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dimanche 11 mai 2014

Motets et cantates sacrées de Rossi, Carissimi, Charpentier, Couperin et Campra – CNSM & Conservatoire de Palerme


À l'issue d'une semaine d'échange avec le Conservatorio Vincenzo Bellini di Palermo, le CNSM organisait un concert sacré autour de la thématique pasquale, dans le grand salon de l'Istituto Italiano di Cultura di Parigi. Public choisi et ambiance acoustique très proche des concerts profanes de l'époque, un de ces moments où la dimension physique de la musique apparaît avec le plus d'évidence – et où l'on s'interroge sur l'intérêt de se presser dans ces salles immenses où l'on n'entend le son que de loin.


Le grand salon de l'hôtel de Galliffet.


L'occasion de présenter le programme – que des partitions rares, peu ou pas gravées au disque, surtout du côté français. Je n'ai pas réussi non plus à mettre la main dessus dans les fonds spécialisés disponibles en ligne (pour les Italiens, si).

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Programme italien

Concert en deux parties, qui débutait par une section italienne, mêlant motets en latin et cantates (réflexives plus que liturgiques) en italien.

L'ensemble culmine dans le motet à trois voix de Luigi Rossi (avec violon et harpe en plus du riche continuo à base de violoncelle, viole de gambe, violone, théorbe et claviers), O si quis daret concentrum, qui montre clairement la voix pour les français quelques décennies plus tard – la filiation avec le trio pour l'Élévation O sacrum convivium H.235 de Charpentier est à cet égard frappante.


O si quis daret concentrum de Luigi Rossi (à trois) et Sacerdotes Dei de Carissimi (avec Rosalia Battaglia & Elena Pintus).


Les cantates sacrées italiennes, genre rarement donné en France, sont des sortes de grandes scènes, au récitatif plus austère que leur versant français (essentiellement profane) qui ne naît que 80 ans plus tard. En revanche, dans les ariettes (moins nettement délimitées qu'en France), la virtuosité est maximale (chez Carissimi plutôt que chez Rossi), annonçant les tropismes à venir de l'opéra seria – qui n'existe pas encore dans la première moitié du XVIIe, et se dessine lentement dans sa composante ultra-vocale pendant la seconde moitié du siècle.

Leur écriture, malgré leur teneur dramatique, demeure très ancrée dans le médium, ce qui est un peu difficile pour les sopranes, surtout au début d'un concert, où les voix ne sont pas encore pleinement chauffées. La mobilité de leur virtuosité et le ton général réclamant par ailleurs des voix claire et légères, cela suggère une technique de chant très différente de celle pratiquée aujourd'hui. La plupart des tessitures baroques n'outrepassent que de très peu le passage, en réalité. Je me plais à imaginer une émission plus naturelle, sans couverture, sans doute plus proche des voix folkloriques (pas trop rauques ni soufflées, bien sûr – plutôt celles des griots que celles du tango), des jolis sopranos naturels ou du belting des chanteurs de musical et de pop. Une chose est sûre, ce ne pouvaient pas être ces voix épaisses et rondes qui servent aujourd'hui de norme à tous les répertoires – parce que, sauf à ne chanter que du baroque, ces caractéristiques sont nécessaires à toutes les voix dès le milieu du XVIIIe siècle.
Les expériences de Christie (Sophie Daneman, Francesca Boncompagni), Gardiner (Katherine Fuge) ou Marco Beasley sont assez intéressantes à ce sens, même s'il n'y a nul lieu de se priver désormais de la diversité des typologies techniques possibles (personnellement, j'aime bien avoir un peu plus charnu que ça – Elena Pintus était justement parfaite ce soir-là).

Luigi ROSSI
O si quis daret concentum
Elena PINTUS
Rosalia BATTAGLIA
Marthe DAVOST

Luigi ROSSI
In solitario speco
Rosalia BATTAGLIA

Giacomo CARISSIMI
O voi ch'in arid'ossa
Elena PINTUS

Luigi ROSSI
O amantissime Jesu
Marthe DAVOST

Giacomo CARISSIMI
Sacerdotes Dei
Rosalia BATTAGLIA
Elena PINTUS

Giacomo CARISSIMI
Suonerà l'ultima tromba
Rosalia BATTAGLIA

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Programme français

La seconde partie, uniquement en latin comme il se doit, se consacrait à un programme français évoquant également la Passion et la Résurrection (O sacrum convivium, Tristis est anima mea, Victoria Christo resurgenti). L'articulation de cette fin de XVIIe / début de XVIIIe français était parfaite avec le milieu du XVIIe de la première partie du programme : la filiation, chez ces auteurs réputés pour leur italianisme, est frappante. En particulier dans le motet à 2 et les deux motets à 3 de Charpentier, où la simultanéité mélodique du violon, l'autonomie du contrepoint des trois voix, l'appétance pour la virtuosité mettent en évidence l'influence ultramontaine.


