Grâce aux sites de flux, les sélections de CSS peuvent devenir moins
abstraites et plus faciles à écouter. C'est pourquoi j'ai tenté une
liste d'écoute prête à l'emploi.
Le parcours propose les meilleures pistes des opéras majeurs (célèbres ou dignes d'intérêt) du
répertoire français, dans des versions choisies ; et ce depuis les essais scéniques de Guédron (ballet
d'Alcine pour le mariage du duc de Vendôme) au début du XVIIe s.
jusqu'à, pour l'instant, Saint-Saëns – j'irai évidemment jusqu'en 2023,
mais il y a énormément de manques parmi les chefs-d'œuvre du XXIe
siècle, dont certains sont disponibles en DVD, beaucoup en bande radio
ou vidéo, et très peu en CD – c'est encore plus vrai pour les opéras
français, puisque que ceux en anglais disposent d'un petit avantage de
diffusion.
Liste bien sûr ouverte à contestation, débat, questions et discussions. (Je serai ravi d'apporter un éclairage sur la sélection ou un conseil sur une version.)
J'y ai intercalé de petits commentaires pour informer l'écoute (5
minutes toutes les 15-20 pistes, à vue de nez), faciles à zapper mais,
je l'espère, potentiellement utiles.
Je ne fournis pas, pour cette fois-ci, de retranscription : mon script
a tenu dans la liste des œuvres sélectionnées.
Il y en a aura en revanche pour les dernières livraisons du podcast « Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? » et autres
podcasts de vulgarisation.
Par ailleurs, vous pouvez d'ores et déjà jeter une oreille aux
différentes playlists déjà
constituées en consultant mon profil Spotify : l'avantage de la plate-forme est
qu'on peut écouter intégralement les pistes, et en tout cas cela vous
fournit immédiatement un visuel avec toutes les métadonnées, beaucoup
plus rapide pour moi que de le réaliser manuellement. (Et la playlist est exportable, ce qui
fait qu'en cas de fermeture de la plate-forme, je pourrai toujours
partager un tableau avec ces références.)
Parmi celles qui sont déjà bien remplies : dernières écoutes,
nouveautés, histoire de l'opéra italien, peintres, basson, harpe,
sextuors, concertos pour clarinette… et tout cela est bien sûr un work
in progress.
Pour ce qui est de l'opéra français, je vous place ici en image la
liste des titres retenus :
… À bientôt pour la suite et de nouvelles aventures !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
L'agenda de CSS a été massivement mis à jour (voir ici, ou sur le lien en haut de la page). J'y ai relevé beaucoup de petites salles, de concerts d'étudiants de haut niveau, énormément de choses gratuites et originales / exaltantes. N'hésitez pas à y puiser.
(Pour le reste, les liens en haut de page vous donnent aussi accès quasiment en temps réel au commentaire des nouveautés, découvertes discographiques ou en déchiffrage, aux comptes-rendus de spectacles, etc. Les notules prennent du temps à préparer, ce peut vous occuper dans l'intervalle.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Intendance a suscité :
Médaille commémorative du bicentenaire de la naissance de Semen
Hulak-Artemovsky, émise par la Banque d'Ukraine (2013).
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Panorama de la musique ukrainienne – 9 : Hulak-Artemovskiy,
a) contexte historique général
Nous voici rendus au cœur du sujet : l’apparition d’une musique
nationale ukrainienne, pensée comme telle. Attention, je vous préviens…
ce sera une période courte.
Je suis obligé, pour que vous puissiez comprendre ce qui est en jeu, de
proposer un rappel sur l’histoire de l’Ukraine pré-1800 en quelques
secondes. Mes excuses à ceux qui maîtrisent déjà le sujet, je vais le
survoler en quelques instants avec les très faibles connaissances que
j’en ai.
Au Moyen- ge, le mot et le concept d’Ukraine n’existent pas encore.
L’essentiel du territoire actuel (à part le Donbass actuel à l’Est et
toute la côte au Sud) est inclus dans le royaume polono-lituanien, qui
remonte au XIVe siècle et occupe une grande verticale Nord-Sud dans
cette Europe orientale. À son extension maximale au XVIIe siècle,
l’ensemble recouvre les territoires actuels de l’Estonie, de la
Lettonie, de la Lituanie, l’essentiel de la Pologne (sauf l’Ouest du
pays, qui n’était pas polonais à l’origine, mais des territoires de
langue allemande pris à l’Allemagne après la Seconde guerre mondiale en
dédommagement de la partie Est de la Pologne annexée par les
Soviétiques), toute la Biélorussie et un petit bout de la Russie
attenante, plus les parties de l’Ukraine déjà citées.
C’est un ensemble politique considérable, qui règne sur plusieurs
nations, et qui impose même des tsars à la Russie (en compétition avec
la Suède), ce qui explique une partie de la rancœur et de la paranoïa
russe, aujourd’hui encore, dans les médias qui assurent que la Pologne
complote pour contrôler (voire envahir) la Russie.
Cette longue intégration des territoires ukrainiens dans le royaume
polono-lituanien explique les doublets de vocabulaire polonais / russes
dans le lexique ukrainien, dont il a été question dans le premier
épisode de la série : beaucoup de mots existent en deux versions en
ukrainien, l’une avec un radical issu du polonais, l’autre du russe.
(ce qui fait que Polonais et Ukrainiens se comprennent assez facilement)
À partir du XVe siècle, des paysans ruthènes orthodoxes refusent le
servage et l'assimilation aux Polonais catholiques. (Le ruthène est la
quatrième langue slave orientale avec le russe, le biélorusse et
l'ukrainien). Ils sont utilisés comme rempart contre les Tatars puis
les Turcs : ce sont les fameux Cosaques, c’est-à-dire des hommes libres
(ni aristocrates, ni asservis, et à l’origine semi-nomades) qui étaient
engagés comme supplétifs dans les guerres contre les musulmans aux
frontières. Ils étaient particulièrement redoutés pour leur bravoure :
ils suivaient un entraînement militaire avancé, et leur statut original
a beaucoup fait rêver et suscité le mépris ou la crainte chez leurs
contemporains des autres nations.
On les considère en général comme les ancêtres de l'Ukraine en tant
qu'État car aux XVIe et XVIIe siècles, les révoltes cosaques finissent
par chasser les Polonais, avec l'aide des Tatars et des Russes. Ces
derniers font des Cosaques un État-tampon jouissant d'une certaine
autonomie, une Marche (et le mot qui signifie « marche » a donné… «
Ukraine »).
