mardi 8 juillet 2025
Le retour de Fourdrain – Les Contes de Perrault, mash up de récits et de musiques

Alors même qu'il n'existe rien – ou peu s'en faut, trois pistes isolées, dont deux assez récentes – de Félix Fourdrain au disque, le compositeur était (grâce aux précieux conseils d'Alexandre Dratwicki, je dois lui rendre justice !) au cœur de mes déchiffrages ces derniers mois — j'en parle ici.

Parmi mes découvertes :
¶ le drame naturaliste La Glaneuse (achevé en 1908, création à Lyon), organisé par des leitmotive et bâti sur un livret très prenant ;
¶ le drame historique révolutionnaire Madame Roland (1910, Rouen), d'une belle franchise vocale ;
¶ le wagnérisant Vercingétorix (1911, Nice), farci de beaux leitmotive, d'une tension dramatique jamais relâchée (sauf dans les ballets), d'une grande générosité dans les récitatifs ; je l'avais même capté en déchiffrage et commenté en direct sur Twitch…
L'oubli dans lequel il est tombé s'explique sans doute en partie par le fait que ses opéras sérieux ont été créés en province, et que les recherches de figures méconnues se portent d'abord sur les compositeurs emblématiques de la capitale.
… Et voilà que, sans crier gare, Les Frivolités Parisiennes en proposent une œuvre à l'Athénée !

Grosse surprise en découvrant ces Contes de Perrault (1913), conçus avec les mêmes librettistes que les trois opéras cités, Antoine Bernède & Paul de Choudens, qui ne ressemblent pas vraiment aux autres œuvres du trio.

Il s'agit en effet d'une concaténation de contes, comme par exemple, à la même époque La Forêt bleue de Louis Aubert (il existe une bande de la RTF) ou Brocéliande d'André Bloch (où voisinent crapauds amoureux parlant grec et fée Carabosse, merci la Compagnie de l'Oiseleur). Et elle est particulièrement insolente et réussie, avec ces changements d'identité – le Petit Poucet, par l'effet de charmes successifs, devient le Prince Charmant puis Riquet à la Houppe, et cela affecte à la fois son caractère individuel et son être social ; idem pour Cendrillon qui, au faîte de son triomphe, devient Peau d'Âne et change de vie – qui permettent un passage fluide d'un épisode à l'autre, sans en renouveler tous les personnages. La liberté de ton, les emprunts contemporains, la variété des registres de langue permettent de surprendre sans cesse l'auditeur. Et la musique de Fourdrain épouse cette diversité, empruntant tantôt à la couleur féerique des Français qui ont entendu Tristan, tantôt à la tradition démodée de l'opéra romantique, et même quelquefois à l'opérette et au café-concert.

Bien que, contrairement au Roi Carotte d'Offenbach (« opéra bouffe-féerie », « opérette féerie »), l'œuvre soit simplement nommée « féerie lyrique », il ne s'agit pas d'un opéra composé de bout en bout. Elle inclut des dialogues, à tel point que certains numéros musicaux, comme l'Introduction ou la musique de scène pour l'entrée du Chat Botté (qui chasse les petits lapins après le premier lever de rideau, scène coupée dans la production des Frivos), ne durent qu'une poignée de secondes.

Commandé pour le Théâtre de la Gaîté, son écriture musicale est plus consonante que pour les titres sérieux, mais on y retrouve la qualité de sa gestion de la tension par les progressions harmoniques – la musique ne reste pas en repos sur un seul référentiel, mais évolue volontiers, y compris dans les numéros simples.
Pour autant, l'aspect comique léger y est très sensible, avec beaucoup de couplets – des airs aux mélodies simples et aux reprises strictement strophiques, de forme A-A ou A-A-A).
L'héritage d'Offenbach y est ainsi sensible, avec, évidemment, ce Galop infernal,

puis ce chœur qui répète servilement, parodie des chœurs commentateurs de l'opéra italien début XIXe, qui évoque les couplets de Pâris dans La Belle Hélène « Je suis gai, soyez gais, il le faut, je le veux ! » ou la fin du chœur a cappella en canon à la fin de l'acte I du Barbier de Séville de Rossini (« Sì Signor ! Sì Signor ! Sì Signor ! Sì Signor ! »).

Même les parodies de grand opéra (ou d'opéra sérieux) sont dans la veine comique française – on peut penser à une parodie du chœur affligé de Lucia di Lammermoor après la noce sanglante (« O qual funesto avvenimento »), au grand ensemble de stupeur au I des Vêpres Siciliennes, à l'ensemble de la conspiration dans les Huguenots (« Pour cette cause sainte ») ou encore à la parodie de grand opéra dans Le roi Carotte d'Offenbach, avec le chœur des armures (« Oses-tu bien invoquer tes ancêtres »).

