Du nouveau dans notre
petite liste de conseils en matière de
quatuor. Cette fois-ci, pour qu'elle soit davantage utile, un petit
bilan sur chaque corpus ajouté ou enrichi.
Avantage considérable dans ce répertoire :
tous se trouvent en disque
(et, l'exploration méthodique du répertoire étant chose récente, à peu
près tous disponibles). L'originalité est déjà rare dans les concerts
de quatuor, alors des corpus entiers, cela n'arrive à peu près jamais –
sauf manifestation exceptionnelle, comme lorsque la Biennale de Quatuor
de Paris propose une exploration minutieuse Chostakovitch-Vainberg
! Mais il faut de grands moyens et beaucoup de volonté.
On ne rencontrera jamais, en
dehors de ces circonstances très particulières, de concerts consacrés à
un seul compositeur ; comme partie d'intégrale Beethoven
éventuellement, et peut-être occasionnellement un tout-Mozart, mais le
concert de quatuor est particulièrement codifié, on se doit de mélanger
trois compositeurs d'esthétiques différentes. Et, pour arriver à
remplir les jauges, en général des choses pas trop interlopes – le
concert de quatuor étant déjà, en lui-même (à tort, d'ailleurs),
la chose des initiés.
Le quatuor, occulté et inaccessible comme un ossuaire
montgeroldien. Alors qu'il suffit d'en pousser la porte mal scellée.
Sont ainsi ajoutés ou complétés dans
la liste constituée
depuis octobre 2011 (dernière mise à jour en janvier 2015) :
♦
Luigi Boccherini, considéré
comme
le créateur du quatuor avec Haydn, et chez qui l'on trouve quelques
très jolies choses à condition de se donner le temps de chercher dans
un corpus foisonnant.
♦
Luigi Cherubini, qui ne se limitait
nullement à l'aimable compositeur d'opéras-comiques moyens ou aux
grandes fresques sacrées très impressionnantes de ses deux Requiem. Les
quatuors centraux, en particulier, sont d'un enthousiasme et d'un
panache très aboutis pour cette époque, lorgnant déjà vers le caractère
des Mendelssohn.
♦
Allors
que ce sont surtout ses pièces pianistiques (très directes, d'un beau
caractère mais pas toujours profondes) qui ont conservé leur
réputation, les symphonies et les quatuors de
Norbert Burgmüller témoignent d'un
tempérament exceptionnel – n'eût-il pas été fauché si tôt, on tenait
peut-être l'une des grandes figures du siècle.
♦ J'ai déjà dit à de nombreuses reprises mon admiration effrénée pour
certaines œuvres du legs à
Carl
Czerny (la
Première Symphonie il y a déjà longtemps pour un
des premiers
Carnet d'écoute,
le Nonette plus récemment dans les
Instants ineffables).
Il figurait déjà dans la liste pour ses quatuors en ré mineur et mi
mineur, à mon sens du niveau des derniers Schubert (ceux de Bruch
peuvent y ressembler, mais ceux de Czerny ont, de surcroît, une qualité
de facture assez équivalente) ; et voilà que je découvre il y a peu (un
Carnet d'écoute en a
parlé) que Capriccio a publié non seulement
ceux-là dans une nouvelle interprétation, mais y a adjoint deux autres
quatuors jamais captés ! Un brin moins superlatifs, mais deux
disques de quatuors de Czerny, quelle orgie !
♦ Dans la veine assez archaïsante (au sens d'attardé) du romantisme
danois, les quatuors de
Christian
Frederik Emil Horneman sont parmi les rares à mériter réellement
le détour (même ceux de Langgaard, encore plus tard peuvent paraître
ternes – alors Gade !). Le final tout de bon mozartien du deuxième
quatuor est complètement hors de l'action artistique européenne de son
temps (tard dans le XIXe…), mais on y trouve ce charme franc, dépourvu
de tout souci de recherche, du compositeur qui fait de la musique pour
elle-même, sans aucune velléité de laisser son empreinte dans le
système musical. Un peu l'attitude d'
Asger Hamerik.
Le reste de son catalogue n'est pas dépourvu d'attraits non plus.
♦ Gros coup de cœur pour les quatuors d'
Eugen
d'Albert, décidément plein de surprises – surtout célèbre pour
ses opéras, et essentiellement
Tiefland,
sa
Symphonie en fa est une
merveille du postromantisme élancé, ses concertos pour piano laissent
la part belle à un orchestre éloquent et poétique, et ses quatuors,
donc, ménagent, comme les meilleurs moments des symphonies de Franz
Schmidt, un équilibre spectaculaire entre ambition structurelle
germanique et simplicité d'accès avec des thèmes très simples et
directs.
Il en existe au moins deux versions, Sarastro SQ et Reinhold SQ, je
recommande la seconde, beaucoup plus ardente (même si le dernier
mouvement du 1 y est moins primesautier) ; néanmoins les deux sont très
belles et n'occultent en rien les qualités de ces pages.