À la fin du XVIIIe siècle, l'Ouest de l'Ukraine (la Galicie) est
intégrée dans l'Empire autrichien. De là provient le style
architectural et le développement spécifique de cette région,
aujourd’hui encore davantage tournée vers l’Europe centrale. Pour le
reste du territoire, Catherine II supprime d’autorité l’autonomie des
Cosaques, qui deviennent de ce fait sujets de l'Empire russe.
C’est là où nous en sommes à l’époque qui nous intéresse aujourd’hui :
au milieu du XIXe siècle, l’Ukraine est une région périphérique de la
Russie, une minorité nationale intégrée à l’Empire, et qui sert
toujours de zone protectrice pour éviter que ses frontières proprement
russes ne soient inquiétées par les voisins ennemis.
Il va de soi que je ne suis absolument pas spécialiste de l'histoire de
l'Europe orientale, j'ai superficiellement parcouru quelques repères
sur le sujet, et je partage pour ceux qui, aussi candides que je
l'étais il y a quelques mois encore, y trouveront de quoi penser. (Je
me figure qu'il existe toutes sortes de débats nuançant ce que
j'esquisse ici.)
Mais je crois que cette perspective n’est pas inutile pour comprendre
la naissance du mouvement national ukrainien, dont je vais vous
entretenir dans le prochain épisode.
(Pour conclure, Prélude tiré des
Zaporogues au delà du Danube, rapidement déchiffré par mes
soins, pardon pour les nombreuses imperfections et les audibles
précautions.)
[[]]
Musique ukrainienne – 10 : Hulak-Artemovskiy, b) la gromada
& le mouvement national
Après une présentation très rapide des frontières et des appartenances
politiques du territoire, j’en viens à ce qui nous nous intéresse plus
précisément, en lien direct avec l'histoire musicale du pays.
Avec le romantisme et le souffle de 1848
(année de multiples révolutions en Europe), les Ukrainiens s'emparent
de leurs propres mythologies et de leur propre folklore musical, comme
partout en Europe. Le phénomène n'est pas limité aux compositeurs : la
population éduquée étudie la langue populaire, l'Histoire et les
histoires. C'est l'apparition des municipalités dans les villes
(hromada / gromada), du panslavisme libéral, du désir de maîtriser son
destin et de prendre fierté dans sa culture propre.
Cependant, après l'insurrection polonaise de 1863, l'Empire refuse ce
frémissement : le nom d'Ukraine est remplacé par celui de « Petite
Russie » ; il est même interdit d'imprimer des livres en ukrainien.
En Galicie (la partie Ouest,
autour de Lviv, qui appartenait à l’Empire austro-hongrois), il
subsiste des écoles enseignant l'ukrainien – on perçoit donc très bien
aujourd'hui cet héritage linguistique –, mais les élites y sont
majoritairement polonaises.
Dans ce cadre, les compositions qui exaltent la culture ukrainienne
s'inscrivent dans une fenêtre
temporelle et politique assez étroite.
Elle débute avec l'apparition d'une musique à l'occidentale à la fin du
XVIIIe siècle (mais largement inspirée par la musique italienne et
conditionnée par les besoins de la liturgie orthodoxe, ainsi qu'on l'a
vu dans les épisodes 6,7,8). On pourrait même dire un peu plus tard,
avec la naissance du sentiment national fort au fil du premier XIXe
siècle.
Et elle s’achève très vite par l'interdiction de la diffusion de la
langue ukrainienne par l'oukase d'Ems en 1876.
Cela explique sans doute qu'on ait peine à identifier aisément une
musique intrinsèquement ukrainienne – la tutelle russe a tout fait pour
la rendre impossible à diffuser. On comprend bien que dans ce contexte,
seul un folklore oral pouvait exister, tandis que la musique savante
vocale en ukrainien était tenue dans une quasi-clandestinité.
[Moi aussi, j'ai longtemps cru que le terme de « Petite Russie » était le terme
affectueux désignant un peuple frère, ainsi qu'on me l'a appris, un
hommage aux origines de l'Empire russe – qui remontent
traditionnellement à la Rus’ de Kyiv.
Or, en réalité, l'Ukraine, au même titre que les autres minorités de
l’Empire, est le paillasson de la Russie depuis la fin du XVIIIe siècle
– je vous passe les épisodes mieux connus des répressions politiques au
XXe siècle, de l'élimination méthodique des syndicalistes et des
élites, de l'abolition de la République, de la famine organisée,
etc. En somme, ce qui se passe aujourd'hui n'a dû surprendre
personne d'informé, je crois – oui, j’admets que je fus surpris.]
(Petite marche rapidement déchiffrée, pardon pour les imperfections.
Elle aussi tirée de l’opéra Les Zaporogues au delà du Danube.)
[[]]
Musique ukrainienne – 11 : Hulak-Artemovsky, c) chanteur et
compositeur
Après ce contexte nécessaire pour comprendre l’éveil national
ukrainien, venons-en au héros du jour.
Semen Hulak-Artemovsky, le premier compositeur emblématique de la
musique nationale ukrainienne. Il a commencé sa carrière comme
chanteur, mais aussi a aussi officié comme ethnologue et a même publié
un manuel de statisticien…
[On peut trouver Гулак-Артемовский graphié en Hulak ou Gulak suivant
les partis pris de translittération du « Г » (« guè ») cyrillique, et
Artemovsk-y ou -iy, même si je vous ai indiqué en titre la graphie la
plus courante. Pour plus d'information sur les translittérations
ukrainiennes, je renvoie à ce point complet par Lulu sur l'excellent forum Classik.]
Pour le situer, il est né en 1813,
est mort en 1873. C’est l’exacte génération de Verdi et Wagner,
de trois ans le cadet de Schumann et Chopin. L’époque où l’on plonge
dans le plein romantisme musical, où les liens avec la tradition
classique sont remplacés par de nouvelles normes – du moins en Europe
occidentale.
Il faut peut-être que je dise un mot de ce décalage : on a l’image
d’une histoire de la musique fondée sur de grandes innovations, mais en
réalité ce sont des points d’exception au sein d’un océan d’œuvres plus
conservatrices, dans des styles qui peuvent durer très longtemps après
les coups de tonnerre de Beethoven, Wagner ou Stravinski. Et dans les
pays plus éloignés des lieux de l’innovation musicale, le cheminement
de nouvelles idées musicales peut prendre des décennies de décalage.
