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George MACFARREN –– Robin Hood – I : généalogie d'une injustice


1. Exorde

Mélomanes, on vous ment.

Sur vos impôts et sur les assiettes qui passent dans le ciel, comme à tout le monde. Mais en tant que mélomanes, on vous ment sur l'Angleterre.

Oui, on vous a dissimulé pendant des années que de Gaulle, puis Mollet, avaient voulu nous dissoudre dans les britonneries et nous faire courber l'échine devant un tyran –– et, ce qui est pire s'il est possible, une femme. C'est horrible, mais c'est du passé.

Non, je parle d'une forfaiture plus immense encore, dissimulée, tels les petits hommes verts à Roswell, au fil de rapports circonstanciés qui enterrent l'insupportable vérité sous des étages de froids arguments bureaucratiques, pour partie falsifiés, pour partie convaincus.

Et je suis prêt à faire effondrer le système sur ses bases pour vous révéler la Vérité.

Car, oui, mes amis.

Il existe de la (bonne) musique anglaise entre Purcell et Britten.

2. Là où notre héros se dresse contre l'iniquité

Bien sûr, vous vous en doutiez : un peuple entier, fût-il barbare et enthéiné, ne peut cesser d'écrire de la musique pendant deux siècles – et donc, tout à fait accidentellement, d'en produire parfois de la bonne.

Mais le principe, reproduit d'Histoire de la musique en Histoire de la musique, d'émission en émission, entendue dans tous les discours, allusivement cité dans tous les articles, semble acquis : il y a peut-être Haendel (mais né et formé en Allemagne, puis en Italie), il y a bien quelques victoriens académiques, mais de la musique digne d'intérêt, passé Byrd et Purcell et avant le vingtième siècle, on n'en trouve pas. De la soupe qui imite platement ce qui se fait en Europe, guère plus.

Courageusement, au péril de ma vie, je me lève donc et, tendant la main à un ennemi à bon droit honni, mais injustement accusé, je déclare :

Ce n'est pas vrai.

Certes, je ne suis pas à la hauteur de l'éloquence de mes modèles (quelque part entre Roland et Gandhi, je suppose). Néanmoins, comme je ne suis assurément pas disposé (ni destiné, je le crains) à mourir pour soutenir cette cause dangereuse, heureux lecteur, je me dispense d'y ajouter ce que Voltaire n'a pas dit.


3. L'Angleterre musicale

Bien sûr, aux XVIIIe et XIXe siècles, la vie musicale anglaise n'a pas la vitalité des nations « spécialistes », qui forment l'Europe entière (Allemagne, Italie) ou modèlent ses goûts (Italie, France). Néanmoins, sa production ne se limite pas au simili-seria post-haendelien, ni aux très-gracieuses sullivaneries victoriennes. Et parmi un corpus qui n'a pas, il est vrai, l'audace des nations continentales les plus pionnières en matière de musique, en particulier au centre de l'Europe (et à Paris), on peut rencontrer un certain nombre d'œœuvres de grande qualité, qui mériteraient d'être redonnées, peut-être régulièrement.

Jusqu'en 1822, date de la création de la Royal Academy of Music, il n'existait aucune institution nationale pour former les compositeurs ; fait amusant, tandis que cela advenait pour des motifs en grande partie de fierté nationale, Lord Burghersh fit appel au harpiste français Nicolas Bochsa. Non seulement il leur fallut 150 ans pour avoir l'idée de copier l'Académie Royale de Musique, mais en plus ils n'arrivaient pas eux-mêmes à imiter un modèle économique datant de Louis XIV.


Robin des Bois et ses joyeux compagnons divertissant Richard Cœur de Lion dans la forêt de Sherwood.
De Daniel Maclise (même génération, aîné de sept ans de Macfarren), spécialisé dans l'illustration de succès théâtraux de son temps – même s'il ne s'agit pas ici d'une représentation de l'opéra de Macfarren.
Huile sur toile, 111 x 155 cm, conservé au Musée Municipal de Nottingham.


George Macfarren est quasiment l'incarnation idéale de cette Angleterre musicale qui s'épanouit à l'ombre de l'Europe : né à Londres, en 1813 (la même année que Verdi et Wagner), il compte parmi les premiers élèves de l'Academy, dès 1829, et à fin de ses études, en 1836, y devient professeur d'harmonie et de composition. En 1875, il en devient directeur : une véritable figure tutélaire de l'art institutionnel britannique.

Pas de voyage de formation à l'étranger, et néanmoins une musique fortement marquée par les courants en vogue en Europe.

4. Aspect général

Avant de poursuivre plus avant, vous voulez sans doute vous faire une image plus précise de ce qu'écrit notre homme, et particulièrement dans Robin des Bois (1860).

L'Ouverture pot-pourri à la française en donne sans doute un bon aperçu :


Victorian Opera Orchestra, dirigé par Ronald Corp.


Une musique fortement marquée par le continent et ses façons les plus à la mode : alternance de sections lentes et rapides, qui évoquent des thèmes importants du drame et créent une atmosphère déjà chargée d'action. Les cors initiaux évoquent le coloris du début des Puritains de Bellini, l'écriture du début est plutôt germanique, dans le goût d'Oberon de Weber, tandis que les parties vives évoquent cabalettes, airs à boire ou patriotiques du grand-opéra meyerbeerien, par exemple la montée en puissance du Choral de Luther au début des Huguenots.

Le principe de l'intrigue est simple, mais diffère des versions les plus populaires du mythe : Locksley est promis à Marian, s'il prouve sa valeur au tournoi. Pendant celui-ci, il est reconnu par le moine (un méchant profiteur, dans cette version) qu'il avait humilié lors d'une rapine dans la forêt. Finalement, grâce à l'astuce de Marian, il est sauvé par ses compagnons au moment d'ouvrir l'ordre d'exécution... qui contient le pardon octroyé par Richard.

