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samedi 30 juillet 2022

Beyoncé & Jenůfa – comment la musique change vos relations érotiques


beyoncé renaissance
(nouveauté) (perplexité)
Shawn Carter, Allen George, Beyoncé Knowles, Fred McFarlane, Terius Nash, Adam Pigott, Freddie Ross, Christopher Stewart, Ryan Tedder… – « Renaissance » – Beyoncé, LREM Orchestra (Parkwood Entertainment Columbia 2022)







1. Queen Bey

J’ai toujours admiré la technicienne en Beyoncé, suraigu insolent, clarté d’élocution, médium très bien tenu, énergie agogique, et bien sûr – cela m’intéresse moins mais demeure indispensable pour atteindre ce genre de célébrité – des qualités de danseuse impeccable et un charisme de scène incontestable. En matière de technique de chant, il y a beaucoup à observer dans ce phénomène hors normes, par opposition à beaucoup d’ambitus limités ou de voix se reposant sur les bienfaits de la postproduction. Pour autant, j’écoute peu souvent ses productions, dans la mesure où je suis assez peu touché par les boîtes à rythme et les propositions largement rythmiques, où texte, contrepoint ou effets harmoniques sont peu centraux.

J’étais donc curieux de mesurer mon ressenti à l’écoute de ce nouvel opus. Résultat mitigé.

La voix reste très intéressante, capable de se couler dans des identités très différentes, avec une virtuosité intacte, depuis le suraigu flûté jusqu’aux médiums soufflés, timbre tantôt limpide, tantôt sombre et autoritaire… J’aime moins la retouche numérique permanente ; Beyoncé n’a pas besoin d’AutoTune (le logiciel qui permet aux vedettes sans talent de chanter juste), mais à entendre l'artificialité du résultat, il doit y avoir cinq logiciels du genre qui tournent simultanément pour retraiter la voix !  (Difficile de comprendre les critiques qui louent abondamment la puissance de sa voix – je ne vois pas trop comment s’en rendre compte dans ce contexte.)

La variété des influences et des productions intéresse également, saluée par la critique (davantage de House ici, mais on garde toujours la trame RnB et Soul non loin), clairement l’album échappe au syndrome récurrent de ces parutions qui intéressent à la première piste et finissent par écœurer à mi-disque, à force d’entendre exactement la même jolie chose de piste en piste. (Vu le nombre de collaborateurs à la composition, et qui changent de piste en piste – je n’ai pas cité tout le monde ! –, c’est bien le moins, vous me direz.)



2. Imaginaire verbal

Ma réserve se fonde plutôt sur la partie textuelle. Je connais mal, je le disais, le détail des œuvres de Beyoncé, mais en vérifiant dans ses textes passés, si en effet la connotation sexuelle était bien sûr présente (il s’agit en grande partie de musique calibrée pour les dance floors, autrement dit les zones de chasse du petit vérin), elle n’était pas exploitée de la même façon. Dans Lemonade (2016), si l'on extrapole les allusions, on suggère des choses sur le tempo d’actes sexuels, mais toujours relié à une histoire émotionnelle, à un état de couple. Ça ne me pose pas de problème en soi – c’est une partie de la vie de l’humanité, et il n’est pas illégitime que l’art s’en empare (ce qu’il a toujours fait au demeurant, fût-ce de façon plus allusive, ne serait-ce que l’obsession répandue pour la virginité).

Or, ici, l’accumulation du même stéréotype me met mal à l’aise. Quasiment chaque chanson (même celles non indiquées comme « explicites ») évoque un acte sexuel dans un contexte identique : Monsieur est invité à y aller plus fort, il est remercié de faire l’aumône de jeter un regard avant de rentrer chez lui, Madame mentionne l’argent que ça vaut, et se vante de ses sacs Dior.

Et cela crée une gêne chez moi. Pas parce que ce ne sont pas des personnages positifs – on ne peut pas dire que la littérature mondiale manque de contre-modèles, parfois érigés en modèles –, mais parce qu’il s’agit d’un modèle unique qui est présenté ici sans recul. Et qui a des implications – en tout cas du fait de la popularité de la chanteuse, et de la réception critique sans aucune réserve.

Autant on pouvait rencontrer des éléments d’affirmation féminine ou afro-descendante dans les albums précédents (mêlés, bien sûr, au même type de production visant les discothèques), autant ici, cela se limite à quelques « nigga » qui attestent l’appartenance ethnico-sociale de la chanteuse à partir d’un argot que seuls les noirs peuvent utiliser sans honte ; sans plus ample ambition.

Tout l’imaginaire de l’album semble fusionner deux figures : la femme vue par la pornographie (qui désire, quoi qu’elle en die, se faire défoncer le plus fort possible) et la figure de la michetonneuse, pour qui l’argent est la principale valeur sûre de l’érotisme. L’emblème de la chanson mondiale crée ainsi, dans cet album, un portrait cohérent de femme archétypale et désirable (elle explique très bien dans ses entretiens, par ailleurs, comment son alter ego scénique, Sasha Fierce, représente une sorte d’absolu, notamment en matière de séduction) : cet idéal décrivant peu ou prou une pornstar rémunérée aussi dans le privé.


extrait de Church Girl
[Chorus]
I'll drop it like a thottie, drop it like a thottie
I said now pop it like a thottie, pop it like a thottie (You bad)
Me say now drop it like a thottie, drop it like a thottie (You bad)
Church girls actin' loose, bad girls actin' snotty (You bad)
Let it go, girl (Let it go), let it out, girl (Let it out)
Twirl that ass like you came up out the South, girl (Ooh, ooh)
I said now drop it like a thottie, drop it like a thottie (You bad)
Bad girl actin' naughty, church girl, don't hurt nobody

[Post-Chorus]
You could be my daddy if you want to
You, you could be my daddy if you want to
You could get it tatted if you want to
You, you could get it tatted if you want to (She ain't tryna hurt nobody)
Put your lighters in the sky, get this motherfucker litty
She gon' shake that ass and them pretty tig ol' bitties (Huh)
So get your racks up (Word), get your math up (Huh)
I'ma back it up (Uh), back it, back it up (Back it, back it up)
I'ma buss it, buss it, buss it, buss it, actin' up (Actin' up)
I see them grey sweats (Grey sweats), I see a blank check


extrait de Summer Renaissance
(Ooh)
Boy, you never have a chance
If you make my body talk, I'ma leave you in a trance
Got you walking with a limp, bet this body make you dance
Dance, dance, dance

[Chorus]
Ooh, it's so good, it's so good
It's so good, it's so good, it's so good
Ooh, it's so good, it's so good
It's so good, it's so good, it's so good

[Bridge]
Applause, a round of applause
Applause, a round of applause
Say I want, want, want, what I want, want, want
(I want, want, want what I want, want, want)
I want, want, want what I want, want, want
(I want, want, want what I want, want, want)
I want your touch, I want your feeling
(I want your touch, I want your feeling)
I want your love, I want your spirit
(I want your love, I want your spirit)
The more I want, the more I need it
(The more I want, the more I need it)
Need it
(Need it)
Versace, Bottega, Prada, Balenciaga
Vuitton, Dior, Givenchy, collect your points, Beyoncé
So elegant and raunchy, this haute couture I'm flaunting
This Telfar bag imported, Birkins, them shits in storage
I'm in my bag

[Outro]
Ah-ooh
Ah-ooh
Ah-ooh


extrait de Thique
[Bridge]
Boy, you crazy, body mean, back it up like limousine
You gotta make a fold out to fit a magazine, right
Girl, look at your body, right
Boy, take this in slow, don't let go
Tell me how bad you been wanting it
And hurry up, quick, 'fore the moment ends
I like what I hear, might be sleeping in
Screaming, "Beyoncé," chocolate ounces
Sit on that, bounce it, bounce it

[Chorus]
Ass getting thicker
Cash getting thicker
Cash getting larger
He thought he was loving me good, I told him "Go harder" (Baby, that's that thick)
Thought she was killing that shit, I told her "Go harder" (That's that thick)
Look at this alkaline wrist 'cause I got that water (Baby, that's that thick)
Ass getting thicker (That's that thick)
Cash getting
Look at this shit




3. Implications

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce n’est pas une réserve morale de ma part (il faudrait être bien sot pour juger de la moralité de personnages de fiction, et bien haut dans la hiérarchie épiscopale pour décider des pratiques intimes licites), mais plutôt une inquiétude sur les conséquences concrètes de cette fiction. J’ai pu constater de première main et de façon récurrente, auprès d’adolescents (des cités où le contrôle parental est plus lâche, mais aussi des beaux quartiers), la puissance des représentations pornographiques et du mythe de la michto. Je ne dis pas du tout qu’il soit de la responsabilité de la chanteuse de vérifier quelles sont les implications sociales de sa musique, évidemment ; en revanche je perçois de possibles conséquences.