On y croise même quelques citations plus littérales, comme l'air qui doit éveiller les nonnes damnées à l'acte III de Robert le Diable, ici pour les épouses retrouvées de Barbe-Bleue – mais chanté avec bouffonnerie par un chœur d'hommes. Robert était encore souvent donné au début du XXe siècle, la référence était immédiate pour le public, comme si l'on nous jouait aujourd'hui une parodie d'Imagine ou de L'Hymne à l'amour.

En certains endroits, ce sont plutôt les doublures de Puccini ou les courbures mélodiques de Massenet (les plaintes dans Cendrillon, en particulier, comme de Parazar) qui paraissent très parentes, sans citation explicite.

Deux passages en revanche m'ont semblé si hardis que j'ai, je l'avoue, douté de leur authenticité. D'abord ces couplets de l'héroïne ; l'expression « être laide à donner la colique aux moineaux », très fantaisiste (quel rapport, vraiment ? ce n'est même pas une expression courante, à ma connaissance), ne se rattache à rien de ce que je savais de l'humour scénique français de ces années.
Pourtant, après vérification dans la partition, tout est authentique. (Les élisions de l'oralité d'oïl, en fin de capture, sont beaucoup plus fréquentes pour affecter le parler populaire, dans le chant lyrique où elles ne sont pas la norme.)

Pour finir, particulièrement improbable, au sein des enfers et de l'empire de Barbe-Bleue, tandis que l'héroïne est en danger de mort, les méchants (Barbe-Bleue et Croquemitaine) discutent ainsi :

C'est-à-dire les « couplets du bicarbonate de soude ». Surprise renforcée par un couplet (qui ne figure pas dans le piano-chant, mais bien dans la version imprimée du livret) utilisant un registre très familier, sur les ténors qui [braillent].
L'usage de fragments syllabiques est fréquent dans l'esthétique d'Offenbach, mais virant à ce point au scat, et sous la forme d'une publicité pour un produit industriel, 1913 me paraît très tôt ! J'aurais plutôt pensé à la génération Yvain, voire Misraki, des opérettes des années 20-30, pas un opéra comique de la première moitié des années 10. Même le déhanché du mouvement semble avoir un peu décanté de jazz.
Une fois que l'on sait que cela a bien été écrit par Fourdrain-Bernède-Choudens, on peut tout de même penser au stupéfiant Burlesque Opera of Tabasco de Chadwick, un exemple d'opéra publicitaire, dès 1894 ! J'en avais dit un mot lors de mon tour du monde des raretés lyriques 2018.
Intrigue minimale : Hot-Heddam Pasha menace de décapiter son cuisinier français (en réalité un imposteur irlandais) si celui-ci ne relève pas davantage ses plats. Après une recherche désespérée à travers la ville, c'est la mystérieuse fiole d'un mendiant aveugle qui fait l'affaire, en réalité une bouteille de sauce au piment Tabasco.
→ C'était au départ une simple commande locale d'une milice de Boston, à l'occasion d'une levée de fonds pour une nouvelle armurerie. Mais le succès fut grand, les droits rachetés par un producteur ambitieux, un accord passé avec l'entreprise créatrice de la sauce, ce qui a transformé la petite pièce légère en grand événement traversant le continent dans une forme de cirque extraverti (distribution de produits, immense bouteille en carton-pâte sur scène).
→ Musicalement, nous avons affaire à de la pure veine légère anglophone, quelque part entre Sullivan et Candide de Bernstein, très agréablement réussi. [Je ne crois pas qu'il en existe d'intégrale officielle, mais YouTube en fournit plusieurs extraits.]
→ George Whitefield Chadwick est un des plus beaux représentants du romantisme musical américain, à la fin du XIXe siècle (1854-1931) – de la Second New England School, comme Amy Beach. Sa Deuxième Symphonie témoigne d'une belle maîtrise de tous les aspects d'écriture, dans une veine simple et lumineuse. Mais les Symphonic Sketches sont encore plus intéressants, plus personnels – culminant dans le mouvement lent, « Noel », tout à fait dans l'esprit folklorique de la Neuvième de Dvořák !

