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jeudi 22 décembre 2005

Les catégories de ténors et leurs enjeux.

Les ténors, une tentative de classification. Un truc casse-figure pas possible.

La seconde partie de cette aventure ténorine a de la même façon été réalisée sur demande.


VOICI, comme promis, le second volet de cette visite de l’univers ténorin.

Du plus grave au plus aigu, du plus sombre au plus clair.

L’étendue est constituée par l’ensemble des notes que le chanteur peut atteindre. La tessiture est la zone de l’étendue où il se déplace avec le plus d’aisance.
L’ut 3 est le do central d’un clavier de piano (classification française). Pour repère, les voix de basse sont comprises entre l’ut1 et le fa3, de baryton entre le sol1 et le sol3, de soprane entre le si bémol 2 et le mi bémol 5.


Les catégories qui suivent sont extrêmement fluctuantes selon les ouvrages. On a essayé d’en retenir le maximum, en en présentant les traits communéments admis et en précisant à l’intérieur de chaque type ceux qui sont plutôt des sous-catégories. Mais on aurait pu dédoubler Heldentenor et ténor héroïque, ce n’est pas exactement la même chose, comme expliqué dans la rubrique.
Il y a aussi les catégories trop précises, tel "di forza" (comme Mario Del Monaco), qui ne correspondent pas réellement à un réseau de rôles, ou à un nombre trop réduit parfois.
Le "fort ténor", qui se veut l’analogie du ténor "di forza", est en fait un type historique de voix, (comme Georges Thill, Guy Chauvet ou, hors de l’époque, Gösta Winbergh) qui a eu cours en France, et qui permettait de chanter des rôles lyriques lourds, des rôles dramatiques, des rôles héroïques. Un baryton dramatique aux grands moyens (pouvant chanter plus lourd) mais avec des possibilités d’expression (pouvant chanter plus léger) ; ce n’est donc pas une catégorie vocale précise - mais plutôt l’expression de moyens vocaux.

On a cherché, plutôt que de multiplier les exemples, à utiliser ceux qui semblaient les moins ambigus. On a aussi évité de citer des oeuvres trop rares - d’où l’absence notable de vingtième siècle dans les rôles.


BARYTON-MARTIN
 : Ténor doté d’un cerveau, dit-on. Baryton à la voix claire, à l’aigu développé. Tire son nom du chanteur qui a "créé" la catégorie. On y trouve parfois des "ténors paresseux", comme Jacques Jansen. Rôles les plus célèbres : Pelléas, Danilo de La veuve joyeuse (Lehár).
Etendue : la 1-si bémol 3.


TAILLE
 : Voix de ténor grave spécifique au baroque français. Employé dans les choeurs ou comme soliste dans les oeuvres liturgiques. Sonorité douce et caressante.
Exemples de rôles :
=> "Laudate nomen ejus" dans Jubilate deo omnis terram, Grand Motet de Michel-Richard De Lalande.
=> La partie de ténor du Messiah de Haendel s’en rapproche fortement.
Exemples d’interprètes :
=> Ian Honeyman.


HELDENTENOR ou TENOR HEROÏQUE
 : Voix de ténor destinée à chanter les rôles les plus lourds chez Wagner (Tristan et Siegfried principalement). Par extension, on l’applique parfois un peu abusivement à l’ensemble des premiers rôles ténor wagnériens. La confusion est entretenue par les interprètes qui ont chanté à la fois les deux types de rôles, tel Wolfgang Windgassen.
La couleur en est généralement sombre, assez barytonnante (Ramón Vinay a fini en Iago d’Otello de Verdi !), la puissance très grande, et le timbre pas toujours beau. C’est un répertoire assez exclusif - le chanteur détimbre facilement dans le répertoire plus léger. Le contre-ut est nécessaire, mais souvent crié...
On parle de ténor héroïque pour des rôles très lourds, essentiellement français (Enée des Troyens de Berlioz), souvent inspirés par l’esthétique wagnérienne (Samson chez Saint-Saëns).
Etendue : ut2-ut4. Tessiture très longue, toute l’étendue doit être maîtrisée.
Exemples de rôles :
=> cf. notice ci-dessus. Otello de Verdi.
Exemples d’interprètes :
=> Lauritz Melchior, Max Lorenz, Wolfgang Windgassen, Hans Hopf. On se plaint souvent de la disparition de cette catégorie, aussi les rôles sont souvent tenus par des ténors dramatiques lourds (Siegfried Jerusalem, Ben Heppner, Robert Dean Smith). Les quelques représentants actuels sont souvent très spécialisés dans ces quelques rôles (Christian Frantz). Le timbre est alors souvent ingrat.


