisme sur un autre sujet que la lutte contre les exercices.


Possession musicale

Je suis toujours étonné comme l'improvisation libère et donne accès à des choses que je serais incapable d'écrire – je ne comprends pas nécessairement tout ce que je joue, mais le fait d'avoir baigné dans un langage, même complexe, permet de retrouver des empreintes et des logiques très instinctivement. J'ai ressenti ça pour la première fois lorsque j'ai joué régulièrement le troisième acte du Crépuscule des Dieux de Wagner : au bout d'un moment, vu que c'était complexe et que j'ai tendance à déchiffrer au tempo quitte à m'arranger avec ce qui est écrit (je ne le fais plus maintenant que je diffuse publiquement des raretés, l'idée est que vous ayez une idée honnête des œuvres), je sentais que je ne lisais plus vraiment, mais devinais, sentais à partir de ce qui avait été écrit — et, de fait, ce n'était plus la partition mais sonnait de façon étonnamment cohérente par rapport à ce qui aurait 𝑝𝑢 être écrit.
C'est une sensation assez étonnante et difficile à expliquer, quasiment de sortir de son corps et d'être spectateur de quelqu'un de meilleur que soi qui joue à travers nous, l'impression d'être traversé par la musique et que 𝐽𝑒𝑠𝑢𝑠 𝑡𝑎𝑘𝑒𝑠 𝑡ℎ𝑒 𝑤ℎ𝑒𝑒𝑙. Je crois que je comprends mieux le processus de l'écriture automatique (qui m'a toujours laissé dubitatif, car c'est un geste très intellectualisé chez moi) et de la possession par les esprits en ayant exploré cette étrange voie.

Je précise que je n'ai jamais étudié l'improvisation, il y a donc ample possibilité de faire mieux que ça avec moins d'expérience, en exploitant plus finement ces sensations-là !


L'intérêt pédagogique

En tout cas, je recommande vraiment la pratique, quel que soit le niveau : je trouve qu'elle permet de mieux comprendre la logique interne des œuvres qu'on joue, de ressentir l'harmonie dans sa chair, de repérer les procédés qui sont des trouvailles géniales et ceux qui sont du remplissage, de découvrir des astuces de transitions… Comme on ne cherche pas l'exactitude, qu'il n'y a pas d'erreur possible d'une certaine façon (ou alors qu'elles sont inévitables et font partie du jeu, on voit ça comme on veut) on est beaucoup plus détendu et soudain on découvre que son niveau instrumental a augmenté d'un coup sans crier gare !

Dans le même esprit d'effet mystérieux, moi qui ne connais aucun morceau par cœur et qui prends bien plus de plaisir, même pour des œuvres que je connais très bien, à pouvoir contempler la partition tout en jouant (ce qui limite sans doute mon aisance, certes), il se trouve que j'improvise bien mieux… les yeux fermés. Ce n'est pas pour laisser le flux d'énergie cosmo-tellurique traverser mes chakras intriqués, mais simplement qu'en regardant mes mains, je cherche des enchaînements connus, et ils sont beaucoup plus pauvres et prévisibles que ceux que je produis lorsque je laisse mes mains courir sur le clavier sans contrôle visuel. Très étrange, sans doute le signe qu'on appréhende la musique avec d'autres sens, et que la vue est peut-être plus intellectualisée (chez moi ?), que le toucher ou l'ouïe. Une fois lancé, je peux ouvrir les yeux, mais si je les garde ouverts et contrôle mes mains, le résultat est spectaculairement plus plat.

(Autre procédé qui fonctionne bien chez moi, la semi-improvisation : je regarde une partition et je pars de ce que je vois tout en jouant autre chose que ce qui est écrit… J'ai un peu l'impression que c'est du pillage déloyal, mais en vérité le résultat peut être assez éloigné de l'original.)


L'astuce d'inspiration

Très détendant et épanouissant, une fois qu'on en a pris l'habitude. Il faut juste accepter que nous sommes tous limités, par notre niveau théorique, par notre niveau digital… En tout cas pour l'inspiration, pas d'excuses : pour éviter les improvisations filandreuses, sans aucune fermeté, je recommande vraiment de jouer une pièce que vous aimez bien et d'enchaîner votre improvisation, comme ici, afin d'y voler des rythmes ou des mélodies. La base rythmique, en particulier, permet de tonifier l'ensemble et de donner à l'auditeur des repères plus tangibles. Quant à la mélodie, on peut la bousculer, c'est même très fécond, donc peu importe si les intervalles ne sont pas les mêmes, on peut explorer de nouvelles couleurs, et si l'on respecte seulement les mouvements ascendants et descendants, on reconnaît !

Je constate en tout cas que je suis beaucoup plus sec pour improviser sans préparation, et infiniment plus disert lorsque je viens de jouer une demi-heure d'un opéra donné, par exemple.


L'éthique d'inspiration

Il ne faut pas le voir comme un vol ou une fausse improvisation : on improvise (et compose…) forcément avec des références à l'esprit, une gamme d'outils. L'improvisation est en réalité un concept très relatif : certaines improvisations très préparées sont en réalité plus proches de compositions apprises par cœur. Pour l'accompagnement de film, typiquement, les improvisateurs ont déjà réfléchi à ce qu'ils allaient faire à quel moment, voire écrit les thèmes principaux en amont.

Il existe donc tout un continuum d'improvisation, et le matériau en est nécessairement un réflexe, des choses préexistantes. Ce peut être simplement un enchaînement harmonique ou un rythme standards, mais parfois ce sont des bouts entiers de musiques dont nous sommes familiers. Et il est bien sûr possible d'apprendre des formules par cœur, d'avoir des « trucs » auxquels recourir en cas de panne d'inspiration, soit de l'habillage (arpèges, gammes, trilles longs…), soit des enchaînements qu'on a déjà utilisés et dans lesquels on se sent bien, qui nous donnent de nouvelles directions pour repartir.
Dans cet esprit, souvenir ébahi d'un jeune improvisateur qui, pendant un exercice non préparé, s'est mis à citer, très littéralement, une symphonie de Mahler pendant les 2/3 de son passage : peut-être ne se rappelait-il même pas d'où cela provenait !  (Cela m'est arrivé quand j'étais très jeune et faisais mes premiers essais, une très belle mélodie que j'avais dans le cœur, et qui s'est révélée un thème de l'Ouverture du Songe d'une Nuit d'Été de Mendelssohn, que je connaissais déjà évidemment…)


L'astuce du langage

L'astuce est de plutôt choisir un langage complexe : il est plus facile de tolérer et de rattraper des erreurs de parcours dans un langage hyperchromatique comme chez Wagner, Franck ou R. Strauss que chez Mozart, où un parcours harmonique clair et une structure symétrique sont davantage de rigueur. (On pourrait dire qu'il est plus difficile de composer dans le style de R. Strauss et plus difficile d'improviser dans le style de Mozart, peut-être, mais je ne suis pas assez compétent en composition pour l'attester personnellement.)

Par exemple, une basse chromatique descendante permet d'essayer plein de choses, et de se rattraper facilement si un accord dissonne. Je ne l'ai pas pratiqué ici dans cet exemple, mais c'est une astuce bien commode lorsqu'on se coule dans un langage de type Franck / R. Strauss / Schillings…


Les « trucs »

Bien sûr, pour habiller l'inspiration mince, répétitive ou empruntée à d'autres, les improvisateurs disposent de tout un tas d'expédients — enfin, pas tous, les meilleurs comme Escaich ou Busatto produisent des progressions qui peuvent être jouées nues, en simples accords, et aussi passionnantes et cohérentes qu'une œuvre écrite à la table. Disons que pour les simples mortels, un peu de coquetterie n'est pas superflu.

L'artifice le plus fréquent est bien sûr l'arpège — et les traits d'une manière générale. Une petite fusée ascendante, ou une gramme chromatique, voilà qui occupe l'oreille et anime le discours, sans rien ajouter à la complexité de sa progression. Peu à penser pour le claviériste, qui a en général déjà ces configurations dans les doigts, et cela replit le spectre sonore, occupe le public tandis que l'improvisateur médite l'étape suivante. On peut bien sûr ajouter des notes de goûts comme pour des variations, de façon à creuser le même contenu, là aussi en se laissant le temps de produire une progression d'accords.

Parmi ceux que j'aime utiliser – et que je trouve un peu plus élégants –, le chromatisme (typiquement, faire glisser la basse de demi-ton en demi-ton), qui autorise beaucoup de dissonances et d'erreurs de parcours, on peut oser davantage sans risquer d'être pris trop à découvert dans une erreur qui ruinerait tout l'édifice.
Dans le même esprit que la variation, altérer les intervalles de la mélodie fonctionne très bien : on déforme la mélodie, donc on peut changer des harmonies, tout en restant dans un discours identifiable, puisque le public l'a entendu juste avant et peut le relier à son original (surtout, cela permet d'expérimenter progressivement, sans inventer ou convoquer à chaque étape un nouveau thème, cela permet de se consacrer pleinement sur les couleurs, sans perdre de vue le discours qui reste fermement ancré dans le thème déjà entendu (contrairement aux ruptures que pourrait engendrer un changement d'accords sis sur un autre thème).
Et bien sûr, comme je joue surtout des opéras, des symphonies et des quatuors (oui, c'est absurde, mais non sans fondement, j'en ai déjà parlé ici), j'utilise beaucoup de trémolos (au piano, ce sont des battements entre plusieurs notes, un peu comme un trille, mais pas forcément sur des notes contiguës – j'en parle en vidéo), qui procurent immédiatement une sentation de tension : même en jouant des choses assez simples, on ressent une urgence très différente des accords posés sans ces battements. (Pour le coup, ce n'est pas un effet subtil, mais très efficace, et assez congruent avec mes habitudes de jeu.)

J'imagine que les improvisateurs sérieux ont infiniment plus de tours à proposer, mais l'idée est, comme dans beaucoup de notules, de partager la démarche et de dévoiler ensemble des logiques qui semblent échapper de prime abord… y compris à celui qui les écrit !  (cf. les notules sur le Concile de Trente…)


Ite missa est

Je ne l'ai essayé, à ce jour, qu'aux claviers (piano, orgue, clavecin), mais je suis sûr que ce doit être très intéressant pour les autres instruments, et même en chant — notamment pour gérer le soutien et la configuration vocale avec des intervalles imprévus.

En somme : improvisez, même si vous ne savez pas grand'chose. C'est gratifiant et permet de progresser au minimum en aisance et en compréhension générale.

mardi 14 octobre 2025

Nouveautés disques #12 — Gilse, Barraine, Papandopulo, Martinů, Bonis, Mignone, Tubin, Modigliani, Piemontesi…


À nouveau deux semaines de nouveautés à traiter en deux épisodes !




Coups de cœur

Les disques particulièrement remarquables – ou plus exactement, cette fois-ci, dont au moins une partie est indispensable (car je n'ai pas aimé tout également à l'intérieur de ces propositions !).

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¶ Bohuslav Martinů – Quatuors 2,3,5,7 – Pavel Haas SQ (Supraphon)
¶ Elsa Barraine – Musique rituelle – Dollat, Jodelet, Vallet (Tempéraments)
¶ Jan van Gilse – Sulamith ; Der Kreis des Lebens – Tsallagova, Oliemans ; Philharmonique des Pays-Bas – Kochanovsky, Gaffigan (CPO)
Tchaïkovski – Quatuor n°3 ; Souvenir de Florence – Modigliani SQ (Mirare)
Cambini, Rossini, Briccialdi – Tutti all'opera – Pentaèdre (ATMA)
Brahms – Concerto pour piano n°2 – Piemontesi, Gewandhaus, Honeck (PentaTone)
Rameau, Ravel, Dutilleux – Danses, Quatuors – Dutilleux SQ (Music Square)
Bach – Suites pour violoncelle – Anastasia Kobekina (Sony)
Papandopulo – Hrvatska Misa – Chœur de la Radio Bavaroise, Repušić (BR Klassik)
Bonis, Ravel – Sonates violon-piano – Forceville, Margain (Évidence Classics)

Tous les commentaires→  https://youtu.be/dV4lVoLibxk






« Documents » & autres nouveautés

D'une part les disques moins urgents – raretés moins marquantes ou répertoire courant déjà largement documenté à haut niveau – mais très beaux (première vignette) ; d'autre part les disques (beaux mais) qui ne m'ont pas paru indispensables (seconde vignette).

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Schönberg – Die verklärte Nacht – Berliner Philharmoniker, Kirill Petrenko (Berliner Philharmoniker)
¶ Francisco Mignone – Fantasias Brasileiras – São Paulo SO, Giancarlo Guerrero (Naxos, série « Brazil »)
Widor, Franck – La Nuit de Walpurgis, Grande Pièce Symphonique (arrangée avec orgue) – Bamberger Symphoniker, Fabien Gabel (CPO)
Bricenõ, Hurel, Bartolotti, Rochechouart… – « La Guitare de Louis XIV » – Léa Masson & friends : Angioloni, Ayrton, Condé… (Château de Versailles)
Bartók – Divertimento ; Musique pour cordes, percussions & célesta – Tasmanian SO, Evind Aadland
¶ Ferdinand Ries – Symphonies 6 & 7 – Tapiola Sinfonietta, Janne Nisonen (Ondine)
¶ Paul Ben-Haim – Musique pour violoncelle – O. Canetti, Reutlingen, Kienle (Capriccio)
Wantenaar, Kruusmaa, Roukens, Debussy, Poulenc – « Sarasvati », musique pour violon & piano – Vercammen, Ivanova (All Ears Records)


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Cochereau, Balbastre, Rachmaninov, Ravel, Vierne, Widor, Rimski, Franck, Bach – « Eternal Notre-Dame » – Vincent Dubois (Warner)
G. Butterworth, Holst – Pièces orchestrales – Liverpool RPO, Andrew Manze (Onyx)
¶ Eduard Tubin – Musique de chambre – T. & K. Ruubel, van Dijk, Sink (MDG)
LULLY – Armide : Ouverture et Suite de danses – Opéra de Vienne, Edmond Appia (Reclassics)
Mendelssohn-Hendel & Mendelssohn – Trios – Trio Zadig (Naïve)
Rheinberger – Concerto pour orgue Op.177 – Walter Fischer, Staatskapelle Berlin (NKB Record)

→ Tous les commentaires ici : https://youtu.be/PjLbAGtDdAY .




… Et j'ai déjà quelques pépites sous le coude pour la prochaine livraison, notamment de nouvelles symphonies de Friedrich Witt !  (Grâces soient rendues à notre-seigneur-CPO.)

Vous pouvez retrouver les sons sur mon profil Spotify où je relève soigneusement les nouveautés écoutées et classées (mais aussi mes autres écoutes et d'autres propositions thématiques de parcourir la musique).
On peut écouter, au moins des extraits, sans être abonné, et tout ça est par ailleurs disponible sur YouTube, Deezer, Qobuz… ou, bien sûr, en physique pour les quelques valeurs sûres ci-dessus recommandées !

dimanche 12 octobre 2025

Les cloches dans les musiques sans cloches


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Les barrils métalliques qui servaient à mimer les cloches de Montsalvat à Bayreuth jusqu'en 1929. J'en reparlerai.

Nouvelle série, au principe un peu loufoque, mais qui permet de mettre les mains dans les logiques de composition sans embrasser l'entièreté du système de façon un peu fastidieuse.

Ce sujet-ci se prête bien aux vidéos – vous aurez noté que l'approche de ce nouveau format ne pèse pas sur le nombre de notules ici, mais les prolonge, les inspire, ou tout simplement permet d'aborder d'autres sujets moins propices à la mise en forme écrite.

Les deux premiers épisodes ont déjà été publiés, en voici le contenu.

Les cloches dans les musiques sans cloches — 01 — Medley, histoire & physique
Ce premier épisode débute par un medley de quelques-unes des œuvres à explorer dans cette série :
Parsifal de Wagner (1882) ;
La Khovanchtchina de Moussorgski (1880) ;
Boris Godounov de Moussorgski (1869) ;
¶ « Cloches à travers les feuilles » des Images de Debussy (1907) ;
¶ scène du bénitier, puis du Te Deum dans Tosca de Puccini (1899) ;
¶ « Le Cimetière », tiré des Clairs de lune d'Abel Decaux (1907).

Puis je tâche de remettre en perspective historique – apparition des cloches en Chine au XVIe s. av. J.-C., traces de fonderies en Angleterre à partir du premier siècle de notre ère, le « trou noir » du XVIIIe siècle et du plus clair du XIXe siècle…

Enfin on pose ensemble quelques principes de physique acoustique (accessibles sans aucun prérequis) :
→ énergie / vibration / onde ;
→ les 134 (oui, vraiment) modes vibratoires des cloches ;
→ harmoniques & partiels ;
→ inharmonicité et séries de Fourier : do-do-sol-do-mi-sol-sib-do-ré-mi-fa#-sol… ;
→ polysémie du bourdon (drone en anglais) : pédale de basse, très grosse cloche, ou comme ici une harmonique inférieure à la fondamentale ;
→ à l'intérieur de la note, la résonance crée un effet d'accord (la tierce est en général très forte dans les harmoniques des cloches) ;
→ accommodements avec la justesse (et /faussetés/ volontaires ?) ;
→ fonte et accordage (en grattant l'intérieur) des cloches.

Tout cela exposé le plus simplement possible, et en tout cas sans nécessité de compétences en physique ni en musique autre que d'avoir déjà entendu (même pas vu, je vous montre un dessin) des cloches.

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Les cloches dans les musiques sans cloches — 02 — Parsifal et le carillon
Dans ce deuxième épisode, on explore l'usage (assez simple) des cloches chez Wagner : ici, la marche du Graal se révèle écrite sur une basse qui est en réalité le carillon de quatre notes propre à Montsalvat, et qui débouche sur l'Amen de Dresde (motif du Graal). [Pourquoi l'inclure ? Parce que ce sont rarement des cloches qui le jouent. Je ferai un petit épisode séparé sur la question.]

Vidéo sur l'Amen de Dresde : https://youtu.be/CHr1ldk17Ts .

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Toutes les vidéos apparaîtront sur la chaîne de Carnets sur sol ou, pour suivre spécifiquement cette série, dans la playlist dédiée.

samedi 11 octobre 2025

Esthétique de Debussy : dialogues avec Ernest Guiraud


guiraud opera comique madame turlupin

Ernst GUIRAUD, compositeur superstar inconnu

Ernest Guiraud (1837-1892) n'est resté célèbre que par la bande dans le roman musical de la glorieuse histoire-épopée de la musique. Pourtant, il est l'auteur d'opéras comiques qui ont connu un certain succès, comme Sylvie (à l'Opéra-Comique) et Madame Turlupin (à l'Athénée) dans les années 1860 à 1880 – également En prison, Le Kobold, Piccolino, Galante aventure. On dispose aussi de pièces symphonies, dont deux Suites d'orchestre, une Ouverture Arteveld, une Chasse fantastique, un ballet (Gretna-Green).
En survolant ses opéras comiques, je n'ai pas aperçu d'audaces majeures, mais ce réclamerait une lecture plus approfondie.

Son nom circule pourtant beaucoup, à l'oreille du mélomane, par sa participation à des projets parmi les plus emblématiques de l'histoire lyrique :
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs de Carmen de Bizet pour permettre de jouer l'œuvre ailleurs qu'à l'Opéra-Comique, et en particulier à l'étranger ;
→ suite à la mort de l'auteur, composition des récitatifs pour Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, avec en sus l'orchestration des actes II (Antonia), III (Giulietta-Venise) et de l'épilogue ;
→ réagencement de la musique de Bizet pour créer la Deuxième Suite de l'Arlésienne (seule la première a été conçue par Bizet) ;
→ de même pour les Deux Suites de Carmen, entièrement de sa main.

Beau palmarès !  Ses récitatifs, à cause du réflexe habituel « si c'est pas connu, c'est pour une raison », ont souvent été critiqués comme faibles ; et autant on peut préférer une version avec dialogues parlés – même si cela paraît un peu exotique, chez les mélomanes qui les veulent d'ordinaire les plus courts possible –, autant ces récitatifs eux-mêmes sont de petits bijoux de prosodie juste et d'expression simple, qui se coulent sans déparer dans la partition d'origine. Il est vrai que Guiraud n'ajoute pas véritablement d'idées musicales fortes, et se contente de s'insérer pudiquement et respectueusement, sans rupture de ton, dans l'interstice des numéros déjà composés – n'est-ce pas plutôt une vertu ?

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Pour les Suites, Guiraud a surtout choisi les extraits.

