Ibsen wagnérisé - L'Etranger de Vincent d'Indy
Par DavidLeMarrec, samedi 31 juillet 2010 à :: Opéras français d'après le romantisme - Disques et représentations - L'horrible Richard Wagner - D'Oehlenschläger à Ibsen :: #1581 :: rss
D'après la re-création en concert au Festival de Montpellier il y a quelques jours, et la lecture intégrale de la partition ainsi que du texte-source.

Trois extraits de la partition : un peu du grand duo de l'acte I, la fin méditative de l'acte I, la grande tempête qui termine l'acte II.
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1. Aux sources du livret : Ibsen
Cette action musicale en deux actes (1896-1901) est inspirée à Vincent d'Indy en par Brand d'Ibsen, qui avait été représenté en France dès 1895 grâce à Aurélien Lugné-Poë.
L'intrigue de cet Etranger se résume en peu de mots.
Acte I : Dans un village de pêcheurs, un étranger quadragénaire agit avec bonté tout autour de lui, distribuant sa pêche, protégeant les faibles, mais mal regardé par la population qui voit en lui en sorcier maléfique, ou à tout le moins un voleur de bonne fortune. Il s'entretient avec la jeune Vita (petite vingtaine), la seule à ne pas le fuir. Il lui laisse entendre son amour, mais celle-ci, déjà fiancée mais manifestement éprise aussi, ne parvient pas plus que lui à trouver le ton juste, et l'Etranger annonce son départ le lendemain. Vita est comme abasourdie et écoute à peine son fiancé André lui parler des bans du mariage, en contemplant l'Etranger qui s'éloigne sur le sentier lumineux.
Acte II : Second grand duo, Vita annonce son amour mais l'Etranger confirme son départ à cause de ce qui avait été dit. Elle le laisse partir, mais jette à l'eau la pierre magique qu'il lui a donnée, se qui semble agiter l'écume. Elle se promet alors en fiancée à la mer et laisse, complètement silencieuse, enrager son fiancé qui finit par rompre. A ce moment, la tempête se déclare ; l'Etranger monte seul sur un canot pour sauver les pêcheurs en péril, rejoint au moment du départ par Vita. Alors qu'ils rejoignent les naufragés, une lame immense les engloutit tous. Les pêcheurs restés sur la grève entament le De profundis et le rideau tombe.
Les points communs avec Brand sont donc limités, mais patents. En réalité, d'Indy (qui écrit lui-même le livret, comme pour ses trois autres opéras de type sérieux [1]) n'a conservé que la matière de la première moitié de l'acte II, et s'en est librement inspiré.
En effet Brand, à l'acte II, séduit par ses discours altruistes et exigeants Agnès, la fiancée d'un ancien camarade d'études, et risque sa vie pour aller donner une absolution, en montant seul (et rejoint par Agnès émerveillée) dans une barque sur le flot déchaîné.
La différence est tout de même qu'ici la dimension christique du personnage est beaucoup moins abstraite et dogmatique : l'Etranger sans nom n'est pas un prêcheur mais un simple pêcheur qui parcourt le monde en faisant le bien au lieu de le revendiquer comme le fait Brand (d'une façon tout à fait discutable). Brand a un passé (et une mère avaricieuse, qu'on fréquente longuement dans la seconde partie de l'acte II), alors que l'Etranger n'a pas de substance psychologique réelle : il reste, même pour Vita, un être de passage opaque. Enfin, Brand réussit l'épreuve de la barque, alors que l'Etranger y disparaît.
Disons que certains des motifs sont identiques (une figure christique, une fiancée dérobée presque malgré lui, une ordalie de la mer), mais réagencés dans un autre contexte.
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2. Autres échos
On note aussi d'autres similitudes évidentes.