♦ Complété mon écoute des quatuors de
Joseph
Suk,
très différents selon les interprétations (folklorisme du Quatuor Suk,
concentration germanique du Quatuor Minguet – contre toute attente, je
suis beaucoup plus convaincu par la seconde approche), mais en tout cas
d'une densité et d'une finition digne des meilleurs représentants de la
discipline en cette fin du XIXe siècle. Le Deuxième, moins évident,
explore une veine un peu plus retorse qu'on n'associe pas d'ordinaire à
Suk – quasiment autant décadent que postromantique. Voilà un
compositeur, assez bien servi au disque, particulièrement mal au
concert, qui ménage sans cesse des surprises si on se limite à l'image
du gentil post-Smetana qui semble primer dans les consciences, et ne
reflète qu'une part limitée de son legs –
Zrani !
♦ Le quatuor en la mineur de
Fritz
Kreisler constitue une agréable surprise : son romantisme
simple, dépourvu des vanités de la virtuosité, séduit avec beaucoup de
douceur.
♦
Volkmar Andreae, fameux
comme chef brucknérien (rapide, extrême, cassant, ardent, exaltant la
cursivité et la discontinuité, à l'opposé de ce qu'est devenue depuis
la
tradition brucknérienne mystico-hédoniste, assez
contemplative et enveloppante), révèle des qualités très différentes
comme compositeur : d'une simplicité presque néoclassique (en tout cas
d'un romantisme très apaisé et consonant), son deuxième quatuor nourrit
une forme de plénitude modeste, assez délectable. Le reste de sa
musique de chambre (deux disques complémentaires ont paru chez Guild,
mais Chandos a aussi commis au moins un disque) déroule les mêmes
qualités, même si ce second quatuor en est le plus bel accomplissement.
♦ Autre figure faussement connue,
Ottorino
Respighi : ses trois cycles orchestraux tape-à-l'œil, son
Tramonto, son opéra
La Fiamma tracent un portrait
commun, ou facile, qui ne rendent pas justice à tous les aspects du
compositeur. Son intérêt pour les musiques des siècles précédents et sa
perméabilité aux esthétiques plus
décadentes
ont nourri des œuvres beaucoup plus inattendues –
Metamorphoseon modi XII ne
ressemble à rien d'autre et constitue, je crois, une réussite assez
saisissante.
Sans être forcément très atypiques, ses quatuors (en particulier celui
en ré mineur, le moins intéressant étant le plus célèbre, le
Quartetto dorico) disposent d'une
intensité certaine et explorent de belles couleurs sombres et intenses,
pas dénuées de personnalité (sans ressembler au Respighi habituel).
♦ Les quatuors de
Kurt Atterberg,
sans révéler la face la plus spectaculaire du compositeur (qu'il faut
chercher dans les deux premières Symphonies, ou dans son poème
symphonique
Le Fleuve,
sorte de miroir augmenté de l'
Alpensinfonie,
concis et discursif au lieu d'étalé et contemplatif), se distinguent,
dans le répertoire, par leur calme intensité.
♦ Chez
Darius Milhaud, si le
Premier Quatuor évoque la qualité de celui de Ravel, les suivants
versent davantage dans le contrepoint un peu cursif et filandreux, de
ce Milhaud qui peut écrire à l'infini des choses variées, sans qu'on
perçoive bien le message ou la direction. Mais j'étais passé à côté du
Deuxième, qui sans valoir le premier, explore plutôt les mêmes franges.
♦
George Gershwin a commis
une délicieuse
Berceuse pour
quatuor, un type de miniature peu courant pour cette forme où les
compositeurs ont en général à cœur de prouver leur métier et leur
solidité d'écriture (témoin les quatuors de Donizetti, très accomplis,
jamais pauvres comme peuvent l'être certaines portions de ses opéras).
Aucune influence jazz ici, mais une brève gourmandise complètement
accessible tout de même.
♦ Les très courts quatuors d'
Alan
Rawsthorne
(dix à quinze minutes, pour une esthétique encore romantisante !)
explorent une langue à la fois consonante et un peu tourmentée qui
évoque assez l'atmosphère de ceux de Schoeck – en particulier le
Premier. Le « Quatrième », resté inédit, s'approche davantage d'un
Quinzième de Chostakovitch vif. Moins enthousiaste des deux autres (et
des Variations), que je n'ai pas inclus (mais qui méritent l'écoute).
Belle découverte, qui se trouve en plus par l'excellent Maggini Quartet
– mais la version des Flesch chez ASV, eux spécialistes des décadents
plus que des anglais, est très bonne aussi.
♦
Le corpus de
Lars-Erik Larsson figurait déjà
parmi les chouchous de CSS, mais je précise au passage que les
Intima minatyrer , la part la plus
délectable du corpus, sont en réalité une sélection du compositeur,
tirées de l'ensemble plus vaste des
Senhöstblad
(« Feuilles de fin d'automne ») inspirées des poèmes d'Ola Hansson.