TENOR DRAMATIQUE
 : Voix de ténor sombre. Destiné à des rôles plutôt lourds, avec des épanchements lyriques cependant.
Etendue : ut2-ut4. Tessiture centrale.
Exemples de rôle  :
=> Don Carlos de Verdi (lorsque chanté à la façon italienne, et non comme le grand lyrico-dramatique à la française originellement prévu).
=> Lohengrin ou Siegmund (Die Walküre) de Wagner.
Exemples d’interprètes :
=> James King
=> Jonas Kaufmann
=> Peter Seiffert
=> Mario Del Monaco


TENOR LYRIQUE
 : Voix plus légère, moins sombre, plus "pure", plus souple que le ténor dramatique. On lui réserve généralement des lignes mélodiques longues et flatteuses. Le ténor lyrique est en quelque sorte, dans l’imaginaire collectif, l’archétype du ténor. Variante : le lirico spinto est très utilisé par Verdi. C’est un ténor lyrique avec un très grand ambitus et des possibilités dramatiques. (comme Riccardo du Ballo in maschera).
Etendue : ut2-ut4. On lui requiert régulièrement le contre-ut (ut4) de poitrine. Tessiture un peu plus aiguë que le ténor dramatique.
Exemples de rôles :
=> Le duc de Mantoue dans le Rigoletto de Verdi.
=> Roméo dans Roméo et Juliette de Gounod
=> Gennaro dans Lucrezia Borgia de Donizetti
Exemples d’interprètes :
=> Alfredo Kraus
=> Luciano Pavarotti
=> Roberto Alagna
=> Marcelo Alvarez
=> Ramón Vargas


TENOR DEMI-CARACTERE
 : On y trouve bon nombre de rôles français moyennement lourds, on y utilise volontiers la voix mixte à partir du médium aigu - art du chant qui se pratique très peu désormais. Peut monter plus haut dans l’aigu, notamment en voix mixte.
Etendue : ut 2 - ut 4 .
Exemples de rôles :
=> Nadir dans les Pêcheurs de perles de Bizet.
=> George Brown dans La dame blanche de Boïeldieu.
=> Les premiers rôles dans les opéras-comiques d’Auber.
Exemples d’interprètes :
=> Alain Vanzo
=> John Aler
=> Rockwell Blake. La virtuosité n’entre pas, sans doute à tort, dans les classifications traditionnelles. On pourrait considérer que le ténor rossinien est un ténor demi-caractère musclé et très agile, parce que les rôles comiques sont plutôt des tenori di grazia agiles, et les rôles sérieux sont plutôt des ténors lyriques agiles. R.Blake est, lui, un ténor demi-caractère agile, et Chris Merritt, un ténor lyrico-dramatique agile !


TENORE DI GRAZIA
 : Format léger qui vise, comme l’indique son nom, à la séduction. Il se trouve chez Mozart et aussi dans le belcanto romantique (Nemorino de L’Elisir d’amore de Donizetti). La voix doit être assez souple.
Etendue : ut2-ut4. Tessiture assez réduite (sol2-la3).
Exemples de rôles :
=> Chez Mozart : Don Ottavio (Don Giovanni),
Exemples d’interprètes :
=> Tito Schipa
=> Léopold Simoneau
=> Stuart Borrows


TENOR LEGER
 :
Voix claire, plutôt réservée à l’Opéra-Comique, particulièrement dans la seconde moitié du XIXe siècle, puis à l’opérette. Il peut user de voix de tête pour réaliser les aigus les plus périlleux.
Etendue : ut 2 à ut 4.
Exemples de rôles :
=> Zéphoris dans Si j’étais roi (Adam).
Exemples d’interprètes :
=> André Mallabrera
=> les ténors d’opérette


Attention !
On a parfois tendance à confondre ces trois catégories, qui sont il est vrai perméables. Luigi Alva est un ténor léger spécialisé dans les emplois di grazia (ce qui lui vaut d’être aujourd’hui largement contesté après des années de triomphe). Le ténor demi-caractère est si l’on veut l’avatar français du tenore di grazia, mais il est plus exigeant vocalement, et se rapproche souvent du ténor lyrique. Certains rôles sont des même des lyrico-dramatiques avec un brin d’esprit demi-caractère ; c’est le cas, typiquement, des rôles de Meyerbeer (Robert le diable, Raoul de Nangis, Jean de Leyde, Vasco de Gama), qui pouvaient être chantés en voix mixte ou en voix de poitrine - historiquement, Nourrit et Duprez les ont chantés avec succès.
Quant au ténor léger, il est parfois confondu avec les autres selon la lourdeur des rôles : Gérald de Lakmé (Delibes) est un léger plus lourd qu’un rôle d’opérette, et peut se rapprocher du demi-caractère. Il est souvent rattaché à des rôles de héros qui refusent radicalement l’héroïsme.