Comme la pornographie est désormais accessible partout – pire, si vos parents n’ont pas Netflix ou que vous aimez du manga underground et que vous allez chercher sur des sites de flux illégaux, vous en verrez sans en avoir demandé –, la question n’est plus de se demander si vos enfants ont vu de la pornographie, mais simplement s’ils en voient plutôt à dix ans ou auparavant. Les médias ont beaucoup évoqué les groupes d’entraide entre collégiens sur Snapchat à propos du prolongement du harcèlement scolaire, mais ces endroits hors du contrôle des adultes sont aussi les endroits où, pour s’amuser, pour montrer qu’on est au courant, pour s’indigner, on poste des images assez crues, pas toujours soigneusement sélectionnées – en effet la pornographie gratuite contient beaucoup d’images volées et de vidéos mettant en scène des personnes non consentantes, voire des mineurs ; c’est même le modèle économique des plates-formes comme PornHub.
Or, beaucoup de parents refusent, par principe, par gêne ou par déni de réalité, d’aborder ces sujets, si bien que la pornographie est devenue une contre-culture dès des âges assez tendres (la proportion de jeunes de 10 ans qui en ont vu est écrasante). Plus effrayant encore, l’existence de ce modèle sous-jacent chez les jeunes incite les jeunes qui n’en ont pas vu (jeunes filles surtout) à modeler leurs comportements sur cette norme (vanter sa grosse bouche, faire des moues évocatrices…).

De même, le mythe de la michetonneuse, popularisée par les thématiques du rap – les femmes sont d’abord attirées par l’argent, elles ne vous voient pas à votre juste valeur si vous n’êtes pas riche –, semble très ancrée dans les croyances des adolescents. 

Et c’est pourquoi je suis gêné : si même la musique considérée comme mainstream fait circuler sans recul ces représentations, y a-t-il une possibilité pour la jeunesse de savoir qu’il est possible de connaître des relations sentimentales qui ne soient pas une lute de pouvoir implicite, de vivre des relations sexuelles non violentes, de percevoir des représentations de la femme non vénales ?  Beyoncé se met quelquefois en scène dans ces chansons et exprime qu’elle est en quelque sorte le Graal, le meilleur coup possible… et le fait tout en demandant qu’on y aille fort, en se félicitant de l’argent que cela vaut, en s’interrompant soudain pour citer des marques de luxe. Je suis déçu qu’il n’y ait pas vraiment d’autres messages, de points de vue variant de chanson en chanson.

Autant, musicalement, malgré l’aspect léché et calibré de la production, la variété des ambiances sonores est immédiatement sensible, autant l’imaginaire textuel paraît vraiment pauvre, voire problématique – il s’agit clairement de chansons conçues pour danser en boîte (voire pour s’agiter après la boîte), dont le propos m’a paru singulièrement limité, et potentiellement néfaste.

La pochette, sur laquelle j’ai moins d’avis, rejoint assez cet esprit : on glorifie un corps stéréotypé globalement impossible (taille de guêpe à l’âge où l’on a eu des enfants, mais pourvue d'attributs sexuels secondaires disproportionnés), et il s’agit manifestement de l’argument de vente principal – c’est un bon coup car elle a le bon corps, et ça prouve à quel point c’est une glorieuse chanteuse.



4. Échos musicaux

Tout cela rejoint aussi quelques réserves plus purement musicales : le lien de la musique avec le texte est souvent ténu :  pour un couplet donné on entendra texte sur une ambiance globale, pas de mots soulignés, on sent que tout cela a été écrit à quinze, chacun dans son couloir. La pauvreté des refrains (plus ou moins des répétitions de formules de gémissements) rend difficile de trouver le grand frisson où un mot coïncide avec un effet sonore, nous touche par rapport à notre expérience ou notre perception du monde.

J'y retrouve par ailleurs une mode qui m’agace, le chant gémissant (pas du tout limité à la chanson suggestive, c’est vraiment une mode esthétique très répandue), où j’ai toujours l’impression que les chanteuses cherchent à me vendre de la viande plus ou moins fraîche au lieu de me convaincre par leur timbre ou leur expression reliée au texte. Ici, certes, gémissements pleinement en contexte.



5. Généalogie du mauvais modèle

Ce type de question sur les messages dangereux portés par la musique ne sont pas neufs évidemment.

Philippe Quinault a été disgracié et exilé parce qu’il était possible de lire un double sens critique sur la possessivité de la Montespan dans le livret d’Isis de LULLY – on ne voit pas comment cela aurait pu être le projet d’un poète de cour qui écrivait des Prologues à la gloire explicite du souverain, mais la rumeur fut telle qu’il fallut bien une réaction.

On n’a pas toujours pris au sérieux l’opéra – témoin l’incroyable absence de scandale devant Robert le Diable de Meyerbeer (livret de Scribe), où le héros est fils d’un démon, et vole une relique sainte tout en culbutant une abbesse dannée sur un autel consacré… (Et Meyerbeer & Scribe les empile, faisant jouer le mauvais rôle aux catholiques dans Les Huguenots, critiquant l'aristocratie dans Le Prophète et l'Église dans L'Africaine…) L'explication la plus probable demeure que personne ne se faisait d'illusions sur la portée d'un opéra, par essence une fiction pas très sérieuse.

On peut tout de même dénombrer quelques scandales : ainsi chez Verdi, accueil d’abord gêné de Stiffelio et de La Traviata, qui mettaient en scène les désordres privés (et pour tout dire sexuels) de personnages de la vie contemporaine (un pasteur et pire, une courtisane), avant le triomphe de la seconde lors des reprises – en Angleterre, l’Église anglicane avait recommandé aux fidèles de ne pas y assister, tandis que la reine Victoria n’alla jamais au théâtre les soirs où la pièce était donnée.

On se souvient aussi de Carmen de Bizet, dont l’indécence du sujet et des manières (la séduction purement animale, le désir dans les basses classes et non plus l’habillage convenable des passions aristocratiques) avait provoqué le rejet lors de la première.
Ou encore Thaïs de Massenet, d’après un roman d'Anatole France tournant en dérision la foi, où il fallut non seulement supprimer le ton critique, retirer certaines représentations païennes (trop laudatives) ou diaboliques, et même changer le nom du prédicateur, tant on craignait les épigrammes lancés du poulailler, où Paphnuce (devenu Athanaël) aurait rimé avec prépuce.

Je vois aussi d’autres opéras qui ont moins été mis en accusation et qui entrent plutôt dans la catégorie où je place cet album de Beyoncé. Don Giovanni est un cas intéressant : le livret de Da Ponte dresse le portrait d’un violeur vantard, d’un aristocrate lâche qui obtient les faveurs des femmes par la force ou la ruse, sous la protection de l’anonymat. Même sous la plume d’un homme peu tourné vers la morale traditionnelle, le portrait n’est pas flatteur, et reste très proche de ceux dressés par Molière puis Bertati (qui place la mort du Commandeur en début d’ouvrage), appelant clairement la désapprobation.
Or, la musique de Mozart en change totalement la perception : dès que Don Juan s’exprime, la musique se pare de lumière (« Più fertile talento del mio non di dà », dans le trio d’éloignement d’Elvire, ou bien sûr « Vivan les femmine, viva il buon vino »), si bien que le personnage attire toute la lumière, devient admirable, presque exemplaire. Sans la musique de Mozart, il n’est pas certain que cet abuseur sans aucune authenticité eût jamais attiré l’intérêt des Romantiques, qui en font un étendard de l’absolu (aimer toutes les femmes, suivre ses passions et sa quête plutôt que Dieu, ce devient une forme d’allégorie du mouvement).

On pourrait aujourd’hui le voir avec le regard désapprobateur de l’héroïsation de comportement destructeurs pour les individus et la société – Don Juan ravage tout le contrat social d’Ancien Régime, qui fait reposer (Molière l’explicite dans son Dom Juan) tout le système sur l’exemplarité de ceux qui en sont à la tête, et qui n’ayant plus grande justification militaire dans un pays unifié, doivent justifier leurs privilèges par le modèle qu’ils donnent à voir.
De surcroît, même hors de ce contexte, il piétine le droit naturel de tous ceux qu’il croise, valet contraint aux délits, femmes violées ou abandonnées, maris déshonorés, rivaux ou gêneurs occis. On pourrait se faire une cause féministe que de faire une lecture critique de la pièce avant toute représentation de Don Giovanni : sa matrice, qui était plutôt une représentation critique de ce qui arrive aux mauvaises élites (« dormez sur vos oreilles, bonnes gens, Dieu va réparer tout ça et plus vite que vous ne croyez »), a été totalement renversée et semble célébrer l’objectification des femmes. Mais l’opéra semble tellement adoré de tous (non sans raison, musicalement comme dramaturgiquement !) qu’il a échappé jusqu’ici à ce type de critiques.

