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dimanche 10 juin 2018

Les opéras rares cette saison dans le monde – #7 : espagnols, celtiques, scandinaves, finno-ougriens


Précédents épisodes :
 principe général du parcours ; 
#1 programmation en langues russe, ukrainienne, tatare, géorgienne ; 
#2 programmation en langues italienne et latine ;
#3 programmation en allemand ;
#4 programmation en français ;
#5 programmation en anglais ;
#6 programmation en polonais, tchèque, slovaque, slovène et croate ;
#7 programmation (ci-présente) en espagnol, gaélique irlandais, danois, bokmål, suédois, estonien, hongrois.

À venir : il ne reste plus que la grosse notule sur les les opéras contemporains ; pas tous, seulement ceux intriguants, amusants (ou même réussis, car cela arrive quelquefois).



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La salle du Teatro Solis, une des scènes d'opéra de Montevideo.



Opéras en espagnol

Les raretés sont essentiellement des zarzuelas, évidemment – c'est-à-dire des opéras espagnols d'essence légère. Légèreté qui est plus théorique qu'absolue, de même que l'opéra comique en France… on y trouve aussi bien des fantaisies loufoques comme El dúo de La Africana de Fernández Caballero (histoire de préparation dysfonctionnelle d'une représentation de Meyerbeer) que des histoires d'amour plus traditionnelles et sérieuses. Néanmoins, il ne faut pas se laisser abuser par l'utilisation générique du titre hors d'Espagne pour désigner quasiment tous les opéras espagnols qu'on ne joue pas ailleurs : les opéras à sujet véritablement sérieux, comme Marina d'Arrieta ou El gato montés de Penella Moreno, ne sont pas des zarzuelas.

Les quatre pièces que j'ai retenues comme raretés sont en réalité des standards du répertoire hispanohablante, largement et luxueusement enregistrées ; régulièrement données malgré leur peu de notoriété à l'échelle mondiale.

Bretón, La verbena de la paloma à Montevideo (Uruguay)
→ Le grand standard de la musique légère (género chico). Le livret a abouti dans les mains de Bretón à la suite d'une série de défections, et bien que moins expérimenté que les premiers pressentis, ce fut un grand succès dès la première de 1894.
La musique, malgré la date, demeure très simple, surtout au service des scènes pittoresques et piquantes, de morceaux de chansons, de personnages de caractère, tout cela pendant une fête de la Vierge à Madrid.
→ [vidéo]

Penella Moreno, El gato montés (Zarzuela de Madrid, Kaiserslautern)
→ L'un des titres les plus célèbres (alors qu'on serait souvent bien en peine de citer le compositeur), en particulier à cause du paso doble qui a acquis sa célébrité propre hors du contexte de l'opéra.
→ Juanillo, un hors-la-loi, aime et est aimé de Soleá, gitane protégée de Rafael, le torero (qui l'aime également, que croyiez-vous). Les deux hommes s'affrontent à coup de navaja mais sont séparés par la fille de bohème. Tout cela m'évoque confusément quelque chose de familier, mais quoi ?  (Spoiler : ça ne finit pas très bien.)
→ L'œuvre, quoique de 1917, est écrite dans un romantisme tout à fait traditionnel (post-verdien, disons), qui prend simplement en compte certaines avancées de l'orchestration et de l'harmonie (de jolies doublures de bois qu'on ne trouve pas en 1850 et des enchaînements un peu plus variés) – les doublures de lignes chantées par les cordes, typiques de Puccini, sont aussi adoptées par Moreno comme Sorozábal. Du point de vue de la composition, ce n'est pas un chef-d'œuvre particulièrement singulier, mais l'œuvre est robustément écrite et, parmi les œuvres de langue espagnole, fait figure de modèle dans ce genre lyrique et pathétique.
→ [écouter]