TENOR DE CARACTERE

Sa voix est souvent nasale ou peu vibrée, car il s’agit avant tout de dresser un portrait. Il s’agit de l’anti-ténor-héros, qui s’exprime parallèlement à l’action principale. La voix n’est pas conçue pour être belle, mais pour exprimer des affects, souvent comiques. On trouve parfois la classification de "ténor aigu", peu usitée, qui recoupe largement cette catégorie et celle du haute-contre (donc peu pertinente).
Etendue : ut 2 à ut 4
Exemples de rôles :
Courts mais très nombreux.
=> Monostatos dans Die Zauberflöte (Mozart)
=> Les trois valets dans Les Contes d’Hoffmann (Offenbach)
=> Le Tanzmeister (maître à danser) dans le Prologue d’Ariadne auf Naxos (R.Strauss)
=> Le Capitaine de Wozzeck (Berg)
Exemples d’interprètes :
=> Heinz Zednik, version lourde (peut chanter Loge ou Mime dans le Ring wagnérien) ; catégorie nasale
=> Michel Sénéchal, version lyrico-légère (a chanté Vincent de Mireille de Gounod, un rôle demi-caractère) ; catégorie nasale et peu de vibrato
=> Jean-Paul Fouchécourt, lyrico-léger également ; peu de vibrato


HAUTE-CONTRE

Ténor aigu qui était employé pour les héros de la tragédie lyrique (l’opéra baroque français). La voix en est claire, progressivement mixte en s’élevant, le ton doit en être à la fois vaillant et charmant, sans aucune violence. Il incarne le raffinement du genre et son goût du texte (par opposition aux infinies coloratures italiennes contemporaines), qui grâce à ce type de voix est d’une intellegibilité parfaite - les harmoniques graves parasites sont gommées par l’usage de la voix mixte.
La tessiture se situe assez haut, toujours dans le médium aigu, même si l’aigu n’est pas requis.
Exemples de rôles :
Tous les héros de la tragédie lyrique :
=> Lully : Cadmus, Atys, Phaëton, Roland, Persée, Renaud (Armide), Thésée...
=> Charpentier : Jason (Médée)
=> Desmarest : Enée (Didon)
=> Destouches : Agénor (Callirhoé)
=> Leclair : Glaucus (Scylla & Glaucus)
=> Boismortier : Don Quichotte (Don Quichotte chez la Duchesse)
=> Rameau : Dardanus, Zoroastre, Platée...
Exemples d’interprètes :
Ces chanteurs peuvent tous chanter des rôles de demi-caractère, de taille (moins exigeant), voire dans certains cas de lyrique.
=> Guy de Mey
=> Bruce Brewer
=> Howard Crook (l’exemple-type)
=> John Mark Ainsley (par ailleurs récitaliste de lieder, plutôt demi-caractère)
=> Gilles Ragon (peut chanter jusqu’au lyrico-dramatique)
=> Mark Padmore
=> Stephan van Dyck (autre exemple parfait)

