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jeudi 4 avril 2019

L.-J. Francœur, Armide (1778) : LULLY REMIX


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Véronique Gens en gloire dans ce LULLY diffracté.

Jusqu'à la fin des années 1770, les opéras de LULLY sont régulièrement repris, les remettant au goût du jour (en conservant les récitatif et les scènes les plus emblématiques, mais en récrivant les danses et une large part des airs). Armide avait plutôt bien résisté à la fougue des arrangeurs (on retouchait essentiellement les danses et chœurs), jusqu'à 1777 où Gluck propose sa version entièrement récrite – quoique de toute évidence très marquée, dans les caractères des épisodes et jusque dans la musique, par l'empreinte de l'original.
Condamné au tribnunal de l'opinion publique pour détournement de Quinault, il faut alors éteindre l'incendie (ou nourrir la controverse pour vendre des places, comme on voudra), et Louis-Joseph Francœur (neveu du compositeur François Francœur, ancien directeur de l'Opéra…) est chargé d'actualiser la partition de LULLY, sans la dénaturer de semblable façon. La partition, inachevée, n'a cependant jamais été donnée.

J'aurais aimé produire une notule avec un peu de perspective historique, des extraits sonores, mais mon agenda me laisse peu de temps ces jours-ci pour CSS. Je me contente donc de ce petit résumé et de quelques impressions, en espérant avoir l'occasion d'y revenir pour la diffusion radio, le disque, ou simplement ma fantaisie…

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Surprise, le pari est réussi : il s'agissait de faire mieux que l'Armide de Gluck, plus fidèle à LULLY, sans pour autant endormir un public plus très réceptif au vieux style du XVIIe siècle. Et, en effet, le résultat est bien plus passionnant que l'Armide un peu rigide et militaire du Germain.

Contrairement aux arrangements d'usage (récriture des airs et divertissements qui ont « vieilli »), quasiment toutes les lignes vocales de LULLY sont conservées (très peu d'exceptions, et souvent simplement par touches, comme le chœur de la Suite de la Haine plus développé, mais partiellement identique), avec un accompagnement totalement renouvelé (aprèges brisés primesautiers et trémolos furieux remplacent la basse continue avec clavecin – qui vient de disparaître de la fosse de l'Opéra).

Une trahison manifeste de l'esprit  (la représentation du Théâtre des Champs-Élysées a manqué de peu d'être interrompue par l'intervention d'un groupe LULLYste, manifestement radicalisé sur Internet), mais tellement amusant / rafraîchissant / revigorant !  Plutôt que d'écouter mille fois la même chose et de comparer qui joue mieux… on renouvelle ainsi l'écoute et continue de découvrir, au sein de la même œuvre.

Orchestre très fourni, avec des vents par deux (flûtes, hautbois, clarinettes [!], bassons, cors, trompettes), certes relativement peu sollicités, mais de façon au besoin spectaculaire, comme les formidables solos de clarinette (dans du LULLY !) pour le ballet guerrier du I.

L'occasion de profiter de quelques merveilles, comme la réécriture du chœur Haineux dans une veine plus expansive et dramatique, moins aimable, plus tendue (et plus longue), ou la vivacité de l'exploration des chevaliers au début de l'acte IV.

Bien sûr, il faut aussi supporter la fête villageoise qui remplace le chœur d'enchantement a cappella du II (ça pique), la destruction de la symétrie au IV (une seule fausse amante, mais close dans une longue scène totalement déconnectée de l'action), ainsi que la misérable passacaille ramiste tout à fait décadente. On se console alors avec la conservation du solo de l'Amant fortuné et son très touchant contrechant de flûte ajouté !
Il faut ce qu'il faut.

Le style navigue entre danses ramistes (ou gossecquisantes par anticipation – on songe même par endroit aux  réjouissances finales du Triomphe de la République !) et accompagnement postgluckiste (arpèges brisés sautillants comme dans L'Amant Jaloux de Grétry ou Tarare de Salieri, trémolos partout pour faire méchant comme dans Phèdre de Lemoyne).

Cela crée des décalages étonnant avec les mélodies (qui, quelques étranges suppressions d'aigus mises à part, sont la plupart du temps exactement conformes), souvent dans des tons majeurs assez lumineux, tandis que l'orchestre s'enrage à essayer de crééer de l'agitation tout autour – tel l'air de Renaud « Le repos me fait violence », petite ritournelle galante changé en évocation épique comme un grand récitatif-arioso de bravoure (soutenu par des trémolos haletants).
Dur de le déterminer avec certitude en première écoute et sans avoir lu partition, mais le soupçon que certaines harmonies ont été changées ; en tout cas la couleur est par endroit véritablement tout autre.

ll faut en effet s'adapter à ce traitement frénétique, une musique sans cesse pleine, toujours agitée, tendue vers l'avant – et pourtant, l'original ne se complaisait pas dans la contemplation statique !  Par endroit, on a un peu de peine pour les silences pensés par Quinault et LULLY : dans « Enfin, il est en ma puissance », nulle respiration dans ces hésitations, cette bascule d'une destinée ; on y sent plutôt le bouillonnement invasif d'affects désordonnés. Par forcément au niveau de la pensée de ses auteurs originaux, mais cela fonctionne vraiment bien partout ailleurs que dans cette scène (séduisante tout de même, mais sans doute la plus évidemment en deçà du modèle).

Une Armide-cavalcade, où l'on a l'ivresse de retrouver les mélodies de LULLY, totalement rhabillées sous le manteau de la nouvelle esthétique classique, son drame exacerbé, ses lignes droites qui dédaignent volutes et courbes d'antan.

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Ces aspects étaient sans doute accentués par les idiosyncrasies d'Hervé Niquet : tendu de bout en bout, chevauchant vers l'avant de façon irrésistible. Corollaire inévitable : tout est un peu sur le même plan, peu de contrastes et encore moins de respirations que ce qui est prévu… alliance de deux pensées pressées qui a désarçonné certains spectateurs. Pour ma part, tout en sentant ce qu'on abandonnait peut-être en variété et en couleurs, je me suis volontiers laissé grisé par le Short Ride in a Fast Machine.

1er avril 2019
Théâtre des Champs-Élysées

Véronique Gens : Armide

Reinoud Van Mechelen : Renaud
Tassis Christoyannis : Hidraot / la Haine
Chantal Santon-Jeffery : Phénice / Lucinde
Katherine Watson : Sidonie / une Naïade / un Plaisir (ex-Amant fortuné)
Philippe-Nicolas Martin : Aronte / Artémidore / Ubalde
Zachary Wilder : le Chevalier Danois

Chœur et orchestre du Concert Spirituel
Hervé Niquet

Plaisir de constater, après Issé, que Chantal Santon a bossé dur et, après ces dernières années où la voix semblait en voix de varnaÿsation (vibrato incontrolé, attaques laides), a recouvré la pleine maîtrise de sa voix comme il y a dix ans. Considérant la quantité de ses engagements dans ce répertoire (et sa précieuse maîtrise du style), c'est une excellente nouvelle pour tous les amateurs du genre. [C'est impressionnant, car avec la pression de la carrière, très peu de chanteurs arrivent à rééquilibrer leur voix lorsqu'elle commence à dysfonctionner.]

Particulièrement impressionné par Philippe-Nicolas Martin, dont la voix, que je trouvais encore récemment un peu sèche, rayonne de façon impressionnante, fendant l'espace avec facilité et ampleur, sans céder à l'épate vocale ni naviguer vers le hors-style. Quelle belle évolution !

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Ce n'est donc peut-être pas aussi bien que du vrai LULLY, mais plutôt que de réécouter des versions multiples de la même œuvre, voilà qui permettra de varier les plaisirs !  Sans parler de la documentation passionnante du changement des goûts, de l'exercice fascinant de faire autre chose avec la même matière !

David Le Marrec

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