Sorozábal, La tabernera del puerto (Zarzuela de Madrid)
→ Alors que nous sommes en 1936, Sorozábal écrit un opéra qui s'apparente davantage à du Delibes. Là aussi, du véritable romantisme, mais il s'agit d'une zarzuela, donc pas du tout dans le même esprit pathétique qu'El gato montés : la musique demeure toujours intensément lyrique et lumineuse, dotée d'une veine mélodique évidente et généreuse qui a fait son succès. Là non plus, on ne révolutionne rien, mais le résultat est très séduisant, quelque part entre l'Élixir d'amour et le postromantisme puccinien.
Le livret se déroule, à une époque contemporaine de la composition, dans un port imaginaire de la côte Nord de l'Espagne, où la tavernière Marola fait tourner toutes les têtes sans rien demander. Pour se débarrasser de Leandro (qu'elle aime), le père de Marola l'envoie s'occuper d'un chargement de cocaïne (!). Leandro est englouti dans les mers et réapparaît miraculeusement à la fin, ce qui entraîne la confession du père sur le piège tendu (il finit en prison).
→ L'air de Leandro (le soupirant cocaïné) « Non puede ser » reste donné quelquefois en récital par les ténors de langue espagnole.
→ [écouter]

Piazzolla
, María de Buenos Aires (Staatsoperette de Dresde, Halle, Graz, Nashville, San Diego, Eugene dans l'Oregon)
→ Est-ce réellement un opéra, ou une comédie musicale écrite dans le style tango, difficile à dire. L'œuvre, qui n'est pourtant pas célèbre en soi, connaît en tout cas une fortune impressionnante à travers le monde, forte de la notoriété de Piazzolla… Et de fait, ça ressemble à un concerto pour bandonéon et voix, sis sur des textes d'Horacio Ferrer… Il faut dire que le résultat est réjouissant et véritablement accessible à quiconque n'a pas en horreur le tango – une sorte de version étoffée et complexifiée des chansons et danses habituelles.
→ [écouter]



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La grande salle de concert de Dublin, où Eithne a été donné cette saison.



Opéras gaéliques

Le gaélique irlandais est institutionnellement la première langue officielle de la République d'Irlande, devant l'anglais (quoique beaucoup moins parlée et comprise). Elle est indo-européenne, mais d'un groupe qui n'a beaucoup de locuteurs et n'est adossé à aucun état. Elle est parente du gaulois ou, plus proche, du gallois et du breton. À l'opéra, elle est essentiellement présente par Eithne d'O'Dwyer, encore régulièrement donnée.

O'Dwyer, Eithne en irlandais (Dublin)
→ Militant de la mise en valeur de la culture gaélique, O'Dwyer est le premier à proposer un opéra représenté en gaélique, et cela explique le caractère emblématique d'Eithne, régulièrement redonné en Irlande ces dernières années, après une période d'éclipse… à chaque fois une sorte de célébration nationale, quelque chose que les locuteurs de langues plus dominantes que menacées, comme l'anglais ou le français, ne peuvent pas pleinement appréhender.
→ La première tentative remontait à 1903 (un opéra de Thomas O'Brien Butler), mais l'opéra Muirgheis avait finalement été représenté en anglais !
→ Son style demeure très romantique, et m'évoque beaucoup celui des opéras anglais du milieu du XIXe siècle (même vocalement, on pourrait croire, en entendant les timbres anglophones et les accentuations, qu'il s'agit d'anglais mal articulé, alors que la langue parlée n'a véritablement aucun rapport) : on songe vraiment à Macfarren (Robin Hood), voire Balfe (Satanella) ou Wallace (Maritana, Lurline…) – ces deux derniers nés irlandais, au demeurant – avec un orchestre (un peu) plus riche.
→ Rien de très singulier, donc, mais agréablement écrit, et sans doute émouvant quand on connaît la langue – sinon, à l'oreille, la différence n'éclate pas, et à tout prendre j'aime davantage les fantaisies de Macfarren.
→ [vidéo]… du concert de cette saison !



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L'intérieur du célèbre Opéra de Copenhague.



Opéras danois

Kuhlau, Lulu (Copenhague)

→ Grand succès national, ce n'est évidemment pas la Lulu de Wedekind en 1824, mais le Prince Lulu, emprunté au conte de Weiland qui servit également de source à la Flûte enchantée de Schickaneder et Mozart. Opéra très vivant, nombreux dialogues entre solistes et chœurs, flux très animé, comparable aux opéras de Spohr et de Schubert, avec quelques airs vocalisants qui se rapprochent davantage du Rossini seria. La fin inclut même du mélodrame (voix parlée accompagnée), et le chœur final navigue quelque part entre Mozart et Hérold. Mérite vraiment d'être connu : le nombre de parentés qu'on est obligé de cité montre bien sa singularité, car le langage en est très cohérent et personnel, d'une grande plasticité dramatique.