Outre quelque coupures, la seule adaptation majeure que j'aie pu repérer dans cette production était l'adoption de la vraisemblance sexuelle, en remplaçant le Prince Charmant, un soprano (chanté à la création par Yvonne Printemps !), par un ténor (Enguerrand de Hys, qui s'en acquitte magnifiquement par ailleurs), ainsi qu'on le fit souvent dans la Cendrillon de Massenet, ou désormais avec les contre-ténors dans le seria (alors ce que sont des rôles conçus pour des castrats ou des femmes, des types de voix très différents des falsettistes).
La réalisation scénique et musicale en était en outre exceptionnelle – sans surprise avec Les Frivolités Parisiennes, c'est toujours le cas, et le succès de cet orchestre spécialiste fait vraiment plaisir à voir.
Valérie Lesort, tout en conservant dans la mise en scène sa veine visuelle burlesque, toujours pleine d'invention, qui fait sa marque – et qui ravit le public, moi le premier –, complexifie la substance dramatique en appuyant davantage, dans les dialogues, sur les enjeux d'identité et de responsabilité. Les héros ne sont pas seulement des épures de contes, mais aussi des tempéraments humains dont on peut questionner la moralité et les motivations. Ces changements à la marge n'affectent pas la logique déjà féerique et bouffonne de l'œuvre, mais lui offrent, je trouve, une dimension supplémentaire. Finalement une œuvre assez profonde, vu comme cela.
Côté chant aussi, c'était la fête, des interprètes judicieusement choisis parmi lesquels je retrouve quelques chouchous aux dictions claires et aux timbres personnels (Julie Mathevet, Enguerrand de Hys, Philippe Brocard et l'irrésistible Lara Neumann), et en particulier une révélation, Romain Dayez, qui ne m'avait pas particulièrement bouleversé dans Les Bains macabres de Connesson (le meilleur opéra contemporain que j'aie vu) où la technique qu'il employait était beaucoup plus traditionnelle, et qui fait ici une démonstration de chant sidérante dans la dernière scène : émission très libre, claire, haute, avec une impédance basse, très peu de couverture vocale, juste ce qu'il faut pour ne pas se blesser. Résultat : le texte claque, la voix claque, audible en bas, glorieuse en haut, la projection est largement supérieure à tout ce que l'on a l'habitude d'entendre de nos jours sur une scène d'opéra. Et pourtant le grain du timbre conserve de sa couleur sombre. Parce qu'au lieu de chercher le fondu et l'épaisseur, il projette sa voix dans sa zone la plus efficace, sans chercher à l'arrondir. Le résultat est saisissant, ça faisant longtemps que je n'avais pas entendu ça – ce type de positionnement vocal est devenu de plus en plus rare et n'est plus guère enseigné, ce qui pose plein de questions sur l'avenir de l'opéra (quel intérêt de chanter sans micro si on entend mal et qu'on ne comprend rien ?).
Je me suis laissé dire que le projet était ruineux et a beaucoup entamé les finances des Frivos sur la saison (j'en déduis qu'ils avaient loué l'Athénée au lieu d'être mandatés par la salle ?), mais on voit qu'il est possible de jouer à guichet fermé devant un public enthousiaste et une critique dithyrambique, pour peu qu'on la choisisse bien et qu'on la réalise avec soin. Ici, tout était réuni : nom et sujet connus de n'importe quel résident français, musique originale et accessible, mise en scène plaisante visuellement et très vivante, plateau de très grande qualité. C'est donc possible. (Je ne repars pas sur ma marotte : si on recréait des titres de qualité dont le nom fait rêver, comme Vercingétorix de Fourdrain, ou si l'on commandait des opéras sur des sujets parlants pour un vaste public et dans un langage musical cohérent avec le sujet, par exemple autour de One Piece, Harry Potter, Star Wars, The Walking Dead ou Squid Games, on pourrait véritablement remettre l'opéra au centre du jeu culturel hexagonal. Car, en fin de compte, ce qui caractérise l'opéra, c'est l'absence d'amplification des chanteurs et la présence d'un accompagnement par des instruments acoustiques ; le reste est simplement un choix stylistique, qu'il n'est absolument pas interdit d'adapter.)
À l'échelle du monde, on le voit bien : des œuvres ultra-consonantes, d'autres qui ressemblent à de la musique de film, qui empruntent au jazz ou à la pop, et puis d'autres purement atonales, avec des aplats d'agrégats… tout est possible. En France, on semble vraiment bloqué dans l'alternative : patrimoine de tubes ou avant-garde radicale. Il existe d'autres voies, et notamment celle d'un opéra plus proche des esthétiques grand public, qu'il appartienne à la production du passé ou qu'il soit commandé pour l'occasion. Si j'en parle souvent, c'est que cela permet à l'art de rester vivant et de sortir un peu de sa niche ultraspécialisée. (Cela ne veut pas dire qu'il faut arrêter les cycles LULLY et ne plus jouer les tubes de l'opera seria, bien sûr. Tout cela peut coexister et rendre l'offre un peu plus variée et attractive.)
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J'en espère d'autres ! La saison prochaine l'Athénée se remet un peu à l'opéra contemporain (deux propositions à quelques jours d'intervalle). Les Frivos, entre La Cage aux Folles, No, no, Nanette et Tosca, seront sur d'autres fronts. Il faudra patienter un peu et suivre l'actualité des conservatoires (cette année, il y avait un opéra du père de Nadia & Lili Boulanger, tout de même !) et des valeureuses compagnies comme celle de L'Oiseleur, qui permettent de découvrir ce patrimoine occulté.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Opéras français d'après le romantisme a suscité :
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