Par ailleurs, il existe également un effet d’inertie autour de la
relation entre littérature et musique : je vous renvoie pour cela à l’épisode 12 de la série « L’opéra ? », où je
tente d’expliquer les raisons de cette asynchronicité. Tout cela pour
dire qu’il n’est pas étonnant qu’un compositeur contemporain de Chopin
et Wagner écrive une musique qui nous paraisse plutôt apparentée à des
générations antérieures, ce sont plutôt Chopin et Wagner qui
constituent des exceptions, et cela ne concerne pas que l’Ukraine, mais
bien la plupart des nations musicales.
Hulak (soyons familiers) a d'abord été un baryton à succès. Il est formé à
Kyiv (au Séminaire théologique !), repéré par Glinka qui cherchait un
Ruslan pour son opéra Rouslan & Loudmila (considéré comme l'opéra
fondateur de l'école russe). En connaissant les aspects rossiniens qui
subsistent dans cette partition, ou en ayant lu les épisodes
précédents, vous ne serez pas surpris qu'on ait envoyé Hulak pour se
former en Italie – il fait ses débuts à Florence en 1841. Il brille à
l'Opéra, à Saint-Pétersbourg comme à Moscou : Masetto dans Don
Giovanni, Ashton dans Lucia di Lammermoor…
Ses premiers opéras datent des
années 1850 : Українcькe Beciлля (« Noces ukrainiennes », 1851) est, si
je comprends bien mes sources (en ukrainien…), une collection de
chansons qu'il regroupe pour servir de structure à une petite intrigue
(où il chante lui-même le beau-père), Hiч на Iвaна Kyпaлa (« La veillée
d'Ivan Koupala », 1852).
En tant que compositeur, il est donc surtout tourné vers la voix, et il
reste célèbre surtout localement, pour des chansons ukrainiennes et…
Запорожець за Дунаєм (« Les
Zaporogues au delà du Danube »), l'un des tout premiers opéras à
succès écrits en ukrainien. L'œuvre est même créée d'abord au Mariinsky
de Saint-Pétersbourg, et le compositeur y participe comme chanteur (en
1863), puis au Bolchoï de Moscou l'année suivante !
À présent que nous avons tous un peu l'histoire de la région à
l'esprit, vous voyez bien ce que le sujet a de spécifiquement ukrainien
: elle raconte la libération des Cosaques de Zaporijia prisonniers des
Turcs, à travers une petite histoire de fuite amoureuse manquée. [Mais
oui, Zaporizhzhia (en translittération anglophone), désormais lieu
emblématique de la résistance ukrainienne, autour de la fameuse
centrale nucléaire. Cet endroit, au Sud-Est du pays actuel, vers
l'embouchure du Dniepr, était le fief des Cosaques d'où émana plus tard
l'État ukrainien.]
Finalement rattrapés, les Cosaques obtiennent le pardon du Sultan et
peuvent retourner sur leurs terres. Cette figure du Turc généreux est
très courante dans l’opéra du XVIIIe siècle, où elle est emblématique
de l’oriental, incompréhensible mais sage – que ce soit dans Les Indes Galantes de Rameau ou dans L’Enlèvement au Sérail de Mozart.
Il s’agit d’une figure allégorique de la sagesse, du triomphe sur les
passions (sous les traits d’un personnage dont le pouvoir sans limite
et la culture exotique ne semblaient pas le prédisposer à la
tempérance), mais pour les Ukrainiens, il s’agit aussi d’une histoire
réellement locale et nationale ! (Leurs luttes et alliances avec
les Tatars, par exemple, ont une grande place dans leur histoire, par
exemple lors de la rupture avec la Pologne et l’alliance avec la
Russie, et bien sûr lors des déportations staliniennes des Tatars de
Crimée – territoire qui est, depuis devenu un composante territoriale
de l'Ukraine, et dont l'histoire est ainsi entrée dans les consciences
locales.)
C’est un opéra des origines de la nation, et aussi de la captivité, une
sorte de Nabucco à
l'ukrainienne ! L’histoire de la rencontre de civilisations
rivales également. Gai et folklorisant, on peut y voir une collection
de chansons autant qu'un opéra ! Voyez par exempe l'arioso de
Karas, le rôle tenu par le compositeur lors de la création. Mais on y
rencontre aussi des airs très lyriques, par exemple celui du Sultan.
Cependant, dès 1876, l'oukase d'Ems
bannit l'impression d’ouvrages en ukrainien, et l'opéra est interdit de
représentation. Il ne revient sur scène qu'à partir de 1884, par une
troupe ukrainienne.
Au disque, il n'existe que des bribes de tout cela.
(Comme il n’existe pas, je crois, de version libre de droits des
Zaporogues, rapide déchiffrage
par mes soins de l’air du cosaque Andreï – je crois l'avoir par erreur
appelé « Prince » dans le podcast, sans doute par contamination
de Guerre & Paix –,
avec toutes les précautions d’usage : j’ai dû fusionner
l’accompagnement, la ligne du ténor, le chœur, tout cela sans l’avoir
préparé. Ce n’est clairement pas parfait, mais propose une petite idée
sonore de ce qu’est l’une des pages les plus célèbres de tout le
catalogue du compositeur.)
[[]]
Musique ukrainienne – 12 : Hulak-Artemovsky, d) l’honnête
homme
Pour finir sur la partie biographique, trois anecdotes qui me
paraissent révélatrices.
¶ Hulak n'est pas
qu'un chanteur, il est aussi un représentant de cette élite éclairée,
un honnête homme qui s'intéresse à l’éthnologie, à la médecine
populaire et… aux statistiques.
Il publie ainsi un ouvrage nommé Tableaux statistiques et géographiques
des villes de l'Empire russe, alors même que sa carrière bat son plein
(en 1854). Sa démarche de mettre en valeur le folklore et la langue
n'est donc pas à rapprocher d'une forme de chauvinisme nationaliste,
elle est plutôt le fruit d'un intérêt pour le vaste monde, d'une sorte
d'éveil de la conscience à une multitude de disciplines et de
patrimoines, à commencer par celui que l'on a près de soi et que l'on a
longtemps négligé.
¶ En février 2013, pour les 200 ans de sa naissance, la Banque nationale d'Ukraine émet
une pièce commémorative en argent, signe que le compositeur, même s'il
n'a pas à l'étranger la même réputation emblématique que Lysenko, est
toujours considéré comme un maillon considérable dans la formation de
l'identité ukrainienne. (Et notez bien que cela a eu lieu avant la
cristallisation des crispations identitaires depuis 2014 !)
¶ En février 2020, avant la première fin-du-monde, l'Opéra de Kyiv donnait l'opéra Les Zaporogues au delà du Danube.
