Carnets sur sol

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dimanche 28 novembre 2010

Annonce : Xavier Busatto en ciné-concert


Xavier Busatto, prince de l'esprit improvisateur, sera le dimanche 5 décembre à 11 heures au Cinéma Balzac (à Paris) pour accompagner plusieurs burlesques.

On a déjà loué la plasticité de son imagination, l'acuité de son humour, la qualité musicale permanente de son discours, et aussi bien sa capacité à se fondre dans un style qu'à créer des atmosphères. Inutile de recommencer, c'est une réussite annoncée, d'autant que l'exercice du burlesque lui est très familier - toujours précis dans ses intentions, sans jamais sombrer dans le mickeymousing des commentaires instantanés faciles.

Le plus impressionnant est surtout, pour le mélomane, qu'il n'use jamais d'expédients pour compléter un vide ou utiliser une harmonie un peu plus longtemps, le temps de trouver une transition : le propos musical est sans cesse modulant, sans cesse en évolution, suivant les nécessités du film, mais en permanence avec l'exigence d'une densité qui peut se comparer aux oeuvres de musique pure. Ce qu'on peut appeler un travail sans concession, dont les plus grandes qualités ne sont pas les plus spectaculaires.
Clairement, la musique sera à la fête au même titre que le cinéma.

Le programme ne figure pas sur le site (confus) du Balzac, mais nous avons pu le dénicher pour vous - il n'y a pas plus fort que les lutins, ce n'est pas nouveau. On en profite pour signaler (mais c'est plus visible sur leur site) que la mise en piano des grands Murnau par l'improvisateur-star Jean-François Zygel, ce qui pourrait être très intéressant. [Nous tenterons probablement Faust, dont on attend désespérément un accompagnement adéquat.]

Par ailleurs, pour ceux qui douteraient de nos couronnes, deux vidéos.

Suite de la notule.

mercredi 24 novembre 2010

Gagnez du temps


Plus besoin de s'infliger Wagner en temps réel pour avoir l'air cultivé, il existe des solutions :

Suite de la notule.

samedi 20 novembre 2010

[Atmosphères] Wilhelm Stenhammar : la paix mélancolique


Il arrive fréquemment, chez l'un ou l'autre auditeur, de se trouver à la recherche d'atmosphères particulières, qui ne se rencontre pas nécessairement en priorité chez les "grands compositeurs", dont les écritures très typées ne correspondent pas forcément à certaines émotions simples.

C'est pourquoi CSS se propose, de temps à autre, de cibler une émotion et de proposer des musiques qui la suscitent ou la secondent. Il existe évidemment une part non négligeable de subjectivité dans l'entreprise, mais c'est aussi un moyen intéressant de brasser du répertoire un peu différemment.

Aujourd'hui, je m'attacherai à un compositeur dont je pense depuis ma première écoute qu'il aurait sa place dans les salles de concert auprès d'un large public. Non pas que ce soit à proprement parler un génie méconnu, mais il occupe un créneau émotionnel prisé du grand public et qu'on trouve finalement assez peu dans les oeuvres du "grand répertoire".

Suite de la notule.

jeudi 18 novembre 2010

Devoir de mémoire ? - Auguste Mermet, Jeanne d'Arc à l'Opéra et en français


[Extrait sonore, en première mondiale, ci-après.]

1. Un oubli définitif

Auguste Mermet (Bruxelles 1810 - Paris 1889) est typiquement le genre de compositeur qu'on ne remontera jamais. Et pour des raisons sans doutes plus pragmatiques que pour Meyerbeer.


Frontispice de la réduction pour piano / chant de Roland à Roncevaux, le principal succès d'Auguste Mermet.


C'est tout d'abord un compositeur qui n'a jamais connu le succès brillant de son vivant. Un opéra-comique, trois grands opéras et un ballet attestent de son passage, avec son écriture de quelques parodies mondaines des titres à l'affiche (pour les journaux). Son style lui-même appartient à un certain académisme, non pas qu'il soit sans personnalité, mais sans réelle originalité, disons - et pas dépourvu de faiblesses sérieuses d'écriture.


Portrait d'Auguste Mermet en 1876, l'année de Jeanne d'Arc.


A notre époque où l'originalité est le premier critère du génie, on imagine bien qu'il est hors de remonter un ouvrage coûteux qui n'ait pas une place dans l'Histoire, et qui de surcroît est d'une qualité discutable même pour les amateurs du genre (ses maladresses lui étaient reprochées dès son époque). Bref, vous ne l'entendrez jamais.

2. La mission de Carnets sur sol

C'est néanmoins un compositeur assez attachant, dont le style est à rapprocher de Gounod : un sens du rythme discutable (toutefois un peu plus abouti que Gounod), quelques beautés harmoniques (mais aussi des maladresses chez Mermet), une sincérité de ton assez sympathique, le tout dans un cocon assez moelleux. C'est typiquement une esthétique du confort Second Empire, et on verra qu'il était précisément apprécié de l'empereur.

Ainsi, il est tout de même intéressant de se confronter à ce compositeur, à plusieurs titres :

  • témoignage de la production standard d'une époque, hors des oeuvres qui constituent des aboutissements ou des ruptures ;
  • qualité intrinsèque de l'oeuvre, secondaire mais pas non plus vaine.


Bref, à titre de curiosité, nous vous invitons chez Auguste Mermet.

3. Ce que l'on sait de Mermet

Très jeune intronisé à Versailles avec l'opéra-comique La Bannière du Roi (1825), il est surtout célèbre (façon de parler) pour ses trois autres opéras.

Pour Le Roi David (1846), Mermet démarche le dramaturge Alexandre Soumet afin qu'il adapte sa pièce Saül pour l'opéra.

Le lieutenant-colonel Auguste de Peellaert rapporte son opiniâtreté à refuser toute autre solution dans ses Cinquante ans de souvenirs (1867, peu après le succès de Mermet pour Roland). A la fin de son deuxième chapitre, il indique ainsi :

Je vais parler pour la première fois de M. Auguste Mermet, mon ami et parent qui habitait Paris depuis nombre d'années, en s'occupant de musique.

Fort bien accueilli chez M. Soumet, auteur de plusieurs tragédies, jouées avec succès, il avait obtenu de lui qu'il arrangeât, pour l'Opéra, la tragédie de Saül, sous le titre de : Le Roi David. Comme M. Soumet était retenu au lit par la maladie, M. Mermet allait le plus souvent possible exciter la verve lyrique de l'auleur et rentrait chez lui chargé d'une scène, de quelques récitatifs ou d'airs, et enfin, après un nombre infini de courses et de fatigues, il avait emporté un ouvrage entier.

A chaque voyage que je fesais [sic] à Paris, mon parent recevait ma première visite et j'écoutais la musique du compositeur qui réclamait mes bons avis et conseils.

Le poème de David avait tellement plu au directeur de l'Opéra, qu'il avait prié M. Mermet de le lui abandonner, en lui promettant un autre poème d'opéra, qui serait mis en scène aussitôt la musique achevée ; mais avec une ténacité sans pareille, dont il donna de nouvelles preuves par la suite, M. Mermet tint bon et refusa toute proposition.

Enfin, le Roi David fut joué le 3 juin 1846 et n'obtint que peu de représentations, quoique Mme Stolz y remplissait [sic] avec talent le rôle de David. La musique parut originale, mais d'un auteur tout à fait inexpérimenté ; quelques airs de danses y furent ajoutés par un de ses amis, musicien de l'orchestre. Il put à peine assister aux répétitions parce que l'ouvrage n'était pas entièrement orchestré, et delà, mille bruits sur le compte de l'auteur tendant à faire croire qu'il n'avait pas seul composé cet opéra.

La pièce n'a en effet pas rencontré le succès lors de ses représentations de l'Opéra.

Toujours préoccupé de ses livrets, Mermet confectionne lui-même ceux de ses deux derniers opéras. C'est grâce à l'intercession de Napoléon III que Roland à Roncevaux est joué à l'Opéra en 1864, et y réussit assez bien.

Enfin vient Jeanne d'Arc en 1876 dans le même lieu, un échec.

4. Jeanne d'Arc

C'est sur cette partition que l'on s'est penché. Pas de relecture critique historisante façon Scribe, ici Jeanne entend bel et bien de fort jolies voix qui s'expriment en choeur de façon assez récitative au besoin. Le style, on l'a dit, est à rapprocher de Gounod, avec de belles intuitions personnelles, mais pas sans faiblesses.