Moins emblématique, et moins lié à la musique, je ressens davantage cette gêne avec Jenůfa de Janáček. L’intrigue est simple : Jenůfa est en couple avec un jeune muguet un peu superficiel, son cousin Števa – il passe son temps à boire, si bien qu’elle ne peut même pas lui révéler qu’elle est enceinte de lui. Le demi-frère de Števa, Laca, est jaloux et, affirmant que Števa n’aimerait jamais Jenůfa si ce n’était pour ces joues roses, lui lacère le visage avec le couteau qu’il vient de faire aiguiser. Quelques actes (et un nourrisson congelé) plus tard, tout est bien qui finit bien : Števa a bien sûr quitté Jenůfa de dégoût, et Laca veut bien de Jenůfa, qui a ainsi tout le loisir d’épouser son bourreau – le livret et la musique présentent cela comme le triomphe de l’amour vrai. Typiquement le genre d’intrigue où l’on est mal à l’aise sur la vision du monde que les créateurs veulent nous amener à partager.



6. Apostilles

En vieillissant, bien que biberonné au « séparer le propos de la beauté de l'œuvre », j'avoue apporter davantage d'attention aux comportements antisociaux que valorisent certaines représentations. J'écoute quand même du Wagner, bien sûr, mais je ne nommerais certes pas une rue à sa gloire, à cause du mauvais exemple qu'il était en tant qu'humain – la société de ses contemporains se serait vraisemblablement mieux portée sans lui.
Et j'avoue être ainsi plus sensible les implications sur les représentations et les comportements sociaux, surtout d'œuvres destinées à toucher le plus grand nombre, et sans appareil critique afférent – il suffit de voir que les questions que j'ai soulevées (insérer métaphore à la mode) n'ont même pas été évoquées dans la plupart des critiques de l'album Renaissance.

Surtout, autant l'opéra est destiné à une sorte d'élite culturelle (pour faire simple, des vieux qui aiment lire), qui peut mettre tout cela à distance – et si ce n'est pas le cas, les metteurs en scène s'en chargent –, autant un album de RnB implique une identification plus immédiate au contenu, par un public plus jeune… selon son degré de cool (ne dites plus swag, c'est très 2015), il peut imprégner un sentiment d'appartenance commune, une partie des représentations des mondes.
C'est pourquoi je m'alarmais plus tôt, davantage que pour les livrets à base d'héroïnes perdues au milieu de mâles infâmes.

Et comme ce bavardage excède en longueur ce que je souhaite mettre dans ma liste d'écoutes, je le glisse ici, sans prétendre avoir fourni tout le contexte et toute la profondeur de champ que le sujet mériterait. (J'en ai conscience.)

samedi 16 juillet 2022

Falstaff, le génie méta-




Je voulais écrire un mot sur les géniales trouvailles motiviques de Falstaff (les bassons qui répètent « dalle due alle tre » dans l'esprit de Ford rendu fou par la jalousie), ou les parodies insensées (son propre chœur de louange à Dieu dans Nabucco !), mais en réalité j'ai déjà écrit la notule il y a près de cinq ans…

Je me contente donc, au lieu de refaire la même chose en moins bien, d'y renvoyer.

« Écouter Falstaff sans la glotte – quand Verdi écrit des leitmotive pour rire »

Et je réalise en ce moment même une petite écoute comparée de l'ensemble de l'œuvre, plusieurs versions que je réécoute ou que je n'avais pas encore essayées, dont une nouveauté toute fraîchement sortie hier. Dans la fameuse liste commentée et publique des écoutes. 

mardi 12 juillet 2022

Panorama de la musique ukrainienne – V – Mykola LYSENKO, naissance d'une littérature et d'une nation


[[]]
(Extrait de Taras Bulba, seul de ses opéras disponible au disque – Melodiya.)

mykola lyssenko



Rapport d’interruption

(Début de la série, avec ses préalables linguistiques, historiques, politiques et bien sûr musicaux – lisible sur cette page.)

Alors que l’usage était de publier une ou deux notules par semaine, me voilà rendu à une notule par mois. Ce n’est pas un choix de ligne éditoriale, mais cela pourrait se reproduire : entre des engagements extérieurs (écriture des programmes pour mon festival chouchou) et surtout la masse de recherche nécessaire pour débroussailler un sujet comme celui d’aujourd’hui, il serait très difficile de livrer ce genre de format en une semaine, sauf à répudier ma femme, négliger mes amants, attacher les enfants à un arbre et déshériter le chien.

Les notules intermédiaires habituelles auraient aussi pris trop de temps, surtout que j’ai scrupuleusement poursuivi l’alimentation de l’agenda des concerts, des comptes-rendus de spectacles, des commentaires des disques écoutés.

J’aurais aussi pu feuilletonner cette notule, mais, outre que ce serait feuilletonner un épisode de ce qui est déjà une série (!), il y a véritablement une logique interne dans ce parcours, qui permet de tisser l’histoire, la musique, la langue et la culture au sens large, et qui paraîtrait plus sèchement factuel en le démembrant, je crois.

J’espère que le format conviendra aux (éventuels) lecteurs.




6. Les grands compositeurs ukrainiens (suite)
6.2. Les romantiques nationaux

6.2.3. Mykola LYSENKO

    6.2.3.1. Contexte

        6.2.3.1.1. Construction sociale

    Lorsqu'on songe à un compositeur emblème de l'Ukraine, c'est en général Lysenko (Lyssenko en translittération française, beaucoup moins usitée) qui est cité – 1842-1912.

    Il est de la génération ultérieure à Hulak-Artemovskyi, et exerce dans les années d'oppression suivant l'oukase d'Ems (1876, voyez la précédente notule) qui marginalisait la langue et la culture ukrainiennes. Et pourtant, en dépit de l’interdiction d’imprimer en ukrainien, il va parvenir à collecter des chants, fonder des chœurs, faire représenter des opéras… tout cela en ukrainien, et regorgeant de mélodies et de sujets proprement ukrainiens. C’est possiblement cet accomplissement qui le rend aussi central dans l’imaginaire musical de l’Ukraine.

    Originaire d'un village près de Krementchouk, métropole régionale de 200.000 habitants que la récente actualité a rendue célèbre malgré elle, Lysenko a incarné le mouvement de la conscience nationale ukrainienne à l'œuvre dans la seconde moitié du XIXe siècle.

    Ses origines préparent ces prises de position : d'une famille d'officiers cosaques ; son père était colonel de cuirassiers, très instruit, parlant ukrainien à la maison ; sa mère descendait elle-même de cosaques et de propriétaires terriens, jouait parfaitement du piano et lui donna ses premières leçons. Les moyens financiers de la famille, devant les dispositions de l'enfant, ont permis de lui dépêcher un professeur particulier, puis de décider l'envoi en pensionnat à Kyiv.

    Petite parenthèse utile :

Lysenko cosaque

Que Lysenko soit issu d'une famille de cosaques n'est pas tout à fait indifférent. Les Cosaques étaient des  peuples (à l'origine semi-nomades), essentiellement slaves, situés plutôt à l'Est du Dniepr (vers la frontière Est de l'Ukraine et au delà), que les Russes ont à la fois redoutés et engagés comme supplétifs dans leurs guerres contre les Ottomans ou les Polonais.

Les Cosaques suivaient un entraînement militaire avancé ; ils étaient des hommes libres, ni aristocrates ni laborieux serviles, statut original qui a considérablement suscité l'envie / l'incompréhension / le mépris / la peur / le rêve chez les poètes et chez leurs contemporains en général. Le mot d'origine écrit dans le Codex Cumanicus (fin XIIIe s.), quzzaq, peut être aussi bien synonyme de « garde » que de « pillard », signe de cette double interaction avec les Russes.

L'Ukraine moderne (qui signifie « la Marche ») apparaît en tant qu'État autonome au XVIIe siècle, lorsque les Cosaques, alliés aux Russes et aux Tatars, chassent les Polonais. Une autonomie significative leur est laissée dans leur État-tampon (jusqu'aux restrictions de Catherine II). [Voir cette notule pour la récapitulation brévissime de l'histoire de l'Ukraine.]


    Lysenko est ainsi élevé dans une culture qui valorise l'autonomie des individus et de la culture locale, de surcroît en entendant parler ukrainien.

    Après avoir reçu les cours particuliers susmentionnés, le jeune Lysenko étudie à Kharkiv, Kyiv, Leipzig (Reinecke et Moscheles au piano, Ernst Richter à la théorie…). Ces années d'études ne sont pas simplement citées ici pour remplir du pixel à peu de frais. J'y relève deux faits remarquables.