Dans ces mêmes jours, l'Opéra de Donetsk
(ville principale de l’Est colonisé par la Russie en 2014) proposait La Fiancée du Tsar – qui raconte
comment le tsar russe Ivan le Terrible extorque le consentement des
femmes qu'il aime, mais le raconte tout en le glorifiant… Ce n'est pas
seulement un symbole, c'est aussi le symptôme de deux visions du monde
qui s'entrechoquaient déjà, celle d'une nation ukrainienne autonome
(qui, se crispant autour de la guerre civile à l'Est, a tendance à
marginaliser la langue russe), et, en miroir, le mythe d'une Russie
protectrice – d'une protection prédatrice, comme protège le parrain ou
le souteneur. L'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de bisous sur le nez a évidemment fait voler en éclat ces tensions
fines qui pouvaient s'exprimer dans la culture (voire dans une guerre
qui pouvait être considérée, peut-être à tort, comme civile) pour
établir aussi clairement qu'il est possible, désormais, des lignes de
fractures dans les ruines et le sang, lignes sur lesquelles il n'est
même plus possible de discuter – considérant le mur de l'information
totalement divergente. Mais il est frappant de constater comment ces
œuvres et ces langues d'une part émanent d'un fonds culturel spécifique
et profond (et antagonique), d'autre part annoncent des fractures entre
les territoires et les peuples.
(Et voici l’air du sultan dans les Zaporogues,
rapidement déchiffré au piano, pardon pour les nombreuses
imperfections.)
[[]]
Musique ukrainienne – 13 : Hulak-Artemovsky, e) l’impact
Je voudrais ici dire un mot sur les implications de toutes les
remarques précédentes.
J'avais déjà mentionné, dans l'épisode 4 « La Grande Matrice », autour des sources
folkloriques communes, qu'il n'était pas évident de différencier, du
simple point de vue musical, le patrimoine sonore russe du patrimoine
ukrainien. Je ne doute pas que ce soit possible avec une connaissance
fine du folklore, des thèmes des chants ukrainiens traditionnels ou de
leurs tournures mélodiques / harmoniques spécifiques, mais chez les
compositeurs les plus emblématiques, cela reste difficile : les talents
ukrainiens ont étudié en Italie, sont allés exercer en Russie jusqu'à
leur disgrâce ou leur mort ; la plupart sont de toute façon considérés
comme des pierres angulaires du patrimoine russe, comme Anton Rubinstein ou Alexander Mossolov…
Cette petite série, autour de Hulak-Artemovsky
et de l'école nationale ukrainienne du milieu du XIXe siècle, apporte à
mon sens une coloration différente : il existait une conscience ukrainienne, et une
musique qui se fondait sur le folklore (histoires et mélodies), dont la
saveur se distingue des œuvres russes de la même période. Il existait
même une certaine tension entre les deux mondes : Lysenko refusa à
Tchaïkovski – j’y reviendrai dans les prochains épisodes – la
traduction d'un de ses opéras pour une exécution en Russie. Pour lui,
la langue était véritablement consubtantielle de son œuvre, et le
projet même de ses compositions était de mettre en valeur un patrimoine
spécifiquement ukrainien, et certainement pas d'en faire un succès
international dont la forme, et particulièrement la langue, seraient
des variables relativement indifférentes. 30 ans à peine après
l'éclosion de l'opéra ukrainien, l'oukase d'Ems règle brutalement la
question en bannissant les œuvres en ukrainien des scènes – du moins
celles contrôlées par l'Empire russe, mais je ne crois pas qu'il y ait
eu une activité musicale ukrainienne particulièrement vivace en Galicie
(l’Ouest de l’Ukraine actuelle, où se trouve Lviv, était en effet
administrée par l’Empire austro-hongrois), et où l'Empire, justement,
garantissait cette liberté linguistique. Les élites y étaient plutôt
restées de langue polonaise, de ce que j’ai compris. (Le degré de
précision des recherches à effectuer pour l’affirmer avec assurance est
un peu trop considérable pour un point plutôt secondaire de cette
fresque, je n’ai vérifié cela que très superficiellement.)
Il faut donc voir que s’il n’y a pas une identité sonore très forte de
la musique ukrainienne (je suis persuadé qu’elle existe, mais elle est
peu décelable pour le mélomane généraliste, disons), c’est par
impossibilité pratique, et non par volonté – elle était bien là, et fut
étouffée.
Tout ce processus d’interdiction et
de répression advient à l'époque où la Norvège invente ses deux
néo-langues nationales, où les peuples des villes se soulèvent de Paris
à Budapest et un peu partout en Italie… Il y a là quelque chose de
puissant dans l'évolution des consciences nationales à l'échelle de
l'Europe, abondamment documentée par les historiens, mais qui touche
aussi jusqu'à l'existence des langues… et à l'esthétique musicale !
En ce sens, le sort de la culture ukrainienne fut à rebours de maint
autres pays d’Europe, où les spécificités locales ont au contraire
fleuri et été magnifiées.
Non seulement il existe un projet
ukrainien spécifique, donc, mais en regardant l'histoire
politique d'un peu plus près, je découvre pour ma part l'oppression
structurelle exercée par la Russie depuis le XVIIIe siècle : révoquant
des droits (l’indépendance des Cosaques qui avaient été leurs alliés,
la liberté linguistique comme on vient de le voir…), tout cela va
jusqu’à supprimer le nom d' « Ukraine » (ce pauvre mot qui voulait déjà
dire « Marche », « État-tampon »)… pour le remplacer par «
Petite-Russie », nom que je croyais affectueux, reflet de cette
fraternité dont on nous a temps parlé… C’est en réalité un euphémisme
puissamment orwellien, qui en interdisant un mot, tente d'interdire la
pensée. Le communisme n'a pas inventé la langue de coton, ni l'éthique
de l'Ogre. Il s’agit d’une tradition très ancienne et très documentée
de la Russie tsariste – certains observateurs se sont chargés de
compiler les territoires de la périphérie russe qui ont subi le sort de
l’Ukraine actuelle, et ils sont fort nombreux depuis 200 ans, avec les
mêmes crimes de guerre.
Je trouve – mais possiblement parce que je suis peu cultivé au départ –
que ces derniers épisodes permettent de compléter les constats émis
autour de la « Grande Matrice » : il est difficile de différencier la musique ukrainienne
de la musique russe… mais il existe une aspiration à une musique
spécifiquement ukrainienne, et cette indifférenciation est surtout le
fruit de structures géopolitiques : les meilleurs musiciens Ukrainiens
étaient éduqués en Russie ou partaient y exercer (en se conformant
éventuellement au goût des élites locales), des portions de leur
identité étaient interdites et leurs élites régulièrement décimées par
le pouvoir russe voisin. (Je parlerai plus tard du rassemblement des
trouvères ukrainiens organisé par le pouvoir soviétique pour les
massacrer.) S'il n'y a pas beaucoup de musique audiblement ukrainienne,
c'est donc moins par manque de désir ou de distinction réelle que par
une impossibilitépolitique, les talents étant
accaparés ou exilés et les spécificités locales réprimées.
