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dimanche 27 septembre 2015

Edmund MEISEL : Berlin, Die Sinfonie der Großstadt — emblème mécaniste et décadent


Voilà des années qu'une notule était prévue ; je croyais même l'avoir écrite. Apparemment, il n'en est rien. La voici.


Le premier acte, version pour grand orchestre tirée du disque Capriccio.


1. Meisel, pierre angulaire

Très peu connu des mélomanes (et encore moins des autres), Edmund Meisel (1894-1930) fut pourtant une institution en son temps, sorte de Korngold, Herrmann ou Williams des années 20, admiré par ses contemporains, écrivant des articles de référence sur la composition de musiques de film… Né à Vienne, écrivant très tôt des musiques de scène (notamment pour des pièces de Brecht), c'est avec sa musique (écrite en 12 jours, à ce qu'il paraît) que Le Cuirassé Potemkine d'Eisenstein fit sa percée triomphale en Europe.

Pour le film de Walter Ruttmann Berlin, La Symphonie de la Métropole (1927), Meisel avait collaboré très étroitement avec le réalisateur, de façon à synchroniser au maximum les plans (à cadence très soutenue) et les motifs musicaux. De fait, toute l'œuvre fonctionne sur ce principe.

Meisel Berlin heure Wagner
La dernière image de l'acte III.


Il s'agissait d'un projet ambitieux, écrit pour 75 musiciens (donc beaucoup de lignes différentes) – l'instrumentation n'était néanmoins pas de son fait, mais déléguée, comme cela se fait encore dans le domaine de la musique de film –, sur un tempo très allant (donc plus de notes) et abordant des styles très différents.

2. Berlin

Le film montre la ville en cinq actes, comme autant de portions d'une journée active.

  • Acte I : Berlin est silencieuse. Réveil progressif : les chemins de fer, les usines.
  • Acte II : La ville active, dans les bureaux, les magasins, etc.
  • Acte III : Le trafic dans les rues.
  • Acte IV : Les pauses : repas, jeux d'enfants, loisirs…
  • Acte V : Berlin nocturne (les clubs).


La partiton de Meisel est très peu mélodique, tout entière fondée sur des motifs, voire des fragments, qui imitent, voire réutilisent les bruits de la ville. Le langage est particulièrement audacieux, fondé sur des frottements, des accords chargés et tendus, mais dont les pôles sont très audibles, et qui fonctionnent souvent en binôme (tension-petite détente) ou par paliers (marches harmoniques fréquentes). On demeure dans de la musique tonale, et il y a bel et bien une progression, mais on peut avoir l'impression que cette musique qui ne s'arrête jamais obéit déjà à une autre logique, celle de la masse, de la cinétique plus que du langage à proprement parler. On y rencontre même des harmonies étonnantes, comme cet arpège sur Berlin déserte (acte I) qui évoque très exactement Takemitsu.

Dans ce cadre qui pourrait être déstabilisant, Meisel joue de motifs simples qui courent de pupitre en pupitre, et sont même développés de façon contrapuntique (plusieurs fugatos) ; et utilise surtout un langage extrêmement pulsé (que des mesures binaires, très souvent à deux temps), qui recourt très fréquemment aux marches – trains, machines, foules… –, parfois obstinées, parfois progressant de façon régulière (marche harmonique) ou plus cabossée et incertaine…

À cela s'ajoutent des effets impressionnants : bruits bruts (véritables sifflets de train), percussions seules, piano en quarts de ton (était-ce dans l'original, ou simplement dans la reconstruction de Bernd Thewes ? – puisque seule la version pour piano seul nous est parvenue directement), nombreux imports de jazz…
L'aspect motorique et l'explosion des motifs, leur écho successivement à travers les scènes ou simultanément en contrepoint, ont quelque chose de particulièrement jubilatoire ; tandis que l'accumulation des marches effrénées et des sons concrets deviennent tout à fait menaçants, en particulier les courses folles de trains dévorateurs.