En voici l'enregistrement des forces de Carnets sur sol au grand complet :


Il est tout d'abord nécessaire, et plus que d'habitude, d'énoncer les réserves d'usage. Il ne s'agit pas d'un 'produit fini' mais d'un document, destiné à donner une idée de la chose aux lecteurs de CSS. Réalisant seul simultanément piano et chant, il est rare que je propose des extraits léchés, mais c'est ici encore plus criant qu'à l'accoutumée, tout simplement parce que d'une part l'air est assez hors tessiture (il réclame une basse), ce qui entraîne des détimbrages ; d'autre part et surtout parce que vu l'intérêt musical limité de l'oeuvre, on est moins enclin à la remettre sur le piano, et cette captation est donc le fruit de tentatives en nombre... limité.

Cela dit, malgré les pains, on entend plus ou moins ce qui figure sur la partition.

On se situe ici à la charnière des actes I et II. Les voix interpellent Jeanne de façon assez exaltante, avec une harmonie relativement mouvante et de drôles d'hésitations entre majeur et mineur pour la ligne vocale de Jeanne, traduisant son indécision ("Je n'ai plus force ni valeur !").

LES VOIX
Jeanne, reprends la France !

JEANNE
Je n'ai plus force ni valeur !

LES VOIX
Le sang coule à torrents, le temps presse !

JEANNE
O douleur ! Oui, la pitié... mon coeur...
La voix du Ciel l'ordonne !

LES VOIX
Partir est un devoir sacré !

JEANNE
La pitié, la pitié m'entraîne !

LES VOIX
Va, Dieu le veut !

JEANNE
Eh bien, eh bien... j'irai !

L'acte II s'enchaîne avec un interlude décidé, d'assez belle facture, et débute sur une jolie modulation qui en reprend le rythme, mais avec des nuances dynamiques plus discrètes.

Entrée de Richard, chevalier à la cour de Charles VI - roi acoquiné avec une Agnès qui rappelle facilement au grand public l'image de la maîtresse de... son successeur.

Le récitatif est très réussi, d'une prosodie douce et mélodique, avec quelques effets dramatiques traditionnels (trémolos de cordes pour l'évocation du danger "quand le navire sombre"), qui jouent efficacement du contraste entre absence et présence de l'orchestre.
D'un point de vue plus formel, la teneur de l'air est également annoncée : en un quatrain le personnage désabusé et sans scrupules est présenté au spectateur, et l'air ne fera que développer ses sentiments, avec quelques informations "historiques" supplémentaires.

RICHARD
Caché dans on palais, le roi n'est plus qu'une ombre, Et son palais s'écroule au milieu des affronts ; Ici, chacun pour soi : quand le navire sombre, Pour se sauver tous les moyens sont bons.

L'air lui-même débute par une très brève ritournelle d'une formule typiquement italienne, avec dédoublement de la première valeur de la mesure : ces doubles croches à la basse en début d'une mesure constituée de croches, comme pour une polonaise ou un boléro, sont typiques des cabalettes belcantistes et post-belcantistes (jusqu'à ce que Verdi impose progressivement d'autres standards plus libres et variés à partir des années 1850).

On est en si mineur, une tonalité associée à la solitude et à la tristesse profonde.

RICHARD
Pays gorgé de sang, ton aspect m'importune :
On transforme en enfer ton riant paradis.
Allons chercher ailleurs la gloire et la fortune,
Et laissons la France aux maudits !

Air de facture très classique, avec son refrain très identifiable, ici combattif et sombre. Deux procédés principaux : d'une part les ponctuations orchestrales brèves (souvent dans l'aigu, probablement prévues pour les flûtes), comme des éclairs qui zèbrent le ciel, de façon assez réussie (il est rare qu'un air soit si peu soutenu par l'orchestre), et d'autre part des unissons avec le chanteur ("Allons chercher ailleurs") qui sonnent plus maladroitement, du moins en réduction piano - mais je doute que cela se montre furieusement génial à l'orchestre.

J'aurais livré mon âme au diable -
De moi Satan n'a pas voulu.
Dame Isabeau se montra plus traitable :
Entre nous et l'anglais, c'est entre nous marché conclu.

Le couplet en ré majeur (modulation très traditionnelle) est assez intéressant, avec sa ligne lyrique un peu sarcastique, où le personnage étale paisiblement une terrible lucidité sur son propre cynisme. Et l'on retrouve le goût français pour le bon mot, avec Isabeau de Bavière en diablotin de seconde catégorie - mais plus efficace que l'original.

Le vers lui-même n'est pas très robuste : la langue paraît souvent un peu triviale, et pour des raisons musicales, on se retrouve avec des répétitions. Par "palais" dans le récitatif, alors qu'il était pourtant simple à remplacer ; ou encore "entre nous", de plus assorti d'une grosse cheville puisque ce vers fait treize syllabes pour suivre le rythme musical. Ces distorsions sont choses courantes, mais d'habitude, le livret original est correct, alors qu'ici il présente des imperfections que n'aurait pas laisser imprimer un littérateur.
Qu'importe, le poème fonctionne plutôt bien, et étale moins de niaiseries et de poncifs que beaucoup de ses équivalents : sa fréquentation reste agréable, comme la musique, même si l'on trouve des faiblesses techniques ici et là.

Le roi n'a plus ni sou ni maille :
Dans les bombances de la Cour
Le merle a remplacé la caille.
Le roi n'a plus ni sou ni maille :
Belle France, adieu pour toujours !

Outre l'impureté des rimes (puisqu'il est encore grandement l'usage dans les livrets de respecter ce qui n'est plus qu'une "rime pour l'oeil", et que la liaison supposée pour "Cour / toujours" diffère), on remarque du remplissage musical assez faible, avec ces mélodies fades pas très bien appuyées sur la prosodie (premier vers), et surtout ces gammes en alternance avec une note obstinée, qui est surtout une figure instrumentale, abandonnée depuis la fin du XVIIIe siècle en raison de sa banalité. Bref, rien de très expressif ne se crée ni par la musique, ni par le rapport entre cette musique et le texte.
Néanmoins, cela éclaire un peu plus le personnage qui se présentait comme opportuniste dans le récitatif.

Les deux derniers vers sont peu originaux, mais nettement plus expressifs, quoique finalement sans rapport avec ce qui précède. C'est bien le problème de cette section et plus généralement de cet air : l'impression de patchwork, d'une suite d'effets sans réelle unité musicale. Lesdits effets n'étant pas toujours originaux ni géniaux, cela représente évidemment une faiblesse qui n'ennuie pas l'auditeur, mais le rend défiant et critique sur la qualité d'ensemble.

Reprise du refrain :

Pays gorgé de sang, ton aspect m'importune :
On transforme en enfer ton riant paradis.
Allons chercher ailleurs la gloire et la fortune,
Et laissons la France aux maudits !

Comme très souvent, surtout dans les opéras français de l'époque, l'air n'a pas grand intérêt hors contexte, d'où l'intérêt d'enregistrer l'ensemble de la scène, voire les transitions, comme les lutins de CSS le font.
Ici le récitatif de Richard qui introduit la scène suivante, le duo entre le roi et sa jeune bien-aimée, est véritablement délicieux par son contraste. La mélodie devient assez naturelle et savoureuse, et le texte rend aussi le personnage plus sympathique et compatissant.

Avec la belle Agnès le roi Charles s'avance :
Un bandeau sur les yeux, quand il court au trépas,
De son rêve d'amour ne le réveillons pas.
Plus gaiement peut-on perdre un royaume de France !

On aboutit après une cadence (de toute évidence prévue pour la flûte) sur un accord de ré bémol, véritablement éloigné du si mineur une page plus haut... et cela s'entend dans le climat pastoral délicieux qui s'installe avec ces couleurs bémolisées bien rondes. On entend aussi de belles notes étrangères dans les accords, qui donnent plus de relief à cet ce nouvel épisode qui reste très consonant. Ici, au contraire de ce qui précédait, ce sont les aplats orchestraux et non les ponctuations vigoureuses qui constitueront l'essentiel de l'accompagnement.

5. En conclusion

Imparfait mais pas dépourvu de charme ni d'intérêt, c'est à une page de patrimoine que CSS vous a convié en sa compagnie, en espérant avoir fourni une balade malgré les imperfections du compositeur-librettiste... et évidemment de ses interprètes.

Songez bien que vous n'entendrez peut-être plus jamais rien d'Auguste Mermet, tout de même joué à l'Opéra de Paris au milieu du XIXe siècle. Et mesurez votre chance (suspecte).

mardi 16 novembre 2010

Franz SCHUBERT - Die Schöne Müllerin ("La Belle Meunière") - Mark Padmore, Till Fellner - Gaveau 2010


Un mot très rapide sur la Meunière de Mark Padmore et Till Fellner, entendue hier soir à Gaveau.