Je pensais naïvement que la musique permettrait de sublimer notre
désarroi devant l'opération spéciale humanitaire de maintien de la paix
et de distribution de ganaches à la framboise. En réalité, elle nous y
renvoie violemment : nous sommes les témoins bien involontaires de
structures destructrices à l'œuvre depuis des siècles.
Je suis navré de vous offrir cette conclusion peu égayante, mais vous
avez bien vu le monde comme il va, adressez vos réclamation à qui de
droit, à Dieu, aux divers démons, au premier protozoaire ou à la morale
défaillante du LUCA, selon vos convictions – mais ne blâmez pas
le messager s’il vous plaît – je ne cherche qu’à vous égayer en
partageant quelques découvertes qui m’ont moi-même fasciné.
Prochaine étape : Mykola Lysenko évidemment, la superstar de l'opéra en
ukrainien. Pour lequel j’aurai des inédits à proposer !
(Je vous laisse avec une danse tirée des Zaporogues, qui reprend une partie
du matériau de la marche qui concluait l’épisode 10. Comme d’habitude :
je suis en train de la déchiffrer, il s’agit de vous donner une
ambiance sonore, beaucoup d’imperfections – mais comme je ne dispose
pas d’interprétation libre de droits, voyez ça comme du mieux-que-rien.)
[[]]
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musique en Ukraine a suscité :
J'ai repris les anciens épisodes du podcast Ukraine en en retravaillant
le son (pour qu'il soit plus audible dans les transports et mieux
égalisé). Je n'en avais publié aucune retranscription. Les épisodes
pensés en tant que notules sont déjà là pour les premiers, mais vu
que
j'ai
largement enrichi le contenu des épisodes autour des compositeurs (avec
notamment des anecdotes à vous
retourner le cerveau), je vous en livre la retranscription, quitte à
faire doublon. Et en plus, avec des œuvres
inédites enregistrées avec mes petites mains.
Vous pouvez retrouver tous les épisodes de la baladodiffusion par ici :
Musique ukrainienne – 6 – Triade d’Or : les Ukrainiens ont
inventé la musique russe (Berezovsky)
Qu'est-ce qu'un compositeur ukrainien ?
Comme mentionné dans les épisodes précédents, la distinction rigoureuse
entre langage musical ukrainien
et langage musical russe
paraît, à
grand échelle, une chimère. Il existe bien sûr des nuances
significatives, notamment dans le folklore (toutes les régions russes
n'ont pas de folklore polyphonique – c’est-à-dire à plusieurs voix
–, tel celui qu'on a observé ensemble dans le deuxième épisode de
cette série).
En revanche à l'échelle des compositeurs de musique sacrée ou de
concert, il est à peu près impossible (en tout cas avec les éléments
dont je dispose, en tant qu'auditeur essentiellement) de proposer une
distinction purement musicale (et fiable) entre la sphère ukrainienne
et la sphère russe.
Pour plusieurs raisons (et c'est ce qui est intéressant) :
¶ les frontières de l'Ukraine
fluctuent énormément entre son époque
polono-lituanienne d'une part (le double Royaume de Pologne et
Lituanie, si puissant qu'il a pu influer activement sur la succession
des tsars), c'est une époque où l'Ukraine s'étend plus à l'Ouest et au
Nord qu'aujourd'hui, et d'autre part l'époque soviétique, où elle
s'élargit largement vers l'Est ; pas toujours évident de décider qui
est ukrainien et qui est russe (ou autre chose) ;
¶ les grands compositeurs ukrainiens,
que ce soit à l'époque des tsars
ou des soviets, exercent à Saint-Pétersbourg ou Moscou, où ils ont
même, pour certains, étudié, si bien que leur style est en réalité
celui qui prévaut dans les capitales russes.
J'ai donc fait le choix d'une définition généreuse de l'ukraïnité :
tout compositeur qui peut par un biais ou l'autre être considéré comme
ukrainien (ancêtres, naissance, langue, lieu de vie…) sur une portion
de territoire qui correspond plus ou moins à l'Ukraine d'une époque
quelconque, peut être inclus.
Cela nous permet, au passage, d'interroger cette notion dans le cadre
de la musique. On comprend d'autant mieux le qualificatif de peuples
frères devant le nombre de grands
compositeurs russes qui sont d'une
façon ou d'une autre ukrainiens, et vice-versa – même si depuis
2014,
la politique et les conflits ont accentué le sentiment d'appartenance à
des entités distinctes. La guerre dont nous sommes les infortunés
témoins et acteurs va sans doute figer cette opposition assez
solennellement, et pour assez longtemps.
Aussi, la mission que je donne sera de présenter des figures
importantes de la culture locale, afin de vous inciter à découvrir ce
corpus assez passionnant… je ne chercherai pas à trancher qui est
ukrainien et qui ne l'est pas, puisque la notion de compositeur
ukrainien, faute de différence stylistique palpable, demeure une notion
essentiellement politique.
Ils étudient en Italie ou en Russie, utilisent des modes ou des thèmes
russes et ukrainiens : exactement comme les Russes en somme.
La Triade d'or
Aux origines de la musique russe autonome – c'est-à-dire non écrite par
des compositeurs italiens de passage ou installés –, on trouve trois
noms, de trois compositeurs… tous nés, voire formés, dans l'Ukraine
d'alors ! Ils sont habituellement désignés sous le nom collectif
de « Triade d’or ».
Berezovsky, Bortnyansky, Vedel restent aujourd'hui encore des
sortes
d'archétypes ou de super-héros : ces
ancêtres glorieux président à la
naissance de la musique proprement russe… Pour l'Histoire, ils sont les
premiers « russes » (façon de parler) à avoir composé de la musique
symphonique. Mais ils sont surtout au répertoire pour leur contribution
à l'Obikhod – les compositions qui forment la liturgie musicale
orthodoxe russe.
Berezovsky
Maksym Berezovsky (1745?-1777)
est né à Hlukhiv – dans
l’Oblast de Sumy, à l’extrême Nord du pays actuel, à peu près
équidistant de Kharkiv et Kyiv. Vous connaissez peut-être la ville sous
son nom russe de Glukhov. C'était alors la capitale d'un État-tampon
cosaque d'ethnie
ukrainienne, issu de leur révolte contre le royaume
polo-lituanien qui les dominait jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Cet
État est celui des fameux cosaques Zaporogues (dont on reparlera à
propos des compositeurs romantiques nationaux). Donc bel et bien un
État ukrainien (même si pas le même que celui de Kyiv). L'église
Saint-Nicolas (1693) de Hlukhiv est d'ailleurs restée emblématique du
baroque ukrainien.
