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Dernières nouveautés, disques doudous et éthique du commentaire laconique


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Beaucoup de nouveautés originales et dignes d'intérêt, de réécoutes de disques importants pour moi dont je n'ai pas encore eu l'occasion de parler ici. C'est pourquoi, bien que d'ordinaire je place toutes les écoutes quotidiennes dans ce fichier (toujours accessible par le lien en haut de chaque page du site, en bleu : « nouveautés disco & autres écoutes ») et quand je n'en ai pas le temps, dans la playlist Spotify prévue à cet effet (une piste = une écoute du disque entier, les derniers écoutes sont en bas), écoutable sur PC sans abonnement payant (avec de la pube, certes)… pour cette fois j'en présente le résultat ici.

Ce sera aussi l'occasion de rappeler la démarche de ces commentaires courts, qui me posent souvent une difficulté éthique : est-il convenable de commenter chaque disque, même lorsqu'on a peu à dire, avec « c'est bien » / « peut-être pas essentiel », etc. ?  Tentative de pistes de réponses en fin de notule.




Je rappelle le principe de la cotation (indicative) :

♥ chouette disque que je recomande
♥♥ disque particulièrement marquant (œuvre à connaître et/ou interprétation aboutie / renouvelée)
♥♥♥ disque qui change la vision du monde / du répertoire

¤ j'aime pas du tout (ça joue faux, mollement, et il y a des coupures, dans un répertoire ennuyeux et déjà ultra-rebattu)
Exemple : les intégrales Donizetti avec Callas (mais non, je plaisante, je les aime bien – mais avouez que ça correspond assez bien au signalement…)
¤¤ disques de Philip Glass

Suite à quelques messages inquiets d'artistes, quand je ne mets pas de cotation, ce peut être : un oubli (ça arrive régulièrement), mais en général plutôt un disque que j'ai trouvé très bon mais qui, dans l'immensité de ce qui paraît, n'est pas ce que je conseillerais en urgence. (Typiquement, une intégrale Beethoven, il faut qu'elle soit déjà vraiment très bonne pour que je mette un ♥, je ne vais pas recommander d'écouter ça s'il n'y a pas une raison particulière de le faire. De même pour des œuvres avec lesquelles je n'accroche pas : je ne peux pas recommander quelque chose qui ne m'a pas intéressé moi, mais ce n'est absolument pas un témoignage négatif sur le disque !)
En somme, c'est la présence de cotation qui est un signal, pas son absence !



A. Nouveautés (juin-juillet 2023)

Quelques mots sur les nouveautés de juin-juillet (par chronologie des compositeurs) :

Legrenzi, oratorio La morte del cor penitente, par l’Ensemble Masques. J’ai toujours soutenu l’idée que Legrenzi était un chaînon manquant indispensable de l’opéra italien, avec une liberté musicale acquise par rapport à la déclamation du premier XVIIe, mais sans la fascination exclusive pour la virtuosité et la voix du seria du XVIIIe… Ici cependant, ce n’est pas la fête de l’innovation, oratorio que je trouve un peu figé, plutôt typé milieu XVIIe. Pas passionné, même si c’est très très bien chanté par ailleurs.

¶ Santiago de Murcia, une nouvelle version du livre de guitare par Núñez Delgado. Corpus incroyable, tubes inusables (Marionas por la B, Canarios, Jácaras…) ; comme souvent, on entend les irrégularités de timbre de l’instrument – il faut écouter Ana Kowalska (de Lute Duo) ou Pierre Pitzl (de Private Musicke) pour entendre la perfection.

¶ Ultime volume de l’intégrale Marais de L’Achéron. Je n’ai pas tout écouté. J’ai eu l’impression d’un instrumentarium plus resserré (une seule viole) et d’une recherche moindre de couleurs – mais j’imagine que lorsqu’on se lance dans ce genre de projet, on place les meilleures œuvres et celles où l’on a le plus à dire dans les premiers volumes… Possible que, passé la stupeur des deux premiers volumes, je me sois moi-même habitué, au sein d’un répertoire qui ne me passionne qu’avec les œuvres les plus abouties.

¶ Serse de Haendel par The English Concert : discographie déjà riche et je trouve les couleurs un peu maigres, le tempérament un peu indolent… c’est bien chanté, mais l’orchestre semble sortir de la période pré-Pinnock, c’est un peu frustrant à l’écoute, n’impression que tout se traîne de façon assez homogène.