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En revanche pour les récitatifs, je trouve tout à fait admirable la façon dont il se coule discrètement dans le langage ambiant, sans trouvailles ostentatoires mais en réutilisant des aspects de la couleur générale de l'opéra, que ce soit pour Carmen ou pour Hoffmann.

En réalité, Guiraud n'est pas qu'un aimable conservateur et prolongateur, il a aussi écrit un opéra sérieux d'une qualité que je trouve exceptionnelle – aussi bien à la lecture, il y a une quinzaine d'années, qu'en concert au début de la décennie 2020.
En effet, se déroula alors à Tours la re-création du meilleur opéra de Saint-Saëns, Frédégonde – hélas pas enregistré par Bru Zane qui avait tout organisé, alors que la distribution était merveilleusement adéquate – raisons de budget j'imagine, ça viendra bien un jour vu l'exploration méthodique que la fondation du Palazetto opère autour de Saint-Saëns. Toute la prom→otion fut faite (déjà à l'époque, lorsqu'on voit les partitions chant-piano qui circulaient dans les familles) sur le nom de Saint-Saëns, mais en réalité, il s'agit d'un projet de Guiraud, et les trois premiers actes sont de sa main – à l'exception de la fin du III. Musique intense et pleine d'imagination, qui tient remarquablement les promesses de son terrible sujet. L'orchestration, elle, fut essentiellement réalisée par Paul Dukas, qui fut l'élève de Guiraud.

Savoureuse ironie que le chef-d'œuvre de celui qui terminait les opéras les plus remarquables de son temps ait à son tour été interrompu par la mort et complété par d'autres musiciens de haut talent !  Mais tout compte fait, on se remémore Carmen de Bizet, Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, et Frédégonde… de Saint-Saëns. Pile dans la mauvaise jointure de l'Histoire de la musique.
Son père Jean-Baptiste, Prix de Rome en 1827 pour La mort d'Orphée, une des années où Berlioz n'avait rien obtenu, avait eu une carrière décevante et avait émigré aux États-Unis, si bien qu'Ernest naquit à La Nouvelle-Orléans (puis partit étudier à Paris, avec Halévy notamment), ce qui n'est pas commun pour un compositeur parisien à la mode pendant le Second Empire. Clairement, la veine ne coulait pas dans les leurs.

Les illusions de l'Histoire de la musique
Il y aurait beaucoup à redire sur cette histoire-bataille communément transmise en musique, alors qu'elle a été remise en cause à peu près partout ailleurs : l'histoire de la musique n'est pas principalement une suite de gens célèbres qui ont tout seuls révolutionné le langage et ont, une fois le scandale passé, d'un coup embarqué tout le monde avec eux dans l'esthétique suivante.

Pour des raisons déjà explorées à plusieurs reprises (1,2,3), la musique est un art particulièrement conversateur, à la grande inertie : elle n'a pas de référent, vaut en elle-même, ne représente rien. Tout repose sur l'anticipation de schémas partagés ; aussi il n'est pas possible de bouger un curseur sans créer immédiatement incompréhension ou malaise (alors qu'on peut supprimer un mot dans une phrase, déformer un trait de visage et être parfaitement compris). Les évolutions stylistiques sont donc très progressives, et ne peuvent pas constituer en des ruptures aussi absolues que dans les arts du verbe ou de la vue. (J'imagine qu'il doit en aller de même avec les parfums, autre art très instinctif et par conséquent nécessairement conventionnel ?)

Aussi, les courants musicaux sont souvent décalés (d'assez longtemps) par rapport aux courants littéraires correspondants. Le cas du baroque est un peu particulier, puisque c'est un étiquetage postérieur pas très malin – évidemment que LULLY ne pensait pas mettre en musique du drame (néo)classique avec de la musique baroque… –, mais cela fonctionne très bien pour le romantisme, qui lorsqu'il naît dans le dernier quart du XVIIIe siècle, est mis en musique avec un langage haydnien… L'évolution des codes musicaux, pour que l'effet en soit compris, doit être progressif. On a bien vu l'effet de la tabula rasa schoenbergienne, toujours inaccessible à une majorité du public aujourd'hui encore ! (Et même si j'en apprécie des aspects, je ne prétends pas moi-même y comprendre grand'chose spontanément…)

Tout cela pour souligner deux faits que je trouve très négligés dans les histoires de la musique que j'ai pu lire et dans le discours grand public sur la musique « classique ».

¶ À quelques exceptions près (effectivement, Das Rheingold, les Clairs de lune de Decaux, Le Sacre du Printemps, on ne voit pas trop d'où ça sort), les innovations sont le fruit d'une évolution qu'on peut documenter. Oui, Beethoven est un génie visionnaire absolument vertigineux, mais quand on écoute les derniers quatuors de Haydn, Oberon de Pavel Vranický, les aspects percussifs des symphonies postgluckistes de Gossec et Méhul, ou même simplement les choix musicaux de Léonore de Gaveaux (dont Fidelio imite vraiment les choix de mise en musique en les transposant dans son style propre), on voit que son langage ne provient pas complètement de nulle part. Il concentre de façon radicale et pour ainsi dire violente des éléments qui étaient déjà existants. On pourrait en dire autant de Bach. Et ces deux-là sont des exceptions considérables, dont l'influence personnelle est en effet incontestable. Les expérimentations modales de Debussy se retrouvent en partie chez Fanelli ou Rimski-Korsakov, même si lui aussi pousse tous les potards au maximum.

¶ Aussi et surtout, il faut bien être conscient que l'immense majorité de la musique composée – et qui n'est pas nécessairement de moindre qualité pour autant – est très conservatrice. La majorité des compositeurs des années 1850 ont un langage encore beethovenien – et même en général moins radical –, y compris chez des gens relativement connus, joués et dotés d'une personnalité saillante comme Carl Czerny ou Max Bruch. Le goût de l'expérimentation artistique en Allemagne et le verrouillage des commandes publiques par les bouléziens en France ne doit pas non plus masquer le fait que, dans la seconde moitié du vingtième siècle, l'immense majorité de la musique « classique » mondiale était tout à fait tonale, marquée par Debussy, Richard Strauss, Bartók, Poulenc, Chostakovitch… Et c'est encore plus vrai, évidemment, aux époques d'artisanat local des XVIIe et XVIIIe siècle, où chaque cour avec son maître de chapelle qui écrivait ses propres œuvres dans le langage à la mode, ne cherchant pas spécialement à se distinguer dans la mesure où la circulation des musiques était plus limitée, et où le talent attendu était celui de la variation plutôt que de l'innovation.

Il ne faut donc pas se laisser abuser par l'idée que la connaissance des novateurs à succès suffit pour comprendre l'histoire de la musique, et il n'y a ainsi pas de raison valable de mépriser l'excellent Guiraud pour sa place dans la musique de son temps.



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« Vous voyez !  Vous voyez !  Je ris déjà comme un vieillard !  Ah ! Ah ! Ah ! »
Mise en scène de la création à l'Opéra-Comique.


Ernst GUIRAUD, le professeur patient

L'autre occurrence fréquente de Guiraud, qui m'intéresse ici – mais pouvais-je mentionner son nom et taire à mon tour ses mérites ? –, est à nouveau comme faire-valoir : professeur d'harmonie au Conservatoire depuis 1876, puis surtout de composition à partir de 1880. Il enseigne notamment à Erik Satie, Paul Dukas, André Gedalge (un futur professeur de contrepoint emblématique de la maison, excellent compositeur de musique symphonique et chambriste sur lequel je tiens une notule presque prête)… et à Claude Debussy.

Dans la grosse somme d'artistes et de documents Pelléas et Mélisande, cent ans après parue chez Bru Zane, Sylvie Douche propose une transcription de conversations notées par Maurice Emmanuel en 1889-1890, tenues entre Guiraud et son élève Debussy. J'en trouve certains extraits, que je vous livre, particulièrement révélateurs de l'approche harmonique de Debussy – de la patience de Guiraud. Pour plus de fluidité, je transforme (très marginalement) la prise de note de M. Emmanuel en phrases, sachez donc ce n'est pas toujours du verbatim, même si le contenu en est absolument identique. [Entre crochets, je précise les accords joués et ajoute éventuellement quelques commentaires.]

Récit d'Emmanuel :
Debussy ayant joué au piano des séries d’intervalles, Guiraud lui dit :

GUIRAUD — Qu’est-ce que c’est que ça ?

DEBUSSY — Ce sont des accords incomplets, flottants. Il faut noyer le ton ; alors on aboutit où on veut, et on sort par la porte qu’on veut. Ainsi l'on agrandit le terrain et l'on augmente les possibilités de nuances.

GUIRAUD — Mais quand je fais ceci :
[la-do-ré-fa#, autrement dit un second renversement de septième de dominante, autrement dit l'accord qui de tous appelle le plus fortement une résolution, une détente],
il faut bien que ça se résolve !

DEBUSSY — J’t’en fiche ! [sic] Pourquoi ?

GUIRAUD — Alors vous trouvez ça joli ?
[accords de fa majeur, sol majeur, la mineur en position fondamentale, autrement dit plein de quintes directes, qui sonnent durement et sont en principe « interdites » dans l'harmonie traditionnelle]

DEBUSSY — Oui ! Oui ! et oui ! [vous remarquez la formulation mélisandisante avant l'heure]
[à nouveau des seconds renversements, accords de fa, de la bémol, de sol bémol et à nouveau de fa]

GUIRAUD — Mais comment vous en tirez-vous ?  Ce que vous faites est joli, je ne dis pas. Mais c'est absurde, théoriquement.

DEBUSSYIl n’y a pas de théorie ! Il suffit d’entendre. Le plaisir est la règle.

GUIRAUD — Je veux bien, pour une nature exceptionnelle, ordonnée par elle-même et qui impose. Mais comment apprendrez-vous la musique aux autres ?

DEBUSSY — La musique, ça ne s’apprend pas.

GUIRAUD — Allons donc !  Vous oubliez, mon petit, que vous avez passé dix ans en Conservatoire !

Récit d'Emmanuel :
Debussy en est convenu. Et qu’il peut bien y avoir tout de même une doctrine.

DEBUSSYOui, c’est imbécile ce que je dis ! Seulement je ne sais pas comment concilier tout ça. Il est sûr que je ne me sens libre que parce que j’ai fait mes classes et que je ne sors de la fugue que parce que je la sais.

Récit d'Emmanuel :
Il est étonnamment droit dans les discussions et il ne se dérobe jamais par une pirouette. […] Il ne veut pas démordre de son chromatisme. Il ne croit pas au plain-chant, ni aux chansons.

[Plus tard, après plusieurs enchaînements parallèles de type sib-mi-sol#-do : ]

GUIRAUD — C’est bien tortueux tout ça.

DEBUSSY — Mais non ! pas tortueux. Regardez donc l’échelle doublement chromatique. Est-ce que ce n’est pas notre outil ?  C’est pas pour des prunes le contrepoint. En faisant marcher les parties, on attrape des accords chics.

[Sans lien avec notre sujet du jour, mais pour le plaisir, cet avis sur Wagner qui éclaire la position de Debussy sur les leitmotive : ]

DEBUSSY — Ce que j’aime dans Tristan c’est les thèmes [sic] reflet de l’action. La symphonie [comprendre : l'accompagnement orchestral] ne violente pas l'action. Wagner trouve ici un bel équilibre. Les thèmes autant qu’il faut pour donner à l’orchestre la couleur qui convient à son décor. [Parle-t-il de la quantité de thèmes, de leur prégnance lyrique, de la durée des moments symphoniques purs ?]

[Et, dans cette lettre à Guiraud de 1889, tandis que Debussy est à Bayreuth pour la seconde fois, en compagnie de ses potes Ernest Chausson, Paul Dukas, Étienne Dupin et Robert Godet : ]
 
« Je vous envie d’être resté à Paris et de n’avoir pas eu l’appétit du voyage. Quelles scies, ces leitmotiv [sic] ! Quelles sempiternelles catapultes ! Pourquoi Wagner n’a-t-il point soupé chez Pluton après avoir achevé Tristan et Les Maîtres ? Les Nibelungen, où il y a des pages qui me renversent, sont une machine à trucs. Même ils déteignent sur mon cher Tristan et c’est un chagrin pour moi de sentir que je m’en détache… »

J'ai trouvé ces dialogues éclairants parce que face à Guiraud un peu effrayé mais très à l'écoute, Debussy peut expliciter sa démarque, qui est véritablement expérimentale et surtout très intuitive : il « attrape » au vol des accords chics en tentant des enchaînements qui n'ont pas nécessairement de fonction grammaticale dans la logique tonale traditionnelle.

On le ressent souvent en lisant Pelléas : il y a des accords qui ne semblent pas le fruit d'un discours, mais simplement glissés là pour la couleur, ou encore des notes étrangères qui se baladent sans correspondre à la logique de l'extension de l'accord ou des appoggiatures.

On pense aussi à ces cas où Debussy écrit des notes vocales en dehors de l'harmonie explicite de l'accompagnement — ainsi lorsque Golaud pris de jalousie crie « et vous ! » dans sa scène avec Yniold ou encore « vous voyez !  vous voyez ! je ris déjà comme un vieillard » lors de l'outrage à Mélisande, son aigu est décalé d'un demi-ton (ou d'un ton dans le second cas) de la note correspondante dans l'accord (qui se situe, lui, dans une progression logique), une discordance volontaire et très saisissante.

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(On l'entend bien mieux au piano, avec orchestre cela passe quasiment inaperçu. Je vous renvoie donc aux épisodes correspondants, à paraître, de la série vidéo.)

À bientôt pour de nouvelles trouvailles autour de Pelléas et de quelques autres sujets !

dimanche 5 octobre 2025

L'effet des appoggiatures — L'Amen de Dresde


Expliquer la musique à ceux qui ne pratiquent pas est une gageure, un peu comme pour les mathématiques : les techniques de composition ne renvoient pas à une logique visuelle ou verbale, mais à une série de codes intrinsèques – et largement arbitraires –, liés sans doute à une mémoire sonore collective. C'est en particulier vrai pour l'harmonie – la logique d'enchaînement des accords, ce qui crée l'atmosphère et la couleur d'un discours musical. Les manuels d'harmonie regorgent de règles sur ce qui interdit, mais incorporent plus rarement l'explicitation du but de ce qui est permis.

Des contenus de vulgarisation existent, un peu français, beaucoup en anglais, mais adressés à ceux qui ont déjà des bases théoriques.

Mon défi : expliquer quelques détails de composition en évitant la technique et en les expliquant par leur effet, par leur nécessité expressive.

Je ne sais pas si j'y parviendrai, mais voici le premier épisode (la vidéo s'y prête particulièrement bien, puisqu'il faut entendre !) : l'appoggiature.

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Je me rends compte que j'ai oublié de préciser une chose connue et évidente : à l'époque classique, comme pour s'excuser d'en utiliser, les notes étrangères à l'accord étaient écrites en petit, comme pour le début de la Marche turque de Mozart – la mélodie se joue régulièrement, la première note du groupe est en petit simplement pour bien souligner que le compositeur sait qu'elle n'appartient pas à l'accord initial, qu'elle n'est que de passage, pour appuyer (→ appoggio appoggiatura) la mélodie, lui procurer une tension, un élan.

C'est ce que je tâche de montrer, de la façon la plus concrète possible, dans cet épisode. Et quel meilleur choix que le Prince de l'Appoggiature pour l'illustrer, à savoir Mendelssohn – Symphonie n°5.

Ce sera complété par un épisode à dominante plus « culturelle », qui profite de ce Prélude de la Cinquième Symphonie pour mettre un peu plus en contexte l'Amen de Dresde – symbolique religieuse, thèmes liturgiques, circulation du thème… (Chose bien connue et très documentée, mais tant qu'à présenter la Cinquième Symphonie, n'est-ce pas…)

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La suite logique, dans cet esprit, serait une série pour montrer l'effet de modulations spécifiques (les plus ineffables de Schubert par exemple ?) – je crois qu'il existe pas mal de choses sur les cadences, et c'est à mon sens moins fondamental pour le caractère du discours musical. Mais ça réclame encore un peu de travail pour les isoler, les compiler, et trouver le bon moyen de rendre la chose claire.

jeudi 2 octobre 2025

Le Rivage des Syrtes en opéra — Luciano CHAILLY, La Riva delle Sirti


Je tiens Julien Gracq pour le prosateur le plus marquant de la langue française, et il se trouve que son meilleur roman, Le Rivage des Syrtes, a été mis en musique – en 1959 par Luciano Chailly, le père de Riccardo.

Après y avoir rêvé pendant des années, et trouvé un fragment d'une minute qui a finalement disparu ; après avoir vu passer les re-créations de ses autres œuvres moins ambitieuses en Italie, je me suis décidé à franchir le pas. Un tour à la Bibliothèque de l'Opéra pour lire l'œuvre et m'en jouer quelques fragments. 

Je vous en parle et vous en fais entendre quelques bribes. Je tâcherai d'en faire un compte-rendu écrit lorsque j'aurai un peu plus de temps devant moi. (Mais l'idée reste de toute façon avant tout d'entendre !)

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Sources des infos de la vidéo :
— Quelques notes prises du défunt site lucianochailly.eu (disparu depuis 2018, le son ne figure pas dans l'archive de la WaybackMachine…).
Il suono conquistato e organizzato : la musica secondo Luciano Chailly : [tele-convegno, Trento, 13 ottobre-18 diciembre 2020] / a cura di Alberto Delama e Marco Uvietta, résultat d'un colloque en l'honneur du compositeur.
— Le petit dossier de presse tenu par la Bibliothèque de l'Opéra.
La Riva delle Sirti. Opera in 1 prologo e 3 atti. di Renato Prinzhofer dal romanzo omonimo di Julien Gracq. Musica di Luciano Chailly (op. 238). Riduzione dell'autore per canto e pianoforte. La version piano-chant, manuscrite (jolie graphie, mais ça ralentit quand même beaucoup le déchiffrage…), de l'opéra.

dimanche 28 septembre 2025

Nouveautés disques #11 — Ruth, Husa, Posa, Enlèvement, Hollandais, Norma, Marschner, Orphée, Alfvén, Miaskovski, Rzewski, Puts, Clyne… !


Deux semaines de nouveautés à traiter cette fois, ça se bouscule ! Trois vidéos pour en parler.




Nouveautés disques #11 (27 septembre 2025) — opéras : Ruth, Enlèvement, Hollandais, Norma, Orphée, …
… dont deux premières mondiales (Ruth de Schumann, Enlèvement en français) et trois meilleures versions de tous les temps (Enlèvement, Norma, Hollandais) !
https://www.youtube.com/watch?v=aRe2FwsfCFM

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Nouveautés disques #11 (27 septembre 2025) — autres coups de cœur : Husa, Posa, Marschner, Alfvén, Puts, Clyne…
Coups de cœur hors opéra : Quintettes à vents de Pavel Husa (un des disques de l'année), le très attendu double-album Oskar Posa, trios de Marschner, Lopatnikoff et Juon, le Winterreise pour deux guitares, intégrale des lieder orchestraux d'Alfvén par des Suédois, compositions wallonnes pour harpe, Quintettes à cordes de Mozart sur crincrins, de la symphonie contemporaine de Kevin Puts et Anna Clyne…
https://www.youtube.com/watch?v=pQw_WEwSL4M

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Nouveautés disques #11 (27 septembre 2025) — autres nouveautés : Lambert, Kahn, Miaskovski, Rzewski

Troisième partie de cette dernière livraison : les autres disques dignes d'intérêt (« documents », première vignette), et ceux qui me le paraissent moins…
https://www.youtube.com/watch?v=HDbxL-B-b8o

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Énormément de parutions majeures, donc, sur ces deux semaines !  La folie côté opéra, et des parutions chambristes majeures (Husa & Posa !).

Vous pouvez retrouver les sons sur mon profil Spotify où je relève soigneusement les nouveautés écoutées et classées (mais aussi mes autres écoutes et d'autres propositions thématiques de parcourir la musique).
On peut écouter, au moins des extraits, sans être abonné, et tout ça est par ailleurs disponible sur YouTube, Deezer, Qobuz… ou, bien sûr, en physique pour les quelques valeurs sûres ci-dessus recommandées !

vendredi 26 septembre 2025

[Enquête] — Le Concile de Trente a-t-il interdit la polyphonie ? – II – Les véritables recommandations de la Commission


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Le contenu de la playlist s'éclairera au fil de votre lecture, mais il sera aussi commenté dans le dernier épisode.

La première partie de l'aventure se trouve dans cette notule.

N'hésitez pas à cliquer sur les liens, ils renvoient pour la plupart vers des exemples musicaux qui permettent d'incarner davantage les notions techniques.



La lecture débute ici – sinon vous ne saisirez pas nécessairement ce qu'on cherche ni ce qu'on trouve.