Berezovsky est recruté comme chanteurdans des opéras seria à
Saint-Petersbourg, où il devient membre de la Chapelle italienne du
Palais impérial. Il y étudie sur place auprès de Galuppi (compositeur
important pour le piano, avec des sonates post-scarlattiennes, et pour
l’opéra de l’époque classique, on dispose par exemple d’une Clémence de
Titus au disque). Après avoir été formé par Galuppi, Berezovsky
est
envoyé en Italie où il étudie,
auprès de son condisciple Mysliveček (la
future grande figure tchèque de l’opéra seria), avec le maître bolonais
Giovanni Battista Martini
(rien à voir avec le compositeur français de
« Plaisir d’amour »).
Berezovsky est resté à la postérité comme le premier compositeur de symphonies,
d'opéras, de sonates pour violon & piano en Russie, et
considéré
comme l'un des grands ancêtres de la musique russe. (Il est évidemment
probable que, comme lorsqu'on cite L'Orfeo
de
Monteverdi comme le premier opéra, ce ne soit pas tout à fait
complètement vrai, je n'ai pas un accès assez vaste aux fonds musicaux
ukrainiens du temps pour en être sûr en tout cas, et je me méfie de ce
genre de légendes un peu simples.)
La première symphonie jamais retrouvée d'un compositeur russe est ainsi
l'œuvre d'un… compositeur ukrainien !
Quand on vous dit que c'est
l'Ukraine qui encercle et envahit la Russie, vous ne voulez pas le
croire…
Sa contribution à l'Obikhod
(les compositions de l'ordinaire liturgique orthodoxe, leur psautier en
quelque sorte) est considérable,
et reste un classique du répertoire, au même titre que pour nous
Monteverdi pour l'opéra et Haydn pour le quatuor ou la symphonie. Il
reste toujours programmé dans ce cadre. Pour l'entendre, je vous
recommande le très beau disque de Yurchenko (chez les labels
Claudio ou
CDK).
Je termine cet épisode par quelques extraits de sa musique. Comme je
n’ai pas les droits, je les enregistre moi-même (ce sont des premières
lectures sur un piano mal réglé, n’espérez pas une révélation). Mais
vous aurez ainsi une idée de l’aspect de cette musique, dont il existe
quelques disques et quelques vidéos YouTube.
Je commence par les deux premiers mouvements (rapide et lent) d’une
Sonate pour violon et piano (à
ma connaissance jamais enregistrée) dans
une transcription pour piano seul.
Vous retrouverez dans le mouvement rapide toute la grammaire classique
mozartienne dans la Sonate, avec ses basses d’Alberti (les formules
d’accompagnement typiques), son thème principal pris à la dominante
puis à la tonique (c’est-à-dire qu’il change de hauteur lorsqu’il est
répété), ses incursions furtives dans le mode mineur… De même pour le
mouvement lent, agité par beaucoup de diminutions (notes plus brèves
sur un canevas préexistant, comme des variations) qui animent le
discours, typique de ce que l’on trouve régulièrement dans les
symphonies ou les sonates de Haydn et Mozart.
[[]]
[[]]
Puis c’est une hymne pour la
Communion (Psaume 116, verset 13). Côté musique sacrée, il
existe beaucoup de types d’écriture différents
chez les mêmes compositeurs. J’ai choisi de réserver le pur style
orthodoxe pour Vedel, que nous verrons d’ici deux épisodes, et où le
choix en partitions aisément accessibles est beaucoup plus réduit. Ici,
je vous ai au contaire sélectionné une mise en musique où l’influence
du langage classique européen est patente. L’œuvre doit être
interprétée a cappella, et avec les voix très résonnantes des émissions
slaves orientales (et les doublures des basses octavistes, capables de
chanter à l’octave inférieure des basses standard, technique
caractéristique de la liturgie orthodoxe), on entendrait beaucoup moins
cette filitation européenne et beaucoup plus l’atmosphère religieuse
orientale.
Lorsque vous entendrez la ligne de basse s’exprimer seule, c’est le
moment où est lancé l’Alléluia.
[[]]
Voilà, c’est fini pour cette fois.
À très bientôt pour le deuxième épisode de la Triade d’Or !
Musique ukrainienne – 7 – Triade d’Or : les Ukrainiens,
meilleurs
compositeurs italiens de leur temps (Bortniansky)
Dmytro Bortniansky (1751-1825)
est à peine le cadet de
Berezovsky, mais a vécu près de cinquante ans de plus, jusqu’aux années
20 du XIXe siècle. Comme Berezovsky, est né à Hlukhiv lui aussi. Il
étudie aussi auprès de Galuppi
à Saint-Pétersbourg, qui l'emmène lui-même en Italie ; il
remporte de grands succès à Modène et Venise en composant des opéras
seria.
[L’opera seria, c’est tout
simplement l’opéra à sujet sérieux de
l’époque : on chante des airs a da
capo, avec des reprises et beaucoup
d’ornementations, pour mettre en valeur la voix. Les sujets sont
toujours tirés de la mythologie et de l’histoire gréco-romaines,
parfois des romans de chevalerie. Ce genre occupe la totalité du XVIIIe
siècle italien, et de toutes les cours d’Europe excepté la France.]
Bortniansky réussit donc dans le
genre le plus prestigieux de l’époque,
et de surcroît dans le pays qui l’a créé, et qui voit passer les
meilleurs compositeurs d’Europe pour s’essayer à l’imiter ! Notre
compositeur repart à Saint-Pétersbourg, où il écrit en deux ans, de
1786 à 1787, quatre opéras sur des livrets français !
Toutes ces œuvres françaises sont dues au même librettiste, Lafermière,
sur des thèmes variés typiques de l'opéra comique : Le Faucon, La Fête
du seigneur, Don Carlos, Le fils-rival ou La moderne Stratonice.
Cependant sa notoriété, comme pour Berezovsky, s'est transmise jusqu'à
nous par ses grands concerts choraux
sacrés, dont beaucoup sont restés
dans la tradition de l'Obikhod (le recueil liturgique sonore du culte
orthodoxe russe), et qui marquent la naissance d'une tradition
'classique' de chant sacré en Russie. Il a notamment laissé un grand
nombre de Concertos pour Chœur
ou d’Hymnes Chérubiques,
toujours très
prisés.