¶ L’Allegro, il Penseroso ed il Moderato de Haendel par Les Arts Florissants. Écouté quelques extraits, ça semble très bien – au sein toutefois d’une discographie déjà saturée, où Martini, Gardiner, Nelson ont déjà livré des versions très diverses et abouties. (Un tel gâchis que cet ensemble tourne en rond depuis quinze ans, il est temps de remplacer le vieux persécuteur…)

¶ Concertos pour violon de Vivaldi dans des transcriptions anonymes pour psaltérion (par Il Dolce conforto). L’occasion d’entendre pépiter cet instrument délectable, d’ordinaire plutôt utilisé en complément dans l’orchestration (Pluhar en mettait souvent à une époque) – une petite impression d’homogénéité tout de même au bout d’un moment, vu qu’il n’y a que des concertos de Vivaldi et que les nuances dynamiques de l’instrument sont particulièrement réduites. ♥

Rameau à l’orgue par Higginbottom : vendu comme un renouvellement du répertoire de clavecin, on y trouve en réalité beaucoup de transcriptions de danses et airs de ses opéras. Et le résultat reste assez tradi. Mais très beau disque au demeurant. ♥

¶ Le concerto n°20 de Mozart réduit pour ensemble de chambre à l’époque du compositeur (Lichtenthal) et joué sur instruments anciens (Pandolfis Consort), avec l’extraordinaire Aurelia Vișovan, on redécouvre les équilibres et la modernité de l’œuvre, avec des coloris jubilatoires. Jamais entendu mieux pour ma part, et de loin. (Mais comme je dis la même chose des concertos de Beethoven par Cristofori et Schoonderwoerd, soyez prévenus.) ♥♥

¶ Réduction pour tout petit ensemble (flûte violon violoncelle piano) des symphonies 2 & 5 de Beethoven par Hummel (ensemble 1800berlin). Moins impressionné que dans le disque Vișovan, lectures très animées, mais je n’ai finalement pas énormément perçu le contraste avec les originaux. Ça fonctionne en revanche complètement aussi bien qu’avec soixante musiciens, c’est donc une piste intéressante pour les économies dans le secteur : flûte, violon, violoncelle, piano. Transcription approuvée par Beethoven, qui avait confié la tâche à de bons compositeurs proches de lui pour éviter la diffusion de mauvais arrangements. Il lui est même arrivé d'écrire dans la presse pour signaler qu’il n’était pas l’auteur des mauvais arrangements, afin de préserver sa réputation et l’intégrité de son œuvre ! ♥

¶ Les quatuors à vent de Rossini par la Rolls des ensembles chambristes mixtes (vents-cordes), le Consortium Classicum (vraiment le fer de lance de ce répertoire, avec le Linos Ensemble dont les compétences s’étendent plus loin dans le temps, jusqu’aux décadents du premier XXe s.). Et je découvre en les écoutant qu’il s’agit manifestement des mêmes partitions que ses fameuses Sonates à cordes (pour deux violons, violoncelle, contrebasse !). Je ne sais s’il s’agit d’un arrangement du compositeur ou postérieur. En tout cas, cela sonne très bien malgré le changement total de modes de jeu, et toujours la même fraîcheur de ton. Je regrette un peu l’absence de hautbois (au lieu de la flûte), mais cela contribue sans doute à une forme de douceur suave (flûte clarinette cor basson). Superbe interprétation, nette et colorée comme toujours chez eux. ♥

¶ Die schöne Müllerin de Schubert par Krimmel : oh là là, quelle merveille !  D’abord, parce que Krimmel essaie quelque chose dont j’ignore la pertinence musicologique, mais qui fonctionne idéalement : il y a beaucoup de lieder strophiques dans la Belle meunière, et il varie le rythme ou les ornements des reprises. Avec énormément de goût, de variété, et toujours très en style (Schubert a écrit ailleurs les choses qu’il fait). L’effet de renouvellement est puissant par rapport aux autres versions, et évite la redite parfois lassante au sein de chaque lied. Ensuite, l’interprétation elle-même : Krimmel fait parler le texte, nous raconte une histoire comme il sait si bien le faire, et se coule dans le caractère de chaque situation en adoptant (sans aucune affectation ni artificialité) une émission vocale plutôt baryton (avec un médium dense) ou plutôt ténor (avec une focale fine et une émission plus claire et étroite), pour coller au mieux au caractère des scènes et aux contraintes techniques des lieder, sans qu’on sente du tout de rupture. Malgré la souplesse des moyens, on est à peu près à l’opposé de l’esthétique Gerhaher (qui multiplie les effets et les changements d’émission pour accompagner le texte), ces choix se font au profit d’une approche globale qui laisse parler les poèmes sans les seconder exagérément. J’adore évidemment. ♥♥♥

