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lundi 10 juin 2019

Un Ennemi du peuple — Ibsen : lanceurs d'alerte et écologie offensive – depuis 1882


Comme c'est désormais la tradition : un Ibsen lu / vu, une notule. On donne en ce moment, Un ennemi du peuple à l'Odéon, dans une mise en scène de Jean-François Sivadier, l'occasion de le situer dans le panorama de sa production.

En Folkefiende n'est pas l'œuvre dramaturgiquement la mieux bâtie de son auteur (on est loin de l'épopée post-oehlenschlägerienne et néo-shakespearienne des Prétendants à la Couronne ou de la terrible spirale de La Maison Rosmer). En revanche c'est, sur le plan du vertige éthique, l'une de ses plus intenses – et aussi, probablement, la plus aisément transposable à notre époque. Je m'étonne de ce fait qu'elle ne soit pas plus souvent donnée, alors qu'elle appartient tout de même au corpus de maturité, publiée en 1882, entre Une maison de poupée et les Revenants d'une part, La Cane sauvage et Rosmersholm d'autre part.



un ennemi du peuple citation
Udryddes som skadedyr bør de, alle de, som lever i løgnen !
(soit, en substance : « Éradiqués comme de la vermine soient ceux, tous ceux qui vivent dans le mensonge ! »)



A. Les invariants

On y retrouve beaucoup de motifs récurrents dans tout l'Ibsen post-historique (depuis Brand, 1866, à l'exception de l'extravagant lesedrama, fourre-tout un peu faustien, qu'est Empereur & Galiléen) :

la vie au Nord, sous le ciel gris, dans la solitude et la dépression de l'enfermement entre fjeld et fjord. Dans quasiment toutes ses pièces, soit on s'y trouve enfermé (BrandLes Piliers de la Société, La Dame de la Mer…), soit on connaît quelqu'un qui en revient, qui y a vécu, qui l'évoque, comme ici – le docteur Stockmann vient à peine d'en déménager pour s'installer dans sa petite ville balnéaire plus au Sud du pays ;

♦ la présence, comme un horizon, du bateau pour le Nouveau Monde – capital dans Les Piliers de la Société ou la Dame de la Mer, et à chaque fois manqué. Il mouille dans la rade, il promet un avenir purifié, où le bonheur est peut-être possible, ou du moins l'abstraction de ce monde sale, décevant, effondré, l'échappatoire à l'annihilation… mais il se dérobe toujours au moment où il semble la solution – souvent par la volonté de défi de l'homme acculé, mais ici aussi par l'impossibilité matérielle (le capitaine en est renvoyé pour son amitié avec le docteur, qui n'est pas le bienvenu à bord ;

♦ la recherche (vaine) d'hommes libres, émancipés des attentes de la société, sensibles à l'idéal et à la vérité. Ils sont parfois fous (Gerd, la fille de la montagne dans dans Brand !), souvent des songe-creux (Løvborg, le pauvre écrivain de Hedda Gabler ou Brendel, le pathétique précepteur-philosophe de La Maison Rosmer, et ici Billings qui postule à la mairie hors de ses compétences, simplement pour être refusé et pouvoir s'en indigner) – comme Petra, la propre fille du docteur Stockmann, exaltée dans ses théories manifestement hors sol. Or, dans Un Ennemi du peuple, tous s'avèrent intéressés ou corrompus. Le journaliste Hovstad, qui semble d'abord un militant d'opposition un peu exalté, s'avère avant tout pressé de complaire à son lectorat et de ne pas compromettre l'équilibre financier de son journal. Et jusqu'au docteur Stockmann, [SPOILER] finalement compromis, au moins aux yeux de l'opinion publique, par le pacte diabolique de son beau-père, qui place l'argent de l'héritage de sa fille en gage dans l'entreprise mortifère que le docteur a juré de dénoncer [/SPOILER] ;

♦ quantité de détails dérisoires, qui font souvent rire gaîment le public (ce qui ne manque jamais de m'étonner, dans des intrigues aussi denses et terribles… comment parviennent-il à s'en abstraire aussi facilement ?), et qui ont en effet un pouvoir d'étonnement, de raillerie, assez puissant.