7. Bibliographie et I.A.

C'est parti pour l'exploration en bibliothèque !  Paris a bien des défauts, mais offre en ce qui concerne la documentation des ressources à peu près illimitées.

Mais par où commencer ?  Pas évident lorsqu'on aborde un sujet où l'on a à peu près tout à apprendre — comme, récemment, l'éthologie des sangliers… En l'occurrence, il s'agissait de répondre à une question totalement incidente dans une conversation entre mélomanes, je n'ai donc pas le besoin impérieux de la meilleure référence, seulement d'un point de départ. Pour ce type de tâche de sélection un peu organisée de références sur un sujet où je ne sais pas où trouver les bonnes ressources – Sinbad, pour de la recherche-loisir, on a toujours peur de déranger… –, je trouve souvent satisfaction en interrogeant les I.A. (Deepseek est particulièrement efficace pour les bibliographies) : bien sûr, certains titres sont inventés et recomposés, et il ne faut surtout pas en attendre une démonstration (appuyée sur des sources très crédibles mais imaginaires…), mais comme ces choses-là ont absorbé des bibliothèques entières, elles ressortent assez bien les titres dont je peux, ensuite, vérifier qu'ils font bien autorité. Et dont je n'aurais pas trouvé trace simplement en écrivant « Trente » et « musique » — Les langages du culte ou Traditio canendi, je n'étais pas près d'y penser !

Pourquoi passer par là plutôt que par le catalogue de la BNF ?  Parce que les titres concernant Trente doivent être innombrables, et que ceux qui m'intéressent ne comportent pas nécessairement « musique » dans le titre (ce peut être 'chant', 'liturgie', etc.), et surtout je ne mesure pas nécessairement, individuellement, leur contenu détaillé, leur degré de précision ni leur fiabilité académique. Les LLM ont des tas de bibliographies dans le ventre, ce qui leur permet de ne pas avoir trop à inventer et me fait un point de départ, avec un début de classification des spécialités de chaque ouvrage. Bien sûr, une fois les bons livres en main, je dispose d'autres titres à explorer – mais, par définition, pas les plus récents. Et surtout, il faut déjà être en bibliothèque, ce qui est moins commode pour commander d'autres ouvrages – pour que mon choix soit suffisamment étendu, surtout vu les sujets de niche qui sont en général les miens, je privilégie les bibliothèques de recherche, où il faut commander en amont les exemplaires.

Le processus a très bien fonctionné pour Pelléas (Nichols, Grayson & Langham Smith, qui se sont avérés de loin les plus complets et précis, figuraient en tête des recommandations), un peu moins pour Tosca (où c'est finalement une exploration méthodique du catalogue de la BNF qui m'a permis de trouver les meilleurs titres), et m'a bien aidé à dépister des articles scientifiques ou trouver des noms de revues auxquels je n'aurais pas pensé.
Je trouve paradoxalement le résultat moins aléatoire que d'aller voir sur sur Wikipédia ou un site spécialisé, où les bibliographies me paraissent souvent davantage refléter le hasard de ce que les auteurs ont lu ou aimé. (Évidemment, rien ne vaut la connaissance de l'endroit où chercher les bons conseils, et j'aurais pu le faire pour Pelléas, pour lequel j'ai surtout voulu tester l'efficacité des modèles sur un sujet où je pouvais avoir un regard critique ; mais pour les sangliers ou Trente, c'était une aide très bienvenue pour donner l'impulsion de départ et faire une première bonne pioche en bibliothèque.)

Cela pour l'anecdote de la méthode, qui n'est pas la plus rigoureuse, mais peu importe, l'idée est d'avoir un premier volume de qualité entre les mains – par lequel on peut ensuite récolter le reste de la bibliographie si nécessaire. La hiérarchisation proposée par le LLM est en général plus parlante que la succincte notice du catalogue, même si j'en passe évidemment aussi par là !

Pour vous faire une idée, voici le résultat de ma demande. Ne vous laissez surtout pas abuser par ses affirmations :

Cette correction s'appuie sur une méthodologie historique rigoureuse : analyse in extenso des documents primaires (actes conciliaires, correspondances), confrontés aux études musicologiques récentes.

En effet lorsqu'on essaie de vérifier, on se rend compte qu'il n'a pas forcément eu accès à ces textes et a inventé ou affirmé en l'air. (Si le sujet vous intéresse, un tout récent papier de Kalai, Nachum, Vempala & E. Zhang lève enfin le voile sur cette tendance à l'hallucination : les modèles sont tout simplement récompensés pour donner une bonne réponse, et pas pour admettre honnêtement leur ignorance, si bien que la probabilité d'atteindre aléatoirement une bonne réponse prévaut, dans leur logique de réussir les tests, sur l'honnêteté.)

Mon attention est attirée par ceci, qui correspond exactement à ce que je recherche :

Après le concile, une commission comprenant les cardinaux Charles Borromée et Vitellozzo Vitelli fut chargée d'élaborer des règles concrètes.

Cependant je trouve étonnant que la superstar du concile trempe dans mon affaire. Et un survol des notices sur le cardinal Vitelli ne laisse pas d'emblée percevoir non plus une dilection spécifique pour la musique. Je ne trouve pas davantage trace du rapport issu de cette commission. Ce serait exactement ce que je cherche, un peu trop beau pour être vrai, voilà qui a tout l'air d'une hallucination vraisemblable typique des LLMs – mais je le conserve dans un coin de mon esprit. Et vous verrez par la suite que…



8. Richelieu & Tolbiac


Me voilà rendu devant mes documents.

J'ai donc, sur la musique :
¶ Édith WEBER, Le Concile de Trente (1545-1563) et la musique, chez Champion (1982, version révisée de 2008) ;
¶ Pierre GAILLARD, Les prolongements musicaux du Concile de Trente, Mémoire de maîtrise d'histoire (1968) ;
Les langages du culte aux XVIIe et XVIIIe siècles dirigé par Bernard DOMPNIER (PU Blaise Pascal, 2020), passionnant ensemble (comparatif des messes polyphoniques françaises du XVIIe siècle par Jean DURON, incroyable), mais un recueil d'articles sur des contextes à chaque fois très précis, sans lien fort établi avec le concile qui commence à remonter un peu ;
¶ Felice RAINOLDI, Traditio canendi : appunti per una storia dei riti cristiani cantati (Edizione Liturgiche di Roma, 2000).

Plus largement sur la liturgie, si jamais je ne trouve pas assez de matière ou que je dois élargir ma compréhension du phénomène :
¶ Jean-Marie POMMARÈS, Trente et le missel : l'évolution de la question de l'autorité compétente en matière de missels (1997)
¶ James MONTI ; « The Roman Missal of the Council of Trent » et Anthony J. CHADWICK, « In pursuit of participation ; Liturgy and liturgists in early modern and post-enlightenment Catholicism », deux articles du T & T Clark companion to liturgy ;
¶ Simon DITCHFIELD, Liturgy, sanctity and history in Tridentine Italy (Cambridge 1995).

Il s'avère que je n'ai pas eu besoin de tout cela : Weber et Gaillard étaient particulièrement denses et pédagogiques. Le recueil Dompnier, quoique passionnant, ne répondait pas à mes questions. Je n'ai pas eu besoin de me lancer dans l'immense somme de Rainoldi, à laquelle je reviendrai sans doute simplement pour mieux appréhender les périodes pré-1600 que je ne connais pas très bien.
La question du missel était déjà abordée dans ces ouvrages et ne traitaient pas le cœur de mon sujet, ou en tout cas n'apportaient pas de nouveauté par rapport aux préconisations purement musicales issues du Concile, je n'ai donc pas eu à parcourir les trois ouvrages complémentaires – et pas eu le temps non plus, j'avais aussi à lire l'édition critique du piano-chant de Pelléas, la correspondance de Debussy, des études sur Puccini, éplucher la presse catholique de la décennie 1830 pour comprendre la réception de Robert le Diable, le Jésus de Nazareth de Wagner et Le Rivage des Syrtes de Luciano Chailly, ainsi que des choses sur l'histoire de Orchestre de l'Opéra, sur les particularités des essences de chênes et sur les vocalisations de sangliers

Il se trouve que Weber offrait, de surcroît, des citations textes-sources (que j'ai ensuite pu consulter plus largement pour vérifier qu'elle ne m'induise pas en erreur), et que sa prétentation était exactement concordante avec Gaillard, et conforme à ma compréhension préalable des enjeux de Trente. J'en suis donc resté là – tout cela pour savoir d'où je tiens ma science particulièrement fraîche (comme la sœur de mes lecteurs), qui ne fait nullement de moi un spécialiste omniscient de ces questions.



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9. L'objet du Concile

Je n'aborde pas les questions de dogme : Symbole de Nicée, la Grâce, le libre arbitre, le péché originel, le statut des sacrements, place de la tradition… C'est évidemment ce à quoi le Concile s'est d'abord attelé, à la fois pour placer un cadre idéologique à l'ensemble et pour répondre aux contestations sur le fond de ce que l'on croit, émanant des Réformés.
Je vais m'en tenir plutôt aux aspects pratiques.

En très simplifié, vu que ce n'est pas un sujet que je maîtrise en profondeur : des tensions existent depuis longtemps, au sein de l'église catholique, autour du culte. Le comportement des ecclésiastiques, qui n'assistent parfois pas aux messes de leurs propres paroisses, qui débitent du texte sacré sans qu'on puisse le comprendre (ni même parfois l'entendre), en somme toutes sortes d'abus qui ont agacé les fidèles et notamment suscité la Réforme (ou plutôt les Réformes luthérienne, calviniste, zwinglienne et leurs très nombreux échos).

Le Concile cherche à répondre à ces questions, jugées légitimes, dans le but notamment de tenir la maison face à l'attractivité de la Réforme. En définitive, la messe en latin sera réaffirmée, mais assortie de gloses en langue vernaculaire, la responsabilité des clercs resserrée ; surtout, en ce qui nous concerne, la dévotion elle-même, en particulier comme elle se pratique durant la messe, sera reconsidérée.

L'idée est d'expulser du culte les éléments profanes (beaucoup de nouveaux textes ajoutés sans beaucoup de contrôle), les désinvoltures des officiants (obligation d'assister aux offices de sa charge, interdiction des prêtres vagabonds), les mondanités (interdire l'affectation des églises à d'autres objets), les négociations (interdire la programmation de messes selon les désirs de laïcs et les rites très disparates, jusqu'aux les messes basses qui ont parfois lieu en même temps que la grand'messe), le divertissement (c'est là où la musique va être concernée). Le tout afin de recentrer l'Église sur l'essentiel, à savoir la Parole : qu'elle arrive en ligne directe jusqu'au fidèle, qu'elle ne soit pas marmonnée, apprêtée de colifichets, négociée, qu'on ne divertisse pas les croyants au moment où ils doivent être réceptifs aux émotions de la dévotion.

L'essentiel des recommandations liturgiques (je laisse de côté le reste sur la structure même de l'Église et le raffermissement de la hiérarchie), me semble tendre vers cet objectif : remettre, comme la Réforme, la Parole sacrée au centre de l'attention. Les textes du Concile proprement dit ne comportent pas de recommandations musicales précises, comme vous l'avez vu.



10. La constitution de recommandations musicales

Comment vont ensuite s'incarner les préceptes d'intelligibilité et de dévotion, les deux principales préoccupations du Concile concernant la musique ?

L'année de la clôture du Concile, en 1563, une Commission des Cardinaux se réunit – on trouve trace de ses travaux jusqu'en 1565. Son titre est Institution de la Congrégation des Cardinaux de la Sainte Église Romaine pour l'exécution et l'observance du Saint Concile de Trente et des autres réformes de ce Pontife (pape Pie IV). Et qui en sont les principaux participants… Charles Borromée et Vitellozzo Vitelli !  Ce n'était donc pas une hallucination de LLM, mais il m'aura fallu creuser assez loin pour en trouver mention, sans avoir à ce stade mis la main sur les textes eux-mêmes – fût-ce l'original en latin ecclésiastique du XVIe siècle, ce serait déjà intéressant.

Autre validation de ce que j'avais supposé : cette commission occupe assez exactement le rôle des « décrets d'application » que je m'étais imaginé. Jusqu'à quel point de détail s'est-elle penchée sur la musique, considérant que son rôle était plus vaste que la seule ambiance du culte ?

À cette Commission, il faut ajouter le nouveau missel de 1570, qui précise les limites dans les pièces chantées ou jouées à l'orgue.

Par ailleurs, bien que ce missel de Pie V soit obligatoire, le détail des mesures dépend aussi des choix ultérieurs des Synodes provinciaux pour les directives concrètes données sur leurs territoires.



11. Quels sont ces changements ?

LE PROFANE
Pour lutter contre la musique « lascive, profane et impure » :
interdiction des thèmes profanes – notamment toutes les messes qui empruntaient leurs thèmes à des chansons populaires, qui leur donnaient parfois leur sous-titre pour les différencier : L'Homme armé, Suzanne un jour, etc. La musique doit être composée expressément pour le culte, et dans un sentiment religieux ;
interdiction aux organistes de jouer de la musique de danse, comme c'était semble-t-il fréquent (il existait en réalité des danses sacrées depuis le Moyen Âge) ;
limiter les ornements purement décoratifs sur les lignes musicales.

LA PURETÉ
Pour garantir la cohérence liturgique :
les tropes et séquences sont supprimés (pas les autres proses ?). Ce sont, pour faire simple – la classification en est complexe, et mouvante au fil des siècles – des ajouts de textes, en général extérieurs aux Écritures, pour prolonger des moments de la messe. Les tropes qui prolongent l'Alleluia sont appelés séquences. Ce peut se réaliser de bien des façons, aussi bien purement musicale – rajouter des mélismes à l'inifini, comme c'est resté l'usage sur l'Alleluia – qu'en ajoutant tout de bon des textes entiers. Quatre séquences sont épargnées par le Missel de 1570 : Lauda Sion, Stabat Mater, Veni Sancte Spiritus, Victimæ Paschali laudes. Le Dies iræ (cette Prose des Morts n'est techniquement pas une séquence, malgré le nom qu'elle porte régulièrement dans les Requiem) survit lui aussi.

LA CONCENTRATION
Afin de ne pas distraire les fidèles de l'émotion sacrée et du climat de piété :
suppression des thèmes variés – c'est-à-dire la reprise du même thème en le modifiant musicalement, une pratique trop purement musicale / artistique / abstraite [exemple facile de ce qu'est un thème varié, et infos sur l'œuvre là] ;
suppression de l'alternatim, c'est-à-dire des pièces d'orgue qui ponctuent après le chant, et qui sont là aussi perçues comme de la musique pure et non de la musique exaltant le texte sacré. (Oui, les Messes de Couperin sont une aberration au sens tridentin !) [exemple ici] ;
→ et, d'une manière générale, la consigne que la joie intellectuelle ou esthétique ne doit pas prendre le pas sur les élans pieux de l'âme [coucou Oli].

L'INTELLIGIBILITÉ
Pour assurer la transmission du texte sacré :
limitation des répétitions du texte, pour rendre son déroulé clair : les compositeurs doivent éviter de reprendre des groupes de mots au fil de la phrase, ce qui limite l'intelligibilité de la syntaxe et donc le sens des phrases. Le but est toujours de rendre le texte sacré émouvant mais avant tout accessible en tant que texte, d'où l'insistance auprès des prêtres pour une bonne diction ;
atténuation des mélismes (ces notes de goût ajoutées), pour ne pas cacher les mots sous les ornements ;
simplification de la polyphonie, on continue à écrire des œuvres à plusieurs fois, mais on recommande plutôt une écriture « note pour note », c'est-à-dire une régularité des valeurs rythmiques qui permette d'identifier chaque voix au lieu d'être submergé, et donc de comprendre le texte ;
développement des compositions syllabiques, où chaque syllabe est représentée par une note, au lieu qu'elle puisse être étendue et diluée par des ornements, ce qui rend le mot considérablement plus flou ;
mise en valeur de l'accentuation prosodique exacte. Sous l'influence de l'humanisme, le Missel de 1570 entreprend d'insister sur les bonnes accentuations authentiques des syllabes. La recommandation est que les musiques fassent de même, et insistent sur les syllabes longues – rappelons que tout cela concerne du texte latin ;
organisation d'alternances plus fréquentes avec des sections monodiques, que tout ne soit pas composé exclusivement en contrepoint.

Une phrase des Pères conciliaires résume assez bien, souhaitant que la musique favorise « la compréhension du texte, l'aspiration à l'harmonie céleste, la contemplation du bonheur des Saints ».

(Pas évident de synthétiser les recommandations, présentées de façon un peu redondantes dans les livres, dans l'ordre des décisions ou réparties selon les organes ecclésiastiques, mais je crois que vous avez là l'essentiel.)



Vous avez donc déjà une première réponse – assez précise finalement – sur ce qu'a réellement préconisé le Concile et ses suites.

Mais à présent que je suis lancé, l'aventure ne fait que commencer… Dans le prochain épisode (« Lever le voile sur les légendes »), je répondrai donc, fort de ces nouvelles connaissances, à la double question initialement posée – à savoir la polyphonie et les tierces.

mercredi 24 septembre 2025

Qu'appelle-t-on le répertoire ?


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Carlotta Grisi en Giselle.

Depuis quelques mois, la newsletter Dessus dessous dessous dessus fait ma joie : elle explore quelques questions précises du ballet, en les méditant à partir de leur racine – constitution de gestes techniques, truchements de l'enseignement et, le plus précieux pour moi, réflexion sur le répertoire.
N'étant moi-même qu'un balletomane occasionnel – et surtout sous l'angle de la musique ou de l'action dramatique –, j'y trouve de quoi me rassassier de vrai fond à chaque livraison.

À ce titre, la dernière livraison devrait ravir les lecteurs réguliers de Carnets sur sol : elle pose la question de la constitution du répertoire (de ballet), et jusqu'au mot même de répertoire.

En effet, l'autrice, Auriane, y souligne l'ambiguïté du terme. Elle propose de distinguer entre programmation (le fait qu'une œuvre soit donnée dans l'histoire d'une institution) et répertoire (le fait que cette œuvre soit reprise de façon récurrente et ininterrompue par la compagnie).

Pour le dire avec mes mots, en des termes plus lyriques : Don Giovanni, Faust, Carmen, Pelléas (et la corrida) font partie du répertoire. Ils n'en sont jamais sortis, ou du moins, pour Don Giovanni, une fois entrés en programmation au XIXe siècle, tous les théâtres du monde ont pratiqué l'œuvre de façon régulière – et ont même, pour la plupart, acquis leur propre matériel d'orchestre.

Matériel d'orchestre
Le matériel d'orchestre regroupe les partitions de chaque musicien au sein de l'orchestre : partie de violon 1, de violon 2, d'alto, de seconde clarinette, de cinquième cor, etc.

Le chef d'orchestre est en général à part et détient sa partition d'orchestre / son conducteur / sa partitura qui permet une vue synoptique de tous les instruments – oui, c'est un peu le principe pour un chef d'orchestre –,  annotée par ses soins pour faciliter les repérages des entrées (ou départs, c'est-à-dire le bon moment de reprendre lorsqu'un instrument ne jouait pas), des points d'expression, des consignes à formuler par geste ou par parole.

Chaque musicien de l'orchestre, lui, dispose de sa partition individuelle, comprenant uniquement ce qu'il doit jouer. C'est donc un exercice de rigueur particulière – jouer en rythme pour ne pas être décalé, car la partition, à part dans certains cas pour les longues interruptions, n'indique pas ce que jouent les autres, il faut donc vraiment compter précisément les silences ! – , mais aussi d'observation et de réactivité suivant les indications du chef, qui s'exprime surtout par gestes (cela économise beaucoup de temps). Lorsqu'on accompagne de l'opéra, en particulier, il faut pouvoir réagir selon les rythmes (régulièrement) déformés par les chanteurs. [En effet les chanteurs sont moins aguerris rythmiquement, contraints par les nécessités du jeu dramatique sur scène, et sujets à des faiblesses physiques plus déstabilisantes que chez les instrumentistes.]

Ce matériel d'orchestre – la somme, donc, de ces partitions individuelles – est d'ordinaire loué à l'éditeur le temps des répétitions et des représentations ; avoir acheté son propre matériel d'orchestre témoigne d'une œuvre qu'on entend rejouer régulièrement. Les orchestres le font pour certains standards du répertoire, et c'est un élément de patrimoine précieux lorsqu'on veut étudier les coups d'archets ou les choix expressifs à telle période dans telle aire géographique, annotés au crayon sur le matériel local.