¶ Les Études en forme de canon de Schumann… transcrites pour trio piano-cordes !  Voilà qui renouvelle l’écoute de ce petit bijou – même si, en fin de compte, il n’y aurait rien à rajouter aux versions au piano ou à l’orgue. (Trio Kungsbacka) ♥

¶ Un Ballo in maschera de Verdi : délicieuse surprise de l’entendre aussi bien chanté : De Tommaso est quelque part entre Di Stefano et Castronovo (!), Hernández a un beau mordant façon Radvanovsky (j’imagine l’impact en salle), Lester Lynch est très mobile aussi… Je suis comme d’habitude moins enthousiasmé par ce que fait Janowski (orchestre très rond, très homogène, accentué par les tropismes de captation PentaTone), chef incroyable dans le domaine symphonique ou dans Wagner, mais clairement moins au cœur de l’enjeu (épouser la mobilité prosodique) dans le répertoire italien qu’il enregistre quelquefois. Très bonne version en tout cas, on n’en a pas tant eu de ce niveau ces dernières décennies. ♥

¶ La Tempête, Le Voïévode, Francesca da Rimini de Tchaïkovski, association de pièces moins souvent jouées mais hautement abouties, par Chauhan et la BBC d’Écosse, tout à fait enflammés. ♥

¶ (cycle Ukraine) Kalinnikov (mort à Odessa) par le Niederrheinische Sinfoniker chez MDG, lecture un peu sérieuse qui ne tire évidemment pas vers l’ascendance russe, mais la Première Symphonie est tellement saturée de thèmes très typés qu’on l’entend très bien tout de même. Et plaisir d’entendre des pièces rares comme Le Cèdre et le Palmier, la Sérénade pour cordes et surtout les deux très beaux intermezzi symphoniques ! ♥♥

¶ L’Heure espagnole de Ravel sur instruments d’époque par Les Siècles. Petite déception : ce n’est pas la version la plus savoureuse, tout est très bon (les chanteurs que je n’aime pas trop sont meilleurs que d’ordinaire, et ceux que j’aime un peu moins inspirés que d’habitude…), mais je n’y ai pas trouvé énormément de couleurs supplémentaires ni de verve. Une autre très bonne version donc, qui ne révolutionne pas du tout l’audition, à l’inverse de la plupart des disques des Siècles et/ou de Roth.

¶ Monographie Tailleferre de Quynh Nguyen, notamment les cycles Fleurs de France et L’Aigle des rues. Pas le Tailleferre néoclassique (raisonnablement) cabossé à robinet continu, plutôt de la musique de salon plaisante et bien faite. J’ai bien aimé. ♥

¶ En revanche je me suis assez ennuyé pour les pièces de Tailleferre dans le disque à quatre mains et/ou deux pianos de Jones & Farmer, où je retrouve le côté grotesque (mais sans grande saveur) de sa production, qui tire vers le (très) mauvais Milhaud. Dans ce disque-ci, Le ruban dénoué de Hahn est autrement plus avenant, et surtout les œuvres de Koechlin (la Sonatine est vraiment d’une grande qualité poétique). ♥

¶ Suite tirée de l’opéra Wuthering Heights (en réalité plutôt des extraits incluant les duos des deux personnages principaux) de Bernard Herrmann. On y retrouve la très belle musique sombre, consonante, lyrique du compositeur de BOs, avec une qualité de production (chanteurs, musiciens, prise de son) assez supérieure à l’intégrale captée à Montpellier (qui est déjà très bien). On y entend notamment l’incomparable poète Roderick Williams et le forcené de la baguette Mario Venzago, deux chouchous personnels. ♥

¶ La suite du ballet Kratt révèle un Tubin bien plus fin orchestrateur et beaucoup mieux animé que ses symphonies. Belle découverte, interprétée avec un audible investissement par l’Orchestre du Festival d’Estonie (et Paavo Järvi). ♥

