Carnets sur sol

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Mélisande Mélusine — II


Allé voir Pelléas dans cette mise en scène déjà vue en retransmission. L'occasion de quelques remarques éparses.

1. Motifs

La présente physique de l'orchestre et la lisibilité extrême de la lecture de Jordan permettent de remarquer quelques coïncidences intéressantes qui devraient nourrir de nouvelles notules :

  • lorsque l'anneau tombe dans la fontaine, on entend le thème de Golaud ;
  • même chose pour la mention du saule, débloquant le thème du château ;
  • l'accompagnement du « voyez-vous » de Mélisande mourante mélange les motifs de Mélisande et Golaud ;
  • les moutons sont accompagnés par les palpitations du même motif que celui qui précède et suit le meurtre de Pelléas (soit un procédé de tension commun, soit lien symbolique avec leur destination)…


Et quelques autres choses (frappé par exemple par des procédés de resserrement, à la fin du III, qui évoquent beaucoup le final du I de Walküre). J'ai beaucoup parlé du texte sur Carnets sur sol ; il faudra prendre le temps de faire de même une petite exploration des motifs et de leurs effets d'écho, qui ne recoupent pas exactement ceux du texte.

2. Scène

J'en ai déjà parlé, mais si l'immobilité très prononcée et le refus de montrer ce qui est explicite peuvent lasser, je suis en revanche très séduit par le parti pris de Bob Wilson (qui n'entre pas du tout en contradiction avec la littéralité du texte), explorant à son maximum l'hypothèse de la Mélisande manipulatrice (jusqu'à en faire une sorcière aquatique), poussant Golaud à la colère et ressuscitant pour retrouver son lit liquide une fois sa domination assurée et la dévastation achevée. Ou la façon dont elle mène avec sûreté Golaud hors de la forêt à la fin de la première scène.
Le sourire glaçant arboré par Tsallagova a beaucoup fait parler, et non sans raison.

Ce choix est bien sûr excessif, mais il est tellement plus fécond dramatiquement que la Mélisande victime… son excès même – alors qu'on peut se figurer, de façon plus équilibrée, que Mélisande manipule les hommes sans préméditation, prenant soudain plaisir à un pouvoir qu'elle ne ressent que discontinûment – met en valeur les conséquences qu'on peut tirer sur les modèles et les potentialités psychologiques des personnages.

La récurrence symbolique de l'anneau (figurant les fontaines, ou le gouffre), est aussi très congruent avec la poétique de l'écho et des métaphores « horizontales » à l'œuvre chez Maeterlinck.

3. Orchestre

Avec un effectif vaste (j'ai compté 26 violons, il n'en entrait peut-être pas autant à la création à l'Opéra-Comique), Philippe Jordan a privilégié une lecture très lyrique, exaltant les mélodies des motifs (même les contrechants d'accompagnement), plutôt dans la veine de Serge Baudo — chez qui Pelléas sonne tout de bon avec les équilibres orchestraux sucrés de Massenet !

C'est beau, ne serait-ce qu'eu égard au niveau individuel et à la beauté des timbres des musiciens de l'Opéra… le pupitre d'alto, plusieurs fois exposé dans la partition, est à couper le souffle — on dirait des violons plus profonds ou des violoncelles élancés, et pas comme souvent (l'instrument lui-même veut ça) des violons plus rauques ou moins précis.

4. Évaluation glottophile

J'y allais pour entendre Pelléas, et avec un vaste et voluptueux orchestre (expérience qui me restait à mener en salle), aussi je n'étais pas forcément un inconditionnel de l'esthétique choisie pour les interprètes (tous très bons au demeurant).

Les femmes étaient admirables.

Julie Mathevet joue de l'illusion vocale et scénique qui lui fait figurer un enfant à la perfection (sans les défauts), presque trop séduisant pour l'irritant Yniold. La mise en scène seconde cela très bien : les gambaderies d'Yniold s'opposent à l'immobilité abstraite de tous les autres personnages, jusqu'à Golaud dans leur scène commune.

