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TAKEMITSU Tôru, une présentation - II - La musique de Takemitsu


Hédonisme, couleurs, abondance

Le langage de Takemitsu peut être considéré comme très accessible, essentiellement en raison de sa conception hédoniste du son, privilégiant explicitement le climat, la couleur. Cela se traduit par la profusion des entrées à diverses hauteurs et timbres, la diversité et le chevauchement rythmiques, l'abondance de nuances dynamiques pourtant sans larges contrastes, l'emploi de modes de jeux très variés. Dans les notes qui ouvrent Les Yeux Clos, Takemitsu indique l'importance des changements subtils de couleur dans ses pièces, qu'il obtient par superposition de touches de nuances dynamiques, de rythmes distincts, de timbres d'instruments ou de hauteurs.

Statut des dissonances

Malgré son statut d'avant-gardiste au sein de Jikken Kobo ( « Experimental Workshop » ), son association artistique interdisciplinaire dès 1951, on ne constatera pas chez Takemitsu de culte de la dissonance, comme ce peut être le cas depuis son émancipation, à la suite des expérimentations dodécaphoniques sérielles. [Expérimentations qui elles-mêmes, le sachant ou non selon les cas, succédaient à d'autres tentatives d'élargissement ou d'abolition de la tonalité].
La dissonance n'est pas recherchée comme valeur esthétique suprême, génératrice de tension, mais elle n'est pas non plus évitée. Nous ne sommes ni dans le cadre d'une doctrine moderniste, ni dans celui d'une réation néomodale. Bien qu'éloignée de la tonalité stricte, la musique de Takemitsu en conserve les repères, la polarité autour de notes-pivot.

La meilleure preuve de tout cela est sans doute que tout au long de sa carrière on trouve qui cohabitent, parfois la même année, des pièces abruptes avec d'autres relevant plus d'un certain sirop filmique (en passant par la musique concrète et ses pièces postdebussystes les plus fameuses).

En réalité, Takemitsu, dans ses pièces les plus célèbres, intègre au langage debussyste les modes japonais et certains acquis de l'émancipation atonale.

La raison profonde de ce statut particulier des dissonances est sans doute liée à sa conception orientale du temps, qu'on aborde un peu plus loin.




Takemitsu, où cela entre Orient et Occident ?

De façon récurrente, les pièces de Tôru Takemitsu portent des titres évoquant des présences naturelles ou des paysages choisis. Il faut préciser à ce propos sa position entre Orient et Occident ; bien que cette opposition ait quelque artificialité (tout individu fonctionne en creuset de cultures), elle peut nous aider ici. Takemitsu connaît très bien la musique occidentale du XIXe et du XXe, savante et populaire ; c'est dans ce style qu'il s'exprime lorqu'il compose de la musique instrumentale ou destinée à accompagner un film. En cela, il est un compositeur au sens occidental du terme.
Néanmoins, son utilisation de la culture musicale japonaise (modes traditionnels, goût pour certains instruments de l'orchestre, parfois emploi d'instruments locaux) sa conception du temps (comme on va le voir), son mode d'inspiration le placent tout à fait comme compositeur japonais. Et le Japon se l'est beaucoup approprié en retour (la discographie orchestrale est réalisée pour plus de moitié par le Tokyo Metropolitan Symphony Orchestra).
Takemitsu est l'exemple même de l'hybridation culturelle parfaite. Pour donner une idée, on pourrait comparer son parcours aux tziganes de Hongrie. Ils se sont installés en apportant leurs propres modes orientaux, leur idée de composition-improvisation, leur langage, et se sont appropriés les instruments et formes musicales locaux. Il en va de même pour Takemitsu : il utilise la notation musicale, les formes musicales occidentales, s'inspire de prédécesseurs occidentaux, mais apporte toute une philosophie de composition et beaucoup de matériaux de fond qui proviennent de sa culture d'origine.