D'abord avec le Hollandais Volant de Wagner, où le personnage qui erre ne peut être retenu que par une femme fidèle - dont la sincérité qu'il ne veut croire ne lui est finalement prouvée que par sa mort en s'élançant vers les vagues. D'ailleurs l'aveu de Vita est conçu sur le même mode de l'aigu éclatant (si 4 dans les deux cas...) qui stupéfait la foule rassemblée. De même si l'on considère le fiancé éconduit en raison de la fascination pour la figure mystérieuse et paternelle (c'est explicite dans le livret de d'Indy).
C'est aussi toute une époque de fascination pour la mer chez les compositeurs français, y compris à l'Opéra, comme pour Pelléas et Mélisande de Debussy (1902), Le Pays de Ropartz (1908-1910) ou Polyphème de Cras (1910-1918), qui ménagent tous des scènes maritimes impressionnantes.
Dans le cas de d'Indy, le figuralisme maritime doit autant au Vaisseau Fantôme qu'au Wagner de maturité et au genre "impressionniste" français. Il est à noter d'ailleurs que La Mer de Debussy et les opéras qu'on citait précédemment sont tous postérieurs à L'Etranger, qui n'est donc pas à situer dans un mouvement de suivisme, mais plus dans une intuition fine de ce qui allait se développer par la suite.
Le lien est assez saisissant en particulier avec Le Pays de Ropartz, qui raconte précisément une histoire de nouveau venu dans un univers de pêcheurs, et qui après avoir séduit une jeune fille, veut quitter la contrée et n'en sort pas vivant. Le tout dans un langage musical extrêmement tristanien qui n'est pas très éloigné des couleurs wagnériennes de Vincent d'Indy.
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3. La musique
Notes
[1] Ses trois autres opéras sérieux : Le Chant de la Cloche d'après Schiller, Fervaal d'après Axel d'Esaïas Tegner et La Légende de saint Christophe d'après la Légende dorée de Jacques de Voragine. Il est également l'auteur, côté scénique, de trois musiques de scène, d'un opéra-comique et d'une comédie lyrique.
L'oeuvre est peut-être moins riche musicalement que Fervaal (et moins immédiatement enthousiasmante que Le Pays), moins spectaculaire aussi que l'épopée chevaleresque, mais avec quelque chose de plus direct, d'assez magnétique malgré le livret au contenu réduit.
On y retrouvera les tournures wagnériennes (types de leitmotive, rythmes complexes, harmonie extrêmement riche, couleurs et motifs déjà entendus), et aussi le propre de d'Indy, ces rythmes très étudiés, peu naturels, toujours avec des effets de respiration et de contretemps. Et une orchestration très personnelle, quasiment pensée note à note, beaucoup de couleurs se succèdent.
Au passage, on pourra remarquer que lesdites respirations et la clarté de l'orchestration (accompagnement par une note seule, usage abondant des bois solos, trous dans les ponctuations...) permettent un passage facile des voix. Ces sortes de trouées dans le tissu orchestral qui permettent aux chanteurs d'être presque à nu, de ne pas forcer, ont déjà été pratiquées par Wagner dans certains opéras comme Die Walküre, mais d'Indy en a véritablement retiré (et sophistiqué) le meilleur.
Et le final lumineux de l'acte I se situe quelque part entre Wagner et un Schreker à la française, quelque chose de Chausson aussi. On entend aussi des choses réjouies plus archaïques lorsque Vita déclare son amour, avec des cors extatiques ou bondissants comme dans Der Fliegende Holländer. La fin spectaculaire de l'opéra pourrait être plus forte encore par un orchestre plus performant, avec un arrangement, on pourrait en faire une pièce d'orchestre, ce serait plus musical et convaincant que le Voyage de Siegfried sur le Rhin, par exemple.
On dispose donc ici, de même que dans Fervaal du même compositeur, Le Pays de Ropartz ou Le Roi Arthus d'Ernest Chausson (1903, juste après, donc !), d'une transposition directe de l'héritage wagnérien dans le langage français, avec un résultat musical savoureux à l'extrême. Plus impressionnant encore, d'Indy est le premier des compositeurs dont les oeuvres sont venues à la connaissance des lutins à pratiquer cette transposition, et avec un grand bonheur (dès Fervaal, 1889-1895, qui comporte comme Le Roi Arthus beaucoup de citations... et un sujet épique très wagnérien également). Avant même Pénélope de Fauré et même Rodrigue et Chimène de Debussy !
