Carnets sur sol

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Parabole - Wilfred OWEN, a Shropshire Lad


1. Une figure

Né en 1893 dans le Shropshire, mort prématurément le 4 novembre 1918 en traversant le canal de la Sambre.


Owen est célèbre à plusieurs titres :

  1. Sa poésie est considérée comme importante, un témoignage particulièrement puissant du scepticisme douloureux de celui qui se bat sans être certain d'avoir raison de se battre.
  2. Sa vie même constitue un symbole de ces années : vingt-cinq ans, sous-lieutenant remarqué, publié seulement quatre poèmes de son vivant, le reste étant reconstitué à partir de ses carnets (souvent plusieurs versions, des choses inachevées également...) ; mort à une semaine de l'armistice, et annoncé comme tel par télégramme le jour où ses parents entendent les cloches joyeuses retentir à travers l'Angleterre.
  3. Les amateurs de musique ont généralement été marqués par la puissance expressive que ses poèmes apportent, en écho à la liturgie latine des morts, au War Requiem de Benjamin Britten.


Les lutins souhaiteraient s'attarder sur un de ses poèmes célèbres, la Parabole qui relit le mythe d'Isaac dans les circonstances de la Grande guerre.

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Ambiance sonore : Offertoire du War Requiem de Britten, incluant en son centre le poème qui nous occupe. Version inédite de l'Accademia Nazionale di Santa Cecilia de Rome sous la direction d'Antonio Pappano (29 octobre 2005). Ian Bostridge et Thomas Hampson en solistes (Christine Brewer était dans les parties latines).
L'élan de la direction de Pappano, la qualité de l'anglais des chanteurs et la transparence de la prise de son sont particulièrement délectables, pour un résultat assez supérieur, me semble-t-il, à la grande majorité des versions du commerce, dans une oeuvre où la médiocrité n'est pourtant pas courante.


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2. Proposition de traduction

Parable of the Old Man and the Young / Parabole du vieil homme et du jeune

So Abram rose, and clave the wood, and went, / Ainsi, Abram se leva, et fendit le bois, et s'en fut ;
And took the fire with him, and a knife. / Et il emporta le feu, et un couteau.
And as they sojourned both of them together, / Et lorsqu'ils furent seuls ensemble,
Isaac the first-born spake and said, My Father, / Isaac le premier-né prit la parole et dit : Mon père,
Behold the preparations, fire and iron, / Voici les instruments ; le fer et le feu,
But where is the lamb for this burnt-offering? / Mais où se trouve l'agneau pour cet holocauste ?
Then Abram bound the youth with belts and straps, / Alors Abram lia le jeune homme avec ceintures et bretelles,
And builded parapets and trenches there, / Et bâtit là des parapets et des tranchées,
And stretched forth the knife to slay his son. / Et étendit le couteau pour assassiner son fils.
When lo! an angel called him out of heaven, / Quand, attention, un ange l'appela du ciel,
Saying, Lay not thy hand upon the lad, / Disant : Ne pose pas ta main sur ce gars
Neither do anything to him. Behold, / Et ne tente rien contre lui. Vois :
A ram, caught in a thicket by its horns; / Un bélier, pris dans un buisson par ses cornes ;
Offer the Ram of Pride instead of him. / Offre le Bélier de l'Orgueil à sa place.
But the old man would not so, but slew his son, / Mais le vieil homme ne voulut pas, et et assassina plutôt son fils,
And half the seed of Europe, one by one. / Et la moitié de la semence de l'Europe, un à un.

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3. Renversement du modèle

En étant confronté à l'exercice de la traduction, on prend conscience de façon plus aiguë d'un certain nombre de caractéristiques.