En vous l'écrivant, je me pose la question, d'ailleurs, si à l'époque où les maisons d'opéra étaient privées et équilibraient leurs finances (tant bien que mal) en reprenant inlassablement les titres qui ont le plus de succès, dans des décors et costumes déjà amortis, le matériel d'orchestre était systématiquement acheté. (L'ère de la motorisation individuelle au pétrole permet plus aisément la circulation des partitions d'un orchestre à l'autre, mais XIXe siècle, la logistique paraît considérable dès qu'on sort de la proximité immédiate des bureaux de l'éditeur.)
Voilà un autre sujet autour duquel aller fouiner !

Pour davantage de détails sur le rôle et les contraintes du chef d'orchestre, vous pouvez consulter la série podcast & notules correspondante. 

Ordoncques, Don Giovanni et Carmen font partie du répertoire de la plupart des maisons : ces œuvres que l'on reprend régulièrement et que les musiciens maîtrisent bien.

Au contraire, peut-on dire que Slang-Sin de Georges Hüe et Le roi nu de Jean Françaix y sont, puisqu'ils y ont été donnés mais n'y ont plus été rejoués depuis des décennies ? Et même pour une hypothétique reprise de Robert le Diable, certes un standard de la maison, pourrait-on véritablement affirmer qu'il est à leur répertoire ?  Les musiciens qui l'ont joué la dernière fois (qui était déjà une exception, un événement) sont tous en retraite, pour un bon nombre morts, et si on le joue à Bastille vu la taille de l'orchestre et le nombre de billets à vendre pour équilibrer le budget... même pas dans la même salle, ni même une salle à l'italienne comparable !  Clairement, le fil du répertoire est rompu.
Auriane, à la suite d'Isabelle Launay, propose alors de parler de programmation pour distinguer entre ces deux catégories d'œuvres effectivement jouées dans l'histoire d'une institution ou d'une compagnie.

Le problème se pose de façon encore plus aiguë pour le ballet, dans la mesure où la notation du mouvement est moins précise, souvent réalisée avec moins de soin, et surtout pas toujours conservée !  L'oralité des reprises une fois rompue, il est difficile de revenir en arrière.
Ainsi le cas de Giselle, qui connut une quarantaine d'années d'interruption de 1868 et 1910 (et d'autres plus courtes au XIXe et XXe siècle) : les témoins sont partis en retraite, les notes chorégraphiques n'ont pas été conservées… Comment a-t-on pu en hériter ?  En réalité, c'est par l'étranger – et notamment la Russie – qu'on a pu en retrouver trace : la chorégraphie de Coralli & Perrot est transmise (et adaptée) en Russie par Perrot & Petipa, version ensuite adaptée par Sergueïev, lui-même l'étant ensuite par Lifar… Le ballet revient donc en France, mais mêlé de tout un tas de nouveautés successives et empilées.

La chose m'a toujours marqué pour La Fille mal gardée : on lit dans les encyclopédies que c'est un ballet d'Hérold, mais en réalité, si vous y assistez aujourd'hui à Londres ou à Paris, sans qu'on ait voulu totalement le récrire, les couches progressives en ont à peu près totalement écarté la musique française au profit d'arrangements de L'Élixir d'amour de Donizetti, notamment. Des arrangements et orchestrations de pièces du début du XIXe siècle, mais aussi de la musique nouvelle dans un goût archaïsant… à force de couches, non seulement la musique d'origine a disparu, mais la couleur sonore générale n'a plus rien à voir avec du Hérold ; même d'un point de vue chorégraphique les moments de bravoure ont totalement changé – la danse des sabots n'arrive que tardivement, par exemple.

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Je trouve cette réflexion très stimulante pour mettre des mots plus précis sur le roulement des œuvres qu'on joue, et ne pas se tromper de perspective. Par ailleurs, concernant le ballet, la question des versions est proprement vertigineuse, plutôt fixes dans un lieu donné, mais particulièrement diverses au gré des contrées et au fil des époques.

dimanche 21 septembre 2025

Oskar POSA (1873-1951) – première monographie


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Parution toute fraîche de la semaine passée : la première monographie Oskar Posa, et même la première disponibilité de sa musique sous forme enregistrée.



1. Qui est Posa ?

Posa est une énigme. Pas son nom, apocope de Posamentir (« Passementier ») ; il croise quelquefois dans sa vie, de loin, le personnage de Schiller, sans qu'il y ait de rapport direct.
Mais énigme par son absence de notoriété : il rédige le manifeste de la société des compositeurs qui regroupe, au tout début du XXe siècle, Schönberg, Zemlinsky, Pfitzner, Schillings et autres figures de la Sécession musicale, admirateurs et proches de Mahler, d'où émanent notamment les fameuses transcriptions de Mahler par Schönberg pour petit ensemble orchestral. Il apparaît sur des concerts orchestraux qui ont fait date et où ont été créés Pelléas et Mélisande de Schönberg et Die Seejungfrau de Zemlinsky ; et il figure régulièrement en bonne place dans les récitals des meilleurs liedersänger du temps, où l'on trouve Schubert, Schumann, Brahms, Wolf... et Posa, comme leur successeur naturel.

Pourtant, aucune trace de lui. Pas une piste de disque, pas une ligne dans les ouvrages de musicologie – même le vaste & vénérable Grove est silencieux à son sujet.



2. Œuvres

En découvrant sa musique – d'abord, ayant appris la parution discographique, en lisant-jouant la partie piano de la Sonate violon-piano ; puis en l'écoutant –, j'ai été frappé comme par la foudre, en particulier par le premier mouvement : d'un lyrisme à la fois direct et sophistiqué, reposant sur le réemploi ininterrompu de son motif-matrice et se relançant sans cesse, sans jamais interrompre son flux de mélodies et d'idées. Une progression absolument folle, pas une mesure qui ne soit musicalement indispensable, le jeu des harmonies et la récurrence des motifs créent une forme de halètement permanent. Le reste de la sonate est du même tonnel, si bien que, même sans y adjoindre le violon, je la tiens pour l'une des meilleures sonates pour piano jamais écrites !
Elle est du reste très bien servie par l'alliance de la pureté de ligne d'Eva Zavaro et du galbe brahmsien de Juliette Journaux.

Le Quatuor à cordes de maturité est aussi une merveille.

Je n'ai pas encore eu le temps de me plonger sérieusement dans les lieder avec les textes (Dehmel, Liliencron…) pour en parler pertinemment ; à la lecture de certains lieder, j'avais été frappé par le soin de l'écriture harmonique – pas de formules fixes et récurrentes sur lesquelles, la construction en accords varie sans cesse, progresse toujours, et ménage des surprises sans chercher la dissonance ni la bizarrerie. Quelque chose d'assez équidistant du postromantisme et du décadentisme, en somme, qui mérite d'être connu.
La prise de son y est très réussie, en favorisant légèrement le piano avec beaucoup de naturel : on entend très bien la voix puissante d'Edwin Fardini sans rien perdre des beautés du tapis sonore imaginé par Posa. (Je vais avoir du mal à supporter les autres choix de prise de son de lied, maintenant que je sais qu'on peut faire ça…)



3. Édition

Ce double disque remplit ainsi un rôle capital : il est rare que de nouvelles publications discographiques documentent des nouveautés aussi absolues, d'une qualité musicale aussi élevée, et présentées aussi complètement.

En effet l'épais livret qui accompagne le disque couvre non seulement les textes chantés en trilingue, non seulement une description précise de chaque oeuvre et de sa structure, lied à lied, mouvement à mouvement, mais aussi une présentation biographique complète – écrite dans une langue élégante et limpide – reconstituée morceau par morceau à partir de documents éparpillés à travers différents fonds, qui couvre les activités de toute la vie créatrice d'Oskar Posa.

On y découvre sa carrière de compositeur de lied à Vienne, de professeur particulier dans les moments de crise, de chef d'orchestre dans des théâtres qui font tour à tour faillite, notamment à Berlin, de directeur musical adulé à l'Opéra de Graz (où il programme… mes chouchous Oberleithner et Kienzl !).

On y comprend aussi les raisons de son oubli : catalogue étroit, pas de volonté farouche de réussir, répertoire exigeant de lied et de musique de chambre, pas de soin de ses relations mondaines, pas d'héritiers, et beaucoup d'événements contraires – comme son exploit d'être mis à l'index par les nazis autrichiens… mais dans une réédition moins diffusée que l'index d'origine, donc pas celui qui sera utilisé ensuite par les pionniers de la réhabilitation : à la fois interdit, et oublié comme victime de l'interdiction.

On y rencontre avec Posa les compositeurs germaniques les plus en vue de leur temps, on y apprend les contraintes économiques des compositeurs, des éditeurs, des associations musicales, des orchestres symphoniques et lyriques, on y traverse aussi les événements politiques de la première moitié du XXe siècle par le prisme de la société musicale…

On y glane enfin des anecdotes incroyables sur le binge drinking de Schönberg (aquarelle de lui-même à l'appui) ou sur les techniques de drague – en pleine exécution musicale – de Karl Böhm, alors l'assistant de Posa !

À la vérité, cette vaste notice savante (des centaines de notes de bas de page !) se dévore comme une intrigue romanesque, un irrésistible page-turner pour tous les mélomanes sensibles aux musiques postromantiques et décadentes de l'aire germanique, qui donne à comprendre – au delà de la figure passionnante de Posa – beaucoup d'enjeux de la composition musicale d'alors, d'une façon extrêmement avenante et accessible.

En fin de compte, l'objet dans sa totalité – livre-disque très agréable à parcourir – tient les deux bouts de l'exploration musicologique inédite et du bonheur de la simple écoute, à destination des mélomanes curieux.



4. Autres notules

Il a déjà été question d'Oskar Posa sur Carnets sur sol :

¶ en 2023 ;
¶ en 2024 ;
¶ en 2025.

mercredi 17 septembre 2025

Siegmund NIMSGERN, un éloge funèbre en avance


Siegmund Nimsgern, le meilleur baryton de tous les temps (oui, il peut y avoir des vérités simultanées, et ce titre peut être porté collectivement par plusieurs personnes), nous a quittés cette semaine.

Il se trouve que j'avais déjà rédigé, en avril 2007, un portrait discographique où je faisais l'éloge de ses rôles de méchants (Telramund, Amonasro, Ruthven !), mais surtout de ses contre-emplois de nobles altiers (Wotan) ou de gentils (le père de Hänsel & Gretel, Jésus !), absolument renversants. Sans parler de son étrange Winterreise. Je ne connais toujours pas de meilleur Wotan, ni bien sûr de meilleur Ruthven.

Je n'ai pas grand'chose à ajouter à ce que j'ai naguère écrit, aussi je vous renvoie vers cet éloge, auquel j'ai simplement ajouté la mention de son Conte di Luna, que j'ai écouté depuis (Mehta 1973 à Tel-Aviv, vous n'entendrez rien de plus furieux orchestralement dans cette œuvre). J'en ai aussi profité pour remettre en état de marche les extraits – les navigateurs n'acceptant plus les lecteurs en technologie flash depuis des années.

Pour l'anecdote, son fils Frank est compositeur (notamment de comédie musicale).

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La notule est par ici : Siegmund NIMSGERN.

Bon voyage Siegmund, tu ne seras pas remplacé de sitôt dans nos cœurs – keiner wie du !

mardi 16 septembre 2025

Matthias GOERNE — le bel au jour gris


Discussion aujourd'hui avec des camarades de jeu – pas très enthousiastes – autour de Matthias Goerne. J'avais écrit un portrait en… 2006, pour Carnets sur sol, mais bien des choses se sont passées, depuis. L'occasion de faire un point (subjectif).

Goerne, qui touche à son ponant, a été surtout actif dans le lied avec piano et avec orchestre, un peu dans l'oratorio également.

Ce qui frappe d'emblée chez est cette voix très engorgée, assez grise. C'est ce qui lui pose des problèmes à l'opéra, n'ayant pas le temps d'habituer l'auditeur à son timbre, ou au concert symphonique, son engorgement le privant des harmoniques métalliques des formants qui permettent de passer aisément l'orchestre, se fondant trop dans les autres instruments plus puissants.
La voix est engorgée, certes, mais d'une douceur infinie ; elle est grise, mais se pare d'innombrables nuances de gris, à un degré qui tient de la magie. Le legato est sans bornes, l'aisance des piani d'un autre monde (le matériau reste exactement aussi dense pour les fortissimi médiums, d'un énorme impact physique, que pour les pianissimi aigus, ce qui est techniquement rarissime), et surtout, cette présence indicible, qui enveloppe totalement l'auditeur. Toute la salle semble contenue dans le velours de sa voix, comme à l'intérieur d'un œuf.
Un magnétisme incroyable, qui interdit toute distraction, qui appelle sans cesse l'auditeur. Même un novice du lied peine à se laisser distraire, tant l'effet est physique.

Vous parliez de DFD initialement dans votre conversation que je reproduis ci-après. Pour le mot, de même que pour les nuances (multicolores pour Fischer-Dieskau, parfois même au-delà du bon goût, dans les années 70), on note la parenté de l'attention, mais aussi la divergence de nature avec son aîné. Là où Dietrich Fischer-Dieskau propose des intentions expressives sur le mot, voire la syllabe, et propose des ruptures psychologiques subites et infiniment fines, Matthias Goerne adopte pour unité de réflexion le vers, avec une pensée en phrases, fondée sur le développement et la nuanciation d'une même idée. Une esthétique du dégradé chromatique plus que du contraste – et ce bien qu'il maîtrise les nuances dynamiques d'une façon totalement saisissante.

Je l'ai vraiment adoré à sa grande époque (années 2000-2010), alors même que son esthétique vocale incarne tout ce qui me déplaît : engorgé, avant tout vocal, expression plus globale. Mais la force de la proposition est telle, et l'investissement expressif aussi, qu'il m'est impossible de résister.
Avant 2000 (chez Hyperion par exemple), c'est un peu vert encore côté équilibres vocaux et expression ; après 2020, l'instrument a vraiment faibli, et n'a plus cet aspect enveloppant. Par ailleurs, au fil des années 2010, il va de plus en plus pousser son expression du côté musical – ça m'avait vraiment marqué dans les trois cycles Schubert qu'il avait donnés avec Escenbach à Pleyel au début de la décennie, puis dans ses réenregistrements de ces cycles chez Harmonia Mundi –, en distendant au maximum le tempo, en faisant valoir le galbe de la phrase, en repoussant le texte au second plan. C'était splendide, et très personnel, mais presque conceptuel.
Ce qui fait qu'aujourd'hui, en perdant largement la dimension physique de son chant, j'avoue qu'il ne reste plus guère à entendre que les défauts – le son gros, la technique qui affaiblit ses aigus, le texte qui disparaît, et la recherche du contraste extrême qui l'emporte sur le dégradé d'antan. Surtout, comme il se borne à chanter inlassablement la même poignée d'œuvres, on ne peut que le comparer à lui-même et en être frustré.

Parmi les meilleurs disques :

Schubert, Die schöne Müllerin (avec Eric Schneider, chez Decca).
Accompagnement piano d'un galbe extraordinaire. L'approche est très sombre, on sent à quel point cette histoire de meunier est rétrospectif, qu'il a été repêché de dessous le moulin et est désormais le wanderer amer du Winterreise. Une des versions très marquantes du cycle.

Schubert, Der Schwanengesang (avec Alfred Brendel, chez Decca).
Le seul enregistrement schubertien de Brendel que j'aime ! Pas d'affectation pour une fois, une sobriété et une justesse de trait remarquables – d'autant que je crois qu'il souffrait déjà d'arthrose à cette époque. Goerne, lui, est au faîte de ses moyens techniques et expressifs, toute la gamme des nuances dynamiques et du camaïeu de gris y passent.
Leur Winterreise est évidemment remarquable aussi, du côté de Goerne, mais Brendel m'y agace un peu, j'aurais bien davantage aimé qu'il l'enregistre avec Schneider, avec lequel il avait fait une tournée mémorable au début des années 2000.

Schumann, Liederkreis Op.39 sur Eichendorff (avec Eric Schneider, chez Decca).
Un autre de ses enregistrements de jeunesse, très intenses. J'aime moins ses Kerner (le couplage), où le côté « épais » de la voix se fait davantage sentir. Pour les autres Schumann, j'aime bien son anthologie hors cycles avec Schneider, plutôt que Liederkreis-Heine Op.24 et Dichterliebe avec Askhenazy (le piano est très dur, et lui moins gracieux).

Ses Jésus chez Bach (dans les Passion selon Matthieu & Jean de l'intégrale Hänssler de Rilling, et dans la Matthieu la plus diffusée d'Harnoncourt) sont marquants, en prophète grognon – même si, dans le genre, Nimsgern a clairement ma faveur !

Pour le reste, je ne l'aime pas trop dans Brahms qui exaltent plutôt son épaisseur, ses réenregistrements de grands classiques (moins de texte, et la voix moins parfaitement maîtrisée, dans des prises de son réverbérées d'Harmonia Mundi qui diluent plutôt sa singularité) ne m'ont pas passionné ; et comme je le mentionnais plus haut, dès qu'il y a un orchestre, la proposition perd de son intérêt…

lundi 15 septembre 2025

Une décennie, un disque – 1850 (b) : Stiffelio de VERDI, ossia le pasteur enragé


1850 (b)


czerny quatuor
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Le grand ensemble du duel au cimetière (!).
Oui, non seulement ils chantent pendant une demi-heure au milieu des tombes, non seulement ils s'y donnent des rendez-vous d'amants (infidèles), non seulement ils s'y battent en duel, mais ça organise carrément des ensembles en quatuor de réunion de famille !
Le dispositif annonce clairement celui du Ballo in maschera, avec un rendez-vous galant au pied du gibet et une foule de conspirateurs qui rient – cependant la scène de Stiffelio est beaucoup plus subversive : on est en terre chrétienne et non plus chez les criminels rejetés à l'extérieur de la ville, c'est l'amant illégitime qui donne rendez-vous au cimetière, et celui qui veut se battre est un prêtre…


A. Mais pourquoi Verdi ?

    Difficile de dresser une sélection d'œuvres marquantes du XIXe siècle en négligeant les œuvres de Verdi et Wagner, qui ont profondément marqué la conception de tous les drames musicaux postérieurs ; le premier pour sa gestion très resserrée de la temporalité, très directe de la déclamation ; le second au contraire pour la dimension purement musicale et extrêmement sophistiquée qu'il imprime au genre opéra.

    Chez Wagner, tous les chefs-d'œuvre sont particulièrement connus et joués, aussi je me dispense de les citer dans cette série – dont l'idée est à la fois de dresser une sorte de panorama rapide des types d'œuvre qu'on peut trouver dans l'histoire de la « musique savante occidentale », mais aussi d'inciter à découvrir des pépites parfois laissées de côté.
    En revanche, chez Verdi, quelques-unes des œuvres de jeunesse fulgurantes sont assez peu mises à l'honneur, même s'il en existe évidemment beaucoup de disques et un certain nombre de représentations de temps à autre : Oberto conte di San Bonifacio, I Lombardi alla prima crociata, Alzira, I masnadieri, Jérusalem, Il Corsaro et… Stiffelio. Si la place de Nabucco est absolument justifiée (inspiration ininterrompue), je suis moins convaincu de l'importance des autres opéras de cette période qu'on joue souvent : Macbeth (qui marque certes un tournant vers plus de distance au belcantisme et de radicalité dramatique), Attila (puissamment original, mais les voix aiguës restent très déconnectées du drame, assez bancal), Luisa Miller (vraiment en deçà en inspiration, et livret particulièrement ennuyeux avec ses méchants-très-méchants et ses rebondissements prévisibles). Même ceux qui, dans la période des anni di galera, où Verdi devait tout écrire à la chaîne, ont bonne réputation sans être énormément, ne sont vraiment pas les plus marquants, comme I due Foscari.


B. Le chaînon manquant

    Stiffelio est le dernier opéra de cette période avant la « trilogie populaire » qui marque l'envolée de la réputation de Verdi et la possibilité d'explorer un style plus original, davantage adapté à l'ambiance de chaque drame, et qui modifiera en profondeur la conception italienne de l'opéra, l'extirpant de l'ornière du belcanto décoratif. Rigoletto (l'opéra suivant), je l'ai déjà dit, constitue une formidable affirmation du durchkomponiert (« musique de bout en bout »), où les récitatifs sont aussi sophistiqués, voire davantage, que les airs et ensembles, et s'intègrent de façon continue, sans rupture. Les leçons des innovations de Meyerbeer sur la continuité musicale entrent ici dans l'opéra italien.