O sacrum convivium H.235 de Charpentier (à trois), Victoria Christo resurgenti de Couperin (Marthe Davost & Elena Pintus) et Flores, o Gallia H.342 de Charpentier (à trois).


Pour autant, chez tous ces auteurs, la composante française est évidente. Saillances prosodiques et mélodiques, mais surtout une couleur spécifique, des cadences harmoniques qui « sentent » immédiatement le style français. En cela, la confrontation est à la fois troublante et stimulante.
C'est un peu moins vrai pour Couperin que pour Campra et surtout Charpentier, au demeurant : les motets de Couperin n'ont pas le même relief, et leurs raffinements indéniables se font dans une plus grande discrétion, une fluidité qui évoquent moins nettement la France. Néanmoins, le duo Victoria Christo resurgenti présente une générosité inhabituelle chez lui, plus proche des Leçons de Ténèbres que de ses autres petits motets.

Ces bijoux – alors qu'on joue souvent ses pièces plus austères, les trois Charpentier présentent à la fois une veine mélodique immédiate et un grand degré de subtilité d'écriture, propres à ravir tout le monde – n'ont en outre jamais été enregistrés, semble-t-il. Les partitions, même d'époque, ne sont pas disponibles dans les recueils des bibliothèques en ligne. Une belle exhumation, nécessaire – et assez jubilatoire.

Marc-Antoine CHARPENTIER
O sacrum convivium / Elevatio H.235
Elena PINTUS
Rosalia BATTAGLIA
Marthe DAVOST

Élisabeth JACQUET de LA GUERRE
Sonate pour violon
Juliana VELASCO

André CAMPRA
Paratum cor meum, livre Ier
Marthe DAVOST

Élisabeth JACQUET de LA GUERRE
Sonate pour violon
Juliana VELASCO

André CAMPRA
Jubilate, livre 2nd
Elena PINTUS

Marc-Antoine CHARPENTIER
Second répons : Tristis est anima mea H.112
Marthe DAVOST
Rosalia BATTAGLIA

François COUPERIN
Motet pour le jour de Pâques (Victoria Christo resurgenti)
Marthe DAVOST
Elena PINTUS

Marc-Antoine CHARPENTIER
Sainte Thérèse : Flores, o Gallia H.342
Elena PINTUS
Rosalia BATTAGLIA
Marthe DAVOST

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Jeunes musiciens

Le cadre feutré du grand salon de l'hôtel de Galliffet – construit par Legrand entre 1776 et 1792, abritant le père de Delacroix, puis Talleyrand, et ancienne ambassade d'Italie – offrait les conditions idéales d'intimité pour un concert de ce genre ; il était d'ailleurs plein comme un œuf, et les derniers arrivés ont dû se tenir debout sur les côtés.

Il n'est plus besoin de préciser à quel point le niveau des musiciens du CNSM est déjà digne des grands professionnels, l'institution les aidant à exalter leurs qualités spécifiques à se préparer à la réussite dans le métier. La soirée mêlait par ailleurs musiciens de Paris, Lyon, Versailles et du Conservatoire Bellini de Palerme, à l'issue d'ateliers communs pendant toute la semaine :

Elena PINTUS, soprano (Palerme)
Marthe DAVOST, soprano (Paris)
Rosalia BATTAGLIA, soprano (Palerme)
Juliana VELASCO-GUERRERO, violon (Paris)
Caroline LIEBY, harpe (Versailles)
Benoît FALLAI, théorbe (Lyon)
Eric TINKERHESS, viole de gambe (Paris)
Rémy PETIT, violoncelle (Paris)
Benoît BERATTO, violone (Paris)
Rossella POLICARDO, clavecin / orgue positif (Palerme)
François BAZOLA, chef

Un luxe de moyens, en plus : toute la famille des basses baroques était là, avec l'étrange violone : il ne manquait que la basse de violon. Le violone n'a pas de sens fixe (il peut désigner n'importe quel instrument frotté de continuo), mais il s'agit bien ici de son sens premier de « grande viole », avec ses épaules piriformes et ses contrecourbes étonnantes.


Violone bâti par Filip Kuijken.


Du côté du chant,

Suite de la notule.

jeudi 8 mai 2014

Tancrède de Campra, sur scène – Schneebeli, Tavernier, Avignon-Versailles 2014


Pour des considérations sur l'œuvre elle-même, on peut se reporter aux notules citées dans celle-ci.