De façon très évidente, la matière, aussi bien thématique que verbale, est un pastiche biblique. Le contenu du mythe d'Isaac bien sûr, reproduit de façon très fidèle, mais aussi les archaïsmes nombreux :

  • les formes anciennes ("clave", prétérit du verbe vieilli "clead" ; "spake", ancien prétérit de "speak" ; l'incontourtable "behold") ;
  • l'amoncellement des coordinations "et", totalement superfétatoire en anglais, mais qui mime la façon antique de ponctuer à défaut de ponctuation ;
  • la présence d'un vocabulaire spécialisé : "seed", typiquement. La plupart des versions françaises, Louis Second et l'École de Jérusalem compris, le traduisent par "postérité", mais Martin (version 1744), élégant comme toujours, conserve bel et bien la métaphorique "semence". [1] [On pourrait aussi parler de "lamb" et "ram", mais il s'agit davantage de la rémanence de motifs bibliques que d'un lexique réellement spécifique.]


Owen le signifie très clairement à la fin de son poème, dont la violence laconique (mais aux conséquences bien plus étendues que dans le mythe originel) impressionne : dans cette nouvelle version du mythe, Abraham ne renonce pas à sacrifier son fils, malgré la défense de Dieu.

Mais ce qui fait le prix de ce poème se trouve surtout dans la façon dont Owen prépare cette Chute, en mêlant à la matière biblique des éléments triviaux et négatifs du quotidien de la guerre, voire en retournant certains termes ambigus.

Ainsi Abraham utilise-t-il des objets très concrets (que j'ai choisi de traduire dans leur acception la plus terre-à-terre) pour ligoter son fils, et construit-il un "autel" encore plus identifiable, encore plus ancré dans son temps.

Plus fort encore, le double sens de certains mots, ainsi "slay" qui peut se charger du sens négatif d'un attentat (ce peut être tuer au couteau de façon neutre, mais aussi assassiner), ou "lad", aussi bien un "garçon" (le mythe de départ) qu'un "gars" (comme celui du Shropshire). Le français oblige à choisir, mais se rabattre sur "garçon" me paraît pousser le texte dans le sens inverse de ce que les indices précédents laissent supposer.

Le sommet de la perfidie réside dans le fait qu'Abraham n'est nommé qu'Abram durant tout le poème, qui est le nom du vieil homme avant d'être renommé Abraham par Dieu (Ge 17:5), c'est-à-dire son nom avant la Grâce obtenue pour son obéissance (avant le sacrifice, rapporté en Ge 22). Grâce que son obstination criminelle ne lui permet jamais d'obtenir dans la nouvelle version d'Owen.

Le message n'est pas bien difficile à traduire en revanche, puisque Owen explicite lui-même sa métaphore du Bélier, qui représente l'orgueil national qu'il aurait suffi de sacrifier pour sauver les fils de l'Europe. `[Abraham tuant son propre fils dans le vers qui précède, puis ceux de l'Europe, il est l'équivalent évident de celle-ci.] Ce sont plutôt ces discordances, indignées mais comme hésitantes, pouvant être interprétées de façon biblique ou critique, qui créent le climat assez particulier de ce poème, qui suscite à la fois l'adhésion au récit et la répulsion vis-à-vis de ce qu'il raconte.

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4. Mise en musique

Notes

[1] cf. p. ex. Ac 3:25.

Un petit mot tout de même sur l'adaptation de Britten, qui n'était pas le sujet de mon émerveillement du jour.

Ce petit malin glisse le poème d'Owen au milieu de l'Offertoire, juste avant l'Hostias. Superbe astuce : quoi de plus en lien avec le sacrifice agnel suggéré par ce moment de la liturgie ? Et l'Hostias qui suit contient bien sûr l'expression "Quam olim Abrahae promisisti et semini ejus" ("Que tu promis jadis à Abraham et à sa semence" - Abraham's seed...).

Sinon, ce moment assez suspendu marque plus par la force de son texte (puis par les rythmes déhanchés pianissimo du choeur latin) que par sa mise en musique, contrairement à l'introduction de l'Anthem for Doomed Youth ("What passing bells for these who die as cattle ?", où l'on retrouve le même jeu d'écho et de détournement) dans le Kyrie, où le traitement du poème d'Owen est beaucoup plus singularisé musicalement.