Voyez par exemple les disques de Poliansky pour explorer ce
fonds.
Comme dans l’épisode précédent, ne disposant pas des droits pour
diffuser des disques, je déchiffre pour vous deux partitions de
Bortniansky, le mieux diffusé des trois maîtres de la Triade.
Je commence par un concerto pour
clavecin en un seul mouvement (ou dont
seul le premier nous est parvenu ?), inédit. Que je jouerai dans un
arrangement pour piano seul. Vous y retrouverez les formules
mozartiennes bien connues (beaucoup de parentés avec les concertos pour
piano, le
Vingtième notamment), les
atmosphères poétiques du concerto de
Dittersdorf (qui a fait les beaux jour des compilations de « classiques
favoris »), les arpèges résonants du clavecin, les unissons
d’orchestre, les notes piquées, les déformations thématiques en mineur,
les traits virtuoses et formules inversées de la cadence. Régulier mais
très séduisant dans ses consonances et ses petites formules, c’est un
coup de cœur pour moi. (J’ai écarté des Sonates que je trouvais assez
formelles et plates.)
[[]]
Et je poursuis par Kol’ Slaven,
un vrai choral assez célèbre de
Bortniansky. Là aussi, la densité de timbre des voix de la Chapelle
Impériale et du chant orthodoxe actuel occulteraient en partie la
grammaire classique de l’enchaînement des accords, qui paraissent alors
à la fois plus complexes et moins marqués par le style spécifique du
XVIIIe siècle. Très belle et douce prière quoi qu’il en soit. (Navré
pour la pédale qui grince, pas agréable sur les chorals. Je
réenregistrerai éventuellement certains extraits si la série a un peu
de succès.)
[[]]
À très vite pour le dernier membre de cette Triade d’Or, dont le destin
est lié de près aux délires assez insensés d’un tsar fou.
Musique ukrainienne – 8 –
Triade d’Or : le bannissement de la musique
profane (Vedel)
Un peu moins célèbre que les deux autres hors d'Ukraine et de Russie,
Artemy Vedel (1767-1800) naît à
Kyiv, y étudie, puis poursuit à
Saint-Pétersbourg et Moscou, lui aussi avec un maître italien (Giuseppe
Sarti).
Il laisse à son tour beaucoup de
musique sacrée considérée comme
importante, jusqu'à ce qu'en 1797 le tsar Paul Ier, décrit comme
notoirement fada, interdise
toute musique hors de la seule liturgie.
Ses partitions, par exemple celles écrites sur les Psaumes (et qui
osent parfois une recherche de contrastes dramatiques, d'effets
proprement musicaux…) sont alors occultées pour longtemps.
Petit intermède.
Pour vous aider à supporter la gravité de cette interdiction, et
assurer un salutaire soutien psychologique à vos âmes déjà ébranlées,
je vais tâcher quelques instants de remettre en perspective cette
interdiction avec autres événements du règne de Paul Ier, dont ce doit
être le décret le plus raisonnable.
Pour situer, il est fils de Catherine II et de son mari Pierre III… ou
de son amant Saltykov, vous ne saurez jamais. On raconte un nombre
invraisemblable d’anecdotes sur lui. J’en tire quelques-unes d’un
ouvrage (les Fous couronnés)
d’Augustin Cabanès, médecin et
littérateur de la toute fin du XIXe siècle. Le nombre d’ouvrages
d’anecdotes qu’il a publiés sur divers sujets, ainsi que son
attachement à la théorie des humeurs, sa fascination pour la
physiognomonie et la dégénérescence, rendent suspectes ces petites
histoires,
qui ne sont pas toutes sourcées. Je vous les transmets cependant, pour
le plaisir de vous laisser penser que l’interdiction de la musique par
Paul Ier n’était peut-être pas, et de loin, sa décision la plus
fantaisiste !
(Je paraphrase le livre pour les besoins du podcast, ce ne sont pas
nécessairement les mots de Cabanès qu'il aurait été plus cohérent de
reproduire dans le cadre de la notule ; il faut dire aussi que je vous
ai sélectionné les meilleurs épisodes. L'ouvrage se trouve sur Gallica,
pour les curieux, et ne concerne pas seulement Paul Ier.)
Chaque matin, le tsar observait la direction du vent. Affolé par la
Révolution et la peur d’être assassiné, il avait créé une amende pour
les femmes habillées en bleu-blanc-rouge, qui lui rappelaient trop la
sédition à la française. Il accusait régulièrement ses hôtes, même les
plus nobles d’Europe, d’avoir voulu l’empoisonner, lorsqu’un plat
n’était pas à son goût. Il avait fait bâtir un palais-forteresse, où
chacun devait inscrire ses allées et venues. Palais qui était posé au
sein d’une ville fermée où chaque soir, on faisait le décompte des
résidents pour vérifier l’absence d’étrangers. Il fut assassiné
dans ce palais deux mois plus tard.
Pour s’assurer du respect absolu de
ses sujets, il avait interdit la valse (qui suppose qu’on lui tourne
ponctuellement le dos, affront insupportable) et exigeait que la le
genou et la lèvre soient très sonores lors du baise-main fait au tsar.
Quoique parfois désordonné dans ses élans (lorsqu’il s’éprend d’Anna
Lopoukhine, il impose sa couleur préférée à la Cour et fait inscrire
son prénom sur la bannière de ses gardes), Paul est avant tout un homme
d’ordre. Il était un tyran de la mode : la police arrêtaient les hommes
qui portaient un chapeau rond, un bonnet, un pantalon long, un gilet
(car il fallait une veste allemande), de grosses cravates, des
brodequins ou des souliers à rubans, etc. Si un sujet plus fortuné
sortait avec son équipage mais enfreignait un de ses règlements,
l’équipage était saisi, et les chevaux partaient pour tirer les canons
impériaux, les domestiques étaient enrôlés dans l’armée, et le
propriétaire pouvait avoir affaire au fouet.
On raconte qu’il avait
demandé à ses soldats de ranger leur membre caché du même côté pour que
cela ne déforme pas la symétrie de leurs uniformes moulants. Il fit
défiler pendant huit jours un bataillon, dont il mit tous les officiers
aux arrêts, pour ne pas l’avoir salué à la manière qu’il voulait. Un
jour qu’il faisait battre une sentinelle qui s’était endormie, et que
l’impératrice tâcha de l’en dissuader, il la fit mettre aux arrêts.