B. Les ressorts

En Folkefiende, comme tout Ibsen, est une histoire liée à la vérité cachée. Dans le même temps, le cheminement irrépressible vers le dévoilement (aussi bien par la volonté de personnages que malgré leur réticence) n'apporte que le malheur et la destruction – dont il est quelquefois difficile de déterminer s'ils proviennent du mensonge initial ou de la puissance irradiante de la vérité elle-même.

Toutefois à la différence de la quasi-totalité de ses autres drames, la révélation n'est pas tardive comme les illuminations de Håkon ou Gynt, les effondrements de Brand, Bernick, Torvald, Alving, Werle, Solness, Borkman… Un Ennemi du peuple est une histoire encore plus explicitement fondée sur la vérité, mais elle raconte moins le processus de dévoilement que la chute inéluctable qui en émane.

Le Docteur Stockmann, revenu dans sa ville du Sud, où son frère le Préfet a soutenu l'édification d'une station thermale gigantesque, découvre l'infection de ces bains par l'eau contaminée par des déchets putrides (de l'entreprise de son beau-père, entre autres). La chose est simple : il faut avertir le public de ne pas se baigner, et réinvestir des sommes colossales pour faire remonter l'arrivée d'eau – comme il l'avait suggéré.
[SPOILER] La presse, la petite bourgeoisie, avides de faire tomber le maire, lui emboîtent le pas… avant de découvrir l'impact considérable sur la ville – cette publicité conduirait à sa ruine, les touristes prendraient leurs habitudes ailleurs et les travaux ne seraient jamais amortis, sans parler du personnel au chômage pour deux ans. Tous alors se retournent contre lui, jusqu'à le changer en paria, en ennemi du peuple dans la séance même où il devait éclairer le public. [/SPOILER]

On voit bien ce que la pièce, avec la question du souffleur-de-sifflet lanceur d'alerte et la place brûlante de la pollution et de l'écologie, a d'immédiatement évocateur et parfaitement actuel. À cela s'ajoutent les hésitations sur les rapports de légitimité entre électeurs et experts, majorité et liberté. Même en retirant les nombreuses actualisations de Sivadier (dans les représentations en cours au Théâtre de l'Odéon), on ne peut qu'être frappé, comme par la foudre, de l'actualité insolente du propos, décalque presque parfait de nos propres vertiges éthiques.

Bien sûr, avec Ibsen, ce qui pourrait être une croisade du bien contre le mal ne ressemble à rien de tel. Comme à son habitude, il lâche une bombe éthique insoluble et nous laisse nous débrouiller (et nous noyer) avec.
    Le double impératif, la double loyauté qu'exigent la situation, n'ont pas d'issue. Contaminer délibérément des baigneurs ou assassiner sa ville natale.
    On pourrait, on voudrait être du côté de la croisade généreuse de Stockmann pour la vérité, pour la santé… mais le personnage est singulièrement orgueilleux et antipathique, poussant jusqu'à l'appel à la violence (quel écho saisissant avec les réflexions sur la « dictature verte » de nombreux écologistes – la démocratie peut-elle avoir la volonté et la continuité pour se contraindre au degré nécessaire pour préserver les ressources ?), et aboutissant à l'inutilité, seul, rejeté, sans aucun effet sur le monde autre que sa propre chute, et celle de sa famille. Comme toujours chez Ibsen, celui qui a raison est aussi dans la démesure mortifère – le parangon de tous les exemples, c'est Brand évidemment, dans la pièce éponyme, le terrifiant prédicateur implacable envers lui-même.

Pas sa pièce la plus riche psychologiquement ni la plus tendue dramatiquement (je trouve vraiment dommage, par exemple, que la possibilité de la fuite en Amérique et l'enjeu de l'héritage (qui n'apparaît qu'à la fin !) soient glissés de façon assez extérieure à la trame, alors qu'ils auraient pu enrichir les lignes de force du drame – globalement, tout reste tendu autour de l'intrigue unique (dire la vérité sur les bains contaminés).
    En revanche elle saisit par la justesse de son étude éthique, d'une façon complètement transposable (alors que tout le monde n'a pas les mêmes névroses que Rosmer ou Gabler, ni un royaume à conquérir comme Skule…) qui rend ses questionnements particulièrement vivaces et violents.



un ennemi du peuple odéon

C. Au théâtre ce soir

À l'Odéon, Jean-François Sivadier s'amuse avec ce qui est, je crois, sa spécialité – la mise en action du public.