En somme, un bijou très intense qu'il faut absolument découvrir, même sans les images – le disque, chez Capriccio, de Frank Strobel avec la Radio de Berlin (Rundfunk-Sinfonieorchester Berlin, ex-Radio-Est) en rend remarquablement compte.
Attention, la plupart des copies du film utilisent au contraire un pot-pourri très paisible de musiques classiques (dont, ironie suprême, la Symphonie Pastorale de Beethoven !), qui n'a non seulement pas le même intérêt musical, mais dénature assez le projet sans concession d'un documentaire brut sur la vie des gens, qui ne fait pas dans l'aimable ou le gracieux.

Meisel Berlin CD Strobel


Son aspect mécaniste (et ses procédés) sont vraiment à la pointe de ce qui s'écrit dans les années 20 ; j'ai mentionné le « décadentisme » dans le titre surtout à cause du langage harmonique qui devient complexe et retors, déforme le langage hérité du post-wagnérisme, mais il n'y a vraiment aucune tendance au romantisme vénéneux chez Meisel. C'est un « décadent » au sens de la famille musicale innovatrice, pas au sens propre de l'esthétique (qui est tout sauf la sienne).

3. La partition de Meisel en action

La Cité de la Musique proposait ce samedi – et j'avais déjà annoncé dans ces pages (ailleurs aussi) que ce serait pour ainsi dire l'événement de la saison – cette musique dans le cadre d'un ciné-concert…


Évidemment, la salle était très vide : le parterre et le balcon de face n'étaient pas pleins, mais alors sur les grands balcons latéraux : 9 spectateurs côté cour, 6 spectateurs côté jardin… une ouvreuse n'a même pas réussi à recevoir un spectateur – et la mienne n'a dû son salut qu'à mon replacement (en encorbellement plutôt qu'au parterre, l'orchestre n'étant pas surélevé).
Une conclusion s'impose : pas assez de monde ne lit Carnets sur sol. Et ceux qui le font pourtant – sont indignes de pardon.

C'était à nouveau Frank Strobel (spécialiste du genre) qui officiait, mais pas dans la même partition : il s'agissait d'un arrangement pour ensemble de Mark-Andreas Schlingensiepen – au lieu de l'orchestre complet (avec cordes), une version pour vents essentiellement : deux flûtes (avec deux piccolos), deux hautbois (avec un cor anglais), deux clarinettes, un basson, deux cors, une trompette, un trombone basse, deux percussionnistes (xylo- et métallophones, timbales, caisse claire, grosse caisse, cymbales, tam-tam chinois…), un piano et une contrebasse.

Le résultat est extrêmement réussi (et encore plus moderne), mais il faut admettre que la puissance univoque des vents finit par créer une petite lassitude (physique, pas musicale) pendant l'heure entière que dure le film : il n'y a pas de nuances douces dans la partition, et avec des vents, ce peut rapidement devenir violent. Néanmoins, un plaisir de redécouvrir la partition dans ce nouvel état, remarquablement agencé.

Les musiciens sont issus de l'Orchestre Philharmonique de Strasbourg et se baladent avec une assurance (et un incontournable investissement) qui forcent l'admiration.

¶ Détail : Frank Strobel dirige en permanence sur le temps, ce qui est bien sûr plus lisible pour le spectateur, mais laisse moins de possibilités de réaction aux musiciens (même s'il fait bien sûr l'effort d'amplifier sa gestique de façon anticipée pour les grandes articulations). C'est assez rare – mais pas inédit non plus, cela dépend des gens, des orchestres, et bien sûr du niveau des musiciens (pour les ensembles amateurs, le chef bat en général la mesure sans anticipation). En général il existe un délai notable (quasiment un temps entier, quelquefois) entre le geste du chef et celui des musiciens ; je suppose que la simultanéité de l'image rend ce procédé plus périlleux (il faudrait que le chef anticipe non seulement la musique mais aussi l'image), et que la synchronicité rend tout plus lisible pour tout le monde.

Coproduction du Festival Musical-Strasbourg, ce sera donc redonné là-bas (si ce n'est fait). Achetez le disque !

David Le Marrec

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