A ne pas confondre :
Le CONTRE-TENOR n’a pas de lien avec le ténor. Ce terme signifie simplement que la voix se situe au-dessus du ténor. Il s’agit en réalité de falsettistes - certains préfèrent utiliser ce terme, plus explicite -, c’est-à-dire de chanteurs qui utilisent la voix de tête (le registre de fausset). Ils peuvent être ténors ou barytons, à l’origine ! Le contre-ténor n’est pas une catégorie en soi : il existe des contre-ténors alto et des contre-ténors soprano. On n’en rencontre pas en musique baroque française.
Exemples de rôles :
=> l’alto soliste du Messiah de Haendel (on en trouve en règle génrale beaucoup dans les oratorios et cantates baroques)
Exemples d’interprètes :
=> James Bowman (le premier à retravailler en tant que falsettiste)
=> Paul Esswood (alto)
=> Charles Brett
=> Andreas Scholl (alto)
=> David Daniels (alto)
=> Bejun Mehta (alto)
=> Brian Asawa
=> Philippe Jaroussky (soprano, qui s’essaie désormais à l’alto)
=> Un cas entretient la confusion : Gérard Lesne, un falsettiste autodidacte qui chante aussi bien des rôles de contre-ténor dans l’oratorio italien que des rôles de haute-contre dans les cantates françaises ! Il se dit haute-contre, sans doute pour des raisons de style, mais est vocalement à classer comme contre-ténor.
Autre piège :
Pour des raisons de publicité (faire comme les castrats) de vraisemblance (les femmes guerrières ne font pas recette), et aussi du fait de l’envie des contre-ténors célèbres d’élargir leur répertoire (très réduit, et équivalant à presque rien à l’opéra), on fait aujourd’hui tenir des rôles de castrats aux contre-ténors (comme les rôles-titre des opéras de Händel : Rinaldo, Giulio Cesare...), qui ont par ailleurs du mal à se faire entendre en salle.
En effet, ces rôles étaient conçus pour castrats alto ou voix de contralto féminin, interchangeables, et les contre-ténors de l’époque étaient réservés à la musique sacrée ou à de plus petits rôles. Ils ne sont donc pas des rôles de contre-ténors, même si ceux-ci peuvent être engagés pour les chanter de nos jours. La voix d’un contre-ténor n’a rien à voir avec celle d’un castrat - plus féminine, plus agile et plus puissante. Les contre-ténors n’étaient pas des falsettistes, d’où leur plus grande aisance.


A noter
 : on peut attribuer, on l’a vu, ces classifications à un rôle ou à un interprète. On remarque qu’il y a des mélanges. Ainsi, Don Basilio peut être interprété par des tenori di grazia ou des ténors de caractère (voire des ténors légers).
De même, sans dévoyer l’esprit de ses rôles, Gilles Ragon a chanté successivement Jason de la Médée de Charpentier, Platée de Rameau (rôles de haute-contre), Raoul des Huguenots de Meyerbeer (rôle lyrique lourd), Ferrando dans le Così fan tutte de Mozart (rôle di grazia), Thésée dans Les rois de Fénelon (rôle dramatique, voire héroïque), et va aborder Werther de Massenet (rôle lyrico-dramatique). On remarque qu’il a éprouvé des difficultés dans Ferrando (son rôle le plus "léger" hors répertoire baroque) et dans Raoul (seulement vocales et très acceptables), un format lourd pour lui. Alors qu’il a chanté avec plus d’aisance vocale des rôles plus légers, plus lourds et plus centraux que ceux-là.
Il y a aussi le cas de Nicolaï Gedda, qui a chanté dans toutes les langues et tous les styles. Il a ainsi abordé avec succès TOUTES les catégories solistes, heldentenor excepté : du ténor dramatique très lourd à la haute-contre, en passant par les grands lyriques, les ténors demi-caractère, di grazia, de caractère ou légers ! Et avec une bonne maîtrise des styles spécifiques.
Plácido Domingo pose un autre problème, puisqu’il a aussi abordé un répertoire allant du ténor héroïque (en studio) au tenore di grazia, mais toujours avec le même style de lirico-drammatico spinto...

Autant dire qu’il s’agit seulement de repères, bon nombre de rôles et d’interprètes se trouvant à cheval entre deux classifications (qui varient sensiblement d’un ouvrage à l’autre, d’une tradition à l’autre), et souvent en recouvrant plusieurs. On voit ainsi des mezzo-sopranes chanter Fidelio (soprane dramatique, Fidelio et Leonore de Beethoven) ou Isolde (soprane dramatique, Tristan und Isolde de Wagner), ou des sopranes chanter Oktavian (mezzo-soprane lyrique, Der Rosenkavalier de Richard Strauss).
Certains rôles, comme Dorabella ou Despina du Così fan tutte de Mozart, très hybrides, sont impossibles à classifier rigoureusement, en l’absence de telles distinctions à l’époque de la création. On les distribue soit à des sopranes demi-caractère (légères mais plus sombres), soit à des mezzo-sopranes assez légères (de Teresa Berganza à Angelika Kirchschlager) - hélas parfois aussi à des mezzo-sopranes aux moyens plus écrasants.
Et beaucoup d’interprètes varient au cours de leur carrière, tel Dietrich Fischer-Dieskau, qui de baryton aigu à ses débuts (1941-1950 - il chantait le Winterreise en tonalité originale !) est rapidement devenu baryton lyrique (1950-1975) pour finir baryton de caractère (1975-1992).