¶ Elusive Lights, c’est un disque solo du violoncelliste Dorukhan Doruk, avec une sélection passionnante de pièces, assez lumineuses (ce qui change de l’habitude dans ce répertoire) : Bloch, Saygun, Say, et surtout Sollima et Cassadó, des mondes entiers défilent, plutôt tendres que déprimés. Une autre façon d’entendre le violoncelle. ♥♥♥

¶ J’ai fait une erreur et écouté le volume 9 ♥ de 2020 au lieu du volume 14 de 2023 (Helsinki), mais je peux déjà parler du concept du cycle de James D. Hicks sur des orgues du Nord de l’Europe : des répertoires totalement inconnus se révèlent, joués sur les instruments locaux. Complètement passionnant, et très belle réalisation. Dans le volume 9, consacré à la Suède : Gunnar Idenstam, Nils Lindberg, Erland von Koch, Herman Åkerberg, Gunnar Thyrestam, Fredrik Sixten, Anders Börjesson. Je ne connaissais presque rien de tout ça, et il y a beaucoup de très bonne musique. Je vais écouter toute la série !

¶ Pour les volumes de 2023 de la série de James D. Hicks, j’ai écouté le volume 13 ♥ (capté à Turku sur un orgue des années 30), consacré aux romantiques finlandais. Des choses assez traditionnelles, comme la Deuxième Sonate de Karvonen, mais aussi des propositions d’une très belle poussée (et réalisée avec un véritable élan par Hicks), comme les variations sur un choral finlandais de Kumpula ♥♥ ou l’impressionnant Fantaisie & Choral d’Oskar Merikanto. ♥♥ (Également des compositions de Haapalainen, Hilli, Siimes, et des stars Kuula, Oskar Merikanto, Kuusisto…)
¶ Le volume 14 ♥♥ est encore plus étonnant, sur des orgues des années 80 et 90 à Helsinki : des œuvres plus récentes de Fridthjov Anderssen, Finn Viderø, Mats Bachman, Lasse Toft Eriksen, Jukka Kankainen, Hans Friedrich Micheelsen, Toivo Elovaara, Kjell Mørk Karlsen, qui culmine dans l’irrisésitible « Diptyque de danses » d’Olli Saari (♥♥♥).

¶ Missa Solemnis de Luciano Simoni (direction Rîmbu): une messe tout à fait traditionnelle (dans un esprit formel totalement hérité du XIXe, et même assez peu différente côté langage), écrite en 1987 et dédiée à Jean-Paul II. Rien de particulièrement singulier à ce qu’il m’en a semblé (je n’ai écouté que le Gloria), mais ça s’écoute très bien.



B. Disques-doudous

Pendant ma petite pause du côté des nouveautés, réécoutes de quelques disques-doudous dont vous pourrez retrouver les commentaires passés dans ce fichier avec la fonction recherche :

¶ le Te Deum à 8 voix de Mendelssohn avec un chanteur par partie, par Bernius ♥♥♥ ;

¶ l’invention formidable du piano de Leo Ornstein (j’aime particulièrement l’album de Janice Weber, mais il y a beaucoup d’autres œuvres de qualités et de belles propositions pianistiques, corpus assez bien servi au disque) ♥♥♥ ;

¶ les Caprices-études de Rode (bien sûr) par Axel Strauss ♥♥♥ ;

¶ les poèmes symphonies de Novák, en particulier Toman et Nikotina ♥♥ ;

¶ les épiques opéras allemands méconnus Lorelei de Bruch et, plus fort encore, Die Räuberbraut de Ries (avec Thomas Blondelle en feu comme toujours !) ♥♥♥ ;

¶ les cantates-ballades très atmosphériques et dramatiques de Niels Gade : Comala ♥♥ et Erlkönigs Töchter ♥♥♥ ;

¶ la messe simili-grégorienne avec vents de Bruckner (version Rilling chouchoute) ♥♥♥ ;

¶ le quatuor Op.76 n°3 (quelle construction étourdissante !) de Haydn par le Quatuor Takács ♥♥♥ ;

¶ le romantisme généreux et subtil de Hans Sommer (lieder et lieder orchestraux, deux versions disponibles pour chaque genre) ♥♥ ;