        6.2.3.1.2. Formation juridique locale

    a) Pendant deux ans, entre son diplôme de l'Université de Kyiv et son départ pour Leipzig, Lysenko exerce comme
médiateur de paix (1865-7), une fonction qui n'avait été inaugurée dans l'Empire russe que quatre ans plus tôt.

Lysenko juge
La fonction de médiateur de paix était en général confiée à des propriétaires ou des notables d'un territoire pour régler les conflits sur le foncier, sur le respect des conditions d'autonomie locale, sur le droit du travail, et en particulier sur les contentieux liés au nouveau statut des paysans libérés du servage (1861)– en réalité, le prix pour racheter la terre restait inaccessible à beaucoup d'entre eux, qui demeuraient, de fait, enchaînés à leur maître.

Lysenko fait partie des progressistes (je ne maîtrise pas la terminologie, mais ma source en ukrainien écrit прогресивно ; je ne sais si c'est un équivalent exact, s'il y a d'autres termes techniques, etc.) qui s'emparent de cette fonction après sa création. Parmi les titulaires célèbres, Tolstoï !  Je ne connais pas assez la biographie de l'écrivain pour en juger, mais il y a sans doute là un lien assez étroit avec les réflexions de Levine sur l'avenir du monde paysan dans Anna Karénine.

    Je n'ai pas le loisir, dans le cadre de cette série, d'approfondir complètement chaque compositeur abordé, et je n'ai pas trouvé, en l'état, si Lysenko souhaitait donner de sa personne avant de poursuivre ses études, comme une forme de service civique, ou s'il avait réellement hésité avec une carrière plus politique.

    Le pouvoir central russe, constatant cette tendance progressiste et cette tendance à la décentralisation, a très vite resserré l'étau – Lysenko a aussi pu être évincé, ou tout simplement découragé par la perte d'influence du poste au cours des années 1860.

    Tout cela éclaire en tout cas le caractère de l'engagement de Lysenko, certainement pas uniquement musical, mais aussi lié à sa culture ukrainienne, à sa terre, voire aux petites gens.

        6.2.3.1.3. Formation musicale cosmopolite

    b) Durant ses études à Kyiv, 3 des 4 professeurs mentionnés dans les textes parcourus étaient… tchèques !  Je trouve cela intéressant à plusieurs titres.

    D'abord, cela peut éclairer d'une façon ou d'une autre l'enseignement qu'il a reçu et le style sonore qui est devenu le sien. Je connais trop mal le fonds tchèque du rang du milieu du XIXe siècle (et pas du tout ces compositeurs-là : Neinkwich, Panocini, Vilchek) pour me rendre compte de ce qui pourrait s'être passé de ce côté-là, mais il y aurait de belles recherches à effectuer de ce côté – il serait étonnant que ça n'existe pas déjà, au moins chez les chercheurs ukrainiens.

Par ailleurs, cela illustre (même si c'est probablement fortuitement) l'intrication entre les nations dans cette zone : naguère territoire polonais, l'Ukraine était désormais partagée entre deux empires, Russie à l'Est, et à l'Ouest une portion de l'Ukraine ukraïnophone, au sein de la Galicie, où cohabitaient ukraïnophones, germanophones et tchécophones. Lysenko n'a pas vécu dans cette zone, qui correspondrait au secteur actuel de Lviv (l'histoire de ce côté-là moins documentée dans les documents grand public que les zones plus centrales autour des grandes villes de Kyiv et Kharkiv ; il semble que la vie musicale y ait davantage été ordonnée autour de sociétés artistiques semi-professionnelles) ; cependant, jusque dans l'Ukraine sous emprise russe, les Tchèques semblaient circuler et échanger avec beaucoup d'aisance, entrelac de cultures dont je n'avais pas nécessairement conscience avant que de préparer cette notule.
(J'espère que tout ceci vous mindblowe comme moi.)

La carrière internationale de Lysenko débute d'ailleurs à Prague, où il joue ses arrangements pour piano de chansons ukrainiennes. Si vous êtes curieux de son répertoire de pianiste : il jouait les grands succès ambitieux de la génération précédente : Wanderer-Fantasie de Schubert, Phantasiestücke de Schumann…

Dernière étape de ses études : Saint-Pétersbourg, évidemment. Il étudie l'orchestration avec Rimski-Korsakov (ce que je vous mets au défi d'entendre dans ses compositions, particulièrement traditionnelles sur cet aspect), et croise pas mal d'autres compositeurs importants du temps, dont Moussorgski – qui écrivait alors, il n'y a pas de hasard, La Foire à Sorotchyntsi, sur une nouvelle de Gogol tirée du même recueil que La Nuit de Noël et Nuit de mai, dont Lysenko tire plus tard deux opéras !

        6.2.3.1.4. Vie

    Le reste de sa vie est davantage prévisible : tournées en Ukraine (Tchernihiv notamment), deux mariages (le second, qui lui donne sept enfants, avec une de ses élèves pianistes), place centrale dans la musique à Kyiv, et le qualificatif de « père de la musique ukrainienne » qui lui est accolé de son vivant.

    Voilà pour le contexte, qui est éclairant en lui-même sur l'ensemble de la situation artistique en Ukraine au XIXe siècle et nourrit tout autant notre compréhension de ces musiques que l'évocation des œuvres elles-mêmes.




    6.2.3.2. Legs musical

À présent, que retenir de la musique de Lysenko ?

        6.2.3.2.1. Langage formel conservateur

    1) Sur le plan de l'écriture, sa musique est peu singulière : essentiellement mélodique, d'un lyrisme romantique simple, quelquefois expansif (mais souvent assez mesuré), où se repèrent quantité d'emprunts et allusions au folklore. La chose rend encore plus complexe la considération envers son talent de compositeur en tant que tel, dans la mesure où la plupart de ses mélodies doivent être des emprunts ou des transcriptions.

    En entendant pour la première fois ses compositions (transcriptions pour piano, pour violon-piano, et même Taras Boulba !), je n'avais pas été très impressionné : peu de surprises harmoniques (même si les enchaînements d'accords ont, à la marge, une certaine couleur locale), pas du tout de contrepoint, et une veine mélodique pas particulièrement vertigineuse.

    Pour autant, pas sans beautés, je les mentionnerai plus loin dans le détail des œuvres.

        6.2.3.2.2. Rôle dans l’ethnomusicologie ukrainienne

    2) Sur le plan ethnomusicologique, en revanche, Lysenko est lui-même allé transcrire des chansons, voire des cérémonies de mariage entières, et a collecté un très grand nombre de mélodies folkloriques. Il les a ensuite réutilisées dans ses pièces pour piano (beaucoup de transcriptions et de paraphrases de thèmes populaires), pour violon & piano, et bien sûr les sept volumes de relevés de chansons folkloriques, qu'il élabore à partir de 1868 jusqu'à sa mort.

    Malgré l'interdiction d'imprimer en ukrainien après l'oukase d'Ems en 1876, Lysenko fonde toute son œuvre sur le patrimoine et la langue ukrainiennes, et remporte de vifs succès dans les années où les autorités font tout pour limiter la diffusion de cette culture, créant de nombreux opéras dans les années 1880 et 1890, dirigeant des chœurs, écrivant des arrangements de thèmes folkloriques, documentant le patrimoine sonore de toutes les façons possibles.

        6.2.3.2.3. Catalogue

    3) Ses opéras, eux aussi, qu'ils soient complètement mis en musique ou conçus selon un format d'opéra comique (alternance des « numéros » chantés avec des dialogues parlés), obéissent à cette même recherche : trois opéras pour enfants, trois sur des sujets de Gogol – qui était ukrainien – Nuit de Noël, La Noyée, Taras Boulba. Également d'autres sujets locaux comme l' « opérette » Natalka Poltavka, La Sorcière… et puis quelques sujets de culture classique pour ses dernières œuvres : Sapphô, L'Énéide
    Beaucoup de ses œuvres vocales, dont une cantate et un grand nombre des 133 mélodies qu'il a écrites, empruntent leurs textes aux poèmes de Taras Shevchenko, le grand poète national (qui était parfois nommé Kobzar, « le Barde »). Une seule mélodie en russe sur les 133 composées !  Par ailleurs, lorsqu'il choisit Heine ou Mickiewicz, c’est toujours par le truchement de traductions ukrainiennes.