1. Climat

Salle extrêmement vide pour ce cycle certes mal-aimé comparé aux deux autres schubertiens et aux plus célèbres schumanniens, mais un standard qui faisait tout de même l'objet d'un récital chez Harmonia Mundi tout récemment paru avec les mêmes interprètes. La salle, pourtant de dimensions modestes, était remplie à un peu plus du quart.

Un plaisir tout d'abord de découvrir les dimensions humaines du lieu, le raffinement de ces stucs façon Louis XV, et la délicate et chaleureuse couleur ambre des fauteuils (par ailleurs très confortables). Il y a quelque similitude avec la bonbonnière bordelaise, dans cette forme de noblesse stylistique non dépourvue d'une atmosphère avenante et familière.

Acoustiquement, la proximité est très agréable, même si la salle ne présente pas (début du premier balcon de face) une plus-value sonore particulière (impact physique limité).

Le public est très agréablement constitué, comme souvent pour le récital de lied, mais ce soir avec de surcroît quelque chose d'assez informel et cordial, sans l'ostentation qu'on croise parfois dans les salles de concert. Surtout, la qualité d'écoute était absolument exceptionnelle (deux petites toux sur plus d'une heure, et pendant les pauses seulement), comme je ne pense pas en avoir déjà entendu.

2. L'oeuvre

Non mais vous plaisantez, on a dit court ! Une fois n'est pas coutume, pas de présentation de l'oeuvre.

3. Concert

Il y a cependant quelques remarques intéressantes à faire sur l'exécution.

Till Fellner avait la grande qualité de son aisance absolue. C'est parfois un défaut dans ce répertoire, mais ici, chaque harmonie sonnait pleinement, chaque accord et chaque modulation étaient si nettement exécutés qu'on en percevait pleinement la logique. La netteté peut procurer un réel plaisir dans ce répertoire.
Sur le plan esthétique, on pouvait trouver plus à redire. Beaucoup de pédale et de fondu, avec un legato délibérément aquatique (particulièrement sensible dans les pièces rapides, en particulier la toute première), très peu de mordant ("Mein !" ne fait étrangement ressortir que la mélodie du pouce et pas les rythmes dansants), un aspect très homogène d'un bout à l'autre, aussi bien pour les couleurs que pour les contrastes. Néanmoins on remarque une faculté à jouer lentement les conclusions, à jouir des silences entre deux pièces, à construire l'ensemble de façon très pertinente, donc.

Disons qu'on n'aurait absolument pas envie de l'entendre dans les sonates de Schubert sur le ce ton-là, mais qu'en l'occurrence, il servait d'écrin avec une forme de volupté dans l'exactitude.

Concernant Mark Padmore, le début a été un tout petit peu timide, voix très discrète, assez engorgée, un petit moment aussi pour que la voix mixte soit tout à fait libérée dans les allègements. Au bout de quatre lieder, il prend pleinement possession de lui-même et on jouit alors d'une interprétation très homogène, nullement à la recherche de l'effet ou de la nouveauté. Ni chant populaire comme chez Fouchécourt / Planès ou Bär / Parsons, ni combat rempli de surprises comme chez Kaufmann / Deutsch, ici l'on entend littéralement la Meunière.

Je suis particulièrement impressionné par sa façon de faire sonner la logique du texte, chaque phrase ayant pleinement son sens, et construisant patiemment le personnage, en laissant parler l'oeuvre avant de faire parler l'interpère.

Vocalement, la voix mixte est omniprésente, et les résonateurs du masque très rarement sollicités (la voix prend alors une ampleur, fugacement dans un seul lied, qui s'approche beaucoup plus du type James Gilchrist, et explique qu'il puisse tenir des rôles relativement lourds). Les deux interprètes font de toute façon le choix d'aller au bout du silence, et les nuances très douces permettent à Padmore d'alléger jusqu'à ce qu'on se demande, ici ou là, s'il s'agit de voix de poitrine mixée à l'extrême ou de fausset renforcé (ce qui n'était pas le cas, à peut-être deux exceptions près)...
Le résultat, une fois la voix chauffée et l'assurance prise, est de toute beauté, et a la caractéristique particulière qu'on entend très bien ce qui se passe dans la mécanique interne. La voix légère et assez haute (très peu de grave) sonne facile dans la tessiture de ténor originale, et pourtant l'aigu n'est pas tout à fait facilement libéré à cause de l'engorgement ; cependant l'usage remarquable de la voix mixte permet de donner l'aisance et la clarté qui font tout le charme de cette voix, dotée de bien belles couleurs (dans les bleus-verts, une forme de scintillance froide mais pas altière).

A l'exception de "Morgengruss" (les aigus sont un peu difficiles et blanchis), la qualité d'exécution est d'une remarquable sûreté.

Encore une fois, ce n'est pas véritablement à une interprétation qu'on assistait, ou à une de ces cérémonies bizarres où le public attend que les interprètes se confrontent à l'oeuvre, mais plutôt à la réalisation, à la construction progressive de l'oeuvre toute nue.

Un vrai moment de grâce, donc. Ni original, ni historique, juste merveilleux.

4. Discographie

Il est vraisemblable en revanche, et ce concert confirme mon pronostic, que le disque (de surcroît réalisé avant la tournée) soit assez rond et un peu fade, surtout si la prise de son Harmonia Mundi est toujours aussi moelleuse. Au disque, l'absence de constraste risque de sonner un peu tiède, l'interaction avec l'auditeur n'étant pas tout à fait de même nature. [Cela dit, Paul Lewis qui y officie est d'une envergure poétique bien autre que Fellner.]

Aussi on rappelle notre vieille notule sur quelques versions choisies de l'oeuvre, qui ne reflète plus vraiment notre sentiment en l'état actuel de la discographie, ainsi que la plus récente introduction à la version Hynninen / Gothóni.

Les versions qui ont le plus ému les lutins n'étant pas disponibles au disque (Kaufmann / Deutsch versant insolence jubilatoire, mais en concert ; et Fouchécourt / Planès, versant volkslied, également en concert non publié), voici ce qu'on peut suggérer d'acquérir :

  • Jorma Hynninen / Ralf Gothóni (Ondine) ; très sombre, très énergique, très poétique (voir ici.
  • Olaf Bär / Geoffrey Parsons (EMI) ; privilégie le verbe et la dimension populaire.
  • Gérard Souzay / Dalton Baldwin (Philips, Belart) ; verbe et musique à nu.
  • Olle Persson / Mats Bergström (Caprice) ; arrangement pour guitare de Bergström, très dense ; remarquablement chanté et dit.
  • Matthias Goerne / Eric Schneider (Decca) ; version Winterreise, voir ici.
  • Jonas Kaufmann / Helmut Deutsch (Decca) ; version combattive et électrique, un peu assagie au studio.
  • Brigitte Fassbaender / Aribert Reiman (EMI) ; amertume sans concession.
  • Ian Bostridge / Mitsuko Uchida (EMI) ; recul aristocratique.


Toutes des versions très typées. Le choix de Persson est le plus équilibré par rapport au texte tel qu'il est écrit, mais ce n'est pas la version originale. Ce serait donc Olaf Bär, avec sa volonté de rattacher le cycle à une sobriété dansante de type populaire, qui serait le plus recommandable pour une première approche. Ou bien Gérard Souzay, plus stable encore par rapport à la partition.

Sinon, il existe quantité de versions sans axe interprétatif intrusif et de très haut niveau, comme James Gilchrist / Anna Tilbrook (Orchid Classics) ou Siegfrid Lorenz / Norman Shetler (Eterna / Corona Classics Collection / Capriccio / Berlin Classics), mais au disque, les interprétations plus typées séduisent davantage, généralement.

Bonne journée !

jeudi 11 novembre 2010

Le Prix de Rome et ses Cantates - III - Suite de programme : second XIXe et XXe, l'accomplissement



La seconde partie du concert était donc bien plus substantielle. Néanmoins, elle poursuivait les bizarreries, avec la citation de Fauré qui n'a pas été lauréat du Prix de Rome. Mais il représente une grande figure de l'institution musicale française (professeur de composition puis directeur du Conservatoire durant quinze ans, jusqu'en 1920), et son Cantique de Jean Racine lui a permis de remporter le premier prix du concours de compositeur de l'Ecole Niedermeyer en 1865.

Gabriel Fauré (1845-1924)
Cantique de Jean Racine.

Inutile de présenter l'oeuvre magnifique. Belle interprétation au demeurant.

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Gustave Charpentier (1860-1956)
Cantate Didon sur le texte d'Augé de Lassus, large extrait. Premier Prix de Rome en 1887.