Inspiration d'après nature, sans figuralisme

De façon récurrente, les pièces de Tôru Takemitsu portent des titres évoquant des présences naturelles ou des paysages choisis. Ce ne sont pas véritablement des oeuvres à programme. Le paysage n'est pas qu'un prétexte de titre, mais sa figuration est abstraite. Il s'agirait plutôt d'une description conceptuelle du paysage en tant qu'inspirateur, en tant qu'atmosphère dont peu se nourrir la réflexion compositionnelle. Le plus amusant réside sans doute dans ce petit paradoxe : la profusion de petits motifs n'est pas issue d'un figuralisme quelconque ; il s'agit presque d'une description précise de détails abstraits, constitutifs non pas du paysage contemplé, mais de son atmosphère, ou plutôt de l'inspiration qui est issue de celle-ci !

Pourtant, c'est toujours progresser sur un terrain glissant que tenter de définir la part du modèle dans de telles réalisations musicales. Tout cela ne relève que de l'observation auditive. Takemitsu a rédigé un essai dans lequel il livre sa propre perception de ce phénomène. Parce qu'il est difficile d'établir la juste nuance entre le refus d'une musique à programme et la revendication de sources d'inspirations visuelles précises.




Atemporalité

Peut-être que ce qui frappe le plus, d'emblée, dans les oeuvres de Takemitsu, est l'étrangeté de la position du temps.

Cette musique paraît en effet totalement émancipée du temps tel que nous le concevons, en ce que son déroulement semble ne pas s'incrire dans la temporalité linéaire ou circulaire qui régit pourtant inévitablement l'organisation musicale. Ainsi, contrairement à l'organisation traditionnelle de la musique, avec le développement suivant la réexposition, ou les modulations, apportant progressivement des éléments qui modifient et enrichissent le thème, ou le variant, contrairement à cet usage, les pièces de Tôru Takemitsu semblent autant de fresques sur lesquelles se dépose le regard dans un ordre donné, et néanmoins très librement.

Car le caractère très coloré du langage, les microruptures constantes, juxtaposant de petites sections, les brèves mais fréquentes respirations, détachent facilement l'intérêt des oeuvres de leur progression temporelle 'contingemment' linéaire.

On éprouve dès lors presque de la réserve à parler de la musique, face à cette pâte sonore si singulièrement visuelle, et pourtant sans programme perceptible, du moins autrement que par le titre et la précision qu'il apporte sur la référence inspiratrice.




Ainsi, on constate la présence ambiguë du paysage : omniprésent dans l'inspiration et la représentation musicale, et pourtant jamais réellement décrit.

On ne ressent pas de nécessité temporelle, et pourtant, il faut bien que tout se déroule chronologiquement. La musique, bien qu'elle se dévoile nécessairement linéairement, semble soumise aux lois de regard : il n'y a pas de couple tension-résolution qui implique une attente comme dans la tradition musicale occidentale, elle peut être contemplée à loisir, conservant toujours un visage apparemment semblable dans une même pièce, pouvant muter progressivement, mais rétif aux contrastes violents. Et surtout marquant toujours plus profondément le spectateur à la découverte de ses incroyables facettes.

Les complexes intrications rythmiques et dynamiques, leurs superpositions, enfin des changements de ces paramètres sans transition, possèdent décidément le charme de ce coup d'oeil qui renouvellerait la perception d'un même paysage sonore.

Ce qui est sans doute le plus délectable, chez Takemitsu, outre la volupté pudique des timbres et des harmonies, la prégnance des atmosphères, la légèreté des parfums floraux, est cette capacité à habiter constamment la musique, sans attendre une relation de tension/détente. Savoureuse en permanence, nous pouvons être suspendus à sa beauté, et ce n'est pas une mince vertu.