La fin de l'acte III, le début de l'acte IV, la fin de l'acte V à Avignon.


1. L'œuvre à l'épreuve de la scène

Tancrède a été l'une des œuvres les plus reprises, hors Lully, de l'histoire de l'opéra d'Ancien Régime. Il y a peu d'autres exemples de tels succès (et un autre sera redonné l'an prochain). On se rend mal compte, sans doute, des critères qui ont poussé au succès ou à la chute des œuvres, surtout dans cette période étrange de la fin du règne de Louis XIV et de la Régence, où, libérés de la nécessité de plaire directement au Prince, les créateurs pouvaient explorer de nouveaux aspects : les œuvres dotées de bons livrets tombaient parce que trop audacieuses (musicalement surtout), tandis que les pastorales et les opéras ballets à entrées triomphaient. Tancrède est l'une des rares œuvres à sujet sérieux de cette période qui ait remporté un succès réellement éclatant.


L'apparition de l'Ombre de Didon dans Énée & Lavinie de Collasse (bel opéra, sur un remarquable livret de Fontenelle). Dessin de Jean Berain à la plume (encre brune), au lavis gris et brun, avec des traces de pierre noire (1690).
Sélectionné pour illustrer les enchantements de la forêt à l'acte III.


Pour notre époque qui déprécie les formes récurrentes (l'une des vertus capitales des artistes étant l'innovation, concept qui de plus en plus central depuis le XIXe siècle), il est difficile de prendre du plaisir à ces ballets interruptifs trop divertissants (même si les librettistes s'efforcent de les rattacher à l'action, ils ne sont presque jamais des pantomimes, et encore moins des paroxysmes dramatiques), particulièrement les pastorales un peu molles, exaltant un cliché champêtre qui n'a plus de sens pour nous.
De même pour les répliques trop stéréotypées, pourtant absentes du théâtre classique, et délibérément utilisées sur la scène chantée pour permettre l'intelligibilité du spectacle même en manquant des mots.

Aussi, expliquer le succès singulier de Tancrède n'est pas évident. En revanche, sa construction vers de plus en plus d'intensité dramatique et musicale, simultanément, ne fait pas de doute, et a peut-être contribué, par l'émerveillement surpris et la suffocation qu'elle suscite, à l'accueil favorable de l'ouvrage. Je m'interroge davantage sur les reprises répétées, car tout ne me semble pas de la même eau.
Prologue très faible (on a même peine à écouter ce qui se dit), actes I et II laborieusement exposés (il ne se passe carrément rien d'important au I, qui n'aurait pu se mentionner en deux répliques au II), et sans musique marquante. Acte III largement occupé par la pastorale – ce qui est même, d'une certaine manière, un défaut de construction dans l'acte-pivot.

C'est à partir de la fin de l'acte III (affrontement impitoyable entre les deux amantes) que la veine mélodique, tout à fait absente jusqu'ici, commence à s'épanouir, et continue d'éclore dans l'acte IV d'amours et d'enfers, et bien sûr dans l'acte V guerrier où éclate le désespoir final en de multiples thèmes très entraînants.
Aussi, à l'entracte de mi-parcours, on a plus ou moins l'impression d'assister à une œuvre assez banale – ou, si l'on connaît déjà l'ouvrage, d'attendre que les choses sérieuses commencent.

Et pourtant, les moments de bravoure sont nombreux au total : duo d'affrontement au III (incluant notamment un air grave mais dansant avec flûte soliste simultanée, à l'italienne, et une grande déclamation, assez lullyste, de Clorinde seule), le célèbre « Sombres forêts » et le duo d'amour au IV, les récitatifs de Tancrède entrecoupés de trompette au V, et le dénouement terrible.

C'est un peu le syndrome Amadis : on s'interroge un peu au début, mais le tourbillon des deux derniers actes est tels qu'il contient le meilleur de leurs auteurs respectifs.

Pour le détail des contenus (l'usage des tessitures, les autres œuvres du temps, l'écriture musicale), je renvoie à nouveau aux notules précédentes.

2. État de l'œuvre à Avignon et Versailles

Je me contredirai néanmoins sur un point : pour la première fois, je n'ai pas ressenti l'homogénéité du langage musical, mais au contraire la grande disparité de l'ensemble, ou plus exactement la volonté de Campra de montrer la totalité des possibilités d'un opéra. Ariettes italiennes jusqu'au cœur de l'action chez les personnages principaux (rarissimes à cette date, peut-être même une première), pastorale dans quasiment tout l'acte III, scènes infernale et amoureuse juxtaposées à l'acte IV, et toutes les trompettes & timbales de l'acte V, absentes dans les autres actes, même des scènes de lutte.
Voilà qui a dû concourir au succès : l'impression d'exhaustivité des techniques utilisées par le compositeur.