Elena Tsallagova reste une remarquable Mélisande, d'une qualité linguistique parfaite (ce qui est particulièrement difficile en français pour une russe, dont l'émission naturel est aux antipodes exactes). Sur une voix qui reste ronde, elle parvient à antérioriser suffisamment un français parfaitement équilibré ; ce n'est pas forcément une Mélisande prodigue en surprises dans ses répliques, mais elle peut soudain crever le plafond de verre qui la sépare des natifs : « Ici, sur sur le prie-Dieu » et tout l'acte V sont d'une vérité, détachés sur le bout des lèvres, dont je n'aurais pas beaucoup d'autres exemples.
Il y a beaucoup de Mélisande qui expriment davantage, mais Tsallagova livre tout de même le meilleur cinquième acte sur les cinquante-neuf Mélisande que j'aie écoutées à ce jour. Pas si mal…

Doris Soffel, Geneviève inhabituellement acariâtre, chantée avec l'éclat coutumier de Soffel. Je ne m'explique pas les mauvaises critiques lues à son sujet : glorieux vocalement (ce qui est rare pour un rôle aussi grave) et garni de nuances subtiles en lien étroit avec le sens. Une grande incarnation, même.

Les hommes étaient plus loin de mes attentes personnelles.

Stéphane Degout n'est pas vraiment mon genre de voix (très charpentée, un baryton aigu qui s'asseoit sur ses graves), mais il faut bien admettre que, tout en appartenant à la catégorie des Pelléas musculeux (la partie est émise à pleine voix, sans allègements), il maîtrise très bien son sujet. La scène du balcon est même très convaincante – on entend un Pelléas qui tient plus du jeune conscrit (du futur Julien de Colombe ?) que du vieil adolescent soufreteux, et bien que cette perspective prenne à rebours l'imaginaire habituel, il faut bien admettre que cela fonctionne pleinement.
Sur l'ensemble de l'ouvrage, il ne m'intéresse pas tous le temps, il est vrai, malgré ses aigus éclatants de santé, des modèles… d'héroïsme.

¶ Les critiques ont en général été très polies et plutôt mitigées sur Paul Gay : il faut dire que si le rôle est bien assumé (plusieurs décalages en début de soirée tout de même, étonnants pour une dernière), la voix n'a pas de personnalité ni d'impact particulier – c'est même le moins sonore du plateau. Comme d'habitude se pose un problème d'endurance (aigus difficiles à atteindre qu'il ouvre et pousse), et l'incarnation, peu originale mais pas du tout absente, s'affadit en traversant Bastille. C'est réellement un bon Golaud, mais on ne peut s'empêcher de se poser la question : pourquoi l'Opéra de Paris, le plus doté financièrement au monde, l'un des plus prestigieux, qui peut embaucher n'importe qui, des plus célèbres titulaires français (Barrard, Lapointe, Arapian, Naouri, Alvaro, Buet…) ou internationaux (Loges, Purves…) à des stars spécialement mandatées (Gerhaher va aborder Pelléas, pourquoi Goerne ne tenterait-il pas Golaud…), a-t-il choisi Paul Gay ? Je n'ai pas de réponse (sans doute la promotion d'un artiste qui a fait, il est vrai, ses preuves dans la maison) et reste un peu intrigué : Golaud est un rôle facile à chanter, et dramatiquement très payant, à la portée de n'importe quel baryton… on peut donc y tenter toutes les audaces, des jeunes loups aux vieilles gloires, des spécialistes du répertoire français à d'autres profils de déclamateurs plus exotiques, dotés de voix claires ou dramatiques… pourquoi faire ce choix de moyen terme, alors qu'on pouvait avoir plus efficace dans n'importe quel style ? Ce n'est pas un reproche envers le chanteur qui n'a pas du tout démérité (chanter Golaud dans un hangar !), mais une réellement question sur les logiques de distribution — forcer la distribution pour donner un rôle à une star, on voit l'intérêt, mais là ?

Nicolas Cavallier est un étonnant raccourci vers les basses chantantes à la française du début du siècle (du type Plançon, Journet, Legros… et Cabanel, le Golaud de Desormière, qui a aussi fait Athanaël !) : on a tellement été habitué à des basses nobles, quitte à sacrifier le français (von Halem, Selig, Hines… et bien sûr Ghiaurov !), qu'il est étonnant d'entendre cet Arkel souple et juvénile… On a donc peu d'assise et d'ampleur, mais un beau français dit avec simplicité.

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Étrangement, Pelléas me touche toujours moins en salle au disque ; peut-être parce que la qualité très intime de l'émotion se révèle davantage quand on me susurre les répliques à l'oreille. Il y aura donc de nouvelles aventures à raconter (une petite liste de sujets d'émerveillement à relever dans Pelléas existe, en attente d'exploitation…).

Mais nous avons déjà la série sur les autres opéras de Debussy à terminer ensemble — et les prochains, avec des extraits sonores, car il reste des fragments, voire davantage !


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David Le Marrec

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