    Et Stiffelio, qui arrive juste après Luisa Miller, paraît bien plus proche de la conception musicale très continue de Rigoletto, avec un sujet scandaleux qui annonce le réalisme (et les intrigues sexualisées) d'opéras comme La Traviata – mais la matière musicale de Stiffelio me paraît considérablement plus dense. Pour moi l'un des meilleurs Verdi, tout simplement.


C. La recherche d'un livret

Le fidèle librettiste de Verdi, Francesco Maria Piave, lui avait proposé une pièce française, Le Pasteur ou l'Évangile au foyer d'Émile Souvestre et Eugène Bourgeois. Piave, c'est l'auteur des meilleurs livrets de Verdi, et en tout cas celui qui en a le plus écrit : Ernani, I due Foscari, Alzira, Macbeth, Il Corsaro ; et, après Stiffelio : Rigoletto, La Traviata, Simone Boccanegra, Aroldo et La Forza del destino.  Il devait même réaliser Aida, mais en 1870 une attaque le laissa aphasique – et son travail de dramaturge s’arrêta là. À mon sens son meilleur collaborateur pour des livrets au cordeau, très acérés, idéaux pour la concision de sa musique et de sa science dramatique ; et cela se manifeste en particulier dans Stiffelio et Rigoletto.

Verdi, dès avant Luisa Miller, et à nouveau après – déjà un drame plutôt domestique, même si animé par des logiques de hiérarchie féodale et quelques scènes de violence armée –, avait relancé auprès de Camaranno (librettiste de Miller et futur du Trouvère) ses rêves autour de trois tragédies de Shakespeare : Hamlet, La Tempête, et surtout Le roi Lear, qu'il a souvent tenté de mettre en musique, sans jamais l'écrire. Cette fois-ci, le projet va assez loin, puisque Verdi envoie un synopsis détaillé à son librettiste, indiquant les personnages sauvegardés, le contenu de chaque acte et les modifications de l'intrigue (en particulier la scène finale, en prison, avec Cordelia mourant dans les bras du roi). Il lit avec intérêt El Trovador de García Gutiérrez (qui se concrétisera après Rigoletto), et se fait même envoyer un dictionnaire espagnol par son éditeur Ricordi. Mes sources sont contradictoires sur le fait qu'il ait évoqué Le roi s'amuse d'abord avec Camaranno ou directement avec Piave, avec le projet d'un opéra pour Venise ou après l'offre de celle-ci.

Quoi qu'il en soit, Verdi est brouillé avec la Scala, les conditions administratives sont compliquées pour Naples, et Ricordi lui propose une première l'Opéra de Trieste, qui avait tièdement reçu Il Corsaro mais chaleureusement Macbeth. Il s'engage à livrer l'opéra pour novembre 1850, mais quelques jours après, la Fenice de Venise le contacte directement pour lui passer commande pour la saison de Carnaval 1851 !  Le voilà avec deux opéras à écrire simultanément.

Après avoir considéré un Stradella proposé par Piave – très intense émotionnellement, mais dont les situations lui paraissaient convenues –, Verdi s'enthousiasme pour Le roi s'amuse d'Hugo et se lance, en parallèle de Stiffelio, dans Rigoletto, dont le galbe verbal acéré et l'écriture continue ne sont pas sans parentés.


D. L'argument

 Une fois transformé par Piave – qui supprime les deux premiers actes du drame français ! – voici ce qui se passe en substance : Stiffelio, un pasteur de la région de Salzbourg (il y a vraiment des foyers protestants en Autriche ?), revient de voyage auprès de sa communauté, et se fait remettre un portefeuille laissé par un homme qui s'échappait par un balcon, sans doute pour fuir le retour d'un mari. Il le jette au feu, prônant le pardon. Mais à son retour, il découvre vite que sa femme est infidèle. De là s'ensuivent des confrontations terribles, des scènes de couple rares à l'opéra, et encore plus en 1850. À l'acte II, l'amant rejoint la femme en prière dans le cimetière (auprès de la tombe de sa mère), se fait surprendre par le père en furie ; le duel est interrompu par le prêtre ; de dépit, le père révèle l'identité de l'amant, et Stiffelio, pris de délire, veut se battre au milieu des tombes avant d'être appelé à la raison. À l'acte III, Stiffelio doit prêcher ; sa femme est dans l'assistance et alors, cédant aux instances de Jorg, l'ancien pasteur, il ouvre au hasard la Bible pour s'en inspirer ; c'est la scène de la femme adultère… Stiffelio s'enflamme, et prêche avec chaleur le pardon – l'opéra se clôt là, sans nous informer sur l'impact réel de cette parole sur leur vie future.


E. Une création douloureuse et une réception tardive

Seulement, la censure autrichienne s'en mêle : il faut expurger toute la dimension religieuse du sujet, trop scandaleuse, blasphématoire et tout simplement incompréhensible (les problématiques d'un prêtre marié, dans un œil de catholique autrichien ?). Verdi, déjà engagé, doit renoncer à la scène où l'épouse demande la confession à son mari, à la scène finale dans l'église, au sermon final tiré de la Bible, et bien sûr tout le décorum du prêtre, devenant un chef de communauté sans lien direct avec la religion ; en somme retirer tout ce qui faisait la particularité de ce drame.

L'accueil est favorable à Trieste, mais moins bon à Florence et Rome. La scène finale est encore altérée (en partie sur les des refontes de Verdi, mais sans son autorisation) à Naples et à Palerme, sous la forme Guglielmo Wellingrode, avec pour personnage principal le premier ministre d'une principauté allemande.

Verdi, qui parle de « castration » devant la dénaturation de son drame par la censure, en est tellement amer qu'il refuse les représentations à La Scala, avec laquelle il était déjà brouillé, faute d'avoir pu obtenir la représentation de l'œuvre originale. Il finit, en 1856, par la retirer de la circulation et en interdire toute représentation. En 1857, il fait représenter Aroldo, qui n'est pas un grand succès non plus, en en recyclant une large part de la musique, sur un nouveau livret beaucoup plus convenu, façon Geneviève de Brabant : le mari croisé revient et découvre sa femme infidèle. Une large part de la tension dramatique initiale est perdue. Le dernier acte, entièrement récrit, de la rencontre fortuite « au désert » après leur séparation, me paraît à la fois plat littérairement et musicalement… Il faut attendre 1968 pour qu'on retrouve deux exemplaires de partitions d'orchestre de Stiffelio qui n'avaient pas été détruites (l'une remaniée, l'autre originale) dans la bibliothèque du Conservatoire de Naples, et qu'on puisse enfin remonter l'ouvrage.

Dans les biographies grand public que j'ai consultées pour vérifier mes souvenirs (Bourgeois, Orcel, Dermoncourt), les informations sont contradictoires ; comme le projet de cette série n'est pas une étude approfondie des œuvres, mais simplement une recommandation discographique rapidement contextualisée, je m'en tiens là et je vous préviens que les faits sur cette genèse puissent être imprécis (ou mal compris de ma part), en ce qui concerne les échanges épistolaires avec les librettistes, l'ordre des projets de livrets ou les conditions des représentations de Stiffelio à travers la Péninsule.



Compositeur : Giuseppe VERDI (1813-1901)
Œuvre : Stiffelio (1850)
Commentaire 1 :
     ♣
Le livret en lui-même porte une partie de l'intérêt :
     ♣  Le sujet est en lui-même hautement original et subversif : un opéra au ton tout à fait sérieux (pas une once d'humour dans ce Verdi-là, à côté Tebaldo dans Don Carlos c'est Leslie Nielsen dans The Naked Gun), mais qui traite de sujets domestiques, et même pour tout dire, vu à l'aune du XIXe siècle, sexuels, dans le même langage héroïque que Verdi utilise pour caractériser les affrontements de rivaux dans le Moyen Âge espagnol (Il Trovatore) ou dans la Sicile normande (Les Vêpres Siciliennes)
On comprend que le public ait été dérouté, d'autant plus que la censure autrichienne – création à Trieste, sous occupation impériale – a imposé des altérations considérables, considérant qu'il était impossible qu'un prêtre soit marié (!). En fin de compte, les modifications ont dénaturé l'ouvrage,
Mais j'avoue être, malgré ses ficelles dramatiques un peu brutales – notamment les interventions du père, qui semble connaître l'offense et pouvoir intervenir comme bon lui semble à tout moment pour nouer ou dénouer les situations –, très séduit par ce drame psychologique traité musicalement de façon épique, ne minorant pas les tourments de l'âme.
     La musique, précisément, conçue en même temps que celle de Rigoletto – Verdi travaillait en parallèle sur les deux opéras, qui devaient être représentés à moins de quatre mois d’écart  –, présente des qualités similaires dans le soin d’une déclamation très précise et directe, où l’héritage du belcanto n’affleure plus guère que dans certains airs, et dans la pensée musicale extrêmement continue, où la frontière des numéros est brouillée et où la continuité est privilégiée. Que penser de ces grands duos avec sa femme, des grandes scènes de forme assez libre ?  De la succession d’ensembles tout au long de l’acte II (au cimetière), enchaînant les dispositifs sans trêve, comme un final mozartien ?  Ou de cet acte final où l’on rencontre des sortes de récitatif-duo (Stiffelio & Jorg), de duo avec chœur (Lina & Stankar), pour culminer dans le prêche, une simple déclamation récitative qui explose dans son acmé lyrique et se trouve reprise par le chœur ? 
Rien de tout cela ne correspond aux structures traditionnelles : la nécessité dramatique commande à la forme musicale, qui l’épouse intimement. Tout cela, bien sûr, avec les qualités mélodiques et lyriques consubstantielles au langage verdien, que je trouve ici à son plus haut degré d’épure : pas de séduction à coups de rengaines autonomes du contexte, du pur élan lyrique inspiré par le théâtre. Moins radical que Rigoletto dans sa substance musicale, mais davantage dans sa logique structurelle, qui ne se repose que sur la force de l’action, et pas sur des numéros musicaux détachables.
     ♣ Le meilleur de la musique ?  Pour moi clairement le premier duo entre le pasteur et sa femme, où tous les sentiments passent successivement. L’acte du cimetière, enchaînement de conflits ininterrompus, qui culmine avec le grand quatuor Un’accento, un’accento proferite. L’air mélancolique de Stankar Lina, pensai che un’angelo qui doit encaisser sa vision nouvelle de sa fille – le moment le plus belcantiste de l’oeuvre, pas le plus original, mais vraiment très beau, un air de baryton dans le goût de “Patria, rispetto, onore”, “Di provenza il mar il suol”, “Urna fatale del mio destino” ou “Eri tu che macchiavi quell’anima”. Enfin, le prêche final, à couper le souffle, assis sur une simple ponctuation de pizz de violoncelles et contrebasses suivie de respirations, en point d’interrogation... la parole sacrée se déroule avec sobriété, des sol 2 répétés dans le bas-médium, ne laissant rien transparaître de la décision finale, jusqu’à l’explosion lyrique : Quegli di voi che non peccò la prima pietra scagli (« Que celui parmi vous qui est sans péché lui jette la première pierre ») puis E la donna perdonata s’alzò. Perdonata !  Perdonata !  Iddio lo pronunziò ! (« Et la femme, pardonnée, se releva. Pardonnée !  Pardonnée !  Parole de Dieu. »)
L’une des fins d’opéra les plus bouleversantes, pour moi : il est rare d’y trouver une conclusion aussi articulée à son sujet (la péroraison sur les Écritures, avec un héros prêtre !), et qui propose le pardon, sans recourir à l’artifice de la parabole du tyran généreux, et sans écarter l’amertume de l’offense reçue.



Interprètes : Yu Guanqun (Lina), Roberto Aronica (Stiffelio), Roberto Frontali (Stankar) ; Gabriele Magnione (Raffaele), George Andguladze (Jorg) – Orchestra e Coro del Teatro Regio di Parma, Andrea Battistoni
Label : C Major (2014)
Commentaire 2 :
    J'ai justifié mon choix de Verdi pour ce second disque de la décennie 1850 par (la qualité de l’œuvre, rarement donnée, et) l’importance centrale de son influence sur la conception du drame musical, en Italie et au delà. Cependant, s’agissant d’une série discographique, la motivation est aussi de présenter un disque parfait, qui serve de truchement idéal. Et je le tiens ici.
    L’intégrale Verdi chez C Major (CD & DVD) contient beaucoup de très belles propositions, avec ce qui se faisait de mieux en chant italien dans les années 2010 (sans nécessairement recourir à des superstars). L’autre particularité, unique dans la discographie, réside dans la qualité des chefs choisis, beaucoup dotés d’une vision forte, qui ne se limite pas à de l’accompagnement indolent, littéral ou bruyant. Au contraire, Nabucco de Michele Mariotti, I Lombardi, Ernani et Simone Boccanegra de Daniele Callegari, Il Corsaro de Carlo Montanaro Luisa Miller de Donato Renzetti, I Vespri Siciliani de Massimo Zanetti constituent véritablement le meilleur de ce que produisent les baguettes de fosse italiennes d'aujourd'hui, très articulées, nerveuses, mobiles et précises. Et dans un genre plus moelleux, le Trovatore de Temirkanov constitue également une belle réussite !
    Ici, la direction d’Andrea Battistoni se montre remarquable de conduite claire et nerveuse, le trait instrumental toujours précis et tendu, soutien particulièrement persuasif pour le drame qui se joue. Et les chanteurs ne sont pas en reste !  Yu Guanqun (son nom de famille est bien sûr Yu, je ne sais si le Guanqun sur la pochette tient à une volonté de l'artiste de se démarquer, ou s'il s'agit d'une erreur de l'éditeur) se montre particulièrement valeureuse dans un rôle très exigeant, avec un timbre égal, rond et percutant sur toute la tessiture ; la légère opacité de son expression s’allie très bien à la position de réserve du personnage de femme de pasteur qui cherche la voie de la dignité. L’incarnation de Roberto Aronica constitue un pur miracle : le (beau !) timbre est relativement sombre, mais limpide, pas du tout tassé, et l’italien coule avec naturel pour servir ce personnage de prêcheur. L’énergie requise pour incarnée ces affects paroxystiques n’est à aucun moment prise en défaut. Quant à Roberto Frontali, il étale les mêmes qualités sur les grandes scènes depuis déjà une bonne dizaine d’années (et le fait encore aujourd’hui) au moment de l’enregistrement : en plus d’un timbre mordant caractéristique de la meilleure école italienne, héritier des Sereni et des Zancanaro, il fait toujours valoir une approche très généreuse de ses rôles, donnant toujours le sentiment qu’il ne chante pas sa partie mais s’adresse réellement aux autres protagonistes. Effet qu’on ressent assez rarement à l’opéra, où chacun est obligé de rester très concentré sur son instrument.
En somme, une représentation superlative, pour ainsi dire idéale, au service d’un opéra déjà hors du commun. Disque de la décennie, vous comprenez pourquoi. 



Les précédents numéros de la série (un disque par décennie, et deux à partir de 1800), se trouvent dans le chapitre dédié (lien également en haut de la colonne de droite).

samedi 13 septembre 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 5 – Les abstractions


On commence à arriver dans les parties amusantes.

Et cette fois-ci, je mets les tripes sur la table : cette section contient quelques-unes de mes pochettes préférées, de celles qui m'émeuvent le plus vivement – c'est le moment de vous moquer, j'imagine.



5. Les abstractions

Contre toute attente, ce sont les pochettes qui me touchent le plus : elles ont une identité visuelle propre, puisqu'elles ne sont pas contraintes par le contenu du disque. Et elles ne font même pas référence à de la musique (pour cela, voir section n°1). Elles soutiennent la rêverie sans avoir de lien direct avec le sujet, si bien qu'elles ne peuvent pas abîmer la perception comme une référence ratée.

↑ Quel est la différence entre un pélican, une feuille de charme, un escargot sur une ligne de fuite et le concerto pour violon de Brahms ?
(J'ai pas encore trouvé la solution à ma blague.)

↑ L'orgue, c'est bien beau, mais la foi est-elle une impasse ?
J'aime assez l'image de la porte qui semble une fenêtre murée, mais qui est en réalité simplement vermoulue et semble donner dans le vide.
Et surtout, j'adore l'idée que de toutes les façades à frontons qu'on aurait pu mettre, le graphiste en a précisément choisie une sans connotation sacrée. Aucun lien avec le sujet, même en cherchant très fort.
Je n'ai pas retrouvé la trace de ce bâtiment, mais on est dans le goût des grandes bâtisses en bois des années 1890 au Nord des États-Unis.

↑ Bream ne figure pas sur le cliché, et ils ne sont même pas deux à jouer sur cet album ! Par ailleurs tous les témoignages confirment que Bach ne jouait pas au tennis et méprisait la pelote basque.

Beethoven, le roi du jeu de construction ?
Proche des abstractions prosaïques d'Arte Nova (que vous apercevrez à la fin de cette catégorie).
(Et on ne soulignera jamais assez la contribution de la dynastie Vanderling à la musique, jolie coquille.)

↓ Autre choix, d'un disque tout récent (version superlative qui ravive véritablement ces quintettes !), un visuel gratuit et étrange, mais qui peut-être fait écho au nonsense du nom d'ensemble – tiré de la correspondance de Mozart (au cousinage) alors à Paris, « À propos, as-tu toujours le spunicunifait ? ».
(pochette signalée par Laurent Amourette)

↓ On a a peine effleuré les fantaisies des éditions et rééditions de Westminster Gold dans les références décalées et abstractions sans rapport, mais ce n'est pas le seul label qui a ainsi créé une identité visuelle forte, indépendante de la musique. Naïve a, dans les années 2000 et 2010, pour sa grande collection Vivaldi, abondamment fourni le marché en pochettes où des mannequins en poses peu naturelles et tenues sophistiquées constituaient de purs produits de mode, sans aucune référence aux opéras et concertos contenus dans les disques.
À la fois apprécié par une partie du public jeune (en particulier chez les amateurs d'opera seria, j'ai l'impression) et vite tourné en ridicule pour son caractère emprunté ou caricaturalement mode.
(Pour ma part, je ne trouve pas ça très beau, mais c'est toujours mieux que la tête de l'artiste en gros plan.)

↑ Ossia Roland au bain.

↑ Sources probables de l'inspiration de Dame Melania.

↓ Et toute fraîche de cette semaine, plus de vingt ans de constance iconographique, c'est rare !

↓ Ici, l'influence de la statuaire italienne du XVIIIe siècle paraît patente – ci-après, la Pudeur de Corradini pour comparer.

↓ Chez Beauty Farm également, une fois écarté les références décalées à l'iconographie sacrée (cf. chapitre 2), on retrouve sur les pochettes des professionnels de la pose, souvent avec des physiques assez queer et des attitudes peu académiques.

↓ Ou, quelquefois, des références… mais sans lien avec le sujet. (Ici, une pose de tireur d'épine qui, faute de couronne – qui est-ce qui vous a donné une couronne ? –, peine à se relier à l'idée de la Messe.)

↓ D'autres labels aiment les poses étudiées, parfois nues, qui évoquent les Académiques fin XIXe.
(Toute la série Messiaen par Martin Zehn d'Arte Nova emploie des nus féminins.)

↓ Nous nous approchons doucement, dans les profondeurs de cette sélection d'illustrations qui n'ont rien à voir, du côté de celles qui recueillent mon assentiment. C'est parti pour une vaste série tirée des publications nouvelles & rééditions d'Arte Nova, dans les années 2000. Ce que l'on a fait de plus émouvant, à mon gré, en matière de pochette de disque.

↑ Un prêtre ? Une femme à cheveux courts ? … qui marche dans des marais salants, fameuse spécialité brandebourgeoise.

↑ Beau portrait d'artisan – manifestement pas affairé à façonner un violon.

↓ Quelques paysages magnifiés par le noir & blanc. Et surtout beaucoup d'arbres, sous tous leurs aspects ; la série Prokofiev est homogène de ce côté-là.

↓ Racines, branches, rameaux, pousses, bourgeons, fleurs, troncs… ces fragments végétaux sont généreusement représentés, sans que leur aspect semble se relier à la nature du compositeur ou au caractère de sa musique.

↑ Les ramifications de Janáček, pourquoi pas, mais j'y entends davantage chatoyances que frimas. Très belle pochette au demeurant, ça me va très bien !

↑ Bruckner très roots, ça fonctionne plutôt bien.

↓ Il m'a semblé remarquer, également, une dilection pour les motifs en étoile.

↑ (Ne discriminons pas pour autant les ammonites.)

↓ Une certaine dilection également pour les lignes droites, naturelles ou non.

Une partie de la collection magnifie l'architecture traditionnelle :

↑ (Pour ceux qui ne situent pas, ici, façade de Saint-Michel de Lucques, début XIIe, alors que Josquin est un français du XVe, pour ne rien dire de Cabezón, pas davantage italien et encore plus tardif…)

↑ (J'avoue ressentir Bach assez comme cela, particulièrement sombre, sévère et tourmenté.)