Dans les déclarations, ces compositeurs se revendiquent d'un autre langage, bien français, mais Debussy est bien le seul a s'être extirpé de l'adaptation pétrifiée d'admiration (même si l'on trouve des bouts de Parsifal dans Pelléas).
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4. Fortune future ?
En plus du caractère méconnu, qui est toujours un frein (on paie rarement une place pour aller découvrir une oeuvre dont on n'a pas idée de la façon dont elle peut sonner, à part pour les geeks du classique férus de raretés comme doivent l'être, je suppose, un certain nombre de lecteurs de CSS), il faut ajouter aux obstacles pour des représentations futures la nature un peu passive du livret : pas de véritables psychologies développées, peu d'actions (en nombre, parce que le tout reste assez animé). Non pas que les personnages soient des archétypes, au contraire ils sont plutôt présentés comme les gens que nous croisons dans la vie, opaques à moins qu'ils n'acceptent de se livrer, et en se mentant à eux-mêmes quelquefois.
Chaque acte est constitué avant tout d'un très long duo d'amour manqué. Pas vraiment d'histoire, une sorte de poème scénique, pas mal écrit d'ailleurs, alors que le sujet d'Ibsen ainsi abordé hors-sol était facilement mièvre.
Peu de chances de voir des reprises, donc.
Toutefois, il y a là un boulevard pour le Regietheater qu'il ne faut pas négliger. Pensez, un opéra sur la crise de la quarantaine - puisque c'est là le pivot du drame, la parole échappée à Vita sur l'âge de l'Etranger.

Le palais féérique de Barbe-Bleue, avec sa kitchenette et son papier peint RDA™, dans l'opéra de Dukas.
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5. Montpellier 2010
Cassandre Berthon, soprano, Vita
Ludovic Tézier, baryton, L'Etranger
Marius Brenciu, ténor, André
Nona Javakhidze, mezzo-soprano, La Mère de Vita
Bénédicte Roussenq, soprano, Une femme (Madeleine)
Franck Bard, ténor, Le vieux (Pierre), Un jeune homme
Fabienne Werquin, mezzo-soprano, Une vieille, Une femme
Pietro Palazy, basse, Un pêcheur, Un contrebandier
Florent Mbia, basse, Un pêcheur, Un contrebandierChoeur d'enfants Opéra Junior dirigé par Valérie Sainte Agathe-Tiphaine
Choeur de Radio France dirigé par Franck Markevitch
Orchestre National de Montpellier Languedoc-Roussillon
Direction : Lawrence Foster
La recréation de cet opéra s'est faite sous de fort beaux auspices, et laisse penser qu'on a donné à l'oeuvre toute sa chance. En effet, contrairement à ce qui a pu arriver ces dernières années pour la Salomé de Mariotte, peu intelligible sans livret (heureusement calquée sur Wilde, mais néanmoins frustrante), ou Salammbô de Reyer assez décevante avec la direction précipitée et peu poétique du même Foster, et une distribution extrêmement fruste (Kate Aldrich, Gilles Ragon, Sébastien Guèze, André Heyboer... pas précisément des princes de l'expression diaphane à la française), ici, l'exécution musicale n'a rien d'opaque (Mariotte, dû à la prise de son de France Musique[s] aussi) ni de cassant (Reyer).
Lawrence Foster dirige ainsi avec un grand naturel cette musique ultraraffinée. On peut simplement regretter de ne pas avoir eu droit à un traitement plus spectaculaire de la fin, qui avec un orchestre plus performant et une direction un peu plus grandiose, aurait produit plus d'effet - on manque tout de même la lame de fond mortelle... Et le trompettiste solo s'effondre un peu dans cette fin très exposée et éprouvante (sans s'arrêter de phraser avec goût, au demeurant !). A cette réserve près, la partition est traitée avec la présence et le soin qu'elle réclamait, sans laisser la tension baisser - et cela serait facile vu le livret -, toujours en renouvelant l'intensité musicale.
