Douy-la-Ramée à Étrépilly via le château de Fontaine les Nonnes (77, Ourcq Ouest). Pour une meilleure mise en page (avec des images qui ne soient pas surdimmensionnées…), voir sur le site spécialisé.
À nouveau une notule sur les sous-entendus gaulois à l'opéra… Le
décalage avec la norme très policée de l'expression dans les livrets
lyriques, surtout dans les périodes les plus anciennes, rend la chose
particulièrement intéressante et révélatrice – concernant notre
perception peut-être biaisée des mentalités et des normes dans les
temps passés.
J'en dis un mot en fin de notule, à l'occasion de cette recension.
Comme tout le monde, j'ai adoré l'Orfeo d'Antonio Sartorio donné à
l'Athénée : pour un opéra de 1672, la fluidité des scènes
(nombreuses comme il sied, mais aussi très brèves et peu bavardes), la
veine mélodique toujours inspirée ne sont pas des qualités qui vont
d'elles-mêmes.
[[]]
(Représentation d'une autre production, aux bougies, par le
Collegium Musicum Riga.)
Pour autant, au delà de la partition, je vois quelques raisons à ce
franc succès.
1) Gloire à l'arrangeur
!
L'orchestration n'est pas
indiquée sur les partitions de cette époque,
même si l'on sait les instruments qui étaient à disposition en général,
voire le soir des représentations. Mais pas nécessairement qui jouait
quoi.
Cet orchestre qui déborde de cordes pincées et grattées (harpe,
théorbe, 2 guitares baroques, 2 clavecins), de cordes frottées de basse
continue (basse de violon, 2 violes de gambe, lirone), qui fait la part
belle aux cornets à bouquin dans les ritournelles, a sans doute été la
partie la plus déterminante pour rendre cette œuvre. Les individualités
y sont en outre exceptionnelles – les réalisations aux clavecins par Brice Sailly et Yoko Nakamura, tellement
riches… on trouve même Marco
Horvat, chef d'ensembles multiples, dans la fosse !
Ce n'est pas évident à la lecture du programme : est-ce Yannis François, qui a
établi la partition moderne, qui a fait tous ces choix ? Ou le
chef Philippe Jaroussky,
comme c'est quelquefois le cas dans ce type de projet ? En tout
cas le
résultat est formidable et change réellement la donne entre une
reconstitution intéressante et une soirée de folie.
2) La
qualité des jeunes chanteurs
sélectionnés et préparés par l'ARCAL n'y est pas pour rien non plus, au
premier rang desquels Alexandre
Baldo, voix de basse incroyablement franche, mordante et
clairement dite, sans rien perdre en profondeur ; à suivre.
Leur italien, sans être parfait, est assez expressif et plutôt bien
pesé… et pour cause,un répétiteur d'italien était présent. Et ça change
vraiment, là aussi, la qualité du résultat.
Orfeo (fils de Calliope et
Apollon) : Lorrie Garcia,
soprano
Eurydice (Nymphe de Thrace, femme d’Orphée) : Michèle Bréant, soprano [déjà
entendue avec beaucoup d'intérêt pour le concours Nadia & Lili
Boulanger]
Aristée (frère d’Orphée fils d'Apollon et de la nymphe Coronis, élevé
par Bacchus) : Eléonore Gagey,
mezzo-soprano [très bonne voix bien sonore dont le timbre ressemble à
s'y méprendre à la jeune Vivica Genaux]
Autonoé (fille de Cadmus, fiancée d’Aristée) : Anara Khassenova, soprano
Erinda (vieille nourrice d’Aristée) : Clément
Debieuvre, ténor
Hercule (disciple de Chiron) : Abel
Zamora, ténor
Chiron (Centaure savant) : Matthieu
Heim, baryton-basse
Achille (disciple de Chiron) : Fernando
Escalona, contre-ténor
Esculape (frère d’Orphée et Aristée, endoctriné par la médecine de
Chiron) : Alexandre Baldo,
baryton-basse
Orillo (jeune berger de Thrace) : Guillaume
Ribler, ténor
Pluton / Bacchus (dieux) : Viktor
Shapovalov, basse
3) Le
livret d'Aurelio Aureli,
très original.