¶ le quatuor piano-cordes en mi bémol de Schumann sur instruments anciens (Michelangelo Piano Quartet), un des sommets du Schumann chambriste (avec le scherzo du Troisième Quatuor, on ne fait vraiment pas mieux !) ♥♥♥ ;

¶ le récital « So Romantique ! » de Cyrille Dubois. Direction incroyablement vivante et flexible de Dumoussaud (dont la carrière explose en ce moment, on comprend pourquoi), choix d’airs particulièrement inspirés par les têtes pensantes de Bru Zane, et réalisation au cordeau par le ténor, tout en mots et en facilité ♥♥♥ ; 

¶ la musique de chambre piano-cordes (quatuor et quintette) de Labor, du vrai romantisme, mais tellement bien bâti et inspiré de bout en bout !  Avec Triendl-bae évidemment ♥♥ ;

¶ disque doudou, le meilleur volume des arrangements du duo Anderson & Roe. Leur album When Words Fade est un hymne au piano symphonique, une exploration de toutes les textures possibles aux confins de l’hallucination auditive !  ♥♥♥



C. Éthique du commentaire laconique

Il faut préciser, c'est important, l'idée derrière cette démarche.

Lorsque je balance à la volée ces commentaires rapides, c'est pour donner une visibilité à ceux qui n'ont pas le temps de tout écouter, pouvoir avoir une idée de ce qui ressemble à quoi, et choisir au plus proche de ses goûts ou de ses envies de découvertes ; ce n'est pas une analyse détaillée de disques (que je viens d'écouter). Pour bien saisir la saveur de chacun, il faudrait écouter plusieurs fois, s'immerger dans le projet, lire du contexte, s'informer sur la démarche des musiciens, etc.

Mon propos s'adresse aux auditeurs et n'est absolument pas une critique ou une évaluation des disques. J'ai toujours l'impression d'être un monstre lorsque je lance « œuvre pas indispensable » ou « interprétation pas particulièrement saillante », ce n'est pas une analyse… mais uniquement le partage d'un ressenti qui permet ensuite d'orienter mes réécoutes et potentiellement les choix d'écoute de ceux qui me lisent.
Il m'est arrivé d'ailleurs quelquefois de passer totalement à côté, en première écoute, d'un concept, de qualités particulières…

Tenez, ce Pfleger-là : en première écoute, j'ai trouvé ça un peu ascétique. Et puis j'ai dû me plonger là-dedans pour en écrire la notice… et j'ai découvert des mondes.
Les fragments de poèmes de dévotion populaires, Dieu qui parle à la première personne en octaviant des graves sous la portée, les épisodes rarement représentés (la Cananéenne, Emmaüs…), le chœur de fidèles figuré par deux voix solistes, les choix d'instrumentation (psaltérion)…  À force de réécoute, j'ai aussi apprivoisé chaque choix musical, chaque inflexion (et j'ai trouvé ça d'une invention constante). J'y reviens très souvent, ça fait partie des disques qui me servent de repère.
Alors qu'en écoute à la volée, je me serais dit « du motet allemand sympa, mais un peu ascétique quand même » (alors que vraiment, vraiment pas, ça déborde de mélodies irrésistibles, de virtuosité).

Tout ça pour dire quoi ? 

J'essaie de prendre le temps de faire ces commentaires de disques parce qu'ils permettent d'appréhender un peu l'immense production phonographique qui nous submerge chaque semaine, et de ne pas se limiter aux têtes de gondole.
Mais je sais aussi que ces commentaires sont publics : et je précise donc qu'il s'agit d'un carnet personnel, d'une façon de partager des impressions avec ceux qui hésitent devant le disque à essayer en priorité. Ce n'est en rien une évaluation de la qualité du disque lui-même.

Dernier souvenir. Une fois (je ne sais plus pour quel corpus), quelqu'un me pose la question d'une intégrale d'orgue à choisir. Il y avait trois intégrales. J'explique les qualités (assez différentes) de deux d'entre elles, et j'écris juste : « on peut se passer de la n°3 ». Rien de méchant, j'étais dans le cadre d'un conseil de version sur un forum, j'ai juste conseillé les plus intéressantes à mes oreilles, c'était le principe, et non détaillé chaque version en particulier (à supposer que j'aie eu à l'esprit chaque interprétation de chaque œuvre !)

