Il est des pays où non seulement on est capable de battre des mains pour
accompagner des musiciens en rythme (voire avec de jolis contretemps), où
non seulement on chante juste son hymne national (en France, c'est terrible,
ça détonne toujours au début et sur le refrain, tout le monde braille et
dégringole d'un ton…), mais où de surcroît, lorsqu'on part manifester, on
utilise des thèmes un peu plus raffinés que « nous sommes les Marseillais »
ou « Giscard si tu savais ».
« Fora Temer » (« Dehors Président-par-intérim-du-Brésil ») sur « O Fortuna
» des Carmina Burana de Carl Orff.
Ça met un peu la honte – comme tous ces orchestres universitaires où les
chefs de pupitre sont systématiquement des Erasmus (allemands, souvent…).
Retrouver les visages de Carl Orff sur Carnets sur sol :
→ Der
Mond, opéra (sur le même langage) ;
→ Gisei,
das Opfer, opéra (influences debussystes) ;
→ Musique
nazie qui tue (simili-hellénismes bizarres pour les jeux de 36).
Je m'intéresse sans doute à ce
qui ne me regarde pas, et assurément à des détails dérisoires, mais il
est difficile, lorsqu'on se documente sur les pays d'idéologie
(simili-)communiste et sur leur politique éducative et culturelle, sur
leur communication et leur propagande, de ne pas s'interroger sur
certains détails concernant la musique.
[[]]
Défilé militaire nord-coréen.
1. La
musique et le pouvoir
La musique est, par rapport aux
arts textuels et visuels, en général un parent pauvre des milieux de
pouvoir. Cela s'explique aisément : même à petite échelle chez un homme
d'affaires, on peut citer un auteur pour appuyer un propos, s'abreuver
de sophismes chez les philosophes, faire une opération de relations
sociales en faisant mine de montrer des tableaux ; et, plus
spécifiquement chez les hommes qui exercent le pouvoir politique dans
des régimes autoritaires, passer des commandes qui exaltent,
littéralement ou sous forme de paraboles et d'allégories, l'idéologie
ou le culte de la personnalité.
La musique, elle, n'exprime rien.
À la rigueur des émotions, selon les conventions culturelles de chaque
civilisation, mais pas un discours articulé comme peuvent le produire
le langage ou la représentation visuelle. Un régime politique ne peut
rien en tirer directement.
Entendons-nous bien : je parle
ici de la musique instrumentale, pas de l'opéra, des chansons ou même
des oratorios, où la musique peut rendre redoutablement pénétrant le
texte le plus bancal, chose dont ont usé et abusé tous les régimes – mais, ultimement, le message
est celui du texte, amplifié par la musique, et non intrinsèquement
porté par elle.
2. La
musique soviétique, résolument élitiste
J'ai déjà à l'occasion, au détour de
notules consacrées à d'autres sujets, exprimé ma perplexité devant
l'incompatibilité du projet soviétique, pourtant largement théorisé et
organisé, de créer une musique populaire en refusant la forme… Plus
encore, les œuvres que l'on entend (symphonies en plusieurs
mouvements…) sont particulièrement formelles comparées aux œuvres
contemporaines occidentales où la tonalité explose, où le genre devient
de plus en plus libre et indéterminé. Et cela se trouve compensé par
une complexification accrue des développements et des harmonies,
extrêmement difficiles à suivre, même pour le mélomane aguerri – alors
pour ce qui est de se mettre au service du prolétaire et concurrencer
les productions décadentes de Bill Crosby, Connie Francis ou Doris Day,
pas gagné.
Khrennikov, le bon soldat et le
mauvais voisin, est celui qui place le plus de réminiscences
populaires, dans ses compositions, mais comme les autres, elles se
caractérisent avant tout par des mélodies sinueuses et déceptives,
impossibles à mémoriser ou à reproduire spontanément, et qui refusent
de culminer dans des émotions franches, toujours poisseuses d'une façon
ou d'une autre.
Même dans de pures œuvres de
commande comme L'Histoire d'un homme
véritable, La Glace et l'Acier,
Le Boulon ou Guerre et Paix, on trouvera
difficilement de véritables hits
accessibles (à part l'air de Koutouzov, je n'en vois pas trop, les
choses les plus immédiatement agréables ressemblent au minimum à du
ballet ou à de l'opéra ambitieux…).
En somme, le projet soviétique de
réalisme prolétaire aboutit à des œuvres musicales particulièrement
abstraites, complexes et déprimantes. Ça peut intéresser le mélomane
(même si je trouve personnellement la période futuriste tellement plus
jubilatoire, et au moins aussi accessible), mais difficilement
convertir les foules ingénues de travailleurs harassés.
3. La
musique coloniale du juche
Les principes sont différents et les
paradoxes aussi puissants pour la musique maoïste. Voir une société
tellement arc-boutée contre le modèle occidental utiliser uniquement
des gammes de tempérament égal (très plates pour des oreilles habituées
aux tiers et quarts de ton), dans les schémas harmoniques les plus
éculés, pour servir à toutes les manifestations officielles, voilà qui
laisse perplexe. Je vois bien l'intérêt de jeter l'héritage
confucianiste pour asseoir le nouveau modèle, mais si c'est pour
adopter la part la plus sommaire de l'impéralisme occidental !
Il en va de même, et de façon
encore plus frappante pour la Corée du Nord (exemple en début de
notule). Alors que le but proposé est celui de l'émancipation et de
l'autosuffisance (juche sasang),
et même de la réunification des deux Corée, avec une exaltation de la
culture d'origine contrairement aux maoïstes (témoin les journaux
télévisés présentés en habit traditionnel)
comment expliquer que l'armée y parade sur les riffs occidentaux les plus pauvres,
joués par des instruments importés par les cargaisons impérialistes ?
Que la présentation universelle
de la puissance du régime passe par des images où l'on entend des
sous-versions anémiées de When
Johnny Comes Marching Home, God
Save the King ou Suoni la tromba, voilà qui me laisse toujours
hautement circonspect. On parle d'un pouvoir qui pousse l'ambition
totalisante de sa propagande jusqu'à commenter l'absence de déjections
de son chef suprême. Et personne ne voit le problème de faire défiler
les troupes qui exaltent l'indépendance et la fierté coréenne avec des
instruments et des musiques issues de la part la moins raffinée de la
colonisation.
Je ne comprendrai jamais les
dictateurs. Ils avaient Schreker, ils ont voulu Orff ; ils pouvaient choyer Chtcherbatchov, ils ont promu Prokofiev ; ils
héritaient du Kunqu, ils ont voulu imiter Sousa.
Comme si ça ne suffisait pas, ils sont méchants aussi.
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