On s'attend à l'histoire
d'Orphée, mais
en réalité le serpent comme la descente aux Enfers sont assez vites
expédiés (une demi-heure sur trois heures de musique) : l'essentiel du
livret se concentre sur les amours malheureuses d'Aristée rejeté par
Eurydice et, beaucoup plus insolite, sur la jalousie d'Orphée.
Celui-ci surprend plusieurs fois Eurydice avec Aristée (son frère dans
cette version) en entretien amoureux – la fiancée essaie de taire les
avances déloyales de son beau-frère, mais cela ne fait qu'augmenter le
soupçon. Et Orphée n'a rien ici du poète tendre qui passe sa vie à
chanter son amour ou à se plaindre aux arbres : après avoir fait
l'éloge de la jalousie comme preuve d'amour (une maxime assez fréquente
dans les opéras italiens comme français, au XVIIe siècle), il organise
l'assassinat d'Eurydice par un de ses compagnons bergers. Oui,
parfaitement, Orphée s'est changé en marâtre de Blanche-Neige ! C'est
alors que, menacée du viol d'Aristée (et, sans le savoir, par le
couteau du berger), Eurydice s'enfuit et marche sur la vipère.
Elle meurt très vite – rien à voir avec le quart d'heure de plaintes
déchirantes et de rhétorique incroyable dans l'Orfeo
de Rossi – et dès le début de l'acte suivant, Orphée est dans les
Enfers, et Pluton lui rend déjà les armes. L'épisode de la remontée
n'est pas très long lui non plus – et on ne comprend pas très bien
pourquoi Orphée se retourne, il n'entend pas de vacarme derrière lui
comme
chez Striggio-Monteverdi, et Eurydice connaît la règle contrairement à
Calzabigi-Gluck.
Couronnant ce non-Orphée,
l'œuvre se conclut par les noces des supposés personnages secondaires :
Aristée qui a gâché la vie de tout le monde, avec son ancienne fiancée
qu'il a déflorée Autonoé – fille de Cadmus. On l'on ne reparle plus de
l'échec d'Orphée ni des amants malheureux, point d'apothéose ni même de
leçon à tirer.
4) La part du comique et de la grivoiserie.
La place de la vieille Nourrice (chantée par un ténor)
comme pivot comique est assez
habituel dans l'opéra italien du XVIIe siècle : dans L'Incoronazione di Poppea de
Monteverdi, dans L'Orfeo de
Rossi, et par écho dans le premier opéra français à sujet épique, Cadmus & Hermione
de LULLY,
les nourrices donnent des conseils immoraux aux jeunes filles, et sont
même souvent lubriques – ainsi Vénus déguisée qui cherche à convaincre
Eurydice d'être infidèle chez Rossi, ou la scène de rebuffade où la
Nourrice cherche à séduire Arbas, le jeune serviteur de Cadmus.…
Cependant dans le livret d'Aureli pour Sartorio, la Nourrice Erinda
entraîne Aristée et tous les autres personnages dans le cœur du drame,
organisant les rencontres par de faux prétextes. Elle est réellement le moteursouterrain de tout le drame, comme
les Sorcières de Macbeth, Iago ou Paolo Albiani…
J'ai ainsi étonné, non par les allusions grivoises – il y en a
quelques-unes dans ces livrets italiens, mais par leur nombre et
surtout leur franchise.
Le sujet me fascine de façon récurrente, car il n'est pas intuitif de
le faire coïncider avec une société où la morale religieuse était si
prégnante qu'elle faisait interdire les opéras pendant Carême, de peur
de trop divertir les âmes. Certes, il s'agit ici d'un opéra vénitien et
non d'une ville des États pontificaux, mais l'organisation des livrets
demeure parente, et la société du XVIIe siècle paraît peu se prêter à
ce genre de facéties de façon trop frontale, y compris dans les
chansons à boire.
J'en ai davantage trouvé dans les opéras comiques français, mais on se
situe dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, à Paris, avec tout un
jeu sur le double sens – le livret est destiné à une consommation
familiale, mais les adultes peuvent se regarder du coin de l'œil et
sourire de ce qui est caché sous les allusions.
Car je trouve ici les allusions particulièrement directes et lestes, et
je
vous en laisse un échantillon.
a) D'abord les maximes de vieille
femme et d'ancienne coquette, très habituelles dans ce type
d'œuvre.
Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ERINDA
Se con le nozze ogn'ora
si dovesse pagar l'onor rapito,
quante donzelle son, ch'avrian marito!