    Son catalogue est assez mal documenté par le disque. Des 133 mélodies, il existe une très belle collection gravée (par thèmes des poèmes – amour, histoire, philosophie, L’Amour du Poète de Heine dans sa traduction ukrainienne) par l'électrisant Pavlo Hunka, grand Holländer & Wotan, baryton-basse britannique d'origine ukrainienne par son père. L’ensemble contient un écrasant volume de poèmes de Taras Shevchenko (sept séries de parfois plus de dix mélodies !) mises en musique, plus douze mélodies « hors série ».
    Je ne crois pas qu’il existe de vaste anthologie de ses six volumes de transcriptions de chansons folkloriques, dont la variété des thèmes donne pourtant envie : « chansons cosaques », « chansons historiques », « chansons de recrutement », « chansons familiales », « chansons sur le deuil et l’amour », « chansons humoristiques », « à propos du chagrin, de l’amour et de la trahison », « chansons artisanales », « chansons de célibataires de rue », « chanson laiteuses »… On trouve aussi, à part de ce fonds, quelques transcriptions de chants d’autres nations : russes, moraves, serbes.

    Je n’ai rien trouvé des six choeurs sacrés qu’il a légués, mais il existe au moins une version accessible de sa Prière pour l’Ukraine, choeur patriotique de 1885, à une époque où les publications en ukrainien étaient bannies, et jouées dans les églises d’Ukraine, aussi bien orthodoxes que catholiques. Son style, en forme de choral, évoque tout à fait les harmonies et équilibres des choeurs orthodoxes. Les choeurs profanes sont particulièrement nombreux, transcriptions comme compositions (ceux avec piano s’organisent en douze douzaines !).

    Sa musique pour violon & piano, elle aussi, consiste essentiellement dans des arrangements de mélodies préexistantes – seules ou sous forme d’assemblages rhapsodiques, variablement virtuoses. J’avoue, dans ce cadre, ne pas les trouver très stimulantes, simples mélodies accompagnées, sans effort particulier dans le langage ou la forme, ce n’est clairement pas l’objectif. Le piano, abondant, m’a paru dans le même esprit : pièces de caractère, de salon, transcriptions, assez peu nourrissant dans l’ensemble. [Il existe des disques documentant le violon comme le piano chez Toccata Classics.] Le reste de sa musique de chambre se limite à une transcription pour violoncelle et piano d’une élégie pour piano, à un quatuor à cordes en trois mouvements et à un insolite trio pour deux violons et alto.

Seulement cinq oeuvres symphoniques, essentiellement des pièces de caractère (dont une Fantaisie cosaque) et le premier mouvement d’une symphonie de jeunesse.
           
               6.2.3.2.3.1. Les opéras

Ses oeuvres les plus ambitieuses musicalement se trouvent du côté de l’opéra. 13 titres, dont la composition débute dès ses 22 ans, et qui dressent assez bien le portrait des préoccupations du compositeur.

Trois opéras pour les enfants, les premiers du répertoire ukrainien : Chèvre-Dereza (1888), M. Kotsky (1891), Hiver & Printemps ou la Reine des Neiges (1892), témoin d’un souci du public et de la transmission.

Trois opéras d’après Gogol : La Nuit de Noël (1874) et La Noyée (1883) sont tirés de nouvelles des Soirées du hameau près de Dikanka (dans les livraisons respectivement de 1832 et 1830).
    Le premier est souvent considéré comme le premier opéra national ukrainien – mais, après la notule autour de Hulak-Artemovskyi, vous savez que c’est aussi abusif que de considérer L’Orfeo de Monteverdi comme le premier opéra jamais composé, en suivant la mauvaise logique qu’il est le plus célèbre des premiers opéras composés : Les Zaporogues datent déjà de 1863… Le sujet est celui de des Chaussons (Tchérévitchki) de Tchaïkovski, de la Nuit de Noël de Rimski-orsakov… avec les personnages bien connus : le démon, Vakoula et Oksana. Musicalement, l’œuvre mélange de la couleur locale entraînante avec des aspects plus dramatiques.  [Il existe une bande avec narrateur disponible ici.]
    Le sujet du deuxième est mieux connu par la première partie du titre de la nouvelle Une nuit de mai – où, de fait, Gogol s’attarde sur la singularité des atmosphères de sa région natale centre-ukrainienne, dans des récits inspirés de sa propre vie et des histoires entendues.
    Le troisième opéra, Taras Boulba, est un véritable opéra sérieux, ambitieux, complet et épique ; si le langage musical demeure celui d’un romantisme très tempéré, avec des harmonies consonantes et peu aventureuses, des mélodies simples, un contrepoint rare, le ton y est cependant plus grandiose et emporté, avec de très beaux airs baignés de lyrisme – et, comme toujours, des traits mélodiques empruntés au folklore. Il est, lui, tiré d’un roman historique autonome, plus tardif (1853), qui met en scène un cosaque zaporogue qui donne sa vie (et celle de ses fils) pour défendre « la foi orthodoxe ». Cosaques et orthodoxie, chanté en ukrainien, clairement un manifeste. [Même si, vous le verrez tout de suite, il fauty  ajouter quelques subtilités.]

        → Deux opéras d’après Kotliarevsky : L'Énéide (œuvre fondatrice pour la littérature ukrainienne) et Natalka Poltavka – l'œuvre emblématique de la vocation folkloriste de Lysenko. Kotliarevsky est, au tournant du XIXe siècle, le grand représentant de la langue ukrainienne, langue vernaculaire, comme langue de littérature – ce qu'elle n'était guère auparavant. Le mettre en musique est aussi prestigieux, disons, que pour un Polonais Mickiewicz.

        → 5 opéras dont les livrets sont dus à Mikhail Starytsky son cousin (Andrashiada, Chernomorets et les 3 opéras d'après Gogol), et 3 opéras à Liudmila Starytska-Chernyakhivska, sa nièce (Sapphô, L’Énéide et l'opéra-minute Nocturne, ses trois derniers opéras). On a longtemps cru que le livret de L’Énéide était dû à Mykola Sadovskyi, mais son nom n’a été mis sur la partition que par commodité : il était le directeur de théâtre qui possédait les droits pour l’adaptation musicale, et il était plus facile de procéder sans redemander une autorisation.

    → À la fin de sa carrière, 2 pièces aux sujets grecs plus habituels en Europe : Sapphô et L'Énéide – même s'il s'agit d'un livret tiré d'une réécriture ukrainienne d'une Énéide travestie !

    → De nombreuses pièces à thématique locale, dont La Sorcière sur un texte de Liubov Yanovska (inachevée).



mykola lyssenko



        6.2.3.4. Quelques opéras fondateurs

            6.2.3.4.1. La Noyée (1883)

    1883. La Noyée. L’œuvre puise d’une part dans le sentiment national et la couleur locale, d’autre part dans la tradition lyrique européenne. Le sujet est adaptée d’une œuvre importante du patrimoine russo-ukrainien, à savoir la première des deux livraisons des Soirées du hameau près de Dikanka de Gogol (1830). D’abord parce que Gogol est né en Ukraine centrale, à Sorotchintsy – dans l’oblast de Poltava, comme Natalka, l’héroïne de l’opéra suivant de Lysenko –, d’une famille d’anciens cosaques, nourri de récits ruraux locaux. Cette publication, inspirée de faits racontés par la famille de Gogol ou par des habitants de la campagne environnante, représente son premier succès. Il s'agit donc à la fois d'une œuvre emblématique de la littérature russe et d'une exaltation spécifique de la culture ukrainienne. Témoin l'évocation vibrante de la nuit d'Ukraine qui ouvre le deuxième chapitre de la nouvelle Une nuit de mai ou La Noyée, qui donne son sujet à l'opéra. L'intrigue mêle ainsi des récits fantastiques (la suicidée persécutée par sa marâtre sorcière) à une intrigue d'amourettes militaires… avec ces descriptions assez lyriques des nuits et paysages de la région de Poltava.

« Connaissez-vous la nuit de l’Ukraine ? oh ! vous ne connaissez pas la nuit de l’Ukraine. Contemplez-la. Au milieu du ciel, la lune regarde ; la voûte incommensurable s’étend et paraît plus incommensurable encore ; elle s’embrase et respire. Toute la terre est dans une lumière d’argent ; l’air admirablement pur est frais, et, pourtant, il suffoque, chargé de langueur et devient un océan de parfums. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Inertes et pensives, les forêts reposent pleines de ténèbres, projetant leurs grandes ombres. Silencieux et immobiles sont les étangs ; la froideur et l’obscurité sont mornement emprisonnées dans les murailles vert sombre des jardins. Le fourré vierge de merisiers et de cerisiers étend pensivement ses racines dans le froid de l’eau ; par instants ses feuilles murmurent comme dans un frisson de colère, quand le vent libertin de la nuit se glisse et leur surprend un baiser. Toute l’étendue dort. Au-dessus, là-haut, tout respire ; tout est splendide et triomphal, et, dans l’âme, s’ouvrent des espaces sans fin ; une foule de visions argentées se lèvent harmonieusement dans ses profondeurs. Nuit divine ! Nuit enchanteresse ! Soudain, tout s’anime : et les forêts, et les étangs et les steppes. Le grondement majestueux du rossignol de l’Ukraine éclate et il semble que la lune s’arrête au milieu du ciel pour écouter…… Sur la colline, le village sommeille comme enchanté. D’un éclat plus vif brillent aux rayons de la lune les lignes des chaumières ; plus éclatantes, surgissent de l’ombre leurs murailles basses. Les chants se sont tus ; tout est silencieux. Les honnêtes gens sont déjà endormis. Çà et là, cependant, sautille quelque étroite fenêtre. Sur le seuil d’une rare cabane, une famille attardée achève de souper. »

Traduction d'Ely Halpérine-Kaminsky, Gallimard 1890.

    Sur le plan musical, Lysenko utilise une forme lyrique traditionnelle avec des aspects plus populaires – dans une esthétique équidistante, en quelque sorte de Natalka et de Boulba, dont on va dire un mot tout de suite.

    On peut entendre une version de l’œuvre ici, radiodiffusion de l'Orchestre de la Radio d'Ukraine en 1950 – on ne fait pas plus authentique.


            6.2.3.4.2. Natalka Poltavka (1889)

    1889. Natalka Poltavka (« Natachounette de l'oblast de Poltava ») est un objet particulièrement intéressant, un archétype de la démarche de Lysenko.

    Il s'agit, si je comprends bien mes sources (en ukrainien et en russe), de la pièce de Kotliarevsky, à peine adaptée, et mêlée de chansons : format d'opéra comique donc – c'est pourquoi l'œuvre est souvent présentée comme une « opérette ».
    La pièce d'origine est due au grand auteur qui fait (considère-t-on, car c'est toujours beaucoup plus progressif et subtil que cela) entrer l'ukrainien dans la littérature. Elle cherchait à compenser l'échec d'une tentative de drame exaltant les coutumes villageoises locales, due à Oleksandr Shakhovskyi. Cependant, malgré l'engagement de la démarche, Poète cosaque fut mal accueilli par les spectateurs à Poltava : le dramaturge connaissait trop mal la vie paysanne, il y avait bien trop d'erreurs et d'incohérences pour que l'on puisse s'identifier à ses villageois de papier. Kotliarevsky essaie en quelque sorte de répondre à cela en proposant un drame vrai, proche de la vie des vrais gens, dans une veine qui combine le réalisme et le penchant au sentimentalisme qui prévalait aussi. À ce que j'ai lu, il s'est inspiré de « chansons de bain » pour nourrir son inspiration, comme Limerivna, Un nuage noir arrive, Une fille a pris du lin, L'eau qui coule sur quatre gués, Oh ma mère m'a donnée pour un mariage mal aimé !  Je trouve la pensée très séduisante, documenter la matière de l'intrigue d'une pièce folklorique par des chansons.

    L'intrigue est particulièrement simple : les parents de Natalka recueillent le petit Peter, les deux s'enamourent, le père chasse Peter qui part faire fortune. Après la mort du père, le domaine et vendu et Natalka part vivre avec sa mère dans une modeste cabane. Tout le monde essaie de persuader Natalka d'accepter la proposition du riche Tetervakovsky, mais elle ne veut que Peter. Celui-ci finit par revenir enrichi au village, pour découvrir que Natalka va céder aux instances de sa mère, et se prépare à la laisser vivre heureuse sans l'aviser de sa présence. Mais Tetervakovsky, devant l'amour évident des deux jeunes gens, cède la place à Peter et tout finit bien. (Ou plutôt, tout commence, puisque les opéras ne racontent que rarement la partie la plus intéressante : après la conquête.)

    Lysenko reprend la pièce qui est depuis longtemps un classique (1819 !) et y insère de brèves mises en musique, sous forme d'ariettes, de brèves chansons ou chœurs folkloriques : ce sont clairement les tournures mélodiques du terroir qui prédominent – aucune musique dramatique (à la rigueur les airs un peu plus longs de Natalka, mais ce n'est pas non plus la lettre à Onéguine !), uniquement de la jolie couleur locale. Pour l'auditeur extérieur, ce n'est pas forcément saisissant ni très touchant, mais l'œuvre permet d'appréhender en action le projet d'exaltation de la langue – et plus généralement du patrimoine populaire sonore.

    Vous pouvez vous en faire une idée avec cette représentation récente à Lviv ou même avec le film de 1978 dans son esthétique réaliste un peu figée (mais qui adjoint du bandoura, le luth-cithare traditionnel d'Ukraine).


            6.2.3.4.3. Taras Boulba (1890)

                6.2.3.4.3.1. Premières représentations avortées

    1890. Taras Boulba est le grand ouvrage sérieux et ambitieux de Lysenko. Il y travaille dix ans à partir de 1880, mais ne peut jamais voir représenter l’œuvre. Il le joue avec ses amis dans les cercles de la « jeune Gromada » (voir notules précédentes, sur le libéralisme panslave et ses clubs de « municipalités » / « hromadas »), avec accompagnement de piano. En 1890, pourtant, Lysenko rencontre Tchaïkovski, qui, admiratif, lui propose de monter Taras Boulba à Saint-Pétersbourg, sur la scène du théâtre impérial… mais Lysenko décline obstinément, s’opposant à la traduction de son opéra en russe – refus insensé en termes de carrière et de satisfaction artistiques, cependant nous comprenons pourquoi, à présent que nous disposons du contexte de sa vie et de sa vocation : Lysenko était d’abord un ukrainien militant (au besoin juge de paix !) et son engagement se manifeste par son rôle de compositeur. Ce n’est pas un compositeur qui s’inspire du folklore, mais un militant de la culture ukrainienne qui a choisi d’exercer ce sacerdoce par la musique. Traduire ce manifeste de la culture ukrainienne en russe était sans doute une dénaturation insoutenable pour lui, à rebours de toute la logique de sa vie, bien au delà au seul domaine musical.

    La première n’a donc pas eu lieu du vivant du compositeur (mort en 1912).

    En 1918, pourtant, tout était prêt à Kyiv : décors, costumes, musiciens. Mais juste avant la première (je lis « à la veille », mais mon ukrainien n’est pas assez bon pour déterminer s’il s’agit d’une temporalité précise ou d’une expression plus générale), les Dénikites (les troupes « blanches » tsaristes du général Anton Dénikine) prennent Kyiv. Le théâtre brûle, ainsi que tout ce qu’il contenait. Seuls les croquis des costumes nous sont parvenus.

    La création n’a donc lieu qu’en 1924 à Kharkiv (et en 1927 à Kyiv).

    Le succès et sa place emblématique dans l’art national lui a valu beaucoup d’éditions, certaines retouchées (notamment en 1937 par Liatochynsky !)

                6.2.3.4.3.2. Le sujet

    Sujet ukrainien archétypal, mais remarquablement ambigu, c’est pourquoi j’y passe un petit moment.

    Le sujet est issu du roman historique de Gogol – qui a possiblement été inspiré par la figure historique d’Okhrim Makukha, qui tua son fils Nazar passé aux Polonais pendant le soulèvement de Khmelnytsky (années 1650) qui marque le point de bascule, le moment où les Polonais sont repoussés par les Cosaques alliés aux Russes, créant ce nouvel État-tampon, cette « marche » associée à l’Empire russe, qui donne son nom à l’Ukraine et en modèle la forme et les influences modernes. C’est donc une fiction assise sur un moment absolument central dans le sentiment national ukrainien.

    Le cosaque zaporogue Taras Boulba a deux fils, Andriy et Ostap. Andriy est romantique et rêveur, Ostap est intrépide. Tous trois combattent les Polonais, décrits par Gogol comme des ultracatholiques persécuteurs des orthodoxes (et secondés évidemment dans leurs méfaits par les juifs, j’y reviens aussi et je vous explique comment Rotschild et Soros tirent les ficelles). Pendant le siège de Dubno, une tatare parvient jusqu’à Andriy : elle est la servante de la Polonaise Maryltsa, qu’il aime. [Dans l’opéra, elle est la fille du voïvode, le gouverneur pro-polonais, et plusieurs scènes de rencontres furtives sont développées en amont.] Andriy la suit alors dans la forteresse ravagée par la faim, et apporte à la famille de sa bien-aimée du pain. Il est saisi d’effroi par la souffrance dont il est le témoin, mais aussi charmé par la beauté de Maryltsa, et reste sur place, oubliant son père et les combats.

    La trahison est révélée à Taras par le Juif Yankel, qu’il a sauvé plus tôt – confidence dont on se doute qu’elle n’est pas de la meilleure intention et tend (par un procédé qu’on retrouve dans La Juive de Scribe) à faire s’entre-déchirer les infidèles.

    Lorsque, dans la bataille, Taras aperçoit Andriy porter l’uniforme polonais [dans le livret, il est même le chef du détachement qui sort de la forteresse], il le pourchasse dans les bois, le jette à bas de son cheval et, lui disant « je t’ai donné la vie, je vais te la prendre », lui tire une balle en pleine poitrine.

    [L’opéra s’arrête ici : Andriy dit une dernière fois le nom de celle qu’il aime, et les Cosaques se jettent furieusement à l’attaque.]

    Le roman, lui, se poursuit : la lutte continue, Ostap est fait prisonnier. Malgré les tentatives de Taras pour le libérer, il est exécuté et subit le supplice de la roue. Il ne profère pas un mot, mais lorsque la mort vient, il nomme son père, dont il ignore la présence dans la foule. Après une fausse trêve passée avec les Polonais, à laquelle Taras ne croit pas, il est trahi, ses cosaques sont massacrés et il est brûlé vif tout en haraguant ses hommes, les exortant à poursuivre le combat pour un nouveau tsar qui gouvernera la terre et pour la victoire de la foi orthodoxe.

L'opéra existe au disque (Melodiya), écoutez-le ici par exemple.

                6.2.3.4.3.3. Quelques paradoxes

Si le sujet est, globalement, parfaitement représentatif de l’une des périodes fondatrices de l’Ukraine (l’émancipation de la domination polono-lituanienne et l’inscription autonome dans une orbite russe), son choix soulève cependant quelques enjeux contradictoires.

    → La source est un roman d’un auteur né en Ukraine, certes, mais dont la langue d’expression est le russe, et qui exprime dans ce texte un fort sentiment d’appartenance à l’Empire russe. Il est symptomatique, notamment, que soit exaltée la foi orthodoxe comme purement ukrainienne – si l’on considère les chiffres actuels, ils ne sont que 65% à pratiquer ce culte en Ukraine, majorité certes, mais loin de l’universalité.

    → La représentation de la vocation de l’Ukraine à défendre le tsar, telle qu’elle est décrite dans le roman, est une vision très utilitariste et russocentrée de l’existence de l’Ukraine : celle-ci s’est en effet formée, sous sa forme moderne, en se libérant du pouvoir polono-lituanien, mais sa langue, par exemple, comporte de très nombreux doublets (i.e. synonymes, en l'occurrence) provenant soit du russe, soit du polonais… on constate aujourd’hui qu’en réaction aux ingérences et à l’Opération Spéciale Humanitaire de Maintien de la Paix et de Bisous dans le Cou, un certain nombre d’Ukrainiens privilégient les mots d’origine polonaises, pour mieux affirmer leur autonomie. Taras Boulba est finalement un héros de l’Empire russe (un héros certes très couleur locale) plus qu’un héros spécifiquement ukrainien.

    → Le roman de Gogol est en lui-même problématique : sa description des Polonais comme des oppresseurs sanglants correspond à la représentation propagée par la propagande tsariste après le soulèvement polonais de novembre 1830 : toute la société baignait dans l’idée du danger que faisait peser la Pologne (pourtant multi-démembrée !) sur tout l’espace slave. Toute la population russe éduquée était pénétrée de l’idée que les Polonais étaient des agents d’instabilité, une puissance hostile (la rivalité remonte à loin, avec les intrigues de la Pologne et de la Suède, au XVIe siècle, pour installer une dynastie de tsars à leur main), et la description qu’en fait Gogol rejoint assez précisément les idées alors en circulation. [C’est un des problèmes du roman en général : la part de la documentation est toujours difficile à démêler de la prise de position personnelle…] Jusque dans les milieux panslavistes, on considérait couramment que la Pologne avait « trahi la famille slave ».
    L’édition révisée de 1842 accentue encore l’usage des thèmes de la propagande tsariste (en particulier le bûcher de Boulba et sa harangue finale, qui n’existent pas dans la version de 1835), ce qui concorde plutôt, au demeurant, avec ce qu'on sait de l’évolution de l’idéologie de Gogol.

    Le traitement des Juifs suit la même logique et reprend tous les clichés propagés par la Russie tsariste, qui ont innervé une bonne partie de la littérature antisémite européenne : couards, manipulateurs, cruels, ils tirent en secret les ficelles du monde. C’est de cette matrice que proviennent les Protocoles, tout de même.

    En cela, il peut être étonnant que Lysenko utilise comme matière un roman qui célèbre, d’une certaine façon, la sujétion ontologique de l’Ukraine…

             6.2.3.4.3.4. Sens à donner ?

    À cela s’ajoute l’intrigue elle-même, assez ambiguë : célèbre-t-elle l’amour par-dessus tout, l’abandon aux passions des romantiques, ou bien glorifie-t-elle le sacrifice pour la patrie avant toute autre valeur ?  La musique, dramatique au besoin, mais assez peu tourmentée, ne permet pas de sentir un propos délibéré qui choisirait l’une des deux visions.

    À la lecture cependant, un degré de subtilité s'adjoint : même dans le chapitre final de 1842, Gogol présente les actions de Taras avec une certaine distance, sans donner le moins du monde l'imprimer que l'auteur endosse les motivations de son personnage.

« Et Tarass ?… Tarass se promenait avec son polk à travers toute la Pologne ; il brûla dix-huit villages, prit quarante églises, et s’avança jusqu’auprès de Cracovie. Il massacra bien des gentilshommes ; il pilla les meilleurs et les plus riches châteaux. Ses Cosaques défoncèrent et répandirent les tonnes d’hydromel et de vins séculaires qui se conservaient avec soin dans les caves des seigneurs ; ils déchirèrent à coups de sabre et brûlèrent les riches étoffes, les vêtements de parade, les objets de prix qu’ils trouvaient dans les garde-meubles.

— N’épargnez rien ! répétait Tarass.

Les Cosaques ne respectèrent ni les jeunes femmes aux noirs sourcils ni les jeunes filles à la blanche poitrine, au visage rayonnant ; elles ne purent trouver de refuge même dans les temples. Tarass les brûlait avec les autels. Plus d’une main blanche comme la neige s’éleva du sein des flammes vers les cieux, au milieu des cris plaintifs qui auraient ému la terre humide elle-même, et qui auraient fait tomber de pitié sur le sol l’herbe des steppes. Mais les cruels Cosaques n’entendaient rien et, soulevant les jeunes enfants sur la pointe de leurs lances, ils les jetaient aux mères dans les flammes.

— Ce sont là, Polonais détestés, les messes funèbres d’Ostap ! disait Tarass. »

Traduction Louis Viardot, Gallimard 1882.

    Dans ce moment, l'apothéose supposée du mythe, Gogol décrit d'une façon détachée, presque plaisante – comme on ferait une gazette – le délire de destruction absurde, comme une habitude innocente, qui habite Taras et ses cosaques. La somme résumée et narrativisée des actions les nomme sans du tout en offrir les détails insupportables ; ce décalage entre l'horreur de ce qui est suggéré et le ton léger, presque indifférent, qui le rapporte, permet de se rendre compte de la distance incompressible entre Gogol et ses personnages – ce qui est particulièrement courant chez lui – : il ne faut pas se limiter à l'idéologie qui affleure par ailleurs dans l'œuvre, qui existe évidemment, mais tout cela est plus subtil.

    Cela présente aussi, en filigrane, Boulba comme agissant mécaniquement, sans but ni compassion, d’une façon où il est difficile à la fois de juger, mais aussi de s’identifier au personnage. Il ne faut pas donc pas y voir un ouvrage de propagande univoque, même si l’imaginaire de Gogol est clairement imprégné des théories suprémacistes alors répandues par la propagande tsariste dans une très vaste part de la société éduquée.

    À cela s'ajoute, je l'ai mentionnée, la mise en musique peu introspective de Lysenko, plutôt des ariettes ou des scènes dramatiques qu'une construction psychologique cohérente qui puisse transmettre, en soi, un message puissant. (Je n'ai pas eu accès au texte ukrainien du livret pour saisir d'éventuelles subtilités de ce point de vue, je parle à partir de l'écoute de l'opéra et à la lecture de synopsis pas toujours précis ; ce serait peut-être un sujet de recherche intéressant pour une notule complète sur les enjeux de Boulba et de ses adaptations.)

                6.2.3.4.3.5. La musique

    Plusieurs caractéristiques à souligner dans Boulba.

    La musique y est permanente – durchkomponiert –, pas d'alternance avec des dialogues. Le style en paraît de prime abord, surtout pour la date, assez peu extraverti, ménageant une harmonie très traditionnelle, peu prodigue en éclats ou en contrastes expressifs : en somme, plutôt l'impression d'entendre le style italien ou allemand du milieu du siècle qu'un drame de la dernière génération romantique.

    Et cependant, une fois accepté le ton très mesuré de Lysenko par rapport à son sujet épique et paroxystique – ce qui ne transparaît pas, clairement, de sa mise en musique –, on peut apprécier toutes ses autres qualités : un beau lyrisme, avec des mélodies persuasives, quelques très belles pages orchestrales (Ouverture, préludes…), toujours très    accessible, toujours une jolie ligne supérieure à écouter. Peu ou pas de contrepoint, certes.

    Les finals du III et du IV sont très réussis, plus intenses dramatiquement et musicalement. Les deux airs du IV sont également très réussis par leur élan et/ou leur grâce.

    Dans l'ensemble, l'esthétique de Boulba (me) rappelle Dalibor, ou du moins Libuše, de Smetana – et cela m'amuse, dans la mesure ou Lysenko a précisément étudié toute sa jeunesse, vous l'avez vu, avec des compositeurs tchèques de cette génération !

    La partition inclut des airs populaires (moins reconnaissables que pour ses ouvrages plus folkloriques) et des leitmotive (pas très sophistiqués pour ce que j'ai pu en juger, mais agréablement structurants).


            6.2.3.4.4. L’Énéide (1910)

    1910. L’Énéide.

    Ici aussi, un livret inspiré de Kotliarevskyi… mais pas de n’importe quelle matière : son œuvre la plus célèbre.

    Dès le séminaire, l’auteur écrivait des vers en малоросійською (« petit russe », le mot « ukrainien » étant alors banni par les autorités).

                6.2.3.4.4.1. Épopée burlesque et folklorique

    L’Énéide de Kotliarevskyi reprend les épisodes de Virgile ; pour autant il ne s’agit pas d’une traduction. Tout en mettant en scène les héros et dieux attendus, le poème recèle beaucoup de détails d’ordre ethnographique : les descriptions développent en réalité de nombreux aspects du folklore… ukrainien !  Aussi bien les costumes, les meubles, les mets, les jeux, les danses, les musiques, les chants que les cérémonies, les veillées, les séances de divination, les funérailles… tout cela ne provient pas de la culture grecque.

    Il s’agit donc plutôt d’une représentation burlesque de la matière de L’Énéide, où les héros de la mythologie sont parés du décorum de la paysannerie de la « petite Russie », mais dont le but est moins de susciter l’hilarité que de rendre hommage à une culture. D’une certaine façon, cette Énéide est l’épopée de la langue ukrainienne, au même titre que Pan Tadeusz pour les Polonais, qui contient également une matière riche autour du quotidien, et beaucoup d’épisodes plaisants ou dans l’intimité des gens du peuple.

    On considère généralement l’ouvrage comme le premier chef-d’œuvre de la littérature ukrainienne moderne ; et son succès a tenu notamment dans ce qu’il puise au plus près de la culture dont il emprunte la langue – tout en parant ces climats familiers d’une intrigue « élevée » tirée des études classiques. Plus qu’un abaissement de L’Énéide, le projet et d’enoblir la culture ukrainienne, de la hisser au même degré de dignitié que celle des autres grandes nations.

    Les Ukrainiens d’alors pouvaient ainsi reconnaître des catégories sociales familières dans les personnages : Énée et les Troyens, qui fuyaient leur patrie détruite, représentaient les Cosaques (Énée en étant l’ataman, le chef politique & militaire), caractérisés par leur bravoure et leurs coutumes pleines de jovialité ; les Dieux figuraient les grands propriétaires terriers, héritiers de la féodalité et particulièrement corrompus (mépris envers le peuple, intrigues, pots-de-vin) – comme chez Virgile, selon leurs intérêts propres, ils aident ou détournent Énée de son but. Quant aux héros / demi-dieux, ils figurent des propriétaires ukrainiens de moindre importance, décrits dans leur vie quotidienne.

    Cette identification a été particulièrement importante pour le succès public rencontré par l’œuvre, où le lectorat a pu reconnaître la célébration de sa propre nation.

                6.2.3.4.4.2. La naissance de l’ukrainien littéraire

    Les deux premières publications, en 1798 et 1808, ont été produites sans le consentement de Kotliarevskyi, par un riche admirateur… ce qui rendit l’auteur particulièrement furieux : dans l’édition enfin autorisée de 1809 (intitulée « nouvellement corrigée et complétée » – de fait, c’est la première parution du Quatrième Livre, et à terme le poème en contient six), Kotliarevskyi accuse cette « certaine personne, qui a tordu son âme pour le profit » car « elle a donné la presse de autres », et souhaite « qu’elle aille en enfer pour se faire griller sur le barbecue » (ce n’est probablement pas le terme le plus historiquement authentique, mais c’est aussi le mot utilisé en ukrainien moderne pour désigner ce très pratique objet cancérogène, prisé de tous les Laurent).

    Dans les premières éditions comme dans celles de l’auteur (qui poursuit sa publication des livraisons suivantes : 1822, 1822, 1833, et enfin 1842 – il y travaille toute sa vie), le poème est assorti d’un dictionnaire pour traduire les mots du « dialecte petit-russien », à destination du public russe. Il faut dire que l’ensemble de ces publications ont été imprimées à Saint-Pétersbourg, et distribuées à destination d’un public russophone. [J’admets qu’il y a là une étrangeté, provenant d’un écrivant souhaitant procurer une autonomie à la culture ukrainienne. Mais cette publication dans la capitale russe constitue aussi une forme de reconnaissance aussi bien interne qu’internationale, d’une certaine façon.]

    Cette « collection de mots du petit russe contenus dans L’Énéide, et au surcroît de nombreux autres depuis longtemps entrés dans le dialecte du petit russe par d'autres langues, ou provenant du russe, mais inusités » contenait, dans la dernière édition approuvée par Kotliarevskyi, 972 mots.
    Il faut dire qu’il y avait délibérément utilisé du vocabulaire ancien, et même inventé quelques termes archaïsants !

    C’est ainsi avec ce glossaire légèrement condescendant, béquille pour russophones souhaitant lire ce long poème, que l’ukrainien fait son entrée officielle, en quelque sorte, parmi les langues littéraires écrites de notre temps !

    Vous pouvez en découvrir une version scénique, imaginée comme une forme de comédie musicale (la musique n’est pas de Lysenko !) ici.

                6.2.3.4.4.3. L’opéra

    J’aurai peu à dire de la musique : il n’existe pas de disque qui reprenne intégralement sa musique, et on y retrouve les tropismes de Lysenko, chants ouvertement issus du folklore, mais aussi quelques belles scènes dramatiques, comme la scène finale de Didon.

    Dès l’an suivant, un autre opéra est représenté sur le même sujet (preuve qu’il était possible de demander l’autorisation et que la nièce de Lysenko aurait peut-être pu apposer son nom sur le livret…), composé par Lopatynsky – de près de 30 ans son cadet, j’en parlerai donc plus tard.



    6.2.3.5. Envoi

    Je comptais initialement, ayant déjà abordé l’histoire de l’Ukraine et les enjeux du sentiment national dans la notule autour de Hulak-Artemovskyi, qui aurait dû comprendre Lysenko d’un même geste, écrire un bref paragraphe pour présenter une musique qui n’est pas un legs incontournable à l’échelle de l’histoire de la musique européenne…

    Cependant la vie de Lysenko (juge de paix, étudiant européen), sa démarche musicale (procédant de son engagement national), les sujets de ses opéras soulèvent tellement d’enjeux proprement ukrainiens, sur les contours de cette culture, sur ses grandes références… qu’il était sans doute avisé de se permettre ces un peu longues parenthèses extra-musicales.

    Il y aura évidemment moins à épiloguer lorsqu’on parlera de musiciens d’origine ukrainienne qui ont essentiellement exercé à Moscou, et sans rien revendiquer de leurs origines sonores, comme Roslavets ou Mosolov (même si, en réalité, ils ont étudié les folklores d’Asie Centrale et conseillé les troupes locales pendant leurs éclipses ou leurss disgrâces, ce qui affleure quelquefois dans leurs propres compositions – à commencer par le chef-d’œuvre Les Nuits turkmènes, évidemment !).

    J’espère que ce petit voyage vous aura intéressé : j’ai finalement rencontré peu de sources de français sur le sujet, et même en anglais / ukrainien / russe, soit des textes très généraux, soit des fragments très précis sur telle œuvre, telle période de tel auteur… le résumé que j’ai proposé ici ne doit pas se trouver aisément sous cette forme en français, c’est pourquoi j’espère qu’il trouvera son public.

    Vous pouvez retrouver toute la série dans cette chapitre qui regroupe toutes les entrées autour de la musique ukrainienne. À bientôt pour de nouvelles aventures – peut-être la mise à jour des listes des bijoux de musique de chambre, qui se sont beaucoup enrichies depuis les derniers enrichissements, il y a quelques années déjà !

David Le Marrec

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