Carnets sur sol

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jeudi 2 janvier 2014

Regieballett


Sortant de la 131e représentation La Belle au bois dormant de Tchaïkovski (Petipa-Noureïev, avec S. Zakharova et D. Hallberg), les remarques se bousculent.

Tchaïkovski

D'abord, l'expérience reste agréable parce que la musique est belle, la meilleure de celles commises pour le ballet par le compositeur. L'œuvre reste plutôt fragmentée en numéros, et n'échappe pas au pittoresque superficiel, mais le grand pas d'action à la fin de l'acte II, ou l'orchestration délicieuse de la vieille chanson monarchiste en guise d'apothéose, par exemple, nous mènent bien plus loin, du côté des grandes pages de Tchaïkovski.

Ambiance

Ce n'est pas neuf, mais pour une musique de cette qualité, je suis un peu gêné par la propension du public à applaudir pendant la musique. Au début, seuls quelques connaisseurs donnent le départ, ce qui leur permet de s'insérer très habilement entre deux sections sans recouvrir la musique qui précède ou qui suit. Puis, progressivement, tout le théâtre s'enhardit, et au dernier acte, on applaudit les interventions pendant la musique, les retours de personnages, ou les fins de variations, musique finie ou pas.

Plus généralement, l'insensibilité musicale est frappante : le public explose en ovations alors qu'un accord non résolu reste en suspension (prévu pour faire sentir l'enchaînement suivant, aller de l'avant). Personnellement, je ne peux pas me sentir libéré tant que je n'ai pas entendu la résolution, ou au moins la suite. Je ne peux pas applaudir après ça – puisque le compositeur me pointe précisément du doigt ce qui va suivre.

Mais ça non plus, ce n'est pas très nouveau – simplement, plus la musique est subtile, plus on le remarque.

Théâtre

Je n'avais pas vu la Belle au Bois depuis une dizaine d'années, et j'ai été frappé par l'absence absolue d'intrigue : tout est prétexte à danses présentées comme de la danse. C'est le plus impressionnant : le plus clair de l'œuvre accompagne des danses qui n'ont aucun signifié. On ne représente pas des types (à l'exception des Princes, de l'Oiseau Bleu et du Chat Botté), on n'exprime pas des actions qui serviraient de cadre à l'action (comme vendanges et parties de campagne l'ont souvent fait...), et bien sûr on ne suggère rien sur les liens entre personnage. Même le grand solo du Prince reste puissamment décorativement abstrait : les gestes chorégraphiques s'inscrivent davantage dans une économie de figures attendues que dans l'expression ordonnée et lisible des passions censées l'agiter.
J'avoue que cela me frustre assez, sans doute parce qu'au ballet, comme à l'opéra, c'est le « récitatif » qui m'intéresse, les scènes de liaison, et pas les grans airs ou les variations virtuoses. Et, en l'occurrence, je n'avais pas eu l'impression par le passé qu'il y avait aussi peu de matière – en l'écoutant régulièrement au disque, on n'a pas du tout cette impression de segmentation purement décorative.

En fait de ballet-pantomime, on se situe très en deçà du contenu « littéraire » du ballet de cour.

Noureïev

Si l'on met de côté la gestion (en quasi-forme de fugato) des grandes ensembles, admirable, l'adaptation de Petipa par Noureïev me paraît tirer l'original davantage vers le confit que vers la sobriété – peut-être parce que le plateau de Bastille oblige à multiplier les danseurs, avec d'autant plus de nouveaux petits-marquis roses à pourpoint asperge. Si l'on voulait caricaturer le caractère conventionnel et passéiste des salles d'Opéra, on n'aurait pas mieux choisi – Giancarlo Del Monaco passerait pour un dangereux eurotrash en comparaison. Aucune expression individuelle des acteurs danseurs en dehors de l'exécution des figures (c'est la première fois que je ressens ça au ballet...), impression sans doute favorisée par la distance... et une façon effrayante d'appeler littéralité tout ce qui nous rapproche du kitsch.

Le problème (pour moi, car l'intégralité du public semblait comblé) est qu'on ne peut guère voir du Tchaïkovski sous forme de Regieballett. Je l'ai regretté. Je ne crois pourtant pas être l'ennemi de la tradition ni de la démesure.

