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Franz Liszt - VIA CRUCIS - IV, To organize or not to organize ?

5. La question de l’orgue.

La partition propose deux leçons différentes simultanément : l’orgue ou le piano. Il existe également une version ultérieure pour piano solo (qui a été gravée par Leslie Howard dans son intégrale paisible), mais nous l’écartons délibérément, car elle met nécessairement de côté toute la dramaturgie qui nous paraît faire le prix de l’œuvre.

L’alternative est intégrée à la partition définitive, si bien qu’on pourrait jouer selon les stations, si l’envie en prenait, à l’orgue ou au piano au cours du même concert.

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D’emblée, CSS annonce sa prise de position, on pourra donc affûter tout à loisir des arguments contraire au cours de son parcours en notre compagnie : les lutins ont de sérieuses réserves sur l’usage de l’orgue pour cette œuvre.

La première raison, et peut-être la raison principale (rendant par là même la suite de notre entreprise caduque), est que nous disposons au disque d’une version absolument magnétique, d’une profondeur à la fois mystique et dramaturgique sans égale, celle accompagnée et dirigée du piano par Reinbert de Leeuw. Celle que nous vous recommanderons en toute priorité à l’issue du parcours discographique.

Mais ce n’est pas la seule raison, car il existe des versions intéressantes à l’orgue ; nous pouvons argumenter un peu, partition (et extraits sonores) en main.

1. Première raison : l’orgue, et c’est même la principale faiblesse de l’instrument (avec son encombrement), ne connaît pas les nuances dynamiques, à l’exception des changements de registration, qu’on ne peut évidemment pas utiliser à tout moment dans le morceau, d’autant que l’opération demande une main libre (ou un assistant) et change également le timbre de l’instrument.
Les nuances et, peut-être pis, les accents notés sur la partition de piano ne peuvent donc pas être exécutés. Les bons organistes y suppléent par des détachés adroits, mais il n’en demeure pas moins une certaine homogénéité de ce côté, qui nuit à l’aspect direct de l’expression et aux à-coups émotionnels du drame.

2. L’orgue ne dispose pas de pédale forte. Ici aussi, les bons organistes (et même les bons pianistes…) savent s’en passer, c’est même tout le sens de leur formation technique spécifique. Néanmoins, certains effets de fondu, comme sur les moitiés de mesure de la marche claudicante du Christ chargé de la croix – pour la rendre moins régulière –, certaines variations de texture sont impossibles. Le rubato (écart de tempo) les pallie, et se montre déjà nécessaire au piano, mais c’est encore une possibilité expressive de moins.

3. L’orgue a un ambitus plus réduit que le piano. Ici, impossible de creuser les basses dans les moments recueillis ou révoltés – ce que Liszt trouve en revanche nécessaire dans sa version pour piano. Il est vrai qu’ici, le son majestueux et imposant de l’orgue tient tout à fait la comparaison côté basses impressionnantes, fût-ce à l’octave supérieure.

4. Liszt ne sollicite pas le pédalier, peu nécessaire dans cette œuvre assez peu polyphonique. Ce qui fait perdre, du coup, l’un des moyens supplémentaires de l’orgue par rapport au piano (bien qu’il soit possible d’en équiper les pianos, on n’en dispose que pour les œuvres déjà rares de Schumann qui le requièrent explicitement, et qui sont de plus très souvent jouées au piano standard sans ajout de pédalier).

5. L’orgue n’a pas la capacité de percussion du piano. Pour les moments de forte intensité tragique, comme les cris de la foule (Crucifige !), on perd nettement en tranchant et en violence.

6. L’orgue n’a pas la virtuosité du piano. Liszt supprime certains traits, assez originaux, de sa version pour orgue (qui est en réalité une version réduite, où manquent des notes et des nuances…), comme le tremblement du port de la croix à la Deuxième Station, qui est simplifié en une préfiguration de la marche de la seconde partie de la station. Les valeurs rapides étant peu audibles à l’orgue (qui dispose d’une certaine inertie), le remarquable tremolo [1] crescendo-decrescendo sur l’accord à quinte augmentée qui précède l’hommage à la croix disparaît purement et simplement, changé en un bête accord. Voir extrait sonore ci-après.

Il existe néanmoins quelques avantages à l’orgue.

1. Pour les interprètes, il est sans doute plus facile d’intégrer ce programme austère à une cérémonie, ou de le proposer à une paroisse en concert profane que de trouver une salle de concert pour une œuvre aussi dépouillée, dont l’atmosphère se prêterait de plus assez mal aux ors d’un théâtre ou au prosaïsme d’une salle des fêtes.

2. Les orgues sont généralement placés dans des églises, et les lignes vocales simples se trouvent assez magnifiées par cette résonance qui semble avoir été étudiée par Liszt. En tout cas, moins de froideur que dans un studio ou dans une salle à l’acoustique saine et sèche.

3. Les changements de jeux permettent de donner à chaque section une couleur particulière, de renouveler l’attention – ou en tout cas de pallier la faiblesse dramatique que produit la monotonie d’une dynamique toujours égale.

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Vous entendez ces possibilités de variation d’intensité, cette attaque des derniers accords, ce tremolo final et irrégulier dont la texture se délite petit à petit. (Reinbert de Leeuw au piano.)


Ici, malgré une très belle lecture de l’organiste, on entend une marche régulière au demi-ton, pas très originale (et surtout dévoilant le procédé de la superbe fin de cette même station, après l’intervention de plain-chant, et donc redondant musicalement). Evidemment, pas de variations d’intensité, pas d’incisivité dans les attaques du chant (qui ressort beaucoup du fait de la différence de puissance entre les jeux).
On perd aussi les accords menaçants à la fin de l’extrait, et bien sûr le superbe tremolo, qui devient un (certes très bel) accord.
Moment très beau tout de même, mais combien moins fort !


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C’est pourquoi CSS recommande le piano… Mais il existe quelques excellentes versions à l’orgue, même si l’œuvre y perd à notre avis, on l’a vu, de son originalité et, partant, de sa force.
(Par exemple, pour les plus pressés de découvrir une lecture de valeur avec orgue, la version Veismanis / Genvrin citée ci-dessus.)

Notes

[1] Jeu « tremblé », répétition rapide d’une (au violon) ou deux (au piano) notes. Voir extraits.


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Commentaires

1. Le samedi 28 février 2009 à , par divergence

Votre appréhension de l'orgue est bien sommaire. Il dispose de bien des ressources ici éludées qui peut fausser votre jugement.

2. Le samedi 28 février 2009 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Divergence !

Je vous écoute donc. :-)

J'ai moi-même pratiqué l'orgue dans d'assez bonnes conditions, donc je pense ne pas être suspect de parti pris contre l'instrument, mais il est toujours possible que des éléments me manquent, auquel cas ils sont bienvenus, surtout s'ils peuvent infirmer ce que je propose sur le Via Crucis.

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