Ce dépouillement serein, un brin aphoristique aussi, se pare de
remarquables vertus contemplatives.
♦ L'ensemble des quatuors de
Grażyna
Bacewicz (prononcé
Grajéna
Batsévitch) documente une évolution stylistique passionnante de
1938 à 1965 : car, si elle évolue (assez logiquement) d'un style tonal
sombre (dans l'esprit des opéras de Schmidt, Pfitzner ou Hindemith)
vers une atonalité de fait, et de plus en plus libre, la qualité des
œuvres ne semble pas du tout corrélée à l'esthétique. D'ordinaire, on
se prend à regretter les expérimentations radicales qui ont peu cassé
la puissance des ressorts de l'ancienne manière ; ou on trouve au
contraire superflue la documentation d'œuvre écrites avant que le
compositeur n'ait trouvé le style qui fait sa gloire… Ici, au
contraire, les réussites semblent assez également réparties. J'aime en
particulier la veine plus traditionnelle du 1 et les explorations du 4,
mais chacun se dirige dans une direction légèrement différente des
autres.
Après de longues années d'obscurité, deux intégrales ont paru quasiment
simultanément (chez Naxos et chez Chandos). Une fois n'est pas coutume,
je suis davantage séduit par celle de Chandos (les timbres de
l'intégrale Naxos étant un peu gris, comme dans les prises de son de
leurs débuts), mais les quatuors exaltés ne sont pas exactement les
mêmes dans les deux séries, qui méritent donc de toute façon le coup
d'oreille.
Bacewicz a aussi écrit un quatuor pour quatre violoncelles et, plus
original, un autre pour quatre violons (assez réussi !).
♦ Dans le même domaine de l'atonalité douce, le quatuor de
Bo Linde mérite le détour : très
expressif, et sans recourir à aucun expédient auquel on associe souvent
le quatuor contemporain. Simplement de la musique bien faite, qui
regarde sans doute un peu vers le passé (je vois que j'
avais parlé de « Schoeck souriant » à son sujet)
♦ J'avais déjà confié mon exultation à la parution des quatuors de
Georg Katzer, chouchou de longue
date. Je vous renvoie donc à la
notule correspondante.
♦ Au fil de ma découverte (récente, en août dernier) de la musique de
chambre (hors piano, déjà écouté) de
Charles
Wuorinen, rencontre avec les quatuors, forcément. Ils ne sont
pas aussi intuitifs que le généreux
Sextuor à cordes ou que le genre de Zemlinsky sériel du
Second Quintette avec piano, mais
ils en partagent les qualités de directionnalité et de lisibilité.
Intéressant pour varier les plaisirs. [Alors que le second XXe siècle,
prodigue en quatuors, s'est à mon sens heurté mécaniquement aux
dominantes de langages dont l'intérêt perceptible, pour le public, est
davantage l'originalité du coloris que le discours musical à proprement
parler –
Boulez en étant l'
archétype.]
♦ Le troisième quatuor de
Daniel
Börtz m'avait assez fortement séduit en l'écoutant, mais
c'était il y a déjà dix-huit mois, il faudrait en toute honnêteté que
je le remette pour en dire quelque chose d'un minimum pertinent.
Néanmoins je l'avais mis de côté pour une liste de recommandations –
assez pauvre en second vingtième pour les raisons évoquées à l'instant
dans le paragraphe Wuorinen, je me permets donc de souligner son
inclusion et d'inviter à la découvrir… et vais m'empresser de suivre
mon propre conseil
après la fin de mon intégrale Saint-Saëns.
L'âme de l'auditeur de quatuor, après avoir suivi les conseils
de CSS.
Aussi découvert, dans cette période qui nous sépare de la dernière mise
à jour (oui, vous les avez assurément comptés !), de beaux quatuors
d'Elgar, Delius, ou bien les
Deux
pièces de Copland. Mais pas marquants au point de les inclure
dans ce qui devait être une sélection serrée, et est devenu une sorte
d'archive des quatuors à écouter et réécouter…
Pour bien faire, il faudrait commenter tous les autres corpus
mentionnés, mais on voit bien la difficulté que cela poserait en temps
et en format – ce serait quasiment plus un dictionnaire qu'une notule
qu'il faudrait… et tant qu'à faire, avec plus de factuel et moins de
subjectivité. Les dates de composition, la tonalité, les mouvements, le
langage, la structure musicale interne, éventuellement la postérité…
Mais pour cela, il existe déjà les volumes de Fournier – que je n'ai
pas suffisamment lus pour mesurer s'ils incluent largement les titres
que je suggère (ce ne serait pas une faute, une large part a paru
durant notre récent âge d'or discographique, avec profusion de petits
labels explorateurs, il aurait donc fallu dégoter toutes ces
partitions, là aussi difficilement accessibles avant l'ère numérique
absolue).
Dans l'attente, retrouvez ici
la guirlande complète des conseils en quatuor.