Si je me suis autorisé cet excursus, c’est qu’en plus d’être méconnu et
très amusant, ce portrait (sans doute largement exagéré pour les
besoins financiers de l’auteur et du libraire) trace des lignes de
force particulièrement similaires à celles qu’on peut constater
en
Russie pendant toute notre histoire de la musique ukrainienne, et
jusqu’à nos jours : le pouvoir absolu qui mène immanquablement aux
abus, l’absence de considération pour la vie humaine lorsqu’on règne
sur un peuple aussi nombreux et aussi contrôlé, et aussi, en filigrane,
la cruauté – vraiment terrifiante lorsqu’on lit les ouvrages
spécialisés – de l’armée russe, depuis toujours. L’anecdote de
l’incorporation des domestiques (lorsqu’on sait ce qui les attendait
ensuite, d’autant plus !) m’a absolument glacé. Et ce n’est, hélas, pas
du tout la plus improbable de toutes celles que j’ai racontées.
Je reprends sur la Triade d’Or.
Berezovsky, Bortniansky, Vedel… Ces trois figures sont un exemple
éclatant de l'entrelacement de ces deux cultures, ce qu’on pourrait
appeler, chez les amateurs de sciences, une intrication slavique :
indubitablement ukrainienne, indiscutablement russe, la zone sécante
des deux aires est particulièrement large, et il serait vain de vouloir
leur attribuer une appartenance exclusive. (Vous le verrez… ce n'est
pas fini.)
Ces compositeurs sont nés dans deux États ukrainiens : celui de Kyiv,
et la principauté militaire des Zaporogues. Ils y ont été formés. Ils
sont indubitablement ukrainiens.
Et une fois leur talent établi, ils
furent reçus à la Chapelle Impériale et formés par des maîtres
italiens, pour s’ajuster au goût de la cour russe. Ils ont donc écrit
de la musique spécifiquement pour le tsar, et ont par la suite servi
pour de modèle aux compositeurs russes pour des siècles – c’est donc
indiscutablement de lamusique russe, écrite pour le
pouvoir russe, des
phares de tout l’art russe.
Les deux simultanément.
Entendons-nous bien : il s’agit d’entités politiques différentes.
L’État des Zaporogues s’est révolté contre les polono-lituaniens au
milieu du XVIIe siècle, et a servi d’État-tampon, avant son absorption
arbitraire par la Russie au début du règne de Catherine II. (Les
mélomanes connaissent bien Ivan Mazepa, le Zaporogue qui tente, en
vain, de conserver l’indépendance de la dernière portion de cette
région : Liszt, Balfe, Tchaïkovski l’ont mis en musique. Et bien sûr,
le poème de Byron qui décrit son histoire, puis celui d'Hugo dans Les Orientales,
qui se concentre sur sa fin, ont répandu cette histoire dans
l'imaginaire collectif d'Europe occidentale, même si elle semble moins
présente aujourd'hui. )
’TWAS after dread
Pultowa’s day,
When fortune left the royal Swede,
Around a slaughter’d army lay,
No more to combat and to bleed.
The power and glory of the war,
Faithless as their vain votaries, men,
Had pass’d to the triumphant Czar,
And Moscow’s walls were safe again,
Until a day more dark and drear,
And a more memorable year,
Should give to slaughter and to shame
A mightier host and haughtier name;
A greater wreck, a deeper fall,
A shock to one—a thunderbolt to all.
Qui peut savoir,
hormis les démons et les anges,
Ce qu’il souffre à te suivre, et quels éclairs étranges
À ses yeux reluiront,
Comme il sera brûlé d’ardentes étincelles,
Hélas ! et dans la nuit combien de froides ailes
Viendront battre son front ?
Mais, bien qu’il s’agisse de peuples différents, les moyens financiers,
l’influence politique et culturelle de Saint-Pétersbourg, puis Moscou,
sont telles que les meilleurs artistes partent s’y former et y exercer.
Si bien que les meilleurs
compositeurs ukrainiens sont pour la plupart
devenus, dans les faits, des compositeurs de style russe.
La politique commence déjà à expliquer la difficulté de séparer les
styles à l’audition seule, puisque les grands compositeurs ukrainiens
étaient tous aspirés vers le modèle (et les lieux de résidence) russes.
Il ne peut pas y avoir de style spécifiquement ukrainien dans ces
conditions, bien que les compositeurs ukrainiens soient en réalité très
nombreux.
Et vous le verrez, de façon encore plus criante par la suite,
l’histoire de la musique ukrainienne,
que j’abordais sans idée
particulière, recoupe avec une
remarquable fidélité l’histoire de
l’impérialisme russe. Cela a déjà été documenté par beaucoup
d’observateurs informés, mais ce qui se déroule sous nos yeux n’est pas
tant un basculement inattendu qu’une répétition, quasiment dans les
même termes, de l’histoire du territoire russe et de ses zones
d’influence depuis XVIe siècle.
En attendant, comme pour les épisodes précédents, je vous propose de
déchiffrer pour vous, en cette fin d’épisode, deux pièces d’Artemy
Vedel.
La première, caractéristique des petites audaces de Vedel, évoque le
chant znamenny
(tradition orthodoxe qui fait la part belle aux notes
répétées et aux mélismes),
tout en ménageant des surprises rythmiques
et des effets dramatiques : basses et ténors qui attaquent avec emphase
les mêmes notes en décalé, accords d’hommes et de femmes qui se
répondent comme dans une ouverture ou une tempête d’opéra, pupitres qui
chantent seuls à découvert… Je crois que, même au piano (et mal joué),
on entend
assez nettement cette veine et ces surprises (en tout cas ces ruptures
de ton).
Navré pour les crouik crouik de
pédale assez désagréables dans les accords répétés, j'ai fait avec les
moyens du bord.
[[]]
La seconde est au contraire une longue
pièce typique de l’Obikhod :
psalmodie d’accords répétés à l’infini, avec des pédales (note
fixe à
la basse), des intervalles courts (c’est-à-dire des notes qui se
suivent, et en petit nombre), des harmonies (enchaînement d’accords)
très simples, des formules sans cesse réutilisées. Par de belles voix,
effet hypnotique garanti, qui met très bien en valeur le texte !
[[]]
Dans le prochain épisode, nous irons du côté des romantiques cette
fois-ci revendiqués uniquement par l'Ukraine (bien que leurs œuvres
aient été jouées et appréciées en Russie), et qui ont, par le
truchement de l'opéra, de la mélodie, des reprises de thèmes musicaux
folkloriques dans leur musique de chambre, ou encore par l'usage de la
langue ukrainienne, proclamé leur spécificité nationale au XIXe siècle.
Comme vous le constaterez, ce sera une courte période.
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