→ La vie de Kuhlau est peut-être plus célèbre que son œuvre : reconnaissable sur les portraits à son œil manquant (il est tombé sur la glace à sept ans), il a quitté Hambourg en 1810 (six ans après le début de sa carrière locale) pour fuir la conscription napoléonienne. L'essentiel de sa production de maturité est donc danoise, au point de devenir l'emblème de l'opéra de ce pays et dans cette langue.

→ Son premier opéra danois se fondait sur son équivalent littéraire qui fait la bascule vers le romantisme, Oehlenschläger. Quant à son opéra le plus glorieux en son temps, une comédie (ElverhøjLa Colline aux Elfes), il n'est plus guère joué, alors qu'il inclut des thèmes (sonores) folkloriques et un hymne à la royauté… c'est aujourd'hui Lulu, un drame plus pur, qui occupe la place de principal opéra national danois.

[Vidéo tirée de la production de cette saison.]



concert_oslo.jpg
La grande salle de concert d'Oslo – où l'on se rend compte que, dans ces villes du Nord, l'absence d'enjeu du nombre permet de réaliser de belles salles sans doute très satisfaisantes acoustiquement et visuellement.



Opéras en bokmål

Il existe en réalité deux langues qu'on nomme norvégien en français ; apparues toutes deux de façon délibérée au milieu du XIXe siècle, elles ont suivi une logique exactement inverse. Le nynorsk (néo-norvégien, 20% des locuteurs) se fonde sur l'unification de vieux dialectes du fonds nordique commun, plus proches de l'islandais et du féroïen ; à l'inverse, le bokmål, la langue des villes (80% des locuteurs), est une adaptation du danois à la prononciation et au vocabulaire spécifique de la Norvège. Les deux ont leur littérature, mais le bokmål est celui des deux norvégiens qui est connu à l'étranger : c'est la langue d'Ibsen, la langue des opéras de Borgstrøm, celle dans laquelle on chante Les Miz, celle aussi des fictions télévisuelles (comme la remarquable série Okkupert de Nesbø… on y entend du bokmål, du russe, de l'anglais, du suédois… mais pas un pouce de nynorsk, même dans les parties qui se déroulent à la frontière Nord).
J'avais retracé rapidement cette bizarrerie dans cette ancienne notule.

Irgens-Jensen, Heimferd en bokmål, à Oslo
→ Un postromantique norvégien de valeur (sa Symphonie vaut le détour), ici c'est un oratorio qui est donné, au caractère très évocateur, dans la tradition de la grande cantate symphonique et épique qui court de Schumann (La Malédiction du Chanteur, Le Page et la Fille du Roi) et Gade (Comala) à Mahler (Klagende Lied) et Schönberg (Gurrelieder).
→ [extraits] tirés du disque Ruud avec Stene, Bjørkøj et le plus bel orchestre du monde…




opéra göteborg
Couleur locale de l'Opéra de Göterborg.



Opéras en suédois

Menotti, Le Téléphone en suédois (Göteborg)
→ Un des titres les plus charmants de tout le répertoire, musique très accessible (mais plus en conversationnel qu'en sirop flonflonnisant), une saynète sur l'intrusion des technologies dans la vie sociale et amoureuse. Il est souvent traduit en langue vernaculaire (je l'ai vu sur scène en français il y a quelques années), et c'est un moment délicieux dont je me sens encore imprégné.




opéra tallinn
Architecture ecclésiale (et blancheur russisante) à l'Opéra de Tallinn.
Le bâtiment extérieur est pourtant immense, mais la salle de taille réduite.



Opéras estoniens

L'estonien n'est pas une langue balte, mais ouralienne, très proche du finnois. On l'entend bien, même à l'Opéra, à la répétition de syllabes, en fin de mot… Les techniques de chant aussi, souvent un peu rocailleuses (pas totalement en avant, avec des timbres un peu râpeux), sont très comparables.