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Commentaires

1. Le mercredi 23 août 2006 à , par aymeric :: site

Merci pour cette présentation d'un compositeur que j'ai découvert via le cinéma de Kurosawa (son "sirop fimique" donc, pour lequel je conserve un faible mais le sucre, après tout, n'est pas détestable).

2. Le mercredi 23 août 2006 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Aymeric !

On vous lit peu chez vous, ces temps-ci !

Takemitsu, oui, a écrit dans beaucoup de genres distincts, avec pour points communs ce que je tente d'approcher dans ce petit article.

Le cinéma de Kurosawa n'est pas, en effet, ce qui a obtenu de lui ses meilleures prestations, mais elles sont généralement très appréciées. A choisir, Kwaidan, Sepuku ou Rising Sun sont plus probants.

Et sinon, son versant postdebussyste (on peut trouver les références dans le catalogue personnel) est ce qu'il y a de plus incontournable chez lui - et de plus poétique.

3. Le mercredi 23 août 2006 à , par aymeric :: site

Ah mais je connais un peu l'œuvre de Takemitsu hors cinéma (vous n'aimez pas la rengaine "Morriconesque" de Dode's Kaden ?) : quelques musiques de chambre, Cantos ou encore "I hear the Water dreaming" (je serais d'ailleurs un peu moins sévère que vous concernant Patrick Gallois même si, peut-être, il a un peu tendance à surjouer l'éthéré). Ceci-dit, je ne manquerai pas de compléter mes connaissances en piochant ce qui, dans votre liste, peut se trouver dans les différentes médiathèques de mon voisinage.
Concernant mes activités bloguesques : laissez-moi un peu de temps ; je reviens tout juste de congés et mon travail m'a pris la plus grosse part de mon temps depuis ma rentrée

4. Le mercredi 23 août 2006 à , par DavidLeMarrec

Ah mais je connais un peu l'œuvre de Takemitsu hors cinéma (vous n'aimez pas la rengaine "Morriconesque" de Dode's Kaden ?)

Je ne crois pas connaître : je me suis astreint à écouter de sa musique de film pour être plus complet, mais pas au point de me ruiner pour l'intégrale. :-)


: quelques musiques de chambre, Cantos ou encore "I hear the Water dreaming" (je serais d'ailleurs un peu moins sévère que vous concernant Patrick Gallois même si, peut-être, il a un peu tendance à surjouer l'éthéré).

Je ne crois pas avoir dit que c'était honteux ! :-)
Mais les disques les plus disponibles ne sont pas nécessairement (et de loin !) les plus palpitants.

Honnêtement, trois fois Toward the Sea, était-ce bien nécessaire, vu que seule l'orchestration change... La première version est la plus aboutie, à mon sens. Ou à la rigueur, si on aime se laisser porter par les cordes de la deuxième...

Bonnes découvertes pour le reste ! :-)


Concernant mes activités bloguesques : laissez-moi un peu de temps ; je reviens tout juste de congés et mon travail m'a pris la plus grosse part de mon temps depuis ma rentrée

Je m'en doute, mais il ne faut pas prendre ombrage si votre lectorat manifeste un peu d'impatience. :-)

5. Le mercredi 23 août 2006 à , par aymeric :: site

Ombrage ?
Aucunement.
Flatté plutôt. Peut-être un peu gêné aussi ; parce que flatté.

6. Le mercredi 23 août 2006 à , par kfigaro



> Dode's Kaden ?

Je ne crois pas connaître : je me suis astreint à écouter de sa musique de film pour être plus complet, mais pas au point de me ruiner pour l'intégrale. :-)


ça existe aussi en CD seul en dehors de l'intégrale filmique (que je viens d'avoir récemment...) ici :

http://www.amazon.com/gp/product/B000005J44/104-1502560-9395132?v=glance&n=5174

A +

7. Le vendredi 25 août 2006 à , par DavidLeMarrec

Merci Christian !

(Mais pas forcément au point d'acheter l'album non plus. <]:o)

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