Je donne peut-être l'impression d'avoir souffert, ce n'est pas du tout le cas... mais j'ai été un peu abasourdi devant l'absence absolue de volonté d'exprimer quoi que ce soit. J'avais davantage l'impression d'assister à un championnat de gymnastique (avec une saperlipopette de bande son).

L'Orchestre de l'Opéra

L'une des motivations de la soirée était d'entendre l'Orchestre de l'Opéra dans ce bijou bien orchestré. En plus, Fayçal Karoui m'avait enchanté par son sens de la juste mesure et du style dans une œuvre particulièrement difficile, et avec un orchestre aux moyens sensiblement plus limités.

Malheureusement, toute la soirée était molle. J'ai toujours entendu que les tempi étaient forcément plus lents sur scène qu'au disque, pour les chanteurs. Je ne vois pas bien pourquoi à vrai dire, car l'endurance dans les suspensions doit être beaucoup plus exigeante que la rapidité (exactement comme pour le chant : un tempo plus lent est par nature plus physique). Par ailleurs, on peut aussi récrire ou adapter des chorégraphies où les gestes sont plus lents, ce qui permet de jouer la partition plus rapidement pour un résultat similaire.

Mais le problème ne vient même pas de là ; c'est quelque chose qui s'entend très bien, même pour un néophyte : lorsqu'un orchestre joue avec conviction (et particulièrement les cordes), cela s'entend tout de suite. Ce soir, tout était joué avec une sécurité et une virtuosité parfaites (somptueux soli de violon et de violoncelle, d'ailleurs), mais les musiciens ne semblaient pas « entrer dans la corde », apporter cette touche d'intensité qui signifie que la musique est vécue, et qui se perçoit immédiatement, même à exécution égale. Aussi, tout ronronnait. De la musique de dancing club.

J'ai eu beau me dire que non, quand même, ce sont des musiciens qui ont fait leurs preuves... rien à faire, ce que j'ai entendu toute la soirée, ce n'était pas de la foi dans l'intérêt de cette musique, mais plutôt une illustration du vocable « orchestre foncrtionnaire ». Et c'était très valable pourtant... mais comment cesser de se demander pourquoi ils ne semblent pas davantage prendre part à ce qui se passe ? Quand c'est du Donizetti, où un gars qui a sacrifié sa vie pour faire du crin-crin est obligé de faire des ploum-ploum que personne n'écoute pendant trois heures, ça se comprend ; quand c'est de la petite bière du ballet qu'on ne conserve que pour ses chorégraphies (oui, Minkus, mais en réalité sa musique n'est pas si mauvaise, du moins si elle est jouée honorablement), des orchestrations pourries de Chopin (comme dans un ballet sur deux ?)... on peut compatir aussi. Mais le meilleur ballet de Tchaïkovski ?

Vol à l'adage

Mais alors, quand je vois qu'on me sucre mon bon roi Henri... Où a-t-on vu cela, couper la fin ?

J'ai en vain attendu le bis, en observant, désespéré, les souffleurs sortirs leurs chiffons et démonter leurs tuyaux. J'en ai été pour mes frais, et le public est reparti très satisfait.

J'avais pourtant lu quantité de critiques, qui se répandaient avec prodigalité sur les comparaisons de jarrets, comme d'autres le font avec les glottes... et pas un pour mentionner l'amputation d'un des moments les plus avenants de toute la partition !

Je suis même allé vérifier s'il avait existé des états de la partition que j'ignorerais. Mais apparemment non, c'est simplement que dans la version Noureïev (c'était pareil pour les représentations de la Scala, par exemple), contrairement à d'autres d'après Petipa (Jude jouait l'Apothéose finale, me semble-t-il), il n'y a pas de fin.
Pof.

Certes, contrairement à la plupart des opéras romantiques, on n'a rien manqué, puisque le troisième et dernier acte est tout entier consacré aux divertissements du mariage (même Lully ne faisait cela qu'à l'acte V, sur une durée deux fois moindre, et laissant souvent quelques adages à glaner).

Suite de la notule.

David Le Marrec

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