On peut trouver à redire sur les grandes libertés prises avec le texte – je ne parle pas seulement des actualisations amusantes comme l'inclusion de termes anachroniques (flash balls…), mais de changements de répliques, de coupes, d'arrangements divers qui ne permettent pas toujours de sentir là où Ibsen a mis précisément le curseur. Or il est souvent plus avisé que Sivadier – le comique de répétition du porte-parole des petits propriétaires, Aslaksen (répétant en boucle son credo petit-bourgeois de modération), fleure le message politique pas très subtil (en plus de ne pas être très drôle), alors qu'Ibsen se tient toujours à distance du jugement, nous laissant parfaitement nus et démunis.
    Il aurait en tout cas été plus correct de le signaler (même si on a l'habitude du procédé) dans le programme – où seul le traducteur, Éloi Recoing, est crédité, ce qui est trompeur pour lui et pour nous.

En revanche, je dois avouer que les improvisations (très utiles quand le décor dysfonctionne et que le spectacle doit être interrompu un quart d'heure, les comédiens continuent l'air de rien à inventer tant qu'on ne leur dit pas officiellement de s'arrêter) et jeux avec le public ne manquent pas d'efficacité, surtout pour une pièce qui culmine dans une assemblée populaire ! 
→ Ainsi une spectatrice prise dans le public – pas trop malmenée, contrairement à celle qui a failli se faire tuer (à blanc) par les anarcho-nihilistes dans Les Démons aux Ateliers Berthier.
→ L'adaptation assez réussie du prêt d'une ancienne salle de spectacle (donc l'Odéon où nous sommes, en l'occurrence) par le Capitaine Horster – évidemment, dans le texte original, il s'agit d'une grande pièce de sa maison de famille. Les personnages élaborent assez longuement sur l'histoire de ce théâtre désaffecté acquis par le père de Horster. (Tandis que les échanges entre les citoyens qui pénètrent dans le lieu ont été impitoyablement coupés.)
→  Le clou du spectacle advient lorsque les acteurs (et en particulier Nicolas Bouchaud dans le rôle principal et Sharif Andoura en Hovstad, le patron du journal) s'adressent au public et jouent avec la salle, lui demandent son avis, l'accusent, la flattent… Lorsque Hovstad demande au public qui désapprouve le Docteur de rester assis, une large part des spectateurs, chauffés depuis plusieurs minutes, se lève spontanément pour soutenir l'idéal et l'absolu – c'est intéressant, dans la mesure où comme mentionné plus haut, il n'y a pas réellement de bonne solution au dilemme posé par la pièce ; et le public vient pourtant de se faire copieusement admonester, pour ne pas dire insulter, par le Docteur Stockmann. Impossible de déterminer si les spectateurs de théâtre sont par essence de grands passionnés des causes éthérées ou avaient simplement envie, par défi, d'oser se lever pendant le spectacle – « si vous restez assis vous êtes d'accord avec moi », forcément, ça motive.

Par ailleurs impressionné par les qualités de danseurs de plusieurs interprètes (Cyprien Colombo, dans le petit rôle de l'exalté Billing !), et amusé par les références (absentes du texte) nombreuses jetées au public amateur d'Ibsen : « j'ai couvé mon œuf comme un canard sauvage » (la pièce suivante dans son catalogue, évidemment la référence ne figure pas dans le texte original), un extrait de Peer Gynt (de Grieg) sur piano-jouet, et pour finir la pièce un arrangement de la Chanson de Solveig, évidemment.

Interprétation convaincante, amusante et insolite, même si j'aurais aimé en être clairement informé (d'une part) et voir en action le véritable texte, tout de même meilleur, d'Ibsen (d'autre part).




Vous retrouverez nos aventures livresques et scéniques autour des pièces d'Ibsen dans ce chapitre. Et les liens directs vers les notules dans celle-ci, avec présentation et classification : Les Prétendants à la Couronne, Peer Gynt, Les Piliers de la société, Une Maison de poupée, Les Revenants, La Cane sauvage, La Maison Rosmer, La Dame de la mer, Hedda Gabler, Solness le constructeur, Petit Eyolf, John Gabriel Borkman

Actuellement, Les Revenants sont donnés à la Comédie Saint-Michel à Paris, tous les dimanches jusqu'au 4 août. Belles (re)découvertes à vous !

David Le Marrec

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