Néanmoins, la réutilisation de la matière sonore du ballet étrange de l'Offertoire, de façon souterraine sous le dialogue cruel du baryton paternel et du ténor sacrifié, reste particulièrement belle.

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5. Amorce de bilan

Tout cela explique peut-être pourquoi (en plus de l'abandon nécessaire du pentamètre) Owen peut paraître un peu terne en traduction française - elle réduit considérablement les ambivalences lexicales qui font beaucoup pour son charme (et, partant, sa force). En outre, le respect d'un vers français sonnerait tout de suite beaucoup trop formel par rapport au vers rythmé anglais.
L'avantage immédiat étant que ce corpus n'est pas très difficile et demeure assez accessible aux anglophones de niveau moyen, je n'ai pas de traduction satisfaisante à conseiller.

Les farfadets joyeux réaliseront dans les prochains jours quelques essais de rendu versifié (d'une façon ou d'une autre) de ce poème ; si ces pistes aboutissent - ce dont je ne suis pas tout à fait convaincu -, on en fera état ici.


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Commentaires

1. Le dimanche 5 février 2012 à , par klari :: site

"le respect d'un vers français sonnerait tout de suite beaucoup trop formel par rapport au vers rythmé anglais"

Que je suis contente de lire ça.

Gamine, j'avais horreur de la poésie. En particulier celle qu'on nous fait réciter à l'école, que je trouvais figée, et pompeuse. Avec la modération de l'enfance, j'avais décrété "la poésie, c'ets nul".

Plus tard, j'ai eu la chance de lire un peu de poésie en langue étrangère (anglais, russe, et allemand, un peu) et bim! Je ressentais enfin l'envie de chanter/fredonner/sussurer/mâchonner des textes versifiés. Yeats se chante, Pouchkine se raconte au coin du feu en sirotant un whisky, le chat sur les genoux.
Enfin!

(bon, je commence tout doucement à apprécier certaines oeuvres françaises, mais tu mets le doigt le noeud du problème : sa formalité).

Et donc, si je suis si contente de lire ceci, c'est que, quand j'ai tenté de prêcher dans ma paroisse, je me suis fais renvoyer dans mes buts "meuh, non, la poésie en langue étrangère, c'est pareil. tu ne t'en rends pas copte parce que tu ne lis pas assez bien l'anglais/l'allemand/le russe)
(je savais bien que j'avais raison, mais il faut savoir acepter des batailles perdues d'avance, je crois)

2. Le dimanche 5 février 2012 à , par DavidLeMarrec

Bonsoir Klari !

Il faut dire aussi que la poésie accessible aux écoliers (et celle traditionnellement enseignée) n'est pas forcément la plus libre et la plus exaltante. Moi non plus, Prévert et les mauvais poèmes d'Hugo, ça ne me ravit pas outre mesure. :)

Essaie Le Melon de Saint-Amant (si possible avec la prononciation restituée), et on en reparle, si on n'a pas envie de mâcher ça ! Ca chante incroyablement, et avec noble gouaille !

Ou encore la traduction de Pan Tadeusz par Roger Legras, ou celle d'Eugène Onéguine par Markowicz, si ce n'est pas du vers babillard et dansant !

Mais d'une manière générale, oui, le vers français est un vers "timbral" alors que la plupart des vers du monde sont des vers rythmiques (avec quelquefois un luxe timbral possible, comme en allemand et en anglais).

Corollaire, ça rebondit moins, on n'entend pas vraiment le rythme avant de s'être immergé dedans pendant un petit moment. Alors que les vers mesurés (les vers à accents), ça se saisit immédiatement. Beaucoup de poètes ont essayé, mais l'accentuation permanente sur la dernière syllabe en français n'a jamais permis de produire des essais bien concluants...