On note aussi une bizarre coupure (trentes secondes à une minute !) au moment de la tempête, dommage évidemment, mais sans doute est-ce une variante de la partition (ou une partie manquante du matériel d'orchestre ?), parce qu'il n'y a pas lieu de jouer de longs duos pour couper quelques secondes de la section la plus trépidante...
Le Choeur de Radio-France apparaît assez peu intelligible et pas très gracieux, pas en grande forme dans les parties les plus exposées de la partition (beaucoup d'entrées décalées sur un orchestre touffu, difficiles à mettre en place, d'où peut-être le relâchement des autres paramètres que sont le timbre, l'articulation et l'expression). En revanche, les choeurs populaires, bien homophoniques, sont très beaux (pupitres féminins en particulier).
Côté solistes, ce ne sera pas bien compliqué.
Ludovic Tézier, apparemment un peu souffrant (ou éprouvé par la longueur et l'exposition du rôle, avec quelques petites fissures sur des notes isolées), dispense toujours son timbre dense et sublime, mais avec variété, osant des postures plus mixtes, beaucoup de nuances piano là où le forte aurait été permis et plus spectaculaire. Beaucoup de naturel aussi. Bref, un travail absolument remarquable, très précis, qui mêle vaillance vocale et souplesse nécessaire à cette esthétique.
Le rôle est de surcroît taillé sur mesure, avec ce personnage dont la tranquille assurance et le détachement énigmatique sont les caractéristiques principales.
Cassandre Berthon, dans un rôle où les tentations d'ampleur wagnérienne peuvent être grandes chez les faiseurs de distribution, se montre ici idéale : le rôle n'est pas facile, et elle le chante parfaitement (avec un timbre certes pas très personnel, mais beau), avec une diction très valable et pas la moindre tension vocale. Le grave est en particulier superbement timbré pour un soprano. Il reste de la place pour plus éloquent (du type Valérie Millot) ou plus fruité (du type Andrée Esposito), mais en l'état du marché et pour une recréation, c'est vraiment magnifique.
Les seconds rôles sont plus grimaçants, dans le chant ou de dans le français, à commencer par le dernier rôle important (mais beaucoup moins primordial que les deux autres) du fiancé André, où Marius Brenciu, avec certes un très bon français, mais une voix nasale très princée, étroite et toujours poussée, n'est ni déplaisant, ni spécialement gracieux.
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En somme, une oeuvre absolument passionnante, dont la présence musicale est telle qu'on peine à s'en détacher. Les lutins vous invitent donc à vous mettre en quête de la bande radio... ou à espérer la publication discographique qui est en principe promise d'ici un an ou deux.
Pour prolonger le parcours dans cet univers des opéras français du tournant du siècle, vous pouvez vous reporter à la rubrique qui y est |consacrée, ou bien suivre les liens déposés au fil de cette notule.
Bonne soirée !
Commentaires
1. Le dimanche 1 août 2010 à , par Inconnu
2. Le lundi 2 août 2010 à , par DavidLeMarrec
3. Le lundi 2 août 2010 à , par Inconnu
4. Le lundi 2 août 2010 à , par DavidLeMarrec
5. Le mardi 3 août 2010 à , par T-A-M de Glédel
6. Le mercredi 4 août 2010 à , par DavidLeMarrec
7. Le samedi 7 août 2010 à , par Inconnu
8. Le samedi 7 août 2010 à , par DavidLeMarrec
9. Le samedi 7 août 2010 à , par Inconnu
10. Le samedi 7 août 2010 à , par DavidLeMarrec
11. Le samedi 7 août 2010 à , par Inconnu
12. Le samedi 7 août 2010 à , par DavidLeMarrec
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