Tamberg, Cyrano de Bergerac (Tallinn)
→ Compositeur estonien contemporain (mort en 2010). Cyrano (1974) est écrit dans une langue sonore délibérément archaïsante, que je trouve assez irrésistiblement charmante – un peu à la façon du Henry VIII de Saint-Saëns ou du Panurge de Massenet, pour situer. Cela sied si bien au ton à la fois lointain et badin, épique et familier qui parcourt l'ouvrage. Contrairement à Alfano (à mon sens plus loin de l'esprit, même si l'acte V est une merveille), ici Cyrano est baryton et non ténor – ce qui paraît beaucoup plus cohérent avec toute sa dimension d'anti-jeune-premier.
→ L'écriture manque peut-être de contrastes (et les épisodes sont réellement très raccourcis, peu de discours !), mais elle recèle aussi de belles trouvailles, comme la délicieuse cavatine de Christian qui ouvre la pièce (tout l'acte I est supprimé étrangement, point de tirade du nez ni de ballade du duel, on débute au II avec les « ah ! » de l'aveu manqué). Le personnage de Roxane est remarquablement servi : Tamberg lui attache une harmonie plus archaïque et une orchestration spécifique (qui ne se limitent pas à son leitmotiv, mais accompagnent ses interventions tout au long de l'ouvrage), qui traduit de façon particulièrement persuasive l'empire et la fascination qu'elle exerce sur les protagonistes qui l'entourent.
→ [extraits vidéos] ; on peut aussi voir l'intégrale dans une production filmée que j'ai dénichée sur le replay de la télé estonienne (on a les passe-temps qu'on peut). L'opéra est aussi disponible chez le label ♥CPO!



theater basel
Le Theater Basel, qui donne Hubay cette saison.



Opéras en hongrois

Erkel, Hunyadi László (Budapest)
Hunyadi est le second opéra romantique hongrois le plus célèbre, après Bánk Bán du même compositeur. Le sujet est, de même, inspiré de l'histoire politique des rois hongrois. Ici, épisode du XVe siècle : le successeur du roi Hunyadi János (qui appartient à un parti adverse) veut tuer le fils de son prédécesseur, pourtant un brillant général de l'armée ; multipliant les tentatives, tombant amoureux de sa fiancée, le tout culminant dans l'horreur d'une mort injuste que rien ne peut suspendre – quatre coups de hache pour séparer le la tête du corps de László.
→ On décrit en général Erkel comme l'équivalent de Verdi en Hongrie. Et, de fait, le modèle est totalement verdien (avec des touches de valses rythmées de triangle, plus à la façon des opéras légers germaniques). Mais sans la même évidence mélodique, sans la même urgence dramatique. Je ne le trouve pas particulièrement savoureux – dans le genre simili-verdien, Foroni, Faccio ou Catalani me paraissent beaucoup plus excitants.
→ [vidéo]

HubayAnna Karenina (Bâle)
→ L'œuvre est originellement écrite en hongrois, mais il est très possible, comme cela se fait souvent dans les pays germanophones pour les œuvres rares tchèques ou hongroises (voire les opéras comiques français, pour lesquels il existe toujours une tradition vivace d'interprétation en traduction), qu'elle soit jouée en allemand.
→ HUBAY Jenő (né Eugen Huber) est surtout célèbre comme violoniste ; virtuose, ami de Vieuxtemps, pédagogue, la discographie le documente essentiellement comme compositeur de pièces pour crincrin. Néanmoins, cet opéra, fondé sur une pièce française (Edmond Guiraud), lorsqu'il est écrit en 1914 (mais représenté seulement en 1923), appartient plutôt à la frange moderne, d'un postromantisme assez tourmenté et rugueux. Très intéressante et intense.
→ Hubay a écrit neuf opéras, dont certain sur des livrets assez intriguants : Alienor en 1885 (traduction d'un livret d'Edmond Haraucourt), Le Luthier de Crémone en 1888 (traduction d'un livret de François Coppée et Henri Beauclair), La Vénus de Milo en 1909 (d'après Louis d'Assas et Paul Lindau) et plusieurs inspirés de contes et récits populaires hongrois.
→ [extrait]



Et ensuite ?

Ne reste plus que l'ultime notule, sur les opéras contemporains (rien qu'avec les titres, c'est assez passionnant).

Il aura donc fallu une saison pour faire le tour de… la saison !  Mais que de richesses à découvrir au fil des épisodes… je vous recommande vraiment, puisque beaucoup sont disponibles en ligne dans de bonnes conditions (vidéos, parfois sous-titrées…), de vous laisser amuser ou surprendre par cette diversité qu'on ne se figure pas, lorsqu'on a ses habitudes dans une maison ou un pays, ou qu'on feuillette simplement la programmation mondiale.

Des gemmes tout à fait inhabituelles et stimulantes sont disséminées, et si on ne peut y aller, on peut cependant aisément les découvrir, ou simplement s'interroger sur ce que ces différences disent des identités (ou des identifications) locales. Puisse CSS avoir contribué à votre émerveillement !

David Le Marrec

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