En plus de tout cela, oui, il n'y a peut-être pas beaucoup de poètes français de la trempe des grands allemands, par exemple. La densité propre à certaines langues les rend plus propices à la poésie. (A l'inverse, l'italien qui a déjà une courbure prosodique mélodieuse, et un écart minime entre le vocabulaire courant et le vocabulaire soutenu - sauf à tomber dans l'archaïsme - a une plus-value moindre, à mon goût, en poésie.)

Tout ça pour en venir à la conclusion que je trouve vraiment bizarre de dire que les vers mesurés produisent la même chose que les vers timbrés... Tes interlocuteurs ont tort, tout simplement.

3. Le lundi 13 février 2012 à , par Edith :: site

Contrairement à Klari, la poésie française, surtout alexandrine, a été mon refuge. J'en ai égrené des chapelets de vers hugoliens, baudelairiens, rimbaldiens, dans le métro bondé, pour me connecter à ces poètes adulés, maudits, divins, et oublier la fadeur laide et violente du monde qui m'entourait.
Et nourrie à l'architecture versificatrice française, j'ai eu du mal à entrer dans la poésie étrangère, particulièrement de langue anglaise. C'est Katherine Mansfield qui m'a ouvert la porte de la poésie anglaise et aujourd'hui je pleure avec Lord Byron, mais jamais dans le métro.
Ces tombereaux de jeunes hommes d'Europe (et d'ailleurs, d'ailleurs !) qui ont été assassinés par la première guerre mondiale ont emporté avec eux leur rêve, le monde qu'il s'apprêtaient à construire. Nous vivrions dans un monde différent s'ils avaient pu l'édifier. Pensées du lundi matin pour Wilfred Owen et ses frères engloutis à l'aube d'un monde avorté. Lire leurs poèmes et quitter les villes-tranchées !
Merci au maître des lieux pour ces invitations à des œuvres si différentes. Auber, Britten, une cheffe de bandits qui veut du chocolat et un fantôme arraché à sa jeunesse, quel autre pont pourrait relier leurs rives que le viaduc Carnets sur Sol ?

4. Le lundi 13 février 2012 à , par DavidLeMarrec

Contrairement à Klari, la poésie française, surtout alexandrine, a été mon refuge. J'en ai égrené des chapelets de vers hugoliens, baudelairiens, rimbaldiens, dans le métro bondé, pour me connecter à ces poètes adulés, maudits, divins, et oublier la fadeur laide et violente du monde qui m'entourait.

Bravo. En théorie, le format bref (et qui ne demande pas à être regardé en permanence) du poème est idéal pour ce type de situation, mais je ne parviens pas à m'y immerger agréablement dans les lieux publics. Peut-être y a-t-il quelque chose d'une résonance trop fine pour être exploitée dans un univers trop agité...
J'admire que vous parveniez à réussir l'exercice en en retirant de la satisfaction.

Ces tombereaux de jeunes hommes d'Europe (et d'ailleurs, d'ailleurs !) qui ont été assassinés par la première guerre mondiale ont emporté avec eux leur rêve, le monde qu'il s'apprêtaient à construire. Nous vivrions dans un monde différent s'ils avaient pu l'édifier. Pensées du lundi matin pour Wilfred Owen et ses frères engloutis à l'aube d'un monde avorté. Lire leurs poèmes et quitter les villes-tranchées !

Je ne suis pas certain de percevoir dans toute sa netteté le parallèle entre la vie urbaine et la vie (de) tranchée, mais effectivement, on peut se dire que ce monde aurait été autre... ou au contraire qu'il n'aurait pas pu être autre tant que les patriotes instinctifs comme Rudi Stephan n'avaient pas été refroidis (à tous les sens du terme). Vraie question.

Auber, Britten, une cheffe de bandits qui veut du chocolat et un fantôme arraché à sa jeunesse, quel autre pont pourrait relier leurs rives que le viaduc Carnets sur Sol ?

Merci, je suis flatté de la présentation !

La virtute sol potea giunger il cattivo gusto alla raffinatezza. Viva DLM, viva.
Choeur tiré de Serse, ossia il DLM mascherato.

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David Le Marrec

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