LA NOURRICE
S'il fallait toujours payer l'honneur volé par des noces, combient de
demoiselles auraient déjà des maris !
ERINDA Doni chi vuol goder.
S'apre con chiave d'or
la porta d'ogni cor,
si compra ogni piacer,
doni chi vuol goder.
Pena chi nulla dà.
Poco giova il servir,
è fatta nel gioir
venale la beltà.
Pena chi nulla dà.
LA NOURRICE
Donne qui veut jouir ;
on ouvre d'une clef d'or
la porte de chaque cœur,
on achète chaque plaisir :
qu'il donne, celui qui veut jouir.
Dommage pour les gros rats.
Peu sert l'urbanité :
la beauté est rendue vénale
par la volupté.
Chèh les crevards.
b) Dans le débat final entre les amants secondaires (et finalement
principaux) Autonoé (princesse de Thèbes, initialement déguisée en
bohémienne) et Aristée (frère d'Orphée), les arguments sont d'une
crudité assez inhabituelle, et évoquent assez clairement une interaction physique (et son plaisir).
Je n'ai pas le souvenir d'avoir trouvé cela exprimé aussi franchement
dans d'autres œuvres du temps.
Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ARISTEO
Che imeneo ? che rapito
onor ti sogni ? volontarie gioie
in don mi concedesti,
e s'io godei tu più di me godesti
mentre con dolce usura
per ogni bacio tuo cento n'avesti.
ARISTÉE
De quel hymen parles-tu ? De quel honneur volé ? Tu m'as concédé en
cadeau des joies volontaires ; et si, oui, j'ai joui, tu en as plus
joui que moi – ce fut un doux taux usuraire, pour chaque baiser tu en
eus cent.
ERINDA
Che fede ?
Ei giurò per godere ;
nel cor de' giovanetti
tanto dura la fè, quanto il piacere.
LA NOURRICE
De quelle serment parles-tu ?
Il a juré pour jouir ;
dans le cœur des jeunes gens
la promesse dure autant que le plaisir.
Je dois toutefois préciser que si goder signifie
bien « jouir », le sens dans les livret italiens du temps est beaucoup
moins connoté et beaucoup plus général que dans le français
d'aujourd'hui. Il faudrait peut-être le traduire par une périphrase
comme « révolter les fruits de notre amour ». Mais l'évocation assez précise de l'interaction
promesse / relation physique, avec une princesse mythologique
déflorée me paraît vraiment insolite. Et ce n'est pas une histoire de
viol épique racontée par les grands historiens, non, non, vraiment une
fantaisie de librettiste sur une fiancée un peu trop pressée. Un sujet
qui paraît tellement concret et contemporain, j'en suis vraiment
impressionné.
[Autonoé fait partie des ménades qui déchirent Penthée, mais je ne
crois pas qu'elle ait jamais contracté ce type de fiançailles avec
accompte chez les auteurs classiques.]
c) Moins verte, plus sombre, cette dernière remarque qui clôt les
conseils d'Erinda lors de la réconciliation du couple secondaire. Elle
avait déjà conseillé à Aristée de se concentrer sur les vivantes plutôt
que sur Eurydice, et ici, elle commente le choix d'Autonoé de laisser
Aristée vivre : à la fin des fins, les femmes ont faim. Et il faut bien
des amants en vie pour les contenter.
Aurelio Aureli
Rapide traduction CSS
ERINDA
Già l'ho predetto :
in feminile petto
non regna crudeltà di tigre ircana,
ed ogni donna alfine
viva, e non morta vuol la carne umana.
LA NOURRICE
Je l'avais prédit :
dans le cœur féminin
ne règne pas la cruauté d'un tigre de Perse,
et toutes les femmes, à la fin des fins,
veulent de la chair vive et non de la chair morte.
Je croyais avoir lu dans les surtitres un innuendo assez spectaculaire sur
les grandes tiges des nénuphars, utiles pour décoincer tel personnage
un peu trop dans son bon droit – et qui m'avait stupéfait. Mais je n'en
retrouve pas trace dans les versions du livret en ligne, très proches
de la version scénique vue à l'Athénée.
Je crains que ma mémoire ne m'ait joué un vilain tour – le même jour je
lisais les Chansons de Bilitis de
Pierre Louÿs (dont je parlerai peut-être ici), et on y trouve en effet
des nénuphars à longues tiges (V) et un peu partout des choses qui
s'emboîtent.