Le lendemain, j'ouvre mon courrier. Un nom britannique inconnu. C'était l'organiste de… la troisième version.
Il me demande, très humblement et très poliment, visiblement affecté de sa lecture, pourquoi « on peut s'en passer », lui y a mis beaucoup de soin, a cherché les meilleures éditions…

La terre s'ouvre sous mes pieds : je voulais juste donner une info à un pote – sur des choses écoutées, certes, mais pas non plus travaillées à fond, j'ai survolé à nouveau le corpus et j'ai donné mon opinion.

Mais l'organiste, lui, dont peu de monde a dû parler même dans la presse spécialisée, était à l'affût des recensions, et pour une fois qu'on parle de lui, paf, on écrit « c'est pas la peine d'en dire quelque chose ».
Et je comprends toute sa peine : lui, il les a travaillées une à une, ces pièces, il les a enregistrées (avec toute la pression qu'il y a à produire un disque qui sera l'une des seules traces qui survivra à son exercice de la musique), il a voulu les transmettre avec sincérité.

L'histoire s'est bien finie : j'ai pu lui expliquer que la prise de son était clairement défavorable (je trouve, en toute honnêteté, le jeu un peu moins saillant aussi que les deux autres versions, mais pas du tout mauvais en soi), et que ma préférence se portait donc ailleurs. Il m'a alors expliqué que la production avait été difficile : entente avec le label (je ne me rappelle plus lequel), manque de soin de la prise de son, il avait lui aussi été assez frustré de l'expérience. Mais il semblait soulagé que ce ne soit pas lui qui soit en cause.

Vous voyez pourquoi j'éprouve le besoin d'expliciter la démarche : en publiant mes impressions, elles peuvent toucher les mélomanes qui sont visés, mais parfois aussi blesser des artistes qui sont à l'affût, et dont le travail n'est pas en cause.

Pour autant, je ne dis pas du tout que les mélomanes doivent se taire : les musiciens ne sont pas forcément bons juges de leur travail, et à la fin des fins, cette musique est (financée et) produite pour un public, pas pour les musiciens eux-mêmes.
Typiquement, je trouve insupportables les musiciens qui estiment qu'ils peuvent choisir leur public (comme Barenboim ou Christie qui disputent ceux qui n'écoutent pas assez bien les génies tels qu'ils se perçoivent) : les musiciens sont là pour transmettre de la musique à un public, ce ne sont pas des idoles pour qui la musique a été écrite – bande de saltimbanques damnés.
Donc, bien sûr, il est légitime que le public dise son avis, même s'il n'y connaît rien, même s'il est injuste.

En revanche, vous comprenez sans doute mieux ma réticence devant le principe de l'écoute comparée, et d'une manière générale de la critique sur le mode « c'est nul il joue ça trop lentement ». A fortiori maintenant que tout est public : faites gaffe quand même, surtout si vous avez de l'audience, il y a des gens de l'autre côté du fusil. (Et des gens qui ont concrètement bossé pour rendre cette musique disponible.)

Quant pour les musiciens : enregistrez des inédits géniaux où il n'y a pas de concurrence disponible. Personne n'écoutera vos disques, mais tous ceux qui le feront seront ravis et ne pourront pas jouer à la mortifère Tribune des Critiques de Disques.

Je continuerai donc mes commentaires, mais je garde ceci par-devers moi pour y renvoyer au besoin et bien penser à redire le sens de la démarche – et pourquoi je ne peux ni être méchant, ni me taire tout à fait.


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Commentaires

1. Le dimanche 16 juillet 2023 à , par DavidLeMarrec

(de ma vie)

Suite à cette notule et à sa répercussion sur les réseaux, un petit droit de suite.

En une semaine, quatre fois qu'on me décrit comme un « critique musical », et quelquefois mes dénégations surprennent : « mais si, je vous lis parce que vous êtes un [bon😳] critique musical ! »

Je me dis qu'il est peut-être amusant d'expliquer cette discrépance.

(Explication plutôt personnelle, ça peut intéresser les vieux compagnons, je ne sais pas si ça a grand intérêt pour les autres, pardon d'avance si c'est inutile.)

Il est vrai que je n'en parle presque jamais, parce que c'est de l'ordre de mon ressenti personnel, ça n'a pas grand intérêt – alors que la question que je soulevais ici (peut-on critiquer ? comment ? en quoi est-ce légitime ?) me paraît nous concerner tous d'une certaine façon, a fortiori maintenant que n'importe quel billet d'humeur écrit pour ses copains est indexé dans les registres de l'Univers.

Je ne me perçois pas du tout comme critique, tout simplement. À la fois parce que j'ai l'impression d'être moins que ça, et aussi parce que j'ai l'impression d'être autre chose.

Moins que ça, parce que je n'ai pas pignon sur rue, et je n'ai surtout pas la prétention de « faire le tri ». Pour moi, un critique, il va écouter un disque, aller voir un concert, et dire ce qu'il faut en penser, déterminer si c'était bon ou mauvais, comparer avec de glorieux exemples à suivre. Ce n'est pas un exercice qui m'intéresse tellement, et je ne m'en sens de toute façon aucune légitimité, avec mes goûts bizarres – mon souhait est plutôt de partager soit mes coups de cœur (surtout dans des répertoires peu mis en valeur), soit les réflexions que m'inspirent d'éventuels défauts, mais moins pour les remarquer que pour m'interroger sur les tendances dans l'enseignement des arts, les possibilités qui s'ouvrent dans l'avenir, etc. Je ne me vois pas dans la peau d'un juge dont le savoir et la tempérance pourraient séparer le bon grain de l'ivraie – je pense même que je serais assez mauvais dans l'exercice, vu l'écart régulier de mes inclinations avec le goût majoritaire. Et je ne suis même pas convaincu que hiérarchiser de la sorte ait un sens.

Et surtout autre chose que critique, parce que même si j'écris de petits retours sur les enregistrements ou les spectacles que je vois, je donne la priorité dans mon activité de scribouillard à mes petites recherches sur les corpus méconnus. C'est plutôt là où je mets mon énergie. Donc je me vois plutôt comme un rédacteur de notices informelles, un sorte de bon copain à qui on peut demander conseil pour trouver un truc à son goût, ou de cabinet de curiosités dans lequel on peut piocher au hasard pour le plaisir d'être surpris, de découvrir un bout de répertoire ou un angle auquel on n'avait pas pensé. « Musicologue » ou « musicographe » sont trop pompeux pour mon projet, mais disons que le flou des termes permet de mieux m'identifier à ce qu'ils contiennent : je jusdecrânise sur de la musique, en effet.

… Donc clairement, je ne me perçois pas comme critique.

Pour autant j'admets tout à fait qu'on puisse me décrire comme tel, tout simplement par réalisme :
1) l'URL de Carnets sur sol garde trace du site que j'avais monté lorsque j'avais 17 ans, effectivement pour publier les comptes-rendus de mes écoutes musicales, ça n'aide pas à lever la confusion ;
2) je produis effectivement régulièrement des comptes-rendus où je décris ce que j'entends et donne mon avis dessus (même si je m'efforce de décrire et de contextualiser plutôt que de juger), ce qui s'apparente clairement à une activité de critique ;
3) je reçois depuis un ou deux ans, je ne sais pourquoi, de plus en plus d'invitations avec des places gratuites, et même cette année des vacances défrayées pour des festivals, donc je suppose qu'il y a quelque part un fichier où des professionnels du section ont dû me classer comme « critique » – ou, ce qui n'est ni mieux ni pire, comme « influenceur ».

C'est surtout que, dans mes yeux, ce n'est ni mon activité principale (je le fais plutôt pour ne pas « laisser perdre » ce que j'écoute, vu que j'écoute beaucoup, et quelquefois simplement pour faire plaisir en pensant aux artistes qui osent des programmes originaux et qui n'auront pas de retours), ni une position dont je me sens digne (je ne cherche surtout pas à faire partager mes ressentis, tout le monde méprise Pierre Rode et ça ne m'offense pas), ni même un exercice que je trouve très noble ou très intéressant.

Si vous venez me demander « quelle est la meilleure version des symphonies de Beethoven », je peux toujours vous citer celles qui m'intéressent le plus aujourd'hui, mais je vais sans doute d'abord vous demander « que connais-tu et aimes-tu déjà ? ». Je me pense plutôt comme le pote qui va essayer de trouver avec vous ce que vous pourriez aimer, plutôt que de dispenser une vérité universelle dont je suis persuadé qu'elle ne peut pas exister en matière d'appréciation esthétique.


Voilà, pardon, je me suis un peu épanché, mais ça répond peut-être à l'impression bizarre que procuraient mes dénégations.

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