↑ De l'architecture néoclassique pour des compositions de l'époque Guerre Froide. Le lien paraît toujours aussi arbitraire – d'autant que la musique de Katzer, certes de ton assez sérieux, ne favorise pas le sentiment de plénitude immobile ni de symétrie.

↓ J'aime énormément la série autour des concertos de Mozart avec le Symphonique de Bamberg dirigé par Beermann (je ne connais pas le pianiste et n'ai pas particulièrement l'intention d'écouter ces disques), chaque volume étant illustré par une porte modeste mais de caractère.
Aucun lien assurément – mais c'est beau.
Je n'ai retenu que quelques-unes des plus touchantes.

↓ Une partie de la série exalte aussi l'architecture du XXe siècle, pas forcément en lien avec la période ou le caractère des œuvres.

↓ Quelques repose-séant.

↓ Toute la série Enescu met en scène des barques !

↓ Objets insolites en nombre.

↑ (Il y aurait pourtant eu des œuvres évoquant la politique, la guerre, la mort, les mathématiques ou simplement les canassons, pour justifier la symbolique de l'échiquier. Mais les concertos de Haydn… ?)

↑ (Petite pensée pour Vitelozzo Tamare qui roule allègrement l'illustration à l'acte III des Gezeichneten.) Mais ne vous emballez pas (ça c'est Carlotta), aucun lien ici, ce sont simplement des lieder.

↑ Subtile désapprobation de l'omniprésence de la Toccata finale de la Cinquième Symphonie.

↓ Quelques consommables çà et là :

↑ (je dis consommable au sens large ; si c'est du blanc de céruse, ne mettez pas ça dans votre corps !)

↓ Et leurs accessoires.

↓ Finissons d'effleurer la surface du fonds Arte Nova avec une belle collection tuyautière :

↓ Et tout particulièrement pour la série « classiques de la modernité » ou « futurisme russe », dont les illustrations sont particulièrement avisées et savoureuses.

↓ Prolongées par quelques autres convergences visuelles autour des cylindres creux.

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À bientôt pour la suite, à savoir l'identité visuelle (étrange) de certaines collections, les manques de respect (vous n'êtes pas prêts), les olé-olé (à un point que vous ne soupçonnez pas), les fantaisies d'artiste (diversement réussies), les compilations douteuses (il y a du choix, à un point difficilement anticipable), les maladresses expressives, les malaises, les rêves, les faussaires !

vendredi 12 septembre 2025

Nouveautés disques #10 (10 septembre 2025) — Lawrence Rose, Pizzetti, Montemezzi, Abel, Campra…


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En audio, sur la chaîne YouTube de CSS, la présentation des nouveautés discographiques écoutées la semaine écoulée.

(Pas de commentaire texte pour cette fois, le but est précisément de gagner du temps pour pouvoir publier sur d'autres sujets un peu plus profonds !)

lundi 8 septembre 2025

Chronologies de Pelléas


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Le décor de Jusseaume (pour la création de 1902) de la scène 3 de l'acte I.

Comme j'ai enfin pu mettre la main sur les dates de compositions de Pelléas, voici l'occasion de continuer d'égrener les dernières trouvailles autour de l'œuvre, tandis que la série vidéo (achevée de mon côté) continuera de s'autopublier tous les samedis jusqu'à mars 2026 — 52 épisodes.
(Oui, oui, il y aura bien une notule-bilan des motifs, mais pas aujourd'hui.)

Cette fois-ci, les chronologies de Pelléas : celle interne à l'histoire (combien de mois s'écoulèrent ?), mais aussi celle de la composition.



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Aquarelle et gouache (1912) de Carlos Schwabe (Hambourg 1866, Avon 1926).
[Acquisition de 2006 numérisée par le Musée d'Art et d'Histoire de la ville de Genève.]



I. Chronologie diégétique

Acte I, scène 1
Point de départ : une forêt, séparée par les mers du Royaume d'Allemonde où se déroule tout le reste du drame.

Acte I, scène 2
Une salle dans le château royal, à Allemonde.
Dans la lettre de Golaud à Pelléas, lue par Geneviève : « Il y a maintenant six mois que je l'ai épousée. »
On peut donc se figurer quelques semaines ou quelques mois entre la rencontre et le moment où Golaud, après l'avoir hébergée dans son pied-à-terre dans le pays lointain, lui propose le mariage. Même hâté, celui-ci ne peut pas non plus avoir lieu dans les deux jours. À cela, on ajoute les quelques jours qui séparent l'écriture de la lettre de sa réception  (pas si nombreux : « le troisième jour qui suivra cette lettre, allume une lampe au sommet de la tour qui regarde la mer »).
Disons donc globalement un intervalle d'un an.

Acte I, scène 3
Devant le château.
Indéterminé. Mélisande a déjà été présentée à toute la famille. Ce peut être aussi bien quelques jours que plusieurs mois. Cependant, le fait que le bateau soit « celui qui m'a menée ici » peut laisser penser que la scène se déroule dans un délai court. (Sans garantie néanmoins, ce peut être une route régulière pour les échanges de passagers ou de marchandises, avec les mêmes navires qui vont et viennent.)

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Acte II, scène 1
Une fontaine dans le parc.
Indéterminé. Quelques jours à quelques mois. Mélisande et Pelléas ont commencé à se fréquenter et à jouer ensemble.
« On étouffe aujourd'hui, même à l'ombre des arbres » : c'est l'été.

Acte II, scène 2
Un appartement dans le château.
Quelques heures plus tard. Golaud a été blessé à midi par une foucade de son cheval.

Acte II, scène 3
Devant une grotte.
Une heure plus tard environ, le temps pour Mélisande d'aller solliciter Pelléas et pour tous deux de marcher ou chevaucher à la nuit tombée jusqu'à la grotte – qui ne doit pas être très éloignée, pour permettre de refaire le chemin de nuit. Considérant que le château « regarde la mer » depuis sa tour et sa terrasse, ce peut être à directe proximité.
Les pauvres dorment dans une grotte au bord de la mer, ce qui confirme l'hypothèse été.

Acte II, scène 4
Un appartement dans le château.
Scène supprimée par Debussy, où Arkel défend à Pelléas la visite à la tombe de Marcellus, avant de le lui permettre du bout de ses (vieilles) lèvres : « si vous croyez que c'est du fond de votre vie que ce voyage est exigé, je ne vous interdis pas de l'entreprendre ». Mais Pelléas doit d'abord attendre « quelques semaines ; peut-être quelques jours ». Ce délai est-il courant ou écoulé à l'acte suivant, rien ne le précise.

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Acte III
Supprimée par Debussy également, la scène où Yniold vient jouer auprès de Mélisande, qui est en présence de Pelléas. Ils sont une première fois surpris par Golaud, dans l'obscurité.

Acte III, scène 1
Une des tours du château.
Indéterminé, mais les jeunes gens se tutoient désormais. Un peu de temps a donc passé. [On pourrait aussi se figurer, comme dans le théâtre classique, qu'après être restés tous les deux dans l'obscurité à la scène précédente, le tutoiement ait une signification plus forte…]
Pour autant, le fait que tous les deux puissent rester ainsi « toute la nuit », dit Pelléas, suggère la saison chaude.
Golaud, après les avoir surpris, précise : « il faut qu'on la ménage d'autant plus qu'elle sera peut-être bientôt mère ». L'indication n'est pas très précise en réalité, puisque Golaud était marié six mois avant son retour… la conception a pu avoir lieu n'importe quand depuis son retour ou même avant.

Acte III, scène 2
Les souterrains du château.
Consécutif à la scène de séduction de la tour, on peut imaginer que Golaud donne cette leçon à Pelléas dans les jours qui suivent.

Acte III, scène 3
Une terrasse au sortir des souterrains.
Immédiatement après la scène précédente. La réplique (initialement retenue par Debussy) de Golaud « Quelle belle journée !  Quelle admirable journée pour la moisson ! » confirme la période d'été. Est-ce le même été que pour la scène de la fontaine, ou une année s'est-elle écoulée ?

Acte III, scène 4
Devant le château.
Indéterminé. Dans le texte d'origine de Maeterlinck, quelques éléments évoquent plutôt l'automne, mais ce pourrait tout aussi bien se rapporter à un orage d'été (« il a plu », « le vieux jardinier qui essaie de soulever cet arbre que le vent a jeté en travers du chemin ») et à la cuisson de victuailles (« vois-tu là-bas ces pauvres qui essaient d'allumer un petit feu dans la forêt ? »).

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Acte IV, scène 1
Un corridor dans le château.
Le père de Pelléas « va mieux », nous sommes donc au terme des « semaines » annoncées par Arkel ; cependant, considérant que celui-ci se trompe tout le temps, ce n'est pas complètement certain.
La demande de rendez-vous de Pelléas « Il faut que je te parle ce soir. Te verrai-je ? », acceptée par Mélisande, permet de contenir tout cet acte en une seule journée.

Acte IV, scène 2
Un appartement dans le château.
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

Acte IV, scène 3
Une terrasse du château. (Terrasse où Yniold tente de soulèver une pière parle, depuis le parapet, en tout cas chez Maeterlinck, au berger.)
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

Acte IV, scène 4
Une fontaine dans le parc.
Le même jour, quelques minutes ou quelques heures plus tard.

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Acte V
Une salle basse dans le château.
Dans cette scène supprimée par Debussy, les servantes parlent, à la façon entrecoupée et elliptique propre à Maeterlinck, du meurtre. La deuxième servante précise : « elle est accouchée il y a trois jours », sans plus de précision sur la distance qui la sépare de sa blessure avant l'accouchement.
La vieille servante, qui se vante d'avoir tout vu la première, annonce aux autres « vous verrez, mes filles ; ce sera pour ce soir », l'ensemble de l'acte se situe donc lui aussi dans une seule journée.

Acte V, scène unique
Un appartement dans le château.
Dans la même journée, donc. Mélisande demande plusieurs fois « alors, c'est l'hiver qui commence ? ». Arkel ne répond pas directement, mais ne la contredit pas ; il s'agit bien sûr d'un symbole de la fin de vie, comme lorsque Mélisande repousse Golaud dans la première scène, lui rétorquant « je commence à avoir froid » (i.e. 'ne venez pas contaminer ma jeunesse avec vos cheveux gris). Pour autant, l'écart entre le badinage estival de l'acte III et leur grand duo d'amour quelques jours plus tôt est congruent avec l'évolution d'une passion sur quelques mois.

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En somme, il n'est pas aisé de dresser un intervalle de temps précis : à part les distances au sein d'une même journée, assez claires, la plupart des écarts temporels sont plutôt mentionnés pour des raisons psychologiques ou symboliques (belle saison, maternité…).

Quelques mois séparent la scène 1 de la scène 2 à l'acte I, mais l'écart entre I,2 et I,3, puis entre l'acte I et II, et entre l'acte II et III, peut varier de quelques jours à quelques années

Le plus logique serait cependant que l'acte II et l'acte III se déroulent le même été, quelques jours ou quelques semaines après le retour de Golaud avec Mélisande à l'acte I ; et que les actes IV et V aient lieu quelques semaines plus tard, à la fin de l'automne, considérant qu'il s'agit d'une passion juvénile qui a l'air plutôt empressée.
L'intrigue couvrirait ainsi, peu ou prou, l'espace de la conception à la naissance de la fille de Mélisande.

On pourrait imaginer quelque chose comme :

I,2 → février
I,3 → mars
II,1,2,3 → une même journée de juin
III,1,2,3 → une même journée d'août
III,4 → quelques jours plus tard
IV,1,2,3,4 → une même journée de début novembre
V → quelques jours plus tard



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Estampe de Jean Donnay (1897-1992) pour le baiser de la fin de l'acte IV.



II. Chronologie compositionnelle

On trouve facilement un peu partout l'information que Debussy a débuté l'écriture de son opéra par l'acte IV scène 4 – le grand duo d'amour –, en commençant par « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps ». En réalité, on peut être un peu plus précis que cela, et les commentaires selon lesquels il aurait tout écrit acte par acte sont exacts dans leur principe, pas dans leur détail.

J'ai donc fouiné un peu dans les monographies, et il n'est pas si évident de trouver l'information, même dans les plus fournies comme Robert Orledge. Heureusement, à partir de la correspondance de Debussy et des dates des manuscrits, David Grayson (auteur de la dernière édition critique du piano-chant, chez Durand) a établi une chronologie claire que je vous résume et simplifie. Si la question vous intéresse, il détaille tout cela dans l'indispensable ouvrage collectif des Cambridge Opera Handbooks consacré à Pelléas et Mélisande – dirigé par Roger Nichols et Richard Langham Smith.

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Découverte littéraire

Bien que la biographie (autorisée) de Louis Laloy indique que Debussy découvre Pelléas (en le lisant) à l'été 1892, Debussy lui-même affirme l'été 1893 dans Pourquoi j'ai écrit Pelléas, et mieux encore, dans ses propres papiers, notant qu'il a acheté et lu Pelléas à cette date.

Dès le début d'août 1893, Debussy écrit à Maeterlinck par l'intermédiaire du poète Henri de Régnier (que vous pouvez entendre mis en musique par Ropartz, notamment) : celui-ci explique que le compositeur sollicite l'autorisation du dramaturge avant de se lancer plus avant. Régnier précise même que de la musique a déjà été écrite !  Maeterlinck, devant les assurances du poète intermédiaire sur la qualité de la musique, donne sa bénédiction par retour de lettre, dès le 8 août.

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Premières esquisses

Un autre ami de Debussy, Robert Godet, nous en dit davantage sur cette musique : avant même d'assister à une représentation de la pièce, Debussy avait, à la seule lecture, immédiatement noté un certain nombre d'idées musicales.

Devinerez-vous lesquelles ?

→ La ligne (de cor) derrière « On dirait que ta voix a passé sur la mer au printemps » ;
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→ la première moitié du thème de Mélisande (cinq notes) ; 
pelleas_partition_melisande_cinq_notes.png

→ le rythme du pas hésitant de Golaud – les fameuses alternances binaire-ternaire syncopées que je détaille abondamment au fil de la série vidéo.
pelleas_partition_pas_de_golaud.png

La première ne deviendra pas un leitmotiv, d'ailleurs, et restera réservée à ce moment (force de la nouveauté de l'aveu !), même si l'idée de sa volute innerve toute la scène – vous aurez l'occasion de vous en faire une idée dans les épisodes 47 et 48, consacrés à la scène 4 de l'acte IV, qui seront diffusés les 21 et 28 février 2026.

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Ordre de composition


IV,4
(le grand duo d'amour)
Fin août 1893 → mai 1895.
Beaucoup de retouches pendant cette longue période, donc, et cela englobe la composition d'autres actes.

Acte I
1, la rencontre
2, l'accueil à Allemonde
3, la terrasse au-dessus du voilier
Décembre 1893 → février 1894.

Acte III
1, le duo de la tour
2, les souterrains
3, la sortie des souterrains
4, violences sur Yniold
Mai à septembre 1894.
Les scènes ont été composées dans l'ordre, de la 1 (achevée en juin) à la 4 – les 2 & 3 achevées en août.

IV,3
(les moutons)
Août 1894.

IV,1-2
(le rendez-vous pris, l'outrage à Mélisande)
Plus incertain, probablement janvier-février 1895.

Acte V
Avril à juin 1895.

Acte II
1, la fontaine
2, Golaud blessé
3, la grotte
Juin à août 1895.

Donc, dans l'ordre : IV (filé sur toute la durée de composition), I, III, V, II.

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Conclusions structurelles

Les actes contigus ne sont pas nécessairement les plus semblables musicalement : le I et le II paraissent avoir des équilibres assez comparables, tandis que le V, plus désolé et univoque, paraît, selon comme on le voit, ou d'un lyrisme déploratoire plus traditionnel, ou d'une sophistication musicale plus tardive. La scène dans les jardins au-dessus de la mer (I,3), les moutons (IV,3), la grotte (II,3), qui paraissent obéir à la même recherche d'aplats d'accompagnements réguliers où tout se joue sur l'ondulation et le scintillement des harmonies, ne sont pas du tout composés dans la même séquence.

J'avais émis l'hypothèse que la variété de l'usage des leitmotive pouvait être liée aux périodes de composition : Debussy reprenant de plus en plus ses propres motifs, ou au contraire s'éloignant de ce procédé de composition.
En réalité, cette chronologie démontre qu'il n'en est rien, et que Claude de France n'en fait décidément qu'à sa guise.

L'acte I et la première moitié de l'acte II (lorsque Golaud s'échauffe à la fin de la scène 2, plus que de la musique dramatique ad hoc, quasiment pas de motifs récurrents) et l'acte V sont les plus riches en motifs transversaux (par opposition aux motifs qui ne sont utilisés qu'à l'intérieur de leur scène, comme en III,1 ou IV,4 par exemple). Or, l'acte I est le premier achevé, tandis que le V et le II sont les derniers écrits.
On ne peut donc pas se dire que Debussy, après avoir posé tous ses motifs, s'est amusé à les faire circuler – ou au contraire qu'il se soit lassé, ait changé de direction… Il a clairement agi selon son sentiment à chaque moment, un peu comme avec l'harmonie en somme : comme ça lui plaît quand ça lui plaît.




Retrouvez toutes les notules autour de Pelléas & Mélisande dans ce chapitre. (Pour les plus anciennes, il faut naviguer en remontant ensuite les mois sur la colonne de droite.)

J'ai encore quelques anecdotes et faits remarquables dans ma besace, outre la nomenclature des motifs à laquelle il faudra s'atteler… des choses à dire sur la mort de Mélisande, ou sur la conception de l'harmonie par Debussy, telle qu'elle transparaît dans ses inénarrables dialogues avec son maître Guiraud…

(Mais pour ne pas vous lasser, je vais continuer d'alterner avec les nouveautés discographiques, les pochettes invraisemblables et le Concile de Trente…)

samedi 6 septembre 2025

Nouveautés disques #9 (6 septembre 2025) — Ukraine, Suède, Pologne, Bosmans, Giacomelli…


Les nouveaux disques qu'on a aimés ces deux dernières semaines, en vidéo :

¶ Pièces pour violoncelle & piano d'Henriëtte Bosmans par Raphael Wallfisch et Ed Spanjaard (le chef, mais cette fois au piano, rare dans des pièces aussi exigeantes digitalement !). Postromantique, mais marquée par Debussy et les décadents ; on avait jusque là plusieurs versions de la Sonate, mais pas des autres pièces pittoresques.

¶ Un opéra seria de Geminiano Giacomelli, sur le sujet-prétexte usé jusqu'à la corde Giulio Cesare in Egitto. Première moitié XVIIIe, plus carré et moins mélancolique que du Haendel, mais brille notamment dans les airs d'héroïsme (« Palpita nel mio petto », « Questa destra »…), qui m'a évoqué l'irrésistible compositeur wallon Jean-Noël Hamal [son].
Direction sage et très cordée de Dantone, comme toujours, mais quelques chanteurs attirent vivement l'intérêt, comme Valerio Contaldo [son] (sorte d'équilibre entre González-Toro et un ténor italien plus verdien) ou Margherita Maria Sala [son], qui peut faire valoir bien des points communs de timbre et d'abattage avec Lucile Richardot [notule].
Le résultat est particulièrement délectable si vous êtes prêt à endurer le genre très spécifique du seria.

Et puis trois doubles-albums « nationaux » puisés dans le fonds Naxos, qui réussissent bien mieux que l'anthologie italienne (assez plat, ni grands airs d'opéra ni belles symphonies XXe s. du fonds La Vecchia, comme Alfano, Casella ou Respighi, pourtant un extraordinaire ensemble de raretés remarquablement jouées et enregistrées par le label !) ou espagnole (une caricature, énormément de musique de guitare, là encore le label a bien mieux en rayon, de la Renaissance au XXe siècle plus expérimental).