Gustave Charpentier est surtout célèbre pour sa Louise et accessoirement le plus rare Julien qui lui fait suite, c'est-à-dire comme un représentant du naturalisme à l'opéra, le plus célèbre devant Alfred Bruneau. Un courant qui ne reste sur les scènes que sous la forme vériste italienne qui en est issue (empruntant souvent, comme La Bohème ou Il Tabarro, des sources françaises), mais qui a existé assez abondamment sur les scènes françaises, avec par exemple La Cabrera de Gabriel Dupont ou La Maffia de Georges de Seynes.

Sa Didon devait donc révéler un aspect bien moins célèbre de sa personnalité, au contact des "grands sujets".

Il s'avère que cette Didon constitue en réalité un nanar assez abyssal. Quoique vaillamment exécutée par Jacques Bona (le spectre d'Anchise qui apparaît à l'Enée de Julien Behr), la scène retenue par Bernard Tétu est d'une rare vacuité : dans une situation stéréotypée servie par un texte plat et bavard, la basse hurle dans l'aigu des imprécations inutiles, dans une déclamation contre nature, prosodiquement aberrante, et constellée de ponctuations par bouts, tellement parcellaires et éclatées qu'on ne peut guère parler de musique.

Jacques Bona, qui a beaucoup brillé dans le baroque, demeure solide et présente d'ailleurs les caractéristiques de la vieille école de chant français, avec une émission antérieure très directe, riche et presque cassante, permettant une articulation parfaite.

Gustave Charpentier (1860-1956)
La vie d'un poète, extraits.

Les extraits de l'oeuvre écrite à la Villa pour l'Académie, La vie d'un poète, ne suffisent pas tout à fait à se remettre du choc. L'oeuvre est certes agréable et réellement bien écrite, mais un peu comme pour Louise, cette science ne se convertit pas totalement en puissance émotionnelle et conserve quelque chose d'un peu gris.

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Claude Debussy (1862-1918)
Extrait de L'Enfant prodigue sur le texte d'Edouard Guinand, Premier Prix de Rome en 1884.

L'oeuvre est souvent décriée à cause de son aspect plus policé que le Debussy habituel, bien plus proche ici de Massenet. Néanmoins, c'est avec de très belles couleurs harmoniques et de grandes qualités massenetisantes, précisément, qu'il s'exprime ici. Le sommet en est probablement le magnifique air de la mère qui attend en vain le retour de son fils - qui n'est pas sans parenté avec l'esprit de l'air d'entrée de Salomé dans Hérodiade.

Corinne Sertillanges, la soprane, présentait malheureusement de graves difficultés, comme si la voix était définitivement usée. Ici aussi, on s'interroge sur la fatigue passagère (redoutable !) ou sur des causes plus profondes. Les aigus sont hurlés (et faux), le reste mal timbré, la diction difficile, le timbre ingrat et sans relief. Le public lui a manifesté pas mal de compassion, devant sa mine dépitée : la malheureuse était visiblement consciente du naufrage auquel elle ne pouvait échapper (la voix était déjà ainsi au début de la soirée).

Claude Debussy (1862-1918)
Choeur Dieu qu'il la fait bon regarder sur le texte de Charles d'Orléans.

Pour faire plaisir au chef de choeur, une oeuvre sans grand rapport - et tout le monde a bien à l'esprit que Debussy ne ressemble pas souvent à L'Enfant prodigue. D'après Jean Tubéry, il n'existe pas mieux pour choeur a cappella. Je me permets de penser que c'est négliger l'opus 110 de Reger, les opus 24 et 62 de R. Strauss ou encore les Czesław Miłosz de Vasks, mais chacun son avis.

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Max d'Ollone (1875-1959)
Extrait de Frédégonde sur le texte de Charles Morel, Premier Prix de Rome en 1897.

Cet extrait est l'un des sommets de la soirée, le seul moment d'ailleurs qui donne réellement envie de soulever la poussière sur un compositeur négligé. C'était aussi le seul nom assez rare au disque (juste quelques pièces instrumentales).

Ce duo d'amour apparaît profondément marqué par l'image du Tristan de Wagner, en particulier par l'acte II et O sink hernieder, Nacht der Liebe. En rentrant et en ouvrant la partition, on pouvait remarquer que le début de l'oeuvre est encore plus intensément tristanien, dans l'organisation de ses thèmes, dans ses chromatismes nombreux, dans sa poétique générale. Voilà qui donne très envie de jouer et d'entendre, mais les tessitures sont assez tendues et réclament des interprètes très aguerris (il sera difficile de tout faire avec les seuls lutins, pour cette fois).

Néanmoins, l'auteur n'a pas écrit que cela et il y a de quoi investiguer. Des nouvelles sont à prévoir sur CSS.

On remarque tout de même l'évolution impressionnante des goûts du jury entre la fadeur réclamée jusque dans les années 1880 et l'acceptation de tels wagnérismes en 1897 ! (Même si les vertus de Ravel seront ignorées au début du siècle suivant, alors que ses Cantates sont de réels chefs-d'oeuvre très riches sans être subversifs. Son Alyssa surclasse de loin celle de Raoul Laparra, premier prix cette année-là, qui n'est pas dénuée de vertu, mais dont les ostinati permanents et la ligne mélodique largement réduite aux répétitions des mêmes notes ne sont tout de même pas d'une profondeur tout à fait équivalente...)

C'était la seule fois qu'on pouvait entendre Irinia Gurévitch de Baghy lors de cette soirée, et c'était grand dommage. La voix slave (mais au français très correct !), ronde, chaleureuse et pleine, était un régal dans le lyrisme de ce duo aux teintes nocturne. Quant à Svetli Chaumien, il conserve les mêmes qualités de diction, de style et de timbre, mais la voix semble déjà un peu fatiguée par le concert, et se projette moins.

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Henri Dutilleux (1916)
Deux des trois sonnets de Jean Cassou. Une mélodie inédite, "Eloignez-vous".

Henri Dutilleux a remporté le concours en 1938 avec L'Anneau du Roi (que j'ai vu passer, mais que je n'ai pas encore pu lire). Néanmoins, il a demandé à Jean Tubéry de ne pas jouer cette oeuvre qu'il juge trop loin de ses préoccupations actuelles.
En échange, il a concédé une mélodie inédite, "Eloignez-vous".

Celle-ci n'est pas très éloignée des Jean Cassou de 1954, qui sont pour moi ce que Dutilleux a écrit de mieux avec Mystère de l'Instant et The Shadows of Time (j'aime infiniment moins tout le reste). Des lignes très riches, desquelles Noël Lee se tire avec beaucoup plus d'aisance qu'auparavant, et une harmonie très complexe mais en permanence lisible. Par-dessus, des lignes vocales assez semblables : écrites dans un médium conçu pour être intelligible, pas très mélodies mais d'une errance raisonnable pour paraître naturelles.

Et dans cet écrin, se révéla Jean-Baptiste Dumora. Ce baryton, qui sonne avec la clarté qui sied à son rang, mais aussi avec l'ampleur et l'autorité d'une basse, énonce cette musique avec une musicalité absolument hors du commun, rendant terriblement familière cette musique si touffue, et magnifiant chaque mot de son texte (tout en [r] uvulaires). Le résultat est d'un charisme immense qu'il est difficile de décrire, une sorte de miracle où tout est parfait (beauté du timbre riche mais clair, autorité de la projection, évidence de la ligne mélodique, éloquence des mots, poids émotionnel), mais où le tout vaut plus que la somme de ces parties parfaites.

Notre révélation vocale de toute l'année 2010, que nous suivrons très attentivement désormais. (Voyez son site ici.)

Plus que tout, on ne songeait pas à tout cela : on le sentait en pleine communion avec cette musique (qu'il chantait pour la première fois !), et nous aussi. Sa transmission était optimale, mais indolore, comme s'il était un catalyseur plus qu'un interprète. Le rêve de tout interprète et de tout auditeur, en somme, toucher à l'essence de la musique entendue.
Dans des mélodies aussi belles, intenses et riches, le résultat était évidemment colossal.

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5. Vers un bilan... et une suite

En fin de compte, cette soirée laisse une impression (très) positive, mais aussi plusieurs remarques sur sa forme. Il faut bien s'entendre tout d'abord : si on émet des réserves, c'est que le programme étant passionnant, on a plus envie de s'impliquer, de le discuter, de l'interroger, de le souhaiter plus performant encore. Ce n'est pas réellement (à part sur certains chanteurs réellement en difficulté) un reproche, plus une forme de méditation à partir de ce qui nous a été donné à entendre.

D'abord, le projet pédagogique et musical en est admirable : redonner vie à un patrimoine à travers un parcours choisi et complet.

