Carnets sur sol

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Autour de Pelléas & Mélisande – XXIII – Pelléas coupé, Pelléas caché : ET LE LIT ??


1) Pelléas, un objet musical cohérent ?

    Pendant des décennies, pour le mélomane, le cas de Pelléas paraissait assez clair : œuvre du XXe siècle, dont le compositeur a évidemment livré une version définitive – à partir de cette époque, les partitions laissent assez peu de part à l'interprétation compositrice (il ne s'agit plus d'inventer des figures d'accompagnement, ni même d'enjoliver les lignes vocales). Dans une œuvre aussi aboutie que Pelléas, on se figure bien que Debussy a laissé peu d'éléments au hasard.
    Tout au plus connaissait-on l'histoire admirables de ces interludes, joués même en concert (alors qu'ils paraissent bien uniformes ainsi présentés…), composés durant les répétitions pour des raisons très contingentes de changements de décor… Fin de l'histoire.

    Pourtant, ces dernières années, on a pu remarquer, de plus en plus fréquemment, des altérations de détails plus ou moins frappants lors de représentations de Pelléas. Que s'est-il passé ?  En réalité, les musiciens connaissent la chose de première main depuis très longtemps, puisque même dans le matériel d'exécution… c'est un assez grand désordre. Je vous propose donc un rapide tour du propriétaire, pour que ces surprises et divergences ne troublent plus vos nuits.

[[]]
Fin de l'acte III dans son édition habituelle, avec coupures.
Chloé Briot (Yniold), Jean-François Lapointe (Golaud),
Orchestre National des Pays de la Loire, Daniel Kawka
(
Nantes 2014, captation France Musique).



2) L'élan de la composition

   En 1890, Catulle Mendès, qui cherchait un compositeur pour son livret Rodrigue et Chimène de 1878, dans le but de le donner à l'Opéra, le propose à Debussy, en qui il pressent un futur grand. Le compositeur accepte (il n'a essayé que des esquises jusqu'ici, dont Diane au bois), notamment pour la rémunération et la célébrité que cet accomplissement lui procurerait instantanément, mais ne cesse de souligner dans ses lettres ses souffrances : le livret, trop conventionnel, le fait travailler à rebours de son inspiration peu sensible aux figures obligées issus du grand opéra à la française ; par ailleurs, le wagnérisme affiché du librettiste semble l'irriter. Plus tard, après son abandon, il prétendra l'avoir brûlé par erreur – ce qui, nous le savons désormais que en avons retrouvé les partitions, est faux.
    Le Prélude et le duo liminaire constituent pourtant un accomplissement majeur, une atmosphère post-tristanienne totalement renouvelée par une transparence qui sera bientôt, grâce à lui, la marque de l'école française. La suite semble s'essouffler progressivement, il est vrai. Les grandes déclamations conventionnelles de sentiments élevés ou stéréotypés semblent le laisser totalement de marbre – c'est d'ailleurs exactement ce qu'il confesse à Paul Dukas lorsqu'il lui en joue des extraits.

    En 1893, c'est la révélation. Il voit Pelléas lors de ses premières représentations théâtrales, et en sort enchanté. Il demande l'autorisation à Maeterlinck, qui lui donne pleins pouvoirs sur son texte (pacte à l'origine de leur célèbre brouille, culminant dans la provocation en duel et la mort de Messaline…), et achève son œuvre dès 1895, sous la forme d'une partition piano-chant. (Rodrigue est subséquemment abandonné.)

    Il réalise alors sans cesse des retouches, mais ne débute l'orchestration qu'à partir de 1898, lorsque la commande de l'Opéra-Comique est confirmée.

    À partir de ce moment, nous disposons d'un matériel assez mouvant.



3) Ce qui n'a pas été écrit / ce qui a été ajouté

    Certaines scènes n'ont jamais été mises en musique :

Scènes d'emblée coupées
(numérotation des scènes de Maeterlinck)
I,1
L'espèce de Prologue avec les servantes (de qui essuient-elles le sang ? du père de Golaud ?  ou bien de la tragédie qui va se dérouler sous nos yeux ?) ;

II,4
les remarques d'Arkel sur la mort de Marcellus ;

III,1
les jeux d'Yniold dans la tour en présence de Mélisande et Pelléas (d'où est tirée et extrapolée la chanson de la Tour, de la main de Debussy) ;

V,1
les dialogues des servantes sur le drame qui vient de se produire (V,1).