Frontispice du livret de Roland de Lully & Quinault (un modèle évident, après Amadis, pour Tancrède, avec son héros au bras puissant, distribué à une basse-taille), dessin de l'atelier de Jean Berain à la plume (encre noire), au lavis gris et à l'aquarelle, avec quelques rehauts de gouache.


Pour ces représentations de 2014, il faut signaler la proposition d'une version alternative de la fin de l'ouvrage : au lieu de l'apparition d'Argant pour une séance de devinettes cruelles : « Dans la nuit, Clorinde a pris mes armes... et ta main... tu frémis, tu ressens tes malheurs », Clorinde revoit pour la dernière fois Tancrède, et la révélation a lieu pendant un duo d'amour d'une délicatesse suprême.
Il existe même une troisième fin (écrite avant celle-ci), d'une concision impressionnante, où Clorinde révèle très simplement, sans égards, ce qui s'est passé, tout en affirmant son amour (« Sous les armes d'Argant j'ai caché ton amante »), et où Tancrède n'a pas d'air final : « Elle expire, mourons... / Ah ! malgré votre effort, / Inhumains, la douleur saura finir mon sort ».

La première a été gravée par Malgoire (Erato, épuisé), et dans les extraits de Clément Zaffini (Pierre Vérany, sur instruments modernes). Les deux autres jamais. Difficile de choisir entre Argant et le long duo, qui sont par essence mutuellement exclusifs ; entendre en vrai cette fin alternative était, en conséquence, un enchantement. [Audible en début de notule.]

3. Traitement scénique

Suite de la notule.

jeudi 1 mai 2014

Enjeux d'édition : Pierre GUÉDRON, Le Ballet d'Alcine ––– III – Témoignage harmonique inestimable


9. Ce que me conte Bataille : l'harmonie

Le précédent épisode nous a enseigné, outre l'enjeu de la redécouverte de pièces tombées dans l'oubli et d'un répertoire peu documenté, qu'on pouvait tirer un profit considérable de l'entreprise : la tablature de Bataille nous indique comment l'on réalisait les basses chiffrées dans l'harmonie française du début du XVIIe siècle, en tout cas au luth – c'est-à-dire que nous pouvons faire renaître une pratique qui était improvisée. On reviendra plus tard sur les contraintes propres aux autres instruments du de basse continue.

On remarque bien sûr d'abord la simplicité des schémas harmoniques : la plupart des parcours dans ces trois pièces empruntent au chemin canonique II-V-I (ou son substitut traditionnel IV-V-I, encore plus fréquent).


10. Parenthèse vulgarisée

Pour ceux d'entre nous les moins familiarisés avec les principes harmoniques, on peut les résumer de la sorte. L'harmonie est la science de la succession des accords, mais elle est sous-entendue dans toutes les musiques, avec ou sans accords. C'est à la fois la syntaxe qui permet de construire une phrase correcte, et une partie importante de son sens – c'est l'harmonie qui fait d'une mélodie un thème mélancolique, joyeux ou rugueux.

Dans la musique occidentale de ces derniers siècles, elle se manifeste par la sensation de tension, de détente, de direction générale. C'est elle qui définit le point de départ et le point d'arrivée, ainsi que la progression « émotive » du parcours. On utilise souvent le terme de couleur pour s'y référer, et c'est effectivement ce qui convient le mieux pour se figurer ce que c'est. Quand on entend ces soudains changements de couleur, c'est qu'on vient d'opérer un changement de tonalité (modulation).

L'harmonie classique obéit globalement à un cycle de quintes : on fait se succéder des accords qui sont chacun à une quinte du précédent (l'accord de sol précède l'accord d'ut, et il est lui-même précédé par l'accord de ré). On les note V (cinquième degré de la gamme d'ut) et I (premier degré de la gamme d'ut). Dans la tonalité de fa, l'accord d'ut serait V (cinquième degré de la gamme de fa) et l'accord de fa serait I.

Bien sûr, il existe quantité de dérogations : on peut remplacer un accord par un autre, sauter directement d'un accord à l'autre... Ultimement, c'est le rapport de la dernière quinte qui crée la tension et la détente (accord de sol et accord d'ut, si l'on est en tonalité d'ut), et par lequel on devra passer.