Ensuite, le choix lui-même des oeuvres pouvait laisser dubitatif. Pour avoir entendu ou lu des partitions d'autres cantates (Debussy, Lekeu, Caplet, Laparra, Ravel, Boulanger, etc.), il existe réellement mieux que ce qu'on a entendu, et c'est un peu dommage pour l'image de cette institution et de la musique d'Académie en général : on pouvait penser en sortant que c'était finalement en majorité de la musique poussiéreuse et sans envergure. Et le choix des extraits "hors programme" cherchait à renforcer cette impression (erronée) que la forme imposée sclérosait l'imagination des compositeurs.

Se posait aussi la question de la qualité des chanteurs, ou au minimum de leur adéquation à cette musique. Sur huit interprètes, trois étaient en difficulté, dont deux réellement problématiques. Et peu avaient le style requis finalement.

Cependant, la soirée ménageait de grands moments de grâce, avec Zimmermann, Thomas et Debussy, mais surtout avec Ollone et Dutilleux. Ce à quoi il faut ajouter la révélation considérable de Jean-Baptiste Dumora.

Enfin, ce programme avait de quoi susciter l'appétit et la curiosité des lutins, qui en cela n'ont pas été complètement déçus... et qui préparent quelques suites à ce début de série sur le Prix de Rome et ses Cantates !

mercredi 10 novembre 2010

Le Prix de Rome et ses Cantates - II - Une tentative de programme représentatif


(Voir épisode I.)

A l'auditorium du musée d'Orsay, donc, Bernard Tétu proposait, à la suite d'une conférence Cécile Reynaud sur l'académisme en musique (à laquelle les lutins n'ont pas assisté), un programme consacré à l'histoire du Prix de Rome.

Pour mémoire, le Prix de Rome est fondé en 1663, et permettait au Premier Grand Prix de vivre quatre ans, logé, nourri et rémunéré par le roi, au Palais Mancini à Rome, pour s'affiner et exercer en Italie, loin de toute contingence. La composition musicale n'est récompensée qu'à partir de 1803, date à laquelle le lieu de résidence devient la Villa Médicis. Depuis 1969, la récompense ne se fait plus sur concours mais sur dossier, ce qui a grandement ôté à la visibilité de la récompense - aucune oeuvre nouvelle n'est créée pour le prix de Rome.
D'autres pays proposent un Prix de Rome sur le modèle français, par ordre d'apparition chronologique : Pays-Bas, Belgique, Etats-Unis et Canada (ce dernier depuis... 1987 !).

2. Principe du concert

Le concert proposé entendait montrer une sélection représentative de ce qui se produisait (en musique vocale). Excellente initiative, mais qui souffrait de quelques biais qui ont rendu la soirée certes pas moins passionnante, mais un peu moins prenante musicalement :

  • le choix d'oeuvres délibérément faibles, pour montrer ce qu'est le prix de façon représentative, au lieu de mettre en valeur les réalisations de qualité, ce qui pouvait conduire l'auditeur ingénu (il n'y en avait certes pas beaucoup dans la salle !) à renforcer ses préjugés négatifs ;
  • la confrontation avec des oeuvres de maturité hors Prix de Rome, qui nous privait d'entendre de plus larges extraits tirés des musiques qu'on était venu entendre ;
  • le contraste parfois minime entre les oeuvres académiques et celles supposées libres, qui n'apportait donc rien au propos.


Et il est vrai que pour avoir écouté ou lu un certain nombre de cantates du Prix de Rome, celles qui ont été retenues n'étaient pas forcément les meilleures, aussi bien pour la musique... que pour le texte !

3. Participants

Au piano (tout était en version réduction piano pour d'évidentes questions de coûts !), le mythique Noël Lee, et Bernard Tétu dirigeait son ensemble vocal à géométrie variable, constitué de chanteurs solistes qui font pour beaucoup une belle carrière, avec ce soir :
=> Corinne Sertillanges, soprano I
=> Ingrid Perruche, soprano II
=> Louise Innès, alto I
=> Irina Gurevitch de Baghy, alto II
=> Svetli Chaumien, ténor I
=> Julien Behr, ténor II
=> Jean-Baptiste Dumora, basse I
=> Jacques Bona, basse II

4. Contenu du concert

Voici donc une vue d'ensemble du programme proposé :

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Joseph Zimmerman (1785-1853)
Dabit benignitatem pour six voix a cappella en contrepoint rigoureux, le prix du concours de 1821 pour la place de professeur de contrepoint et fugue au Conservatoire de Paris.

Une excellente initiative : cette oeuvre est une réelle surprise, qui sonne exactement comme de la musique de la Renaissance... tout juste si l'on perçoit quelques harmonies un peu plus romantiques. Véritablement un exercice d'imitation virtuosement réalisé, et avec quelque chose d'un peu plus charmant et direct que les polyphonies Renaissance. Très beau et convaincant, et impeccablement exécuté.

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Ferdinand Hérold (1791-1833)
Extrait de La Duchesse de la Vallière, Premier Prix de Rome 1812 sur le texte de L'Oeillard d'Avrigny.

Comme on pouvait s'en douter, une oeuvre académique de cette période présente des couleurs harmoniques sensiblement limitées. On demeure dans cette épure rossinienne à la française, avec une nudité d'opéra-comique. On est loin des beautés de Zampa ou même du Pré aux Clercs.

L'oeuvre est bien fade, et si la voix d'Ingrid Perruche se révèle bien plus puissante et riche en harmoniques du formant qu'on pouvait le soupçonner en retransmission, la voix est aussi bien moins belle, et la diction assez floue, si bien qu'on est assez peu facilement attiré dans cette galanterie sans envergure et chantée par un format inapproprié.

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Ambroise Thomas (1811-1896)
Extrait de Hermann et Ketty, Premier Prix de Rome en 1832 sur le texte de Pastoret.

Evidemment, c'est là un jeune Thomas, un Thomas de 1832 (donc à peine vingtenaire, écrivant à l'époque du dernier Hérold...). Néanmoins, malgré les restes rossiniens qu'on y trouve, on entend ici, sur un texte terriblement stéréotypé (une scène d'amour apaisé qui ne masque que temporairement la blessure mortelle du héros), avec des échanges parfois grotesques, une belle musique lyrique, avec un certain nombre de trouvailles orchestrales qu'on devine au piano. En l'état, l'oeuvre n'est pas bouleversante, mais avec orchestre, elle devait être assez belle, et la musique se sert de la situation pour la rendre émouvante, par-delà l'aspect laborieux du texte.

L'interprétation renforce ces impressions : le beau lyrique de Svetli Chaumien, lumineux et parfaitement dit, prête à Hermann une grande séduction, bien assortie avec Ingrid Perruche assez convaincante ici. Et le piano de Noël Lee, souffrant (et visiblement mécontent de sa prestation de la soirée), paraît très emprunté, d'un déchiffrage tiède. Joué avec plus de relief ou par un orchestre, l'oeuvre aurait des séductions, c'est certain, même si elle n'a pas l'envergure de Hamlet ou même Psyché. Ce sont des choses que l'habitué des réductions piano perçoit aisément, la probable profondeur d'une oeuvre une fois orchestrée, car les réductions conservent les techniques de son propres aux instruments de l'orchestre, si bien qu'on peut en partie rétablir mentalement l'original.

Ambroise Thomas (1811-1896)
Extraits du Requiem de maturité : Santus et Benedictus.

Censés montrer, d'après Bernard Tétu qui intervenait opportunément pour présenter les extraits, combien Thomas était sclérosé par le Prix de Rome (étrange démarche pour un concert censé le présenter...), ces extraits révèlent en réalité sensiblement la même facette lyrique et douce. Mais de façon moins convaincante à mon avis que dans la cantate, car sans le relief dramatique (même mauvais), si bien que cette oeuvre religieuse semblait plutôt une berceuse pour Vêpres...
Dix minutes qui auraient pu être économisées pour présenter des oeuvres plus proches du programme.

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Hector Berlioz (1803-1869)
Extraits de Sardanapale, cantate avec laquelle il obtint, à son cinquième essai, le Premier Grand Prix de Rome en 1830, sur le texte de Jean Baptiste Gail.

Volontairement détruite par le compositeur, il subsiste encore des extraits de cette cantate. Qui sont, il faut bien en convenir, particulièrement mauvais. Extrêmement consonant et plat, le pire de Berlioz.
Car Berlioz a toujours eu ces deux facettes : le novateur génial et le compositeur de musiquette de cinquième ordre. Et ici, on est dans le plus mauvais de la seconde facette. Des accords dignes d'une première année d'étude d'harmonie, d'une platitude absolument extraordinaire.