Je voulais consacrer une longue notule à cette expérience hors du commun, en deux soirées (Cité de la Musique le vendredi et Philharmonie de Paris le lundi), aux dispositifs toujours aussi étonnants, mais j'ai tellement été emporté, et l'expérience a été tellement grisante, que je sens bien que je vais me noyer dans une interminable notule qui n'aurait pas grand sens pour les lecteurs qui n'y auraient pas assisté. Je propose donc simplement quelques mots sur les lignes de force et une petite évocation par scène.
Le résultat est clairement moins probant sans visuel et avec une captation aussi sèche, mais pour accompagner votre lecture :
1. Principes de Licht
Sonntag, le dernier volet (1998-2003) composé par Stockhausen, clôt son cycle Licht autour des sept jours jours de la semaine, qui racontent les aventures à la fois terrestres (la folie de sa mère quand il était petit enfant, la mort de son père sur le front de l'Est peu avant sa majorité, les souvenirs des bombardements, ses examens au Conservatoire, sa cornufication…), mystiques (lutte contre Lucifer, rencontre avec la femme idéale, principes duels, union entre tous les principes et tous les hommes) et cosmologiques (Création et re-Création du monde, tour de l'Univers, course du Temps…).
Tous ces opéras s'articulent essentiellement autour de trois personnages, Michael (une sorte d'ange du Bien, alter ego de Stockhausen) Eva (sa femme idéale), Lucifer (le principe miroir de Michael, mais pas systématiquement repoussoir, ils discutent beaucoup ensemble et beaucoup d'opéras se résolvent par leur réconciliation / fusion) ; chacun d'entre eux possède son double instrumental (trompette, cor de basset, et flûte / trombone), qui exécute (par cœur) la musique en costume, à côté ou à la place du chanteur. Ces personnages représentent en réalité plutôt trois grands principes, et chaque opéra propose une rêverie, plutôt qu'une action, autour d'un thème (l'amour, la lutte, la réconciliation, la Création…), organisé en scènes très segmentées, tableaux où une idée, un dispositif est exploré sans contrainte de temps ou de continuité narrative.
C'est donc bien un cycle d'opéras, car il y a des personnages et la mise en scène y est indispensable, mais sans désir de raconter une histoire : ce sont des pensées organisées en une sorte de festival mystique, plutôt qu'une action scénique. Cette description m'aurait épouvanté, mais la musique instrumentale y est souvent excellente – j'en reparlerai à propos de Sonntag, le sommet en la matière – et la liberté d'invention, le caractère profondément personnel et inédit de chaque proposition rendent à chaque fois le voyage fascinant.
Car le principe de Stockhausen, qui fait tout le prix de ces opéras, est qu'il ne connaît aucune limite : ce qu'il imagine, il le demande sur scène – indépendamment de toute considération technique ou pratique. ¶ dans Donnerstag (jeudi, 1980), Michael fait le tour de l'Univers, scène d'opéra sans aucun chanteur (tous les rôles sont tenus par des instruments), et les instrumentistes continuent de jouer dans l'heure qui suit le baisser de rideau, cachés dans les recoins et les bosquets autour de la salle de spectacle ; ¶ dans Samstag (samedi, 1983), on se balade dans le visage de Lucifer avant de virer tout le public de la salle de concert pour se rendre dans une église et assister à la renonciation à Lucifer de 39 franciscains ; ¶ dans Montag (lundi, 1988), on assiste en direct à l'enfantement (autour d'une gigantesque statue gynécologique) d'enfants hybrides ; ¶ dans Dienstag (mardi, 1991), on court à travers les millénaires, puis la guerre entre les trompettes et les trombones se déroule sous des bombardements dont l'allure ressemble de très près à ceux vécus par le jeune Stockhausen dans l'Allemagne des années 40 ; ¶ dans Freitag (vendredi, 1994), Michael est cocufié par Eva qui le trompe avec le fils de Lucifer, Caino… avec pour résultat une fusion perturbante d'objets animés sur scène et une lutte à mort des enfants de Michael et de Caino, qui finit par le massacre des enfants de Michael par un rhinocéros rose ailé blindé invincible de l'espace (je n'invente rien, tout est dans le livret) ; ¶ dans Mittwoch (mercredi, 1997), des débats autour de la nature de l'amour par un parlement du monde, et des instrumentistes flottent au-dessus du sol, soit par lévitation, soit par hélicoptère (le fameux quatuor à cordes dans un quatuor d'hélicos), le tout culminant dans un siège intergalactique ; ¶ enfin dans Sonntag (dimanche, 2003), sept groupes d'anges s'expriment simultanément en sept langues, les mots de Michael créent le monde (oui, Sto ne se prend pas pour n'importe qui), sept parfums sacrés sont promenés partout dans la salle, un cheval volant enlève un jeune garçon et les spectateurs entendent deux fois la même musique finale, le chœur et l'orchestre étant dans deux salles séparées, audibles avec un mixage distinct qui propose à chaque fois une nouvelle œuvre.