Donc, l'ordre normal des accords est IV-VII-III-VI-II-V-I. Dans la musique baroque française, on trouvera au maximum III-VI-II-V-I (avec toutes leurs variantes, déformations ou modulations). Et, le plus souvent, seulement II-V-I. Les accords II et IV ayant deux notes sur trois en commun, on emploie souvent l'un pour l'autre.

Ces explications peuvent difficilement être claires sans démonstration (tout cela s'entend très bien dès qu'on pose de la musique dessus, et je ferai peut-être un petit parcours à l'occasion), mais il faut juste concevoir ceci : en musique, il existe des schémas syntaxiques beaucoup plus stables que dans une phrase parlée. En musique baroque en particulier. Ils conduisent à cette sensation de tension et de résolution qui font partie du plaisir musical. [Cela explique pour partie les difficultés du public avec les musiques atonales ou très complexes.]

11. L'harmonie de Bataille pour Guédron

Quand on dit qu'on trouve essentiellement du II-V-I ou du IV-V-I (encore plus fréquent dans le baroque), c'est donc que ces pièces sont fondées sur les enchaînements d'accord les plus simples, aujourd'hui encore utilisées dans la chanson – où un deux-cinq-un est même devenu un mot à part entière pour désigner cette boucle d'accords traditionnelle.





Deux exemples de IV-V-I, tirés du second récit d'Alcine et du chœur des nymphes.


Néanmoins, dans Guédron, on module assez (on change la hauteur, voire la nature des accords, et donc la couleur, même dans les cas où l'on joue les mêmes enchaînements), souvent au sein d'une même longue phrase musicale, qui emprunte à plusieurs tonalités, et donc à plusieurs univers de couleurs différentes.



Dans le premier récit d'Alcine, le nombre conséquent d'altérations accidentelles, inhabituel pour la musique du temps, est éloquent.


On y remarque aussi plusieurs traits propres à la musique française, notamment la « disposition étendue » : les Italiens pensaient leur musique au clavecin, et avaient un espace important entre la note de basse (main gauche) et les autres notes ; les Français disposaient d'un orchestre fait d'un nuancier de violons (dessus de violon, haute-contre de violon, taille de violon, quinte de violon) qui couvraient tout le spectre sonore du grave à l'aigu. C'est cette disposition étendue, c'est-à-dire cet étalement des notes, qui fait le propre de l'harmonisation à la française, et qui est immédiatement visible sur les arrangements de Gabriel Bataille.
Un fait bien connu dans les traités, mais qu'on voit ici en action comme dans une partition d'orchestre :


Extrait du chœur des nymphes d'Alcine. Les accords peuvent sembler vides, mais les notes seules se combinent avec la résonance étendue des cordes du luth.


D'autres détails sont plus étonnants, mais tiennent à la période : Guédron marque la fin de la Renaissance (encore incarnée par son prédécesseur Claude Le Jeune), mais il lui reste encore quelques traits harmoniques qui disparaîtront, comme cette fin ambiguë du récit d'entrée d'Alcine :

, soit :

Fin du premier récit d'Alcine.


On y voit une quinte à vide, c'est-à-dire une absence de la tierce (qui détermine si l'accord est majeur ou mineur, et donc sa couleur « sombre » ou « lumineuse »). Autant on change facilement d'état entre majeur et mineur à l'époque baroque, autant omettre complètement la tierce, cela ne se fait pas du tout. C'est un archaïsme qui reste ici dans l'harmonisation de Bataille et montre la frontière entre les deux périodes.

Autre exemple de bizarrerie, ce type d'enchaînement qui sonne étrangement :

... et ce n'est pas une erreur :
Chant & clavecin :

Accords seuls :

Mise en musique du second vers de l'entrée d'Alcine.


... on l'associerait même, spontanément, à une atmosphère « médiévale ».

Cette impression est liée au passage brutal entre majeur et mineur (différent mode d'un même accord), au sein d'un même phrasé (alors qu'on ne le fait généralement que pour de grandes sections). En si bémol majeur, on peut rencontrer un accord de sol mineur, mais le sol majeur est beaucoup plus exotique. Là aussi, au début du XVIIe siècle, les deux étaient beaucoup plus interchangeables, d'où ces collisions étonnantes.

--

On voit bien le bénéfice, pour le continuiste comme pour le curieux, de ces témoignages d'arrangements contemporains de la composition, qui permettent d'approcher au plus près la pensée instrumentale et harmonique d'alors. Une effluve de ce que pouvait être la pratique improvisée au début du XVIIe siècle.

Dans les prochains épisodes,

Suite de la notule.

David Le Marrec

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