En réalité, pour être totalement pertinent, il faudrait subdiviser cette classification en écoles selon les nations chantantes et les époques. Là, on pourrait approcher une certaine pertinence.

Un autre sujet intéressant serait le rapport des compositeurs avec les ténors, et la place qu’ils occupent dans leur schéma vocal et dans leur dramaturgie - ou la façon qu’ils ont d’influencer leur écriture. Mais ce n'était pas le lieu sur Vocalises.net, plus focalisé sur la technique vocale et la pratique amateur.

David LM - subversifdupauvre

samedi 17 décembre 2005

Le ténor - une histoire sommaire

Pour ''tenter'' de clarifier brièvement certains problèmes épineux.


Un petit retour sur la classification des ténors, afin d'y entendre plus clair, s'imposait ainsi.

Le ténor fascine bien sûr par son aigu, charmant ou éclatant, suave ou puissant. Mais le ténor n’est pas unique, loin s’en faut.
Manière de clarifier au maximum les choses, on va étudier la question sous deux angles : par période, puis par type.


EVOLUTION CHRONOLOGIQUE



Avant de commencer, un mot sur l’origine de l’opéra.

L’origine de l’opéra
Dans les années 1570, se réunit à Florence un cénacle autour du comte Giovanni Bardi, la Camerata. Les réflexions de ce groupe de poètes et de compositeurs conduisent à l’idée que la musique vocale polyphonique alors en vigueur ne permettait pas de saisir l’essence du texte dit, alors que la musique pouvait jouer un rôle d’exaltation textuelle remarquable. Vers 1590, la seconde Camerata, la plus célèbre, se tient chez le mécène Jacopo Corsi. On y trouve des écrivains comme Ottavio Rinuccini (futur librettiste des incontournables Dafne, Euridice de Peri et Arianna de Monteverdi) et des compositeurs comme Giulio Caccini, Jacopo Peri, Emilio de Cavalieri. De leurs réflexions naît la première commande et la première création d’un opéra en Occident : la Dafne de Peri, à la demande de Ferdinand Ier de Médicis, et joué au Palazzo Pitti pour les noces de Marie de Médicis et d’Henri de Navarre. L’oeuvre est réputée indigeste, mais le genre, s’appuyant sur le principe fameux du recitar cantando (déclamer en chantant) va rapidement se développer au début du XVIIe siècle (L’Euridice de Peri, La Rappresentazione d’Anima e di Corpo de Cavalieri, L’Orfeo de Monteverdi, La Callisto de Cavalli, Il Ruggiero de Francesca Caccini...).


1. La Genèse : le non-ténor

Pourquoi ce rappel ? Parce qu’à l’origine, les typologies n’existaient pas, en dehors de la répartition des parties dans la polyphonie vocale, selon la tessiture. Aussi les premiers opéras qui se préoccupent avant tout de texte ne se soucient-ils guère de ces questions. Orfeo ou Ulisse (Monteverdi) peuvent aussi bien être chanté par des ténors au médium intense que par des barytons bénéficiant d’un aigu homogène. En tout état de cause, on n’attend pas d’ornements fleuris, et encore moins d’ajouts d’aigus intempestif : le chant doit simplement renforcer la puissance évocatrice de la déclamation.


2. L’apparition des rôles

Sautons allègrement au tournant du XVIIIe siècle. A cette seconde étape, on trouve deux modèles.

a) L’opéra en Europe
L’Europe entière, sauf exceptions localisées (certaines villes allemandes, ou pour l’oratorio), n’emploie que l’italien, comme langue internationale de l’opéra. Dans l’opera seria (sérieux) de cette époque on trouve un amour infini de l’ornementation. Fasciné par le pouvoir de la voix, le public réclame toujours plus de virtuosité, de fantastique dans le traitement vocal des personnages. Aussi on s’éloigne radicalement du culte du verbe qui présida à la naissance du genre opéra.
Deux traits caractérisent l’idéalisation du personnage propre à cette époque :
=> le caractère irréel, aigu de la voix. Les rôles masculins sont chantés par des femmes à la tessiture basse (mezzo-sopranes et contralti) ou par des castrats. Les ténors, moins aigus que les castrats (alto ou soprano), donc moins "idéaux", ne tiennent que les rôles de pères manquants ou de comprimari (rôles utilitaires très brefs) - et les basses, plus fréquentes, de méchants ou de serviteurs.
=> la virtuosité dans les da capo (reprise du premier des deux thèmes, dans tous les airs de l’opera seria), domaine où excellaient les voix de femmes, plus souples, et les castrats, entraînés depuis leur plus jeune âge. Ceux-ci étaient plus à leur aise dans l’ajout des diminutions, ainsi nommées car on réduisait les valeurs de durée, de façon à obtenir des coloratures (emploi d’une série de notes sur une même voyelle) plus impressionnantes : réduire les valeurs de durée a pour effet, en l’occurrence, de laisser la place pour en ajouter d’autres, ornementales. La ligne devient alors plus sinueuse, les notes plus nombreuses et moins longues - chaque interprète écrivait les siennes pour le da capo. Les ténors avaient moins de facilités physiques pour soutenir ces valeurs rapides. A l’époque, l’esthétique n’était pas dans l’ajout d’aigus éclatant, mais de valeurs rapides et virtuoses de voix naturellement aiguës. Les ténors tenaient dont les utilités, ou alors des rôles ingrats, tels les pères dont on aime à se débarrasser : Farnace chez Vivaldi, Mitridate, Idomeneo chez Mozart...
Mais les Français étaient là.

b) La tragédie lyrique
Dans l’Europe conquise par l’idiome romaine, un petit peuple d’irréductibles gaulois résistait. A Paris, la scène était tenue par des opéras en français, le genre de la tragédie en musique ou tragédie lyrique.
Les héros de la tragédie lyrique (pêle-mêle Renaud, Phaëton, Zoroastre, Roland, Atys, Cadmus, Dardanus, Persée, Argénor, Jason...) sont tenus par des ténors à la tessiture (part de la voix où le chanteur est le plus confortable) assez aiguë, qu’on nomme haute-contre. Certains ouvrages généraux font la confusion avec le contre-ténor, on y reviendra. Les sujets sont toujours mythologiques, et le héros en est à la fois tendre et héroïque - comme son commanditaire et premier fan, Louis XIV. Cette voix à la fois claire et ferme permet en outre une grande intelligibilité du texte, qui avait encore la préférence chez les Français. C’est en somme toute ici que le ténor a pour la première fois la place de choix.
A la même époque, dans les choeurs, les solistes de cantates religieuses ou des rôles secondaires, on trouve l’existence d’une voix de ténor grave, la taille.


3. Les grands emplois

A partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sans doute sous l’influence de l’opéra français (et sans que ce soient des haute-contre, car la tragédie lyrique a disparu), les ténors enfourchent régulièrement des rôles importants dans les opéras italiens, toujours dominants en Europe. Voir Don Ottavio (Don Giovanni) ou Ferrando (Così fan tutte) chez Mozart.

Jusqu’alors les chanteurs mixaient les aigus, c’est-à-dire qu’ils mélangeaient voix de tête et voix de poitrine. La révolution se fait au début du dix-neuvième siècle, où Gilbert Duprez invente l’ut de poitrine. On peut désormais pousser des aigus éclatants et percutants, d’une voix sombre.
Les rôles de ténor deviennent ainsi plus lourds, d’abord à Paris, dans le Grand Opéra à la française (Spontini, Meyerbeer, Halévy...), puis partout en Europe, avec des spécificités pour les répertoires les plus fréquentés, comme :
=> le ténor verdien, dit lirico spinto, à la tessiture et à la ligne de chant longues, mais à la voix "sombrée"
=> le heldentenor ou ténor héroïque, prévu pour les rôles les plus lourds de Wagner (Tristan et Siegfried principalement), puis chez Richard Strauss, de façon beaucoup plus lyrique (Der Kaiser dans Die Frau ohne Schatten, voire Bacchus dans Ariadne auf Naxos).
Le dix-neuvième consacre l’avènement du ténor comme héros quasi-exclusif des opéras ; en drame comme en comédie, il est le plus souvent brave et amoureux. Quelques rôles secondaires de ténor de caractère subsistent, en contrepoint au panache des premiers.

Le vingtième siècle voit le retour à des formats plus légers,
mais dans l’ "ère du soupçon", le ténor ne peut plus être crédible, et il est souvent malfaisant ou ridicule. La catégorie la plus utilisée est celle du ténor de caractère, la plus expressive mais pas la plus "jolie", délibérément.

David LM - lirico-lungo




P.S. du 24 octobre 2007 : Un classement abondamment commenté des différentes voix de ténor a également été publié à la même époque sur CSS.
David Le Marrec

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