Ukraine : les grands compositeurs nationaux comme Bortniansky (l'ancêtre issu de la Triade d'Or, ici pour ses hymnes chérubiniques dans une très belle interprétation de l'Ensemble… Cherubim), les romantiques nationaux Kossenko,  les romantiques Liatochinsky (Lyatoshynsky), Glière, l'incontournable Leontovych (Shchedryk, le fameux « Carol of Bells), le pionner des abstractions Roslavets (originaire de la région de Poltava), le jazzy Kapustin (tout son catalogue de piano semble une transcription formelle de sets !), le symphoniste soviétique Stankovych (la Deuxième vaut n'importe laquelle des Chosta, à mon avis), le chef-compositeur Markevitch, le lyrique Skoryk, et les vivants Silvestrov (très étale et consonant) et Poleva (championne de l'immobilité en nappes), avec la petite touche d'insolence en sus – Prokofiev (pas de tubes, d'ailleurs), né en Russie, mais dans une région qui appartient désormais et pour la première fois de son histoire à l'Ukraine (je ne sais si c'est par manque de connaissance ou un volontaire joli pied-de-nez, d'autant que ce doit être assez profondément à l'Est de la zone actuellement occupée de l'Ukraine, et donc une portion qui a de grandes probabilités de ne jamais revenir à son propriétaire légal).
    Un très bel ensemble donc, et même si j'aurais sans nul doute inclus d'autres noms comme les compositeurs lyriques Hulak-Artemovskiy et Lysenko, le chambriste romantique Youferov, le pianiste futuriste radical Leo Ornstein, le symboliste Akimenko, le compositeur hollywoodien Tiomkin et, quitte à faire dans l'appropriation culturelle, plutôt Kalinnikov (russe, mais mort à Odessa, alors ce n'est pas plus absurde) que Prokofiev.
    Vous pouvez en retrouver davantage dans la série Panorama de la musique ukrainienne, en notule, en podcast et en vidéo.

Suède : ici aussi, les grandes figures nationales, Berwald, Alfvén, Stenhammar, (Oskar) Lindberg, Atterberg, Peterson-Berger, (Lars-Erik) Larsson… et quelques autres moins célèbres comme Aulin (excellent choix de ses Aquarelles, ce que je préfère de lui), Fernström, Frumerie, Rosenberg, Wirén (très bon choix aussi avec un bout de quatuor), voire de beaucoup plus confidentiels, comme (Johan Helmich) Roman, Eggert, (Svante) Pettersson, Åhlén
    Je remarque une dominante plutôt du côté de jolis élans mélodiques : pas d'extraits d'opéras dramatiques de Brendler, ÖlanderPeterson-Berger ou Stenhammar (je crois avoir mentionné par erreur Alfvén au lieu de Stenhammar dans la vidéo), ni de grands mouvements symphoniques ambitieux comme les symphonies préromantiques de (Joseph Martin) Kraus, le premier mouvement de la 3 ou le final de la 4 d'Alfvén, ni, étrangement, de (Magnus) Lindberg, le compositeur suédois vivant le plus joué j'imagine, mais plutôt des rhapsodies, des suites, des choses qui s'écoutent facilement en dépareillé – pas nécessairement le sel de l'esprit de la nation. Il faut dire aussi que la sélection se limite nécessairement à des publications Naxos préexistantes et, de tout ce que j'ai souhaité, il ne doit y avoir que les symphonies d'Alfvén (et probablement de Kraus ?) qui soient déjà au catalogue du label !  Pour découvrir ces opéras, vous pouvez consulter la notule concernée et en parcourir la playlist chronologique.
    En dépit de ces minuscules réserves, uniquement de très belles œuvres, avec des caractères variés… ça donne envie d'approfondir – et il le faut, car ce n'est même pas le meilleur !

Pologne : à nouveau une sélection judicieuse, croisant les classiques incontournables et quelques figures importantes et méconnues. Chopin bien sûr, avec la sélection avisée de la plus entraînante de toutes ses mazurkas (Op.7 n°1), et la mise en valeur du legs d'Idil Biret – omniprésente dans le catalogue Naxos des années 90, de Chopin à Ligeti… je n'aimais pas trop à l'époque le son un peu dur et le peu de pédale, mais aujourd'hui, je révère la clarté hors du commun de son jeu, qui fait entendre toutes les articulations musicales avec une précision et une présence exceptionnelles. Pour les autres célébrités, le pianiste-président Paderewski, ou le sophistiqué Szymanowski (qui peut moduler plusieurs fois par mesure).
Chez les romantiques, le grand compositeur national Moniuszko, que les Polonais décrivent parfois comme leur Verdi à eux (mais dont le langage est en réalité extrêment proche… d'Auber !) Karłowicz, surtout connu pour ses mélodies, les compositeurs-virtuoses Wieniawski (violon) et Moszkowski (piano), le postchopinien (Xaver) Scharwenka, le très direct et roboratif Waghalter… Et puis deux de mes chouchous, Noskowski (d'un romantisme généreux et structuré, sorte de pendant continental à Alfvén… mais présent dans de petites pièces plutôt que par son Troisième Quatuor ou sa Troisième Symphonie, ses chefs-d'œuvre, jamais enregistrés par le label) et Żeleński, davantage célèbre pour ses opéras (Goplana, marqué par l'opéra fantastique allemand et le grand opéra à la française).
Pour le XXe siècle, on a trois œuvres de Bacewicz (la plus représentée de l'anthologie avec Chopin !) qui fait des séances de musique clandestines sous l'occupation nazie. Son Quatuor pour quatre violons n'est pas présent, mais le Quatuor à cordes n°4 reste l'un de ses plus ambitieux, un très bon choix. Weinberg également – je l'associais, style aidant, à un soviétisme davantage russe, vu qu'on m'avait raconté, il y a longtemps, qu'on le transcrivait en français plutôt « Vainberg » (ce qui n'a pas grand sens depuis le polonais qui s'écrit déjà en alphabet latin…) ; je le ressens comme un Chostakovitch attiédi, mais je ne désespère pas de voir la lumière un jour – il paraît que La Passagère, en salle, fait un effet monstre (ça m'a peu touché au disque). Et bien sûr les superstars du milieu du siècle : Lutosławski, Penderecki, Górecki… la transition entre le Presto de la suite de danses de Górecki (un thème cyclique très entraînant) et le Thrène aux victimes d'Hiroshima est osée, et abrupte !  Je les respecte d'avoir inclus une œuvre aussi intense dans une anthologie destinée à donner envie.
Et même en prime quelques compositeurs que je suis incapable de me rappeler de la musique (voire, pour certains, de toute mention), comme Przybylski, Zarzycki, Lipinski ou Badarzewska-Baranowska !  Quant à Paul Kletzki, je ne savais pas qu'il était aussi compositeur – je ne connaissais que ses enregistrements comme chef, notamment le fameux Chant de la Terre avec Fischer-Dieskau, une des rares versions pour baryton qui existait avant la mode récente.
Un bel ensemble, donc, qui donne envie ! À part Nowowiejski et Sienkiewicz, je ne vois spontanément pas beaucoup de noms que j'aurais absolument voulu inclure en plus de ceux-là – il y en a probablement, mais je ne pense pas à eux en ce moment.

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Comme le commentaire de tous ces compositeurs était un peu long, j'ai regroupé le reste des parutions dans une seconde vidéo.

Parmi les autres choses intéressantes, quoique moins prioritaires (dans l'ordre de la vidéo, qui est en réalité mon ordre d'écoute et pas un ordre logique ni une hiérarchisation en quelque façon) :
→ chœurs sacrés de Florence Price, où l'on sent les parentés avec le gospel ;
→ musique sacrée de Merula (XVIIe s.), davantage enregistré pour sa musique instrumentale ;
→ suites de viole à la française de Telemann ;
→ quintettes piano-cordes de Frank Martin et Viktor Ullmann, bien moins idiosyncrasiques ici que dans leurs œuvres majeures ;
→ un bouquet de mélodies Belle époque rares par Adèle Charvet et Florian Caroubi (dont du Xavier Leroux, immortel auteur du Chemineau et d'un cycle de mélodies sur des gravures de Fragonard, compositeur absent du legs discographique), mais malgré le grand talent de la chanteuse, que j'avais suivie avec beaucoup de plaisir pendant ses études au CNSM, la nature même de la technique est contraire à l'entreprise : on comprend mal ce qui est chanté, et l'émission totalement en bouche empêche les changements de couleur, gêne la mobilité expressive. Le programme est passionnant, mais j'ai vraiment eu du mal à finir l'écoute, et je n'y reviendrai probablement pas. Très belle entreprise néanmoins dans son projet ;
→ une nouvelle intégrale des Nocturnes de Chopin par Tom Hicks, très réussie – pourquoi la mentionner ?  Parce que je le suis de près depuis son disque mêlant la formidable sonate d'Ireland à celle de Liszt, que j'ai rarement entendu aussi bien jouée… ;
→ un peu de Durosoir violon-piano à la fin d'un disque (« Resonance ») de quintettes (Farrenc, dont j'aime mieux la version Sextuor à cordes, et le très rebattu Schumann) par Despax & Piatti SQ. Ce n'est pas majeur, mais on a si peu de Durosoir, ce doit être seulement la seconde fois que ces pièces sont enregistrées…

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Et puis, parce que vous n'êtes là que pour le meurtre et le sang, ce que je n'ai pas particulièrement aimé dans la sélection (j'ai déjà dit un peu de mal précédemment, cela dit) :

♠ la série des Composer's Notebook de Shor : Naxos en publié en abondance cette année… et ce sont des pièces très consonantes et filmiques, qui évoquent des sujets pourtant tangibles, comme la série des Livres sur mes étagères, mais peu caractérisées. (Dans ce genre, Derek Bourgeois a beaucoup plus de personnalité et de qualités d'évocation visuelle !) ;

♠ les Symphonies 1 & 3 de Chostakovitch par John Storgårds, le BBC Philharmonic et le Hallé Choir. J'en nourrissais de grands espoirs : au fil des années, les symphonies de Chostakovitch – qui n'ont jamais été le cœur de mes écoutes – me laissent de plus en plus perplexe ; je pense qu'il me manque, chez elles, ce qui fait le sel de musique, à savoir la superposition d'informations, d'états simultanés… or, dans ses symphonies, Chosta fonctionne beaucoup par grands aplats, ou par solos isolés, impressionnants, mais sans beaucoup d'arrières-plans. J'ai débuté (comme tout le monde) par la Cinquième, tout de même très belle, avec son Largo désolé et paradoxalement lumineux, et bien sûr son final hautement roboratif (double sens ou pas, ça fait toujours plaisir à entendre), et puis j'ai étendu progressivement mon parcours en apprenant à apprécier la 14, la 10, la 1, la 4… Mais, au fil des années, tout a régressé, et je ne parviens plus à me laisser attraper que la 5, je crois (et je ne l'écoute presque plus qu'à l'occasion du concert).
    Fort, donc, de l'impression favorable de mes dernières écoutes de la 1, et de ma faible pratique de la 3, chorale de surcroît, j'avais toute confiance en Storgårds pour produire, au minimum, un enregistrement dont je pourrais faire l'éloge. Les prises de son du BBC Philharmonic éditées par Chandos conservent la personnalité réverbérée du label, mais sans rien de nébuleux, bien au contraire : des coloris très vifs, les articulations bien audibles, le grandiose de la réverbération en sus.
    Las !  Je n'ai pas été saisi, même pas par la Première que j'aime bien d'ordinaire. Et surtout, le Hallé Choir… Grand orchestre, certes, mais chœur très audiblement amateur… on entend les ténors pousser leur voix naturelle, le timbre est plat et souvent terne, je suis impressionné qu'on ait laissé passer un disque de ce niveau avec un chœur aussi limité… et ça gâche vraiment l'expérience – par charité chrétienne ou par camaraderie internationaliste, je ne dirai rien de l'état du russe. Je ne puis donc même pas le recommander à ceux qui aiment Chostakovitch, vu l'état du chœur. (De toute façon, la discographie déborde déjà de belles propositions.)

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Vu la longueur des commentaires, je n'ai pas opéré le rélevé des autres disques pas encore écoutés, il faudra attendre la prochaine livraison !

vendredi 5 septembre 2025

Leipzig-Nelsons : son d'orchestre, Mendelssohn dramatique & la magie Gerhaher


3 septembre 2025.
Mendelssohn, Symphonie n°5.
Brahms, Ein Deutsches Requiem.
Julia Kleiter, Christian Gerhaher, Chœur de l'Orchestre de Paris.
Orchestre du Gewandhaus de Leipzig, Andris Nelsons.

La rentrée à la Philharmonie se fait en juxtaposant les orchestres invités très prestigieux : Gewandhausorchester Leipzig (x2), Berliner Philharmoniker, Teatro alla Scala.

Comme ce sont essentiellement des œuvres vues et revues, je me suis simplement octroyé une petite gourmandise après deux mois sans orchestre, avec deux doudous personnels : Mendelssohn 5 et le Deutsches Requiem (avec Gerhaher de surcroît !).

Je n'ai jamais pu faire le deuil du Nelsons que j'ai « connu » au tout début de sa carrière internationale, lorsqu'il dirigeait encore des Vaisseau fantôme à Riga et que, très vite, il fut invité à Bayreuth pour Lohengrin. Lyrisme évident, élan dramatique, il était immédiatement séduisant et persuasif.
Et je n'ai jamais compris non seulement son choix de ne quasiment plus diriger que de la musique symphonique pure, mais surtout l'acharnement des plus grands orchestres à se l'arracher – alors que les résultats, en salle comme au disque, sont assez tièdes. (Et cet avis semble partagé par une vaste part des mélomanes.)

Pourtant.


L'orchestre

¶ D'abord, quelle émotion de réentendre un orchestre symphonique après deux mois d'interruption complète, sans un seul concert ! L'espacement des prises a fait du bien, et je retrouve le frisson de l'insolite et du beau.

¶ Disposition atypique : contrebasses tout à gauche, et de gauche à droite violons I, violoncelles, altos, violons II.

¶ Le son de Leipzig est toujours très singulier – ce qui n'est plus beaucoup le cas à l'échelle du monde, vu la circulation des artistes, y compris durant leur formation, des professeurs et des chefs d'orchestre –, avec ses cordes très sombres — et même les contrebasses les plus profondes que je connaisse ! Pour autant, au sein de cette couleur, les violons ont une véritable résonance brillante, comme s'ils jouaient des cordes à vide. (Seuls les meilleurs savent faire ça, on peut le rencontrer chez le Quatuor Brodsky ou chez l'Orchestre du Festival de Budapest, notamment.)
Les cors eux aussi adoptent cette couleur mate et ténébreuse, pas du tout la limpidité de la plupart des autres cors allemands, ou le brillant des cors américains, par exemple. J'aime beaucoup, dans la symphonie allemande (ils ont déjà donné la Troisième de Schumann à la Philharmonie, par exemple), cela procure une homogénéité de son très appréciable, d'autant plus que…

¶ … je suis frappé par l'audibilité de chaque pupitre. On peut entendre, à chaque instant, n'importe quelle partie, c'est assez miraculeux – et très stimulant intellectuellement, on voudrait que ce soit toujours le cas !

¶ Il me semble que le son des bois a un peu changé, je me rappelais pas de sons aussi « champêtres » et crus – la flûte solo est même à la limite de l'agréable, tant elle est capiteuse ! Le contraste avec les cordes et les cuivres est frappant, mais produit un relief très intéressant. Voilà un son d'orchestre qui ne manque pas de caractère !


Conception mendelssohnienne

¶ Je redoutais par-dessus tout la tiédeur et l'ennui ; il n'en fut rien. Nelsons ne fait aucune reprise chez Mendelssohn (ni dans l'exposition du I, ni dans le scherzo), ce qui est dommage vu la qualité de la musique, mais accentue ses choix : direction extrêmement vive (je n'ai pas le souvenir d'avoir entendu ces quatre mouvements joués aussi vite, y compris séparément !), et attitude très dramatique, dans une ambiance d'ouverture d'opéra de Weber / Ries / Marschner / Loewe / Bruch.
C'est inattendu, dans une œuvre écrite pour des célébrations luthériennes (où elle ne fut jamais jouée), et traversée par des thèmes liturgiques (Amen de Dresde dans l'introduction du I, et bien sûr les variations sur Ein feste Burg ist unser Gott dans le IV), mais fonctionne extrêmement bien avec l'écriture de Mendelssohn, qui tient sans cesse la tension et se renouvelle en épisodes toujours très densément inspirés et singuliers.

¶ J'aurais dû détester les choix de phrasés, très césurés — typiquement, les énormes respirations avant les pianissimi, les effets de messa di voce symphonique, etc. Mais je trouve que, dans ce cadre très dramatique et avec un orchestre aux timbres aussi poétiques, tout cela fonctionne très bien – et ce n'est pas non plus systématique.

J'ai donc adoré cette symphonie de Mendelssohn, qui m'a à la fois ébloui instrumentalement, convaincu par son intensité dramatique et tout simplement touché au cœur – la plus belle musique qui soit, interprétée avec autant de flamme.
Une communion très inattendue avec Nelsons à la baguette, c'est la première fois pour moi !


Gerhaher superstar

¶ J'ai moins à dire sur le Deutsches Requiem. Sans doute, déjà, parce que je l'ai beaucoup entendu en salle ces dernières années, avec gourmandise et dans de grandes lectures — Noseda avec l'Orchestre de Paris, qui en faisait une grande fresque dramatique qui tenait presque du Requiem de Verdi, absolument ébouriffante, avec un Chœur de l'Orchestre de Paris à son sommet de séduction timbrale et d'engagement discursif ; ou, la saison dernière, sur crincrins et pouêt-pouêts avec le miraculeux Chœur Pygmalion.
Pour Leipzig, donc, on devinait les mêmes beautés à l'orchestre qu'en première partie, mais l'approche interprétative en était globalement beaucoup plus égale et lisse (plus nelsonsisante, en somme), et le grand effectif du chœur couvrait largement les timbres orchestraux. J'ai par exemple trouvé le traitement des fugues assez linéaire et égal, pas tout à fait au niveau de leur potentiel rhétorique.

¶ Je remarque tout de même, au passage, la parenté entre la clausule du II et les arpèges cordés du final de la symphonie de Mendelssohn : on voit que certains gestes orchestraux ont été transmis à la génération suivante !

Le Chœur de l'Orchestre de Paris se manifeste toujours par son soin linguistique : très beau travail sur la qualité des voyelles – et surtout la synchronisation des consonnes, vraiment bien ouéje ! –, un timbre qui a la transparence des voix d'amateurs mais une rigueur musicale qui a celle des pros.
Je remarque néanmoins, depuis quelques années, soit une hausse de mon exigence (ce qui est très possible), soit une baisse de la qualité : je trouve la diction parfois moins précise (très bien dans la première partie a cappella, moins dans les fugues) et le timbre s'est un peu dégradé. Quelquefois les voyelles « s'effondrent », comme s'il y avait un trou dans le timbre, et dans l'ensemble les timbres féminins m'ont paru de moindre qualité, en particulier les sopranos, un peu crus, moins juvéniles / transparents.

Julia Kleiter toujours singulière, avec son émission très pharyngée, qui trouve ici un très bel équilibre en l'affliction et la lumière, avec une émission plus large que ce qui est la coutume dans cet air.

¶ Et Christian Gerhaher toujours suprême… c'est, je crois, le seul chanteur qui sache à ce point varier à loisir son émission selon le besoin expressif. Avec formant (« voix d'opéra ») ou sans format (« émission naturelle »), avec métal ou sans métal, avec vibrato ou sans vibrato, plus ou moins nasal ou en bouche… C'est très impressionnant, quasiment miraculeux — en plus de la beauté du timbre et de la précision de l'expression. Un des très rares chanteurs à ne pas négocier ses voyelles pour ménager sa couverture vocale : les voyelles sont telles qu'elles doivent être, pas trafiquées, et même volontiers ouvertes (quoique couvertes) si nécessaire.
La projection est remarquable, on l'entend très bien même du fond et du haut de la Philharmonie, où l'acoustique est pourtant très difficile ; il faut dire qu'il utilise (très raisonnablement et joliment) son nez pour faire résonner le son, forcément on l'entend mieux que la norme des voix lyriques d'aujourd'hui. (Ne me relancez pas là-dessus s'il vous plaît.)

Je dois avouer m'être un peu moins passionné pour cette seconde partie : œuvre entendue il y a peu, conception un peu sage. Il y a des jours où Denn alles Fleisch me transporte et d'autres où il m'agace par ses répétitions ; de même, Selig sind, die das Leid tragen peut me magnétiser ou me laisser tranquillement me chauffer. Ce fut à chaque fois un pas très bon soir pour mon adhésion. J'ai même laissé un peu couler Selig sind die Toten en étant ailleurs, pas facile de se concentrer après une journée très dense (beaucoup de travail, de transports, et j'ai couru lire des trucs à Tolbiac entre la fin de ma journée et le début du concert), pour le mouvement le moins inspiré de l'œuvre et dans une interprétation particulièrement pudique.