    Le texte en est donc coupé, mais pas la musique.

    En 1901, Debussy a achevé une partition « définitive » pour piano et chant, qui a longtemps été utilisée pour préparer les chanteurs, mais elle diffère en plusieurs points de la version orchestrale que nous connaissons (révision de 1905) – ce qui réclamait une certaine acrobatie pour se conformer ensuite à la partition d'orchestre lors des représentations.
    Certains spectacles ont d'ailleurs été conçus en utilisant cette réduction piano comme une réelle œuvre autonome – par exemple le DVD réalisé à Compiègne, des représentations accompagnées par Alexandre Tharaud ou encore celles du New York City Opera avec Patricia Petibon.

    Arrive le moment de la création, en 1902. Au cours des répétitions, André Messager – qui avait co-commandé l'œuvre avec Albert Carré (directeur de l'Opéra-Comique), et devait diriger l'œuvre – demande des mesures supplémentaires aux interludes des actes :
I
→ scènes 1-2, entre la forêt et le château, 33 mesures supplémentaires ;
→ scènes 2-3 entre une salle du château et les jardins, 18 mesures supplémentaires ;
II
→ scènes 1-2 entre la fontaine dans la forêt et la chambre de Golaud, 37 mesures supplémentaires  ;
→ scènes 2-3 entre la chambre de Golaud et la grotte, 15 mesures supplémentaires ;
IV
→ scènes 2-3 entre un appartement du château et la fontaine, 45 mesures supplémentaires.
La scène de l'Opéra-Comique étant peu profonde, la substitution des décors est difficile entre les tableaux (nommés « scènes » dans le livret, mais ce sont en réalité des changements de décor et non seulement de personnages), et le 1er avril (la générale était le 28, la première le 30) Messager réclame précisément le nombre de mesures nécessaire à la bonne exécution des opérations. Cet épisode est largement connu et documenté, s'agissant de la part la plus souvent jouée de l'opéra, même loin des scènes de théâtre.
    Messager précise qu'il a collecté une à une les pages écrites en urgence par Debussy pour allonger les transitions. Tout fut monté pour la première, et le public a toujours connu Pelléas avec ses interludes longs.

    Toutefois, la partition parue en 1902 chez Fromont présente au contraire la version sans interludes allongés – mais intégrant les coupures admises pendant les répétitions. C'est sur elle que se sont fondées les tentatives de représentations de la version « originale » avec orchestre (en réalité un état de la partition jamais entendu par le public), par exemple Gardiner à Lyon ou Minkowski à l'Opéra-Comique pour le centenaire. (Retrancher ces mesures écrites certes dans l'urgence, mais aussi dans une veine très inspirée, paraît toujours un peu décevant.)



4) Ce qui a disparu et mérite peut-être de renaître

    Pour autant, Debussy, qui recevait volontiers chez lui les chanteurs qui reprenaient Pelléas au fil des séries, continuait de corriger sa partition… Des mélodies et rythmes chez les chanteurs, par exemple. Ce n'est qu'en 1905, avec la parution de sa version réorchestrée (chez Durand), que s'achèvent, je crois, la série des variantes – en tout cas des variantes publiées / publiables.

    Est-ce la version complète ?  Non. Car, et c'est là le plus intéressant, à divers stades, Debussy a écarté des groupes de mesures, et surtout du texte qu'il avait déjà mis en musique. Les voici résumés.

Les coupures sur la musique
III,3
(la terrasse au sortir des souterrains)
→ Suppression d'une remarque sur les moutons « Ils pleurent comme des enfants perdus ; on dirait qu'ils sentent déjà le boucher » et d'un climax où Golaud chante « Quelle belle journée !  Quelle admirable journée pour la moisson ! »

III,4
(torture d'Yniold)
→ Le fameux « Et le lit ? Sont-ils près du lit ? », qui est revenu en grâce dans plusieurs représentations et parutions récentes (Rattle par exemple). Je reviens sur son histoire pour conclure cette notule.
→ 13 mesures allongeaient la fin de l'acte, dont une phrase qui complète la dernière parole de Golaud – qui ne s'éloigne pas avec Yniold, mais va au contraire se rapprocher : « Viens, nous allons voir ce qui est arrivé. » (et non « Viens ! »).