Julien Behr, qui officiait ici, présente de grandes similitudes avec Sébastien Guèze dans les harmoniques métalliques et la manière assez forcée d'émettre par la gorge. De plus, la voix n'est pas très agréablement engorgée, et chaque son semble lui coûter une grande énergie articulatoire - les aigus paraissent presque douloureux. Dommage, le matériau de départ n'est pas moche, mais cela handicape considérablement son aisance, sa diction, la beauté du timbre et bien sûr l'aigu (vraiment difficile à atteindre).

Hector Berlioz (1803-1869)
La Mort d'Ophélie pour choeur de femmes à deux voix.

Une très bonne surprise que cette version pour deux solistes, qui permet une transparence et une émotion bien plus directes. En revanche, était-il nécessaire de jouer les strophes répétitives de cette oeuvre "libre", qui s'écartait du programme et que tout le monde dans la salle avait dû souvent entendre ? Chacun a bien à l'esprit au minimum que Berlioz, c'est aussi la Symphonie Fantastique et certainement pas d'abord les platitudes de Sardanapale !

En revanche Louise Innès, la mezzo, présente une voix étrangement mal projetée, pas du tout "sur le souffle", à peine timbrée... des défauts de débutants, qu'on peine à s'expliquer à ce niveau, aux côtés de solistes prestigieux. Et la diction n'était pas spécialement belle. Peut-être une inflammation passagère qui empêchait l'accolement correct des cordes ?

Hector Berlioz (1803-1869)
Choeur d'ombres, extrait de Lelio ou Le retour à la vie

La première partie, consacrée au premier XIXe, s'achevait sur cet opus 2 rarement donné et totalement ébouriffant, avec ses figures virevoltantes et crépusculaires - une scène d'enfer qui a tout de la force d'évocation du Dante (pas si loin de Francesca Da Rimini de Rachmaninov...). Une belle démonstration de ce que pouvait produire Berlioz hors des formes figées qui semblent l'anesthésier aisément.

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Bilan de cette première partie :

Comme nous nous y attendions, la forme académique n'est pas propice à l'épanouissement musical à une époque où le langage harmonique est encore assez limité par une grammaire postclassique. Elle prend plus son prix lorsqu'elle impose un cadre à une palette de couleurs vaste, qu'elle domestique.

La seconde partie contenait donc, très logiquement, plus de chefs-d'oeuvre.

Le Prix de Rome et ses Cantates - I - Les académismes : de la peinture à la musique


L'auditorium du Musée d'Orsay donnait, il y a déjà quelques semaines, un programme absolument fascinant autour du Prix de Rome, à l'occasion de l'exposition consacrée à Jean-Léon Gérôme, sous l'intitulé contre-productif et courageux "l'académisme en musique". Si l'on a tardé à en faire état, c'est à cause de la vastitude des commentaires - et des projets - que ce concert appelle.

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1. Les académismes

Tout d'abord, pour prolonger l'allusion opérée en sous-titre par ce concert, il est amusant de noter que personnellement, si je suis très sensible à l'académisme en musique, je ne le suis pas du tout de la même façon en peinture. J'admire intensément Bouguereau, indépendamment de toute notion de bon goût, mais il est indéniable qu'il dispose d'une manière et d'une force toutes particulières. Les compositions sont souvent monolithiques, voire un peu fades, avec un décor réduit et des poses très affirmées, mais la puissance du trait et de l'expression a quelque chose qui fait écho avec les exaltations que peut procurer, par exemple, la lecture des vers de la Fin de Satan de Hugo. Un académisme, mais avec une forme de crudité maîtrisée assez singulière.

Il y a aussi des académiques qui peuvent paraître anecdotiques, mais dont la confrontation sur place avec la toile peut laisser une impression profonde. Il en va ainsi de la Rolla d'Henri Gerveix, si banal en reproduction, mais dont les blancs, vus en réalité, éblouissent intensément, comme si le jour de cette fenêtre portait un reflet à peine supportable sur cette chambre aux couleurs candides.

En revanche, Gérôme (comme beaucoup d'autres), que je n'ai à ce jour contemplé qu'en reproduction, est typiquement ce que je n'aime pas dans ce courant.

Pourquoi, alors, aimer la musique académique ?

La différence est assez simple, pour ne pas dire évidente. La musique est en soi un art abstrait, qui se réfère à des formes conventionnelles. Contrairement au langage, la musique s'exprime forcément avec un nombre fini de tournures : il existe un nombre illimité de rythmes de phrase et de couleurs d'assemblages de mots, mais le rythme de base en musique et surtout l'harmonie obéissent à des règles plus limitées. On a ainsi la mesure, qui oblige les rythmes à s'inscrire dans une durée prédéfinie et à chaque fois reconduite, ou les enchaînements harmoniques permis. Evidemment, le vingtième siècle a subverti tout cela, mais on pourrait discuter longuement du résultat sur la musique contemporaine : est-elle belle, intelligible, directe, profonde, émouvante ? Oui, dans certains cas... qui sont loin d'être majoritaires (et souvent le fait de compositeurs classés comme conservateurs).

En somme, la musique a toujours besoin de cadres précis, mais ne désigne rien en particulier. Un compositeur académique illustre une forme prédifinie, mais qui n'a pas de signifié traduisible en langage. Et un compositeur novateur apporte des nouveautés, des distorsions par rapport à un cadre "académique" préexistant. Par exemple Beethoven élargit la notion de développement, ou utilise de minuscules motifs très rythmiques comme thèmes pour toute une symphonie (le cas emblématique de la Cinquième...). Ou encore Wagner qui fait de nouveaux enchaînements ou ajoute des notes étrangères dans ses accords... ce qui crée des émotions auditives nouvelles par rapport aux accords que l'oreille était habituée à percevoir.

En revanche, la peinture figurative dispose toujours d'un signifié très facile à exprimer en mots : on peut décrire la scène, lire l'histoire du sujet représenté... C'est pourquoi l'académisme, en restant très proche d'une façon acquise de représenter ces sujets, a quelque chose de beaucoup plus littéral et pauvre que la musique, qui laisse finalement moins de place à l'équivoque et à l'imaginaire. L'académisme de la fin du XIXe siècle, l'Académisme pictural, a de plus une telle maîtrise technique que l'illusion presque photographique finit par aplatir le sujet lui-même : à force de se rapprocher d'un certain réalisme, l'art perd son rôle d'esthétisation.
Bien entendu, cela souffre de grandes nuances, parce qu'il existe en réalité beaucoup de choses qui font que les "pompiers" célèbres ont souvent leur caractère propre, qui s'éloigne à dessein de la pure illusion mimétique.

Mais en musique, les compositeurs classés comme académiques ou pompiers (Hérold, Meyerbeer, Mendelssohn, Saint-Saëns, Alexis de Castillon...) se révèlent très souvent pourvus de qualités assez personnelles. Saint-Saëns se montre au besoin un imitateur très spirituel comme dans Henry VIII ou un innovateur post-wagnérien inspiré comme dans Les Barbares [1].
Plus encore, chez les académiques français, on remarque un sens de l'humour assez développé, une forme de distance permanente qu'entretien le compositeur d'opéra avec ses personnages, qui empêche l'empathie totalement sérieuse. Et ce n'est pas seulement lié à Scribe, on le trouve dès le début du XIXe siècle, chez Hérold par exemple. C'est évidemment moins sensible chez ceux qui pratiquaient d'abord la musique de chambre, et en particulier les allemands...

Bref, l'académisme n'a pas tout à fait le même sens dans les deux disciplines. Et, de toute façon, ce qui fait tout le prix de ces artistes est toujours la petite marge malicieuse d'originalité qu'ils s'autorisent, une forme de mot d'esprit ou de clin d'oeil d'autant plus sensible qu'il s'inscrit dans une oeuvre cohérente et prévisible.

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Et on était donc très intéressé par le concept, surtout que l'infamie que l'on fait désormais porter sur les académiques empêche la publication, faute d'acheteurs, de ces oeuvres du Prix de Rome. La disparition du concours, désormais remplacé par l'attribution institutionnelle d'une bourse sans épreuves, a ajouté à sa confidentialité - il faut déjà être un peu cultivé pour voir de quoi il retourne.

Depuis le romantisme, la doctrine du créateur-démiurge a de toute façon rejeté l'idée d'un art fait de codes permanents : seul les novateurs sont des grands (ils le sont souvent, mais ils ne sont pas les seuls à l'être !), et cela a aussi abouti à cette coupure avec les publics au cours du vingtième siècle. A force d'innover pour eux, les artistes ont en quelque sorte devancé la culture commune, mais de beaucoup trop loin pour être suivis ! D'autant qu'en musique ne se pose pas la difficulté de l'abstraction vs. figuralisme... simplement il faut que l'émotion qu'apporte une couleur harmonique (le Moyen-Age vivait bien la tierce comme une dissonance !) évolue pour que l'appréciation du public puisse suivre...