Les moments où l'orchestre émergeait révélaient de réelles beautés, ce qui pose à nouveau la question de l'intérêt d'œuvres à effectifs pléthoriques où l'on n'entend pas bien ce qui se passe…


J'aurai le temps de me remettre un peu et de ne pas me saturer, pas de concert prévu pendant trois semaines. Et priorité aux raretés. Cette fois, c'était le petit bonbon de rentrée, une très belle réussite qui m'a permis de renouer avec le Nelsons perdu et l'émotion du concert symphonique.


mardi 2 septembre 2025

Frontispice


Pour information, la barre en haut du site a été rénovée, et redirige vers des branches actives de Carnets sur sol : versant disques, versant concerts, versant promenades, agenda, vidéos, podcasts et linktree récapitulatif…

(Ce sera plus simple que d'effectuer à chaque fois des renvois vers les lieux concernés.)

[actu] Esa-Pekka SALONEN nommé chef principal de l'Orchestre de Paris



Cliquez sur l'image pour ses références, je n'arrive plus à accéder au site ce soir pour vous l'écrire ici…


Notulette plutôt à destination des mélomanes franciliens à tendance concertivore : nomination – dès longtemps pressentie mais révélée ce soir – d'Esa-Pekka Salonen comme « chef principal » de l'Orchestre de Paris, de 2027 à 2032.

Un entretien avec Christian Merlin dans Le Figaro donne quelques premières infos. 

Comme ce n'est pas en accès libre, je vous dis ce que j'en retiens.

--

Chef principal et non directeur musical — il programmera évidemment ses concerts, et délèguera manifestement les tâches administratives, mais est-ce qu'il programmera aussi le reste de la saison, choisira les chefs invités ?  On peut imaginer qu'il contribuera, mais je ne sais pas jusqu'à quel point.

¶ Double casquette d'ailleurs :
     → « titulaire de la toute première chaire création et innovation de la Philharmonie de Paris »
     → « Salonen sera sollicité pour son expérience de la transmission, du dialogue entre les arts, des nouvelles technologies, dans une perspective pluridisciplinaire axée sur la diversité. »
     → « Mes plus beaux souvenirs sont ceux de collaborations avec des artistes issus d’autres formes d’expression »
Ça reste obscur. Des gadgets ponctuels, ou toute une réflexion sur un format de concert différent, ce que nous avait initialement promis le projet de la Philharmonie ?

¶ Présence pour « huit semaines minimum par saison, auxquelles s’ajoutent des projets exceptionnels, comme un festival, et les tournées internationales ».
Donc ça fait 4 programmes + des projets isolés et des tournées, ce qui n'est pas énorme en soi (sauf si les projets sont réguliers et ambitieux), mais pas non plus indécent.

¶ Côté répertoire, Salonen ne mentionne qu'une intégrale des symphonies de Beethoven, et Merlin précise qu'il y aura du Mahler, Bartók et Dutilleux. Bon. C'est pas l'audace au pouvoir, mais par définition, les pièces susceptibles de m'intéresser sont celles qui n'apparaîtront jamais dans un résumé !

¶ C'est en tout cas, sur le plan interprétatif, une très bonne nouvelle, Salonen (dont je ne suis pas un inconditionnel, ce peut être très lisse et froid) est souvent une très bonne association avec cet orchestre – souvenir d'une Troisième de Mahler hors du commun, d'une Turangalîla folle, ou de belles soirées avec sa propre musique… –, avec des qualités d'articulation, d'étagement et de progression assez impressionnantes dans ses bons soirs.
C'est par ailleurs un chef que l'orchestre respecte, ce qui évitera les conflits ou la mauvaise humeur qui se ressentent dans l'exécution musicale — pas trop ces dernières années je trouve, mais c'est peut-être juste qu'avec l'expérience je choisis les bonnes associations chefs-orchestre ?

¶ Pour finir, j'aime beaucoup cet aveu :
« Cela a toujours été un très bon orchestre, mais ils ont acquis quelque chose qu’ils n’ont pas toujours eu : ils sont concentrés sur le but à atteindre, il n’y a pas besoin de jouer au maître d’école. »
(Sous-entendu qu'avant, du temps d'Aïche et Cazalet…)

lundi 1 septembre 2025

[Enquête] — Le Concile de Trente a-t-il interdit la polyphonie ? – I – Décrets du Concile (1-6)



[[]]


Le contenu de la playlist s'éclairera au fil de votre lecture, mais il sera aussi commenté dans le dernier épisode.

N'hésitez pas à cliquer sur les liens, ils renvoient pour la plupart vers des exemples musicaux qui permettent d'incarner davantage les notions techniques.



1. La légende de Trente


Si vous vous intéressez de façon un peu générale à l'histoire de la musique occidentale, il est probable que vous ayez entendu l'une de ces affirmations à propos du Concile de Trente :


¶ le Concile de Trente a réprouvé l'usage de la polyphonie vocale ;

¶ le Concile de Trente a autorisé ou encouragé l'usage de la tierce et de la sixte.


Il y a quelques jours encore, une source dont j'estime la passion et le sérieux me l'affirmait à nouveau.

Or, pour avoir quelquefois lu des textes normatifs ecclésiastiques, je doutais fortement qu'on descendît si près d'un sujet si technique – quand les motivations sont d'ordre mystique ou politique. Je l'affirmai sur le moment – et l'on me crut –, mais j'étais très fâché de ne pas pouvoir le prouver positivement par des connaissances précises ; une déduction peut vite être prise en défaut lorsqu'on n'a pas la science !

Et, quoique peu porté sur la musique de la Renaissance, je ne voyais que de bonnes raisons de m'instruire sur ce moment de pivot assez fondamental dans l'histoire des idées (et donc des arts) en Europe.

Aussi, après un passage dans les bibliothèques de recherche de Richelieu et Tolbiac, je reviens les bras chargés d'explications circonstanciées.



trente_richelieu.jpg



2. La polyphonie ?

Pour qu'on soit tous d'accord sur ce dont on parle, et que la suite soit plus claire, je rappelle les principes ; j'imagine que les lecteurs de CSS sont largement au courant, mais l'idée est que cette notule puisse être lue, si nécessaire, sans connaissances préalables.

La polyphonie Renaissance utilise, pour la musique sacrée comme pour la musique profane (savante, car il existait bien sûr des chansons simples), plusieurs voix qui se superposent et s'entrelacent en décalé, ce qui crée un sentiment de profusion jubilatoire mais rend le texte difficile à comprendre. On parle aussi de contrepoint pour désigner la technique de composition qui permet de superposer plusieurs voix sans faire n'importe quoi – dans le langage courant, contrepoint (la technique de composition) et polyphonie (le fait d'avoir plusieurs voix ou la pièce de musique qui en résulte) sont à peu près synonymes.

Leur opposé est la monodie, à savoir : une simple mélodie accompagnée. L'approche monodique de la musique vocale, notamment sous l'influence du Concile de Trente, va s'épanouir à nouveau dans le style « baroque » aux XVIIe et XVIIIe siècles.

On révise : lequel est lequel ?


(Contrairement à ce que peuvent laisser supposer mes exemples facétieux, non, il ne suffit pas de déduire « c'est moche, c'est de la polyphonie ». Soyez attentifs un peu.)



3. La tierce et la sixte


La tierce et la sixte sont des intervalles, c'est-à-dire des distances entre notes. Si vous numérotez les 7 notes d'une gamme, la tierce désigne la distance entre les notes n°1 et n°3, la sixte entre les notes n°1 et n°6. Et lorsqu'on les joue ensemble, ça produit aussi une tierce ou une sixte. Logique.

Pour le dire sans passer par une théorie complète de la musique occidentale : au Moyen Âge, on utilisait plutôt des accords fondés sur les quartes et les quintes (ou consonances parfaites, des consonances qu'on décrirait comme plus « dures ») que sur les tierces et les sixtes (ou consonances imparfaites, plus moelleuses à nos oreilles). La musique que nous écoutons couramment, à savoir tout le « classique » post-1600, les chansons du XXe siècle, les musiques de cinéma, sont fondées sur des accords en tierces – et quand on change les notes d'ordre, ça donne des sixtes, voilà, vous savez tout.

Le Concile de Trente a lieu à une époque où l'usage des tierces et sixtes devient à la mode (dans les accords forts ; ailleurs c'était déjà en usage), et c'est le moment où va se préparer l'harmonie tonale, c'est-à-dire le système d'enchaînements d'accords que nous utilisons toujours aujourd'hui lorsqu'on accompagne un morceau à la guitare ou qu'on joue un thème de film sur son piano. On cite généralement Palestrina, dont on va reparler plus loin, comme une figure proéminente qui adapte l'esthétique de la polyphonie Renaissance avec ces nouveaux intervalles, préparant la nouvelle ère à venir.


♦ Exemple de musique qui favorise les consonances de quarte et de quinte : Sederunt principes de Perotin.

♦ Exemple de musique qui favorise les consonances de tierce et de sixte : Te souviens-tu ?, une chanson de Béranger sur un timbre de Joseph-Denis Doche.


D'une manière générale, on peut dire qu'on se situe à un moment charnière, où le goût pour les voix multiples superposées d'une part, le langage harmonique d'autre part (l'enchaînement des accords, les enchaînements qui constituent une tension et ceux qui constituent une détente), vont profondément changer. La question est : le Concile a-t-il lui-même émis des recommandations en faveur de la suppression des voix multiples et du changement des règles de belle consonance dans les accords ?



4. La mission

Prouver l'existence de recommandations est une chose ; prouver son absence est méthodologiquement plus périlleux.

Mais j'avais déjà pris beaucoup de plaisir à le faire, en utilisant essentiellement des sources primaires (toujours plus fiable, quand elles ne sont pas trop lacunaires, allusives ou distantes culturellement), à propos de God Save the King, musique composée par LULLY pour la fistule anale de Louis XIV puis volée par Haendel pour en faire l'hymne anglais. Il faudra que je prenne le temps de reporter l'enquête sur Carnets sur sol, mais en attendant, elle figure toujours sur Twitter et en podcast (1,2,3).

L'affirmation sur la polyphonie vocale m'était familière – et paraît cohérente avec l'infléchissement moins mélismatique du baroque et plus encore avec le développement de la monodie au XVIIe siècle. Celle sur la tierce et la sixte ressemblait à un solide raccourci, prenant une évolution de longue durée pour la conséquence d'une intervention directe des autorités religieuses à un degré de détail qui paraît non seulement peu accessible au cardinal du rang, mais surtout peu en rapport avec les enjeux du culte et de la foi.

Mon but : vérifier s'il existe une possibilité que le sujet des intervalles ait été abordé (j'avais affirmé par principe sa haute improbabilité, mais ne disposais pas de source) ; étayer ou infirmer notre perception commune (mes interlocuteurs et moi) de l'intervention ecclésiastique sur la question de la polyphonie (était-ce au Concile ?  dans quelle mesure ?).



trente_richelieu.jpg abbé chanut



5. Sources primaires

Mon premier réflexe a été de me plonger dans le texte même du Concile ; une façon simple de vérifier si les mentions existent ou non.

Les parties qui traitent de la musique – on trouve facilement cette information sur les tables des matières du Concile en ligne, et une recherche en plein texte « musique » le confirme – sont les sessions 22, 24 et 25 (les dernières !) du Concile. Déjà, on perçoit que ce n'était pas le sujet le plus brûlant, étant traité en dernier et dans des chapitres qui n'en devisent pas prioritairement : 22 (« doctrine touchant la messe »), 24 (« doctrine touchant le sacrement du mariage ») et 25  (« Décret touchant le purgatoire », « Décret de réformation touchant les réguliers », « Décret pour le jour suivant »).

Le mot « musique » n'apparaît même que dans la session 22 :
En second lieu, pour éviter l'irrévérence, ils défendront chacun dans leurs Dioceses, de laisser dire la Messe à aucun Prestre vagabond & inconnu ; ils ne permettront non plus à aucun, qui soit publiquement, & notoirement prévenu de crime, ni de servir au Saint Autel, ni d'estre présent aux Saints Mysteres ; Et ne souffriront que le Saint Sacrifice soit offert par quelques Prestres que ce soit, Séculiers, ou Réguliers, dans des maisons particulieres, ni aucunement hors de l'Eglise & des Chappelles dédiées uniquement au Service divin, & qui seront pour cela désignées, & visitées par les mesmes Ordinaires ; & à condition encore que ceux qui y assisteront, feront connoistre, par leur modestie & leur maintien extérieur, qu'ils sont présens non-seulement de corps, mais aussi d'esprit & de cœur, dans une sainte attention. Ils banniront aussi de leurs Eglises toutes sortes de Musiques, dans lesquelles, soit sur l'Orgue, ou dans le simple Chant, il se mesle quelque chose de lascif, ou d'impur ; aussi-bien que toutes les actions profanes, discours & entretiens vains, & d'affaires du siecle, promenades, bruits, clameurs ; afin que la Maison de Dieu puisse paroistre, & estre dite véritablement une Maison d'Oraison. [référence à Matt. 21:13]

C'est court.

Dans le canon 8 de cette même session, on affirme la primauté du verbe sur les fanfreluches musicales :
Toute la musique exécutée dans l’Église ne devrait pas être composée pour le vain plaisir de l’ouïe, mais de manière que les paroles puissent être perçues de tous, en sorte que les fidèles soient amenés à l’harmonie céleste…

En fouinant bien dans les deux autres entrées, on rencontre quelques fragments du même esprit.

Dans la session 24 (chapitre XII, sur les « qualitez de ceux qui doivent eſtre promeûs aux Dignitez & Canonicats des Cathedrales » – tout en vérifiant de loin en loin dans le texte latin pour éviter les mauvaises surprises, j'utilise la traduction de l'abbé Chanut) :
Ils seront de même tous contraints & obligés de remplir leurs propres fonctions dans le Service divin, en personne, & non par des Substitus ; ensemble d'assister, et de servir l'Évêque, quand il dira la Messe, ou officiera Pontificalement ; & de chanter respectueusement, distinctement, & dévotement les louanges de Dieu, dans le Chœur, qui est destiné à célébrer son nom, en Hymnes, & en Cantiques Spirituels.

Dans la session 25, dévolue à la question des Moines et moniales, une minorité avait introduit le texte suivant (car oui, se faire remplacer à l'office était manifestement monnaie courante y compris dans le clergé régulier !) :
Les moniales doivent célébrer l'office divin à haute voix, et non le faire faire par des gens payés à cet effet ; et, pendant le sacrifice de la messe, elles doivent chanter en alternance avec ce que le chœur a coutume de chanter. Elles ne doivent pas usurper le rôle du diacre ou du sous-diacre dans la lecture du Saint-Evangile, de la Lettre canonique ou d'un autre texte sacré. Elles doivent s'abstenir de cette modulation et inflexion de la voix, ou de toute autre artifice de ce chant que l'on nomme figuré ou organique [organicum], tant dans le chœur qu'ailleurs.

Il a finalement été rejeté et ne figure pas dans le texte publié du Concile. L'avis général était plutôt non prohibeatur cantus musicus (« qu'il ne soit pas interdit de chanter les textes »), et la section 25 ne contient, en ce qui concerne la musique, que le discours de l'évêque Hieronymus Ragasanus (Ragazzoni), lors de la séance de clôture, tançant les « chants mous » (molliores cantus) et « figurés » (symphoniæ est apparemment traduit ainsi chez tous les spécialistes, je ne suis pas assez qualifié en latin ecclésiastique de la Renaissance pour commenter ce choix) et concluant « vous avez enlevé les chants et symphonies sensuels, les bavardages… ».

Tout le reste de ce qui pourrait être rattaché à la musique est très indirect, insistant sur la diction intelligible des officiants, et pas nécessairement lorsqu'ils chantent.



6. Première conclusion à la lecture des textes du Concile

En somme, très peu de chose qui concerne la musique, et toujours de façon très générale, sous un angle moral et en lien direct avec l'efficacité du culte. Il s'agit d'une part d'élever l'âme, et donc d'exclure les comportements profanes ; d'autre part de rendre accessibles les Écritures en réaction aux justes revendications qui ont conduit aux schismes (le Concile recommandera des gloses en langue vulgaire pour rendre intelligible l'office toujours pratiqué en latin), en insistant sur l'élocution des prêtres – qui avaient manifestement l'habitude, par flemme, de bredouiller n'importe quoi.

J'aurais pu m'arrêter là et claironner ma victoire.

Mais en étais-je bien sûr ?

Car je ne connais pas bien le périmètre des textes conciliaires, et il est tout à fait probable que, de même qu'une loi donne naissance à des décrets d'application, les recommandations générales aient été déclinées ensuite en un grand nombre de prescriptions plus précises. Et là, je ne puis exclure un groupe de clercs musiciens édictant des règles spécifiques.

Je suis honnêtement très dubitatif sur la plausibilité de ce type de décision très concrète et sans aucun lien avec la symbolique mystique (à supposer que les intervalles aient un sens, pourquoi interdire la tierce dans une religion trinitaire, franchement ?). Surtout, vu comment la musique est un art de l'instinct, qui agit sur des émotions partagées, elle évolue très progressivement et ne peut être changée arbitrairement — alors qu'on peut soudainement changer les modes de narration ou de représentation picturale tout en étant compris, car ce sont des arts qui ont des référents concrets dans le monde réel. Se mêler d'interdire ou d'imposer des éléments harmoniques, ce serait faire du Schönberg avant l'ère : décréter un changement de système, qui ne pourrait alors pas embrayer avec l'émotion des fidèles. Tout le contraire de ce que l'on veut faire en s'occupant de la musique liturgique, que l'on souhaite au contraire puiser à la source d'émotions ancestrales communes, pour renforcer le sentiment d'appartenance. Personne ne veut attirer l'attention sur la bizarrerie de la musique pendant que le fidèle est supposer se rapprocher de Dieu, un peu comme lorsqu'on vous colle du Messiaen pendant l'Offertoire (true story) – et surtout pas le Concile de Trente, on verra même que c'est l'une de ses préoccupations majeures en termes de musique.

Cependant, je suis curieux de plusieurs choses :
     → ces rumeurs sont peut-être des approximations de faits réels, ou même des canulars savoureux que j'ai hâte de découvrir ;
     → c'est l'occasion pour moi de me mettre à jour sur l'influence du Concile sur la rhétorique baroque, qui me passionne depuis toujours mais que j'ai très superficiellement abordée sur le plan liturgique ;
     → c'est aussi un défi sympathique et accessible (un des sujets centraux de l'histoire de la musique sacrée d'Europe, je vais forcément trouver des ouvrages) : puis-je retrouver la trace de ces réflexions, et le cheminement d'une part des cardinaux, d'autre part de cette probable légende ?

Je me mets donc en tête de m'assurer que je ne tire pas trop vite des conclusions : je vais vérifier l'existence de commissions afférentes (s'il s'avérait qu'elles ont émis des recommandations précises, je devrai accepter en bonne foi que je me suis trompé dans mes confiantes estimations), et plus généralement les effets du Concile sur la musique sacrée européenne (et même américaine, dans un premier temps via les Jésuites).

--

La suite est déjà écrite, mais comme elle est vaste, j'aime mieux vous laisser le temps d'encaisser chaque étape. À bientôt pour la suite, qui sera semée entre chemins de traverse dans Pelléas et pochettes bizarres…

vendredi 29 août 2025

Les pochettes de disque les plus belles (et les plus dingues) – 4 – Les jeux de mots

Les jeux de mots
4. Les jeux de mots

Ces pochettes ne constituent pas seulement des références, mais se fondent sur des jeux de mots plus ou moins implicites.

↓ Je commence par une nouveauté toute fraîche de la semaine où je me suis lancé dans cette notule ; elle croise habilement les langues et les références littéraires :

↓ Et à présent lançons-nous dans l'exploration des jeux de mots en pochette !

↑ Le calembour explicite.
(To handle étant « manipuler », quelquefois dans le sens de soulever / déplacer.)
[Remerciements à Jérôme Bastianelli qui me l'a transmise.]

↑ Le calembour implicite, avec le violon de Sam Barbier.

↑ La paronomase.
À prononcer à l'allemande. C'est pas très subtil, mais ça m'amuse beaucoup.

↑ La métaphore.
La viole, donnant accès à l'amour, n'est-elle pas semblable à un corps de femme, une fois qu'on a durement travaillé ?

↑ La syllepse.
Le Contes des bois viennois est symbolisé par un meuble… en bois.

↑ La paronomase.
Visuellement très belle au demeurant, la pochette joue sur la proximité du patronyme « Geminiani » avec l'italien pour « jumeaux », se matérialisant par une démultiplication de violons.



Prochaine livraison : 5 – les abstractions, il y a du choix, et toujours plus étonnant !

David Le Marrec

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2 => Le livre et la Toile, l'aventure de deux hiérarchies
3 => Leçons des Morts & Leçons de Ténèbres
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5 => Woyzeck le Chourineur
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