IV,4
(monologue de Pelléas avant la grande scène d'amour)
→ Référence au père de Pelléas dont la guérison confronte Pelléas à ses choix : « Mon père est hors de danger, et je n'ai plus de quoi me mentir à même » (avant « Il est tard, elle ne vient pas. Je ferais mieux de m'en aller sans la revoir »).
→ 24 mesures avant la fermeture des portes.
→ Suppression d'une glose de Pelléas autour de « il ne sait pas que nous l'avons vu », quand ils aperçoivent Golaud caché.

    Uniquement des portions courtes, mais à l'exception du « lit », ces extraits n'ont jamais été enregistrés – officiellement du moins. Il semble néanmoins que ces dernières années soient apparues certaines de ces variantes (notamment « viens, nous allons voir ce qui est arrivé ») dans des versions en DVD. Je n'ai pas encore réuni toutes les références ni tout vérifié.

    Il me semble aussi avoir lu incidemment que la scène d'Yniold avec les moutons n'avait pas été donnée à la création, mais je n'ai pas le temps de vérifier ce point avant publication, et il n'est pas crucial : il s'agit d'une scène entière, bien connue et aisée à rétablir sans rien altérer.

    En attendant, tout cela permet de bénéficier de petits suppléments, de surprises, de fragments qui peuvent éclairer les éléments restés vaporeux dans les intentions des personnages – Debussy a eu tendance à gommer les aspects généalogiques trop précis, en particulier. Et, je l'espère, permettra de vous rassurer quant à l'origine de ces variantes : il y a effectivement eu quelques années où certaines articulations ont connu un peu de jeu sous la plume de Debussy.
    On ne peut qu'être étonné, devant la célébrité de l'œuvre, sa fréquence sur les scènes et le profil plutôt intellectualisant de ses amateurs, que des versions alternatives, fût-ce sur des détails, n'aient pas servi d'argument commercial.

pelleas supplement pelleas supplement
Deux versions différentes de cette phrase du monologue de Pelléas supprimée à l'acte IV.

    Je vous quitte, estimés lecteurs, avec ces quelques éléments autour du Lit.

Et le lit ??

    Alors que Golaud interroge vainement Yniold, juché sur ses épaules en espion innocent, sur ce que font Mélisande et Pelléas dans la Tour (« Que font-ils ? », « Sont-ils près l'un de l'autre ? »), il finit par lâcher le fond de sa pensée, alors que l'orchestre se tait soudain : « Et le lit ?  Sont-ils près du lit ? ». Pourtant, nous ne le connaissons que dans de rares versions de ces dix-quinze dernières années.

    Nous disposons d'une lettre de Debussy qui l'explique : les coupures de la fin de l'acte III sont dues à une censure. En effet, le jour de la générale costumes, le « directeur des Beaux-Arts » (je retraduis d'après le texte anglais proposé par Robert Orledge… est-ce un ministre ?  un agent du ministère ?  un censeur ?  je n'ai pas eu le temps ni l'intérêt, à vrai dire, de vérifier), M. Roujon, avise le caractère trivial de cette scène de voyeurisme, et demande à Carré la suppression du tableau entier. Debussy refuse absolument, et propose en échange les coupures (très ciblées, finalement) que nous venons de parcourir ensemble. Il ne s'agit que de celles de l'acte III, les autres semblent réellement issues de choix artistiques de Debussy, de repentirs dirions-nous s'il était peintre…
    Il avance même qu'il aurait dû modifier le passage litigieux lui-même, et que seule la « ridicule dispute » (je retraduis la lettre de l'anglais, n'ayant pu la retrouver en français, je ne garantis pas l'exactitude de l'expression ici non plus) qui l'opposa à Maeterlinck l'avait empêché de lui demander des altérations. Ceci me paraît d'une tartufferie confondante, dans la mesure où Debussy a précisément fait ce qu'il voulait de la prose de Maeterlinck, non seulement en coupant (ce qui est inévitable en adaptation une pièce parlée à l'opéra, et ce à quoi avait consenti le poète), mais aussi en récrivant un assez grand nombre d'expressions !  Une bonne partie des citations désormais célèbres de Pelléas ont été remaniées, voire écrites par Debussy… La lettre finit d'ailleurs par des flatteries assez obséquieuses envers le critique qui semble avoir bien accueilli la première.