Dans le prochain épisode, on parlera plus précisément du programme de la soirée.

Notes

[1] L'oeuvre n'a jamais été enregistrée - sauf par nos soins, mais trop imparfaitement pour être publiée, à ce jour -, mais les Symphonistes Européens en donneront le Prologue à Lille début 2011, apparemment avec Mathieu Lécroart en récitant ! Ce sera un rendez-vous à ne pas manquer.

mardi 9 novembre 2010

[Avant-concert] Otello de Rossini - (Osborn, Kortchak, Antonacci, Pidò)


Juste un petit signalement posté à l'instant dans un lieu voisin :

Je signale juste à ceux qui n'aiment pas le Rossini sérieux (hors Guillaume Tell, un fleuron du Grand Opéra à la française qui n'a pas grand rapport avec le reste de sa production) et qui seraient tentés par Otello au TCE (ou tout simplement par une découverte au disque) que c'est vraiment l'opéra tout indiqué pour s'y convertir.

Contrairement aux daubes infâmes qu'il a pu produire (Elisabetta Regina d'Inghilterra est au moins aussi mauvais que les opéras de Glass), ou aux usines à vocalises plus (Maometto II) ou moins (Semiramide) sympathiques qu'il a pu produire, Otello a véritablement une place à part.

A plusieurs titres :

  • la qualité mélodique en est grande, plus inspirée que dans les autres oeuvres de son répertoire serio, et les lignes ne se contentent pas de coloratures prévisibles ;
  • l'orchestration est réellement soignée ; rien de révolutionnaire, mais un véritable effort d'apporter des couleurs de bois ou de cors, de trouver des figures expressives d'accompagnement, loin des ponctuations sèches qui sont souvent la norme du belcanto romantique de cette époque ;
  • dramatiquement, l'oeuvre dispose d'un rythme et d'une densité d'intrigue assez supérieurs, on est tiré vers l'avant là où en général ces livrets se traînent épouvantablement en affadissant les plus grands chefs-d'oeuvre (ou pas) de la littérature ;
  • enfin, il faut noter la plus-value d'un véritable sens de la danse, beaucoup d'épisodes 'rebondissent' bien, s'éloignant ici aussi de la tradition de ploum-ploums assez rectilignes.

Suite de la notule.

[site] Référencement des concerts parisiens

Pour tous ceux qui :

  • n'ont pas l'envie de produire un décorticage aussi patient que les lutins de CSS ;
  • qui veulent pouvoir effectuer une recherche par date ;
  • qui sont en quête de concerts gratuits ;


on découvre à l'instant, bien plus performant que Diapason, plus maniable que Concertclassic, plus agréable et complet que (le déjà très bon) Concertonet, moins compliqué à se procurer que Cadences... Musique-Maestro.fr.

Certes, pour l'heure, le site ne recense que Paris, mais il demeure remarquable :

  • vision à très long terme (on peut voir les concerts passés, et on dispose de toute la saison et pas seulement du mois à venir) ;
  • possibilité de rechercher par critères (gratuité, jeune public, captations radios...) ;
  • possibilité de rechercher de façon transversale (par ensembles, artistes, etc.) ;
  • possibilité de vérifier ce qui est disponible un soir donné ;
  • possibilité enfin de créer un compte pour gérer son planning.


Un site qui répond réellement au besoin précédemment évoqué... Etrange qu'il ne soit pas plus célèbre, alors l'occasion pour nous de lui faire sa publicité.

dimanche 7 novembre 2010

Le chant magique : Rodion Chtchédrine, Le Vagabond Ensorcelé


Sentiments très mitigés durant le concert... et pourtant une impression très positive et durable à la fin de celui-ci.

De quoi s'agit-il au juste ? Pour deux soirées consécutives, le Châtelet mettait à l'honneur le compositeur Chtchédrine, l'immortel auteur de la Suite Carmen pour cordes et percussions, dont la luxuriance dansante presque sauvage, prévue pour son épouse Plisetskaya, a profondément marqué l'imaginaire musical.
Le premier soir, Valéry Gergiev et l'Orchestre du Marinsky, ainsi que son ballet, interprétaient Le petit cheval bossu, un ballet de jeunesse (1955) aux couleurs vives et naïves, garni de jolies figures légères et virevoltantes. Nous n'y étions pas, mais nous en avions recommandé la résevation. C'était paraît-il assez plein, présence d'un corps de ballet russe aidant, et il semble de plus que l'oeuvre n'existe

Le second soir, les mêmes jouaient un opéra tout récent du compositeur, Le Vagabond Ensorcelé, créé en 2002 à l'Avery Fisher Hall sous la direction du commanditaire, Lorin Maazel. Il avait ainsi réclamé à Chtchédrine (que même les français écrivent souvent, à force de le lire ainsi sur les disques, à l'anglaise : Shchedrin)

quelque chose de russe, avec des chants anciens, des sons de cloches, des Polovtses, des Tsiganes et une voix de basse profonde,

en somme une forme d'archétype, auquel se conforma à merveille le compositeur. Le livret, inspiré par le Vagabond de Leskov, est construit comme le récit a posteriori du narrateur-personnage, Ivan Sévérianovitch Fliaguine, tantôt rapportant ce qu'il a vécu, tantôt le jouant, et secondé par deux autres récitants, une mezzo-soprane et un ténor, qui tiennent tour à tour les différents personnages féminins et masculins que le héros rencontre au cours de son existence errante.

Comme au début de sa Carmen, l'oeuvre émerge d'une sonnerie de cloches, et sera tout au long de son déroulement parsemée de choeurs sobres et extatiques, qui entrent souvent très discrètement pour faire écho ou prolonger le propos ou même les effets musicaux des solistes et de l'orchestre - à peine si on les remarque, mais le résultat est assez immédiatement impressionnant. Quelquefois, ils prennent le pas sur l'action pour égrener une intense prière. Le narrateur est bel et bien une basse, sinon profonde, une véritable basse noble aux graves majestueux, dont le parcours débute après que, novice au monastère de Valaam, il a tué par accident un moine qu'il fouettait "pour rire". Le spectre prophétique du moine est le premier personnage, avec une narratrice qui semble la mère d'Ivan, qui apparaisse.

Prisonnier pendant sa fuite chez des Tatars aussi sauvages que des Polovtses, Ivan subit un terrible ballet de torture symbolisant ses dix ans de captivité au désert de Rynn-Peski. Lorsqu'enfin il échappe à ses ravisseurs, il aboutit chez un prince généreux (le ténor) qui le couvre d'or à cause de son adresse à s'occuper des chevaux. Au cours d'un soir de beuverie, où un Magnétiseur (le ténor), sorte de diable (incarnation vengeresse du moine ?), le pousse à reprendre son vice d'alcool, il découvre une jeune chanteuse tsigane, Groucha. En trois mots, le temps se suspend : Pas de crépuscule... pendant un quart d'heure, la mélopée tourne sur elle-même, sans jamais donner le sentiment de répétition : une forme de suppression extatique de la notion de durée... assez ineffable. Il faut dire que Kristina Kapoustinskaïa, avec sa voix dense de mezzo au vibrato serré, a évolué du personnage de l'humble mère jusqu'à cette tsigane fascinante, et se change, à proprement parler, en enchanteresse. Alors que le disque avec les mêmes est simplement agréable, il y a une forme de magnétisme très singulier qui ne tient ni réellement à sa voix, ni à sa beauté... une présence, assez indicible, qui suspend tout le reste. L'illusion est telle qu'on se trouve au delà du geste juste et de l'accomplissement artistique.

A cet instant, Ivan lui jette tout son argent à ses pieds et le premier acte s'achève avec la mélodie de la tsigane. Avec le recul pour écrire une notule, on voit bien comme cela entre en résonance avec le titre même de l'oeuvre : otcharovat', c'est aussi bien "plonger dans les ténèbres" qu' "invoquer". Nul doute qu'il y a ici qu'elle chose de l'incantation enchanteresse dans ce chant dépouillé, sans objet, quasiment sans texte, qui se réitère sans jamais sembler parcourir le même chemin, une infinie redite qui ne se répète à aucun moment.

L'acte II est enchaîné : l'oeuvre ne dure que quatre-vingt-dix minutes, et il est vrai que l'on ne se plonge que très progressivement dans son atmosphère, d'autant que les personnages ne prennent corps qu'avec l'entrée de Groucha.

