Carnets sur sol

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Innocence

Le lendemain, on l'enterra, et il n'y eut plus d'événements extraordinaires à Bethléem cette semaine-là. Mais le dimanche suivant, des loups affamés parcoururent le pays, après la grand'messe, et il neigea jusqu'à midi ; puis le soleil brilla soudain et les paysans rentrèrent dîner comme d'habitude et s'habillèrent pour le salut. [...]

À ce moment il n'y avait personne sur la place, car il gelait cruellement ; seuls, les chiens et les poules vaguaient sous les arbres, où des moutons broutaient un triangle de gazon; et la servante du curé balayait la neige dans son jardin. [...]

Alors une troupe d'hommes armés passa le pont de pierre au bout du village et s'arrêta dans le verger. [...]

L'aubergiste et le barbier sortirent de leur maison et demandèrent humblement aux soldats ce qu'ils désiraient ; mais ceux-ci n'entendaient pas le flamand et entrèrent afin de chercher les enfants.

L'aubergiste en avait un qui pleurait en chemise sur la table où l'on venait de dîner. Un homme le prit dans ses bras et l'emporta sous les pommiers, tandis que le père et la mère le suivaient en poussant des hurlements. [...]

Alors celui qui tenait par la jambe l'enfant de l'aubergiste du Chou-Vert, lui trancha la tête d'un coup d'épée.

Ils la virent tomber devant eux, suivie du reste du corps qui saignait sur l'herbe. La mère ramassa celui-ci et l'emporta en oubliant la tête... Elle trotta vers sa maison mais se heurta contre un arbre et tomba à plat ventre dans la neige où elle demeura évanouie, cependant que le père se débattait entre deux soldats. [...]

La bande entra dans la boutique des sœurs du sacristain; puis elle sortit tranquillement, sans faire de mal aux cinq femmes qui priaient à genoux sur le seuil.

Ensuite ils avisèrent l'auberge du bossu de Saint-Nicolas. Là aussi on leur ouvrit à l'instant pour les apaiser; mais ils reparurent au milieu d'un grand tumulte, avec trois enfants sur les bras, entourés du bossu, de sa femme et de ses filles, qui les suppliaient à mains jointes.

Arrivés devant le vieillard, ils déposèrent les enfants au pied d'un orme, où ils restèrent assis sur la neige en leurs habits de fête. Mais l'un d'eux, qui avait une robe jaune, se leva et courut en chancelant vers les moutons. Un soldat le poursuivit, l'épée nue ; et l'enfant mourut la face dans l'herbe, pendant que l'on tuait les autres autour de l'arbre. [...]

Une famille, enfermée dans la cave d'une énorme chaumière, pleurait par le soupirail où le père brandissait furieusement une fourche. Un vieillard chauve sanglotait tout seul sur un tas de fumier, une femme en robe orange s'était évanouie sur la place et son mari, la soutenait sous les aisselles, en gémissant à l'ombre d'un poirier; une autre embrassait sa petite fille qui n'avait plus de mains, et lui soulevait alternativement les bras pour voir si elle ne voulait pas revivre. Une autre s'échappa dans la campagne et les soldats la poursuivaient entre les meules, à l'horizon des champs de neige.

Mooris MAETERLINK, Le Massacre des Innocents (1886)

Il s'agit du premier texte, après quelques poèmes parnassiens dans La Jeune Belgique, qui fait émerger Maeterlinck comme une figure littéraire, paru dans la revue La Pléiade (avec son prénom flamand) en mars 1886. Il le republie dans le recueil de 1916 Les débris de la guerre – un ouvrage patriotique, qui contient de courts essais politiques, et dans lequel ce conte est inséré en guise d'allusion diaphane.

« ce n'est pas que je m'abuse sur les mérites de cette œuvre de jeunesse, mais il m'a semblé que les événements avaient transformé cet humble exercice littéraire en une, sorte de vision symbolique; car il n'est que trop vraisemblable que des scènes analogues ont dû se répéter dans plus d'un de nos malheureux villages des, Flandres ou de Wallonie ; et que pour les décrire telles qu 'elles viennent de se passer, il n'y aurait qu'à changer le nom des bourreaux et probablement, hélas ! à en accentuer la cruauté, l'injustice et l'horreur. »

La suite d'extraits proposée ci-dessus débute avec le premier paragraphe de la version de 1916, où le nom du village, de Nazareth, devient Bethléem (il semble que Maeterlinck ait révisé l'histoire biblique durant ces trente années d'intervalle) ; surtout, cette version supprime toute la partie qui évoque la révolte des villageois contre l'occupant espagnol, retirant toute cause au massacre, dont l'arbitraire paraît encore plus impénétrable.

Son ton factuel, un peu distant mais qui n'exclut pas l'expression du pathétique – annonçant certains traits majeurs de son théâtre de maturité –, s'explique par le sujet lui-même : Maeterlinck précise dans l'avant-propos de la parution de 1916 qu'il s'était « simplement appliqué à reproduire de mon mieux les divers épisodes d'un tableau du musée de Bruxelles, peint au XVIe siècle par Pieter Breughel-le-Vieux ». Bruegel cultivait lui-même l'ambiguïté entre son titre biblique et les armures espagnoles parfaitement contemporaines et identifiables.

En réalité, peut-être gêné par la distance qu'il a prise avec son propre texte, il minimise modestement le projet : le récit invente quantité de détails, beaucoup plus saisissants que les quelques scènes violentes du tableau lui-même, et bien sûr l'ordre du déroulement des faits, nécessairement reconstitué.

Sans être un chef-d'œuvre, il s'agit d'un beau texte, un peu étrange, qu'on peut lire avec profit. Les illustrations sont tirées d'une autre version du tableau, issu de la Royal Collection des Windsor.


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David Le Marrec

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