Les vers du livret de John Oxenford sont joliment rimés, en mètres variables, souvent à quatre accents – ce peuvent être des tétramètres iambiques (quatre « mesures » composées d'une alternances simple entre syllabe faible et syllabe forte), mais il existe beaucoup d'autres solutions :

The hunters wake with the early morn

- + - + - - + - +

Globalement, l'œuvre s'apparente à un grand opéra à la française, avec lequel elle partage beaucoup de traits : musique continue, « numéros » obligés, soin apporté aux récitatifs et scènes intermédiaires, langage musical, primauté de la logique du texte sur celle des moments de bravoure musicaux.
Le style musical dispose toutefois de quelque chose d'un peu plus froid et sucré, assez typiquement britannique (l'air patriotique « Englishmen by birth are free » a tout ce qu'il faut pour le relier au « Rule Britannia » d'Arne, avec fanfares un peu empruntées et ses couplets un peu lisses).

Çà et là affleure l'influence italienne (existant également en France), en particulier dans les airs de Marian, de veine plus belcantiste – mais la ligne a beau y être importante, l'écriture en est moins virtuose (plus proche des seconds sopranos grands lyriques des grands-opéras français que des premiers sopranos, coloratures). La virtuosité pure n'est jamais sollicitée, et les parties les plus vigoureuses évoquent davantage les élans déclamatoires de Weber (Rezia !).
Et puis, quelquefois, comme dans l'interlude qui sépare les actes II et III, ou le grand chœur contemplatif a cappella « Now the sun has mounted high », surgissent des emprunts à la plus belle esthétique germanique – on se retrouve tout de bon chez Mendelssohn.

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Dans le prochain épisode, vous découvrirez des extraits vocaux de l'œuvre, et on explorera d'un peu plus près sa structure.


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Commentaires

1. Le mardi 8 septembre 2020 à , par Mefistofele

Re-re-re-re-bonsoir !

J'oubliais, j'ai ENFIN écouté cet opéra. Pas bouleversé, mais très agréablement surpris par ce mélange de genres et ces personnages trucculents (le collecteur d'impôts est délicieusement odieux).

J'ai toutefois deux reproches à faire au valeureux enregistrement Naxos...

1) L'absence de dialogues, quand Macfarren fait partie de ces compositeurs qui veulent un genre "anglais", donc sans chant continu. Il y a peut-être des considérations techniques (nombre de CD ? État de la partition ?) mais cela constitue une petite déception.

2) Les chanteurs. Le chœur est valeureux mais loin d'être excellent, cela vacille ou manque de largeur parfois. De même pour les chanteurs, probes mais sans étincelle qui m'a mis le feu aux poudres. On en vient à rêver, comme dans de nombreux cas, à ce que donnerait une équipe aguerrie aux commandes...

En tout cas, excellente découverte du "pays sans musique" (et surtout sans opéra). Merci encore d'amener la sérédenpité à domicile !

2. Le jeudi 10 septembre 2020 à , par DavidLeMarrec

« Re-re-re-re-bonsoir ! »
(Ah, moi j'ai reçu seulement 4 commentaires ! Aucun ne s'est perdu ?)

Bonsoir Mefisto !
Un grand merci pour tous ces apports très riches, je vais y répondre dès que possible (mais cela réclame un peu de temps).
Il ne faut pas hésiter, bien sûr ! Même si ce ne sont pas des nouveautés d'ailleurs… Tous les conseils sont appréciés.

À très vite !

3. Le lundi 28 septembre 2020 à , par DavidLeMarrec

Et voici, normalement c'est le dernier message auquel je devais répondre ! Merci pour cette bien riche moisson ! (et stimulante, encore !)

Oui, Naxos fait systématiquement le choix (c'est pareil, et encore plus grave, dans l'opéra comique français du XVIIIe siècle…) de supprimer les dialogues. Cela comprime les coûts, certes, mais détruit totalement l'équilibre du genre. On n'y comprend rien, et même en suivant avec le livret, qui va arrêter la musique pendant dix minutes pour lire l'intervalle, puis remettre la musique ? Vraiment, jouer à la suite les numéros d'un opéra comique ou d'un singspiel, c'est faire une erreur d'appréciation considérable sur l'équilibre propre à ce genre.
Dans le Macfarren, plus robuste musicalement, largement écrit dans une langue continue malgré la structure en numéro (ce ne sont pas des airs clos, mais beaucoup de scènes d'ensembles, avec des échanges assez vivants, pas des tours de forces vocaux hiératiques), c'est moins grave. Mais dommage, je suis d'accord.

Les chanteurs ne sont pas tous éblouissants, certes, mais tout cela est fort bien chanté et joué tout de même (et le chœur parvient aussi bien à rendre justice aux scènes de foule que de contemplation des heures du jour), j'en suis assez content. Bien sûr, si on mandatait K. Royal, Skelton et Finley avec le LPO, on serait très content.

Oui, cette légende de l'île bretonne sans musique entre Purcell et Britten, on sent instinctivement que ce n'est pas possible (quelle est la civilisation de sauvage, fussent-ils anglophones, qui a jamais fait cela dans l'Histoire ?), et c'est tout simplement un mensonge. Pas de compositeurs célèbres (et encore, Arne ? Sullivan ?), peut-être, mais toute une production locale qui s'avère de qualité, comme en témoigne la série Naxos dont ce Macfarren constitue le plus bel aboutissement à mon sens. (Tu avais aussi recommandé, et combien à juste titre, ses superbes symphonies très dramatiques et roboratives !)

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