Ivan confesse sa dépense au prince, qui souhaite voir la tsigane et en fait sa maîtresse (en l'achetant aux tsiganes pour cinquante mille roubles), avec longs duos d'amour amèrement contemplés par le spectateur qui s'identifie à Ivan alors que celui-ci est hors-scène. Puis, souhaitant se marier avec une riche héritière, il chasse la jeune fille.

Ivan, éloigné lui aussi du palais, revient pour chercher sa trace. Le prince l'aurait-il tuée pour que le passe ne resurgisse pas ? Dans les bois et les marais, Ivan aperçoit sa silhouette inerte, l'orchestre hurle atrocement, accompagné d'effets stroboscopiques aussi bien visuels qu'acoustiques, vision d'horreur.

Elle vit. Et dans son désespoir demande à Ivan, par charité, de lui ôter la vie. Après un long et tendre duo, il obtempère, la perce de son couteau et la fait tomber dans le fleuve.

C'est la fin de sa vie, le moine lui apparaît et lui ordonne de se retirer dans le monastère pour achever le peu qui lui reste à vivre. La musique s'éteint doucement, dans les atmosphères religieuses déjà entendues, et le ballet continue sur scène pendant plusieurs minutes après sa disparition.

On le voit, le cahier des charges de Maazel a été dûment et complètement rempli.

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Que penser de cette oeuvre ?

Musicalement, bien que le fondement en soit totalement tonal, le résultat est assez décousu : le vingtième siècle a passé sur le style de Chtchédrine, et l'oeuvre semble une suite d'aplats et d'effets ponctuels, servant le déroulement de l'histoire, mais sans véritable intérêt musical autonome en soi, typiquement une musique qui serait caduque sans son texte.

Les effets eux-mêmes peuvent sembler assez grossiers, les cloches, les chants homophoniques pour la religiosité, les danses tribales pour les redoutables tatars, les duos d'amour sucrés. Chaque moment fort semble comme suspendu au-dessus de rien, des sortes de "numéros" surnageant sur une trame musicale continue mais assez faible.

Cette caractéristique qui s'entend au disque est renforcée par la mollesse de la direction de Gergiev (et la beauté très relative de son orchestre, dont les bois si beaux au disque sonnent très acide dans la salle), même s'il faut tenir en compte le fait qu'on entend toujours mal au Châtelet, même bien placé (milieu de parterre) comme je l'étais.

On peut aussi se demander si le choix de mettre en scène était tout à fait pertinent : on ne voyait pas l'orchestre et ses effets, et s'agissant d'un opéra pour salle de concert, pour trois solistes, choeur et orchestre, on voit bien qu'il y avait une forme de statisme inévitable, puisque l'oeuvre est aussi narrative que théâtrale... Cela va aussi contre les volontés initiales du compositeur (toutefois présent dans la salle, donc consulté comme en témoigne le livret de salle excellent et très hagiographique, plus dithyrambique qu'un compte-rendu de CSS).

Néanmoins, cette mise en scène d'Alexeï Stepaniouk, une fois accepté le rythme lent inhérent à l'ouvrage, secondait admirablement - par sa littéralité un peu libre, s'autorisant des écarts discrets pour occuper l'oeil et animer le plateau (présence de personnages non notés sur le livret et corps de ballet masculin sur scène) - les moments forts. C'est évidemment l'apparition de Groucha et de ses trois mots, qui auraient sans doute étaient moins forts et magnétiques avec une robe de concert et un orchestre sur scène, mais aussi tout l'acte II, très intense, qui se suivait de façon assez fusionnelle.

Les autres moments de grâce étaient en réalité les ballets violents (scène des tatars, ivresse d'Ivan, recherche de Groucha), extrêmement impressionnants et plutôt jubilatoires orchestralement.

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Et le verdict ?

Je n'ai pas signalé jusqu'ici le travail sérieux de Sergueï Aleksachkine, basse au timbre un peu gras et gris, mais bien investie et maîtrisant toute sa tessiture, s'autorisant aussi de jolies choses mixtes ; ni surtout Andreï Popov, excellent ténor (lyrique assez léger, voire caractère) dont l'émission haute et très peu vibrée qu'il utilisait en moine spectral se montrait particulièrement convaincante. Voilà qui est fait avant d'achever cette notule.

Au fil de la soirée, j'ai trouvé le temps un peu long : peu d'action, peu de choses à regarder, une musique pas très dense... Totalement subjugué par le chant de Groucha (et en l'occurrence de Kristina Kapoustinskaïa), j'ai suivi ensuite avec intérêt les déroulements de l'acte II, sans être réellement convaincu par l'oeuvre ou la musique cependant. J'ai donc beaucoup laissé le temps passer, malgré mon écoute bien sûr attentive.
Et pourtant, en sortant, j'avais le sentiment que quelque chose d'important était arrivé. Et de fait, je conserve des souvenirs extrêmement vifs (et agréables) de cette soirée, au delà même des moments que j'ai trouvés admirables.

L'oeuvre a paru sous le label Mariinski,

Suite de la notule.

samedi 6 novembre 2010

Leçon de ténèbre


La nuit est déjà tombée à Versailles. Sous la pluie battante, les spectateurs attendent l'ouverture des grilles. Il doivent penser aux tragédies de Campra. Le château est vide.

Devinette admirative



Ah, les crescendi beethoveniens !


Ses soli de hautbois extatiques !


Ses développements emportés !


Ses 'blocages' en guise de transitions !



J'aime beaucoup Schumann aussi, l'élan incroyable dont il est capable pour lancer un mouvement :



Et puis, les mouvements lents de Brahms, c'est si beau, ces lyrismes dans l'aigu des cordes, avec ces sobres et solennels pizz dans le grave et ces contrechants de cor si poétique...



J'aime beaucoup aussi les mélismes orientalisants façon Bizet, qui évoquent tant les ballets de Djamileh.

Et même un peu de Carmen (les sistres...).


C'était le cri du coeur pour une oeuvre que j'avais toujours méjugé eu égard à son entrée en matière un peu tonitruante, et que je redécouvre avec émerveillement. La qualité de son développement classique, l'évidence mélodique de ses thèmes, la variété de ses climats (et même, on le voit, de ses styles !), sa force d'évocation en font un réel bijou.

Car tous ces extraits étaient tirés, vous vous en serez aperçus, de la seule

Suite de la notule.

mardi 2 novembre 2010

[Bruxelles] Les Huguenots de Meyerbeer à La Monnaie


Puisque l'oeuvre va être donnée dans une luxueuse production à La Monnaie, un petit guide pour se retrouver dans l'alternance des distributions (aussi fastueuses l'une que l'autre).

Suite de la notule.

Les amants fous, création d'Orianne Moretti


Un petit droit de suite après avoir annoncé et commenté dans ces pages le spectacle consacré à Clara Schumann par Orianne Moretti. La Compagnie Correspondances fondée par ce soprano propose un spectacle théâtral mêlé de musiques au Théâtre du Tambour Royal jusqu'au 18 novembre.

Côté musical, on pourra entendre ceci, chanté par Orianne Moretti et Till Fechner (un très bon baryton central, plutôt bon acteur), avec Patrick Langot au violoncelle et Anastasia Slojneva au piano.

A. Rachmaninov, lied, « Belle comme un midi »
A. Scriabine, prélude opus 11 n°24
G. Mahler, lied, « Ich hab’ ein glühend Messer », Chant d’un compagnon errant
R. Schumann, duo « In der Nacht »
D. Chostakovitch, lied der Ophelia, voix / violoncelle, Romanzen‐Suite
R. Strauss, drei Lieder der Ophelia
A. Rachmaninov, Sonate opus 19 piano / violoncelle, Andante
H. Berlioz, La mort d’Ophélie

Je ne m'y suis pas rendu, notez tout de même que les Strauss et Chostakovitch sont très rarement donnés. Et le duo In der Nacht, un pastiche d'aubade espagnole dans le Spanisches Liederspiel Op.74 de Schumann (en réalité des adaptations allemandes de textes réellement espagnols par Emanuel Geibel), est une pure merveille : la douce solennité de l'espérance semble déchirer la nuit et défier les jaloux, avec une fusion des voix assez extraordinaire - un des plus beaux lieder jamais écrits, rien de moins.
De beaux moments en perspective.

Le tout se superpose à la trame de Hamlet de Shakespeare, qui en sera la colonne vertébrale théâtrale - avec une mise en scène.

3, 4, 11, 12 et 18 novembre à 21h
Théâtre du Tambour Royal. 94 rue du Faubourg du Temple. 75011.
Métro Belleville. Parking au 83 rue du Fbg du Temple.
Réservation : 01.48.06.72.34

David Le Marrec

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