    Changement de dernière minute et commandé par la menace imminente d'une suppression pure et simple d'une scène complète d'une douzaine de minutes. Mais qu'en est-il musicalement ?  Hé bien, et apparemment pas mal de mélomanes et même d'exégètes partagent mon sentiment, cette interruption pleine de crudité, presque dans le silence – qui traduit très efficacement l'obsession de Golaud – freine en réalité la progression implacable de cette dernière section, de plus en plus trépidante dans sa version coupée, jusqu'à l'explosion de fureur orchestrale finale. Au contraire, en rétablissant les questions autour du Lit, c'est une pause qui est ménagée, certes saisissante, avant la brève reprise, terrifiante, de la cavalcade. Très réussi aussi, mais la musique nous a soudain relâchés et la conclusion se révèle alors un peu courte.
    À cela s'ajoute que, systématiquement, le public rit généreusement à l'aspect vaudevillesque de la situation. [Je suis toujours fasciné par ces spectateurs capables de rire spontanément au moindre trait d'humour au sein de la tragédie la plus noire, alors que je suis moi-même écrasé par la pesanteur des enjeux et peut-être encore plus dévasté par l'ironie mordante de certains traits. Je ne sais quel mécanisme me manque.]  Ces rires, dans une œuvre mise en musique, tendent à interrompre d'autant plus la continuité et briser l'atmosphère : du point de vue très terre-à-terre du confort d'écoute, le supprimer représente également un gain. 

Je ne suis pas nécessairement convaincu non plus, sur le papier, par la nécessité des autres ajouts – sauf l'allongement des parties instrumentales, comme en cette fin d'acte III, précisément, qui rééquilibre peut-être la rupture du Lit !  Il est cependant très probable que mon habitude de Pelléas me rende toute nouveauté vaguement décevante, triviale ou sacrilège ; aussi je suis très curieux de les entendre, dès qu'il sera possible, avant de me prononcer.

[[]]
Fin de l'acte III avec rétablissement du Lit.
  Elias Mädler (Yniold), Gerald Finley (Golaud),
London Symphony Orchestra, Simon Rattle
(CD LSO Live
2017).



5) Une édition critique… vers l'avenir

    Les entendre avant de se prononcer, ce devrait être chose faite bientôt, puisque les éditions Durand-Salabert-Eschig ont lancé, en grande pompe l'an dernier, une édition critique de Pelléas, incluant une nouvelle réduction piano, correspondant réellement à la partition d'orchestre cette fois, et contenant ces passages coupés (avec la possibilité de continuer à les omettre si le chef le souhaite).
    J'aurais envie de les féliciter, mais Durand est quand même la maison qui est restée pendant tout ce temps assise sur son tas d'or à toucher des droits d'auteur automatiques avec ces éditions bancales de Pelléas (contenant de surcroît des fautes…), dont elle avait, grâce au droit de la propriété intellectuelle français, une parfaite exclusivité. D'une part grâce au principe de l'œuvre collective, protégée jusqu'à la mort du dernier collaborateur (Maeterlinck est mort en 1949, très longtemps après Debussy) ; d'autre part grâce aux années de guerre, très longues lorsque les œuvres ont été composées avant la première guerre mondiale (quelque chose comme 14 ans), qui s'ajoutent aux 70 ans de protection post mortem.
    Alors les voir produire cette édition rigoureuse que tout le monde attendait maintenant, alors que l'œuvre sera, d'ici 2025 au maximum – probablement avant – dans le domaine public (donc utilisable sans rien reverser à l'éditeur historique)… Je ris doucement, et je leur souhaite cordialement de se faire tailler des croupières par la concurrence qui rééditera l'ancienne édition ou en fera de nouvelles tout aussi documentées. (Oui, je n'ai pas pardonné, quand j'étais étudiant, la pratique de vendre les cycles de Ravel uniquement en mélodies détachées, pour obtenir les 5 pages à 25€ – à l'époque où, avec 25€, on pouvait acheter une Mercedes…)

    Pour autant, il s'agit d'une nouvelle merveilleuse pour tous les amateurs de Pelléas, qui irradiera à travers les représentations et enregistrements que nous découvrirons dans les années à venir !

    J'espère que cette notule aura contribuer à réduire vos alarmes devant la multiplicités des bizarreries pelléassiennes, toutes prêtes à déferler sur vos salles et disquaires préférés, et qui n'auraient pas tardé à envahir votre disponibilité auditive et mentale.

    Puissent, estimés lecteurs, ces quelques explications parvenir à éclairer, autant qu'il est possible, les jours sombres que notre engeance maudite traverse.


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Commentaires

1. Le mercredi 31 mars 2021 à , par Golisande

C'est curieux : j'avais tellement peu aimé la version Rattle avec Londres, et cette scène en particulier, que je n'avais même pas relevé le lit (vraisemblablement, c'est plutôt le "J'ê têrriblement pêr !" - dont en revanche je me souviens trop bien - qui m'avait tiré de mon sommeil).
Et pourtant, je dois dire que cet ajout ne me semble pas si préjudiciable que tu le dis à la progression dramatique (il reste tout de même une bonne minute d'intense crescendo ensuite), et en outre j'aime beaucoup l'espèce de trouée naïve de la réponse d'Yniold : c'est cette dimension du personnage qui me le rend précieux (je pense notamment à la réplique barbe / lampe plus tôt dans cette scène, et à la seconde moitié de la scène des moutons), malgré son côté un peu pénible par ailleurs.

2. Le jeudi 1 avril 2021 à , par Golisande

P.S. ynioldien : j'aurais dû écrire « la partie "moutons" de la scène de l'acte IV » (la partie "pierre" me laissant relativement indifférent).

3. Le jeudi 1 avril 2021 à , par DavidLeMarrec

Coucou Golisande !

Oui, je m'explique peu ton aversion pour cette version, tellement bien dite et exécutée sur tous les plans – mais j'avouerai que j'ai beaucoup de peine en général à anticiper tes goûts ; des choses qui paraissent bien calibrées échouent lamentablement, tandis que d'autres que j'aurais prédites démolies t'ont enchanté…

Tout Yniold est précieux, à commencer par son caractère de braillard insupportable qui nous fait entrer (avec effroi) dans la peau de Golaud (qui est le seul être un peu concret et saisissable de tout le drame, celui qui échappe à l'archétype symbolique).

Le Lit change l'équilibre de la scène : au lieu qu'elle progresse insensiblement et implacablement vers son explosion de colère finale, elle culmine plutôt dans ce silence, avant de reprendre son cours attendu. Le temps que je me fasse rattraper (émotionnellement) par cette cavalcade souterraine, c'est fini. Je trouve ça moins efficace, mais les deux fonctionnent très bien – ça met juste démesurément l'emphase sur le lit, alors que tout a déjà été suggéré par ailleurs. (Et qu'on peut ressentir la violence de Golaud comme le sujet principal de la scène plutôt que l'infidélité des amants.)

4. Le jeudi 1 avril 2021 à , par Golisande

Bah, déjà j'apprécie peu Rattle en général (en fait je n'ai jamais rien entendu de lui qui m'ait vraiment plu), mais là en plus les chanteurs me laissent au mieux indifférent — alors que j'adore Kožená quelques années plus tôt...

Concernant la fin du III avec ou sans lit, je partage tout de même plutôt ton sentiment : cette variante apporte (grâce à Yniold) une belle touche atmosphérique à un moment inattendu, mais la reprise de la cavalcade est clairement un peu trop courte, et de toute façon je suis fanatique de la version habituelle (pour moi le moment violent le plus suffoquant de l'œuvre, bien plus que la scène des cheveux ou la fin du IV)...

5. Le vendredi 2 avril 2021 à , par DavidLeMarrec

Si tu as écouté son legs avec Birmingham (pas passionnant en soi, et atrocement capté, un véritable sabotage industriel), je le conçois. Depuis, il n'a commis quasiment que des choses particulièrement sensibles au style (et en général plutôt ardentes), Mozart et Wagner avec l'Enlightenment, le fonds de répertoire dégraissé avec Berlin…

Les chanteurs, il y a forcément une part personnelle – oui, la voix de Kožená s'est arrondie et son expression embourgeoisée –, on peut trouver Gerhaher un peu distant et sophistiqué par exemple, mais le moins qu'on puisse dire est qu'ils assurent côté musique, et apportent un frémissement qui leur est propre en sus.

Oui, cette fin du III est la plus terrible (mais j'adore aussi celle du IV, on peut avoir des meilleurs successifs ou simultanés dans Pelléas <3). Si l'on rétablit les passages coupés, on gagne quelques mesures après l'épisode du Lit, peut-être que ça améliore l'impression après la rupture, mais je n'en suis pas sûr (« nous allons voir ce qui est arrivé » n'est pas du tout écrit de façon éclatante, juste du ré-ré-ré-fa-ré dans le grave, de mémoire). Il aurait fallu une bonne minute supplémentaire pour retrouver le même raptus que dans la version sans Lit.

6. Le vendredi 2 avril 2021 à , par Golisande

Je connais justement mieux le Rattle post-Birmingham (notamment avec Berlin), mais le fait est que n'ayant pas aimé ce que j'ai écouté, je ne me suis pas précipité sur le reste, et ne connais donc pas grand-chose en définitive...
Je ne connais pas ses Wagner, par exemple, mais en règle générale j'avoue être (par expérience, absolument pas par principe) assez peu porté sur le dégraissage de la musique postérieure à 1800 (j'y inclus, par exemple, les derniers Mahler d'Abbado, chef que j'adore par ailleurs).
Globalement, j'ai l'impression que Rattle "objective" ou "neutralise" ce qu'il dirige, comme si la partition se déployait devant nous avec un foisonnement de détails mais à plat, en deux dimensions...
Concernant ce Pelléas en particulier, je n'entends ni la profondeur (de l'eau de la fontaine) ni les clair-obscurs (des forêts, de la grotte), tout est comme surexposé, le mystère de la partition s'en trouve éventé — et du coup je passe bien à côté du frémissement que tu évoques au sujet des chanteurs...

Je termine par un petit (quoique très sincère) troll au sujet de l'acte IV — qui, de plus en plus, me paraît n'échapper partiellement au statut de « ventre mou » de l'œuvre que grâce à la (partie moutons de la) scène d'Yniold (la seule que j'adore vraiment dans cet acte, je dois dire)...

7. Le dimanche 4 avril 2021 à , par DavidLeMarrec

Si tu considères qu'Abbado dégraisse Mahler, effectivement tu risques de souffrir avec Wagner par l'Orchestra of the Age of the Enlightenment.

Moi je n'aime pas particulièrement Abbado mais prise fort ses Mahler, trouve que Rattle électrise ce qu'il joue, et trouve dans ce Pelléas particulièrement des transparences et des colorations qui exaltent le mystère et le surnaturel.

Je veux bien te rejoindre sur le fait qu'on ne peut pas parler de sommet à l'acte IV, puisque tout Pelléas perce la voûte céleste. :)

Bref, à la lumière de ces minimes et néanmoins systématiques divergences, pas de quoi s'étonner qu'on n'aie pas la même perception. ^^

8. Le lundi 5 avril 2021 à , par Golisande

Et voilà, faut toujours que ça se termine en pugilat (et en HS)(bon, je reconnais que je l'ai bien cherché). :D

Tout de même, je ne comprends guère ton engouement pour cette version de Pelléas : certes, il y a tellement pire, mais aussi tellement plus envoûtant sur le marché (et pas besoin de chercher longtemps, ce sont pratiquement les plus connues).

Merci, en tout cas, pour ton article comme toujours passionnant !

9. Le mardi 6 avril 2021 à , par DavidLeMarrec

Il n'y a pas beaucoup de mauvaises versions de Pelléas sur le marché, tout simplement… À part A. Jordan et Kubelik qui sont sensiblement en-dessous de ce que peut promettre l'œuvre, toutes ont de sacrés atouts à faire valoir, même lorsqu'elles sont imparfaites.

Au plaisir pour un prochain épisode !

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