2. Structure de Sonntag
Sonntag, qui clôt le cycle, est peut-être celui où l'action est la plus ténue, mais aussi celui de la maturité de Stockhausen, où la musique est de la plus haute qualité – ce sont aussi les années de son cycle chambriste Klang, un de ses hauts chefs-d'œuvre à mon sens. C'est d'ailleurs très étrange : dans Sonntag comme dans Klang, s'agit d'une musique tout à fait atonale, avec peu de mélodies, de grands sauts d'intervalle, des rythmes complexes, une logique interne qui n'est pas du tout explicite… mais je trouve son écoute d'une évidence, d'une beauté immédiatement sensibles. Et cela se ressent aussi dans Sonntag, y compris dans les grands ensembles. Arriver à magnétiser l'auditoire avec des solos instrumentaux sans accompagnement, sans repères de type tonalité et sans que cela passe par l'admiration de la virtuosité (c'est extrêmement virtuose, mais ce n'est pas ce qui est mis en avant), je ne sais comment il s'y prend. Pour autant, musique extrêmement persuasive, et dans les salles pleines où le cycle a été joué, on ne voit pas de départs dans le public et on n'entend pas de protestations. Il y a indubitablement quelque chose qui se passe, et je ne parviens pas du tout à mettre le doigt sur ce qui fait la différence avec des solos de Berio, Scelsi ou Ferneyhough, qui m'intéressent beaucoup, beaucoup moins.
Assister à une représentations de Licht n'a donc rien d'un effort, et les moments d'ennui sont rares pour moi – la bande magnétique a vraiment vieilli et ne présente pas d'intérêt musical majeur, aussi, lorsqu'elle est mise en avant et que le discours scénique devient particulièrement lent ou répétitif, on attend un peu que le temps s'écoule… mais cela n'advient pas dans Sonntag, ou la matière musicale (solos, ensembles instrumentaux ou choraux) est toujours très aboutie.
Résumer l'action ne sera pas difficile : Sonntag est une gigantesque table des matières, la plus longue et la plus esthétisée qu'on ait vu et qu'on verra jamais. Sto y rappelle les symboles de chaque jour du cycles, et même les composantes de la Nature. Il ne s'y passe à peu près rien qui puisse ressembler à une action dramatique.
Scène 1 : « Lumières & Eaux ». 29 instrumentistes organisés en étoile, avec une couleur (bleue pour les instruments aigus qui caractérisent Michael, verte pour les instruments graves attachés à Eva). Les chanteurs des deux rôles déambulent parmi les musiciens, et à la fin, ces derniers s'en vont, non sans avoir bu un verre d'eau – oui, c'est dans la partition. Le texte égrène simplement des mots évoquant les éléments fondamentaux, et commence déjà à rappeler les épisodes précédents. Eva demande au chef de bisser le quatrième pont-lumière-haut, grand choral de cuivres où Stockhausen montre qu'il est le maître des plus beaux tuilages – je me disais justement, à l'issue de la section, que j'aurais adoré la réentendre !
Scène 2 : « Processions d'anges ». Des anges chantent des formules d'évocation et de louange New Age assez peu compréhensibles à un grand tout : sept groupes (de six chanteurs mais à deux voix, sauf le dernier de quatre solistes), chacun dans une couleur et une langue (allemand, anglais, espagnol, arabe, hindi, chinois, swahili), serpentent sur la scène et alternent ou mêlent leurs chants. Le final est à nouveau un moment musical exceptionnel : entouré par un cercle de choristes qui chantent en nappe presque immobile (après avoir fait des gestes symbolisant les attributs de chaque jour de la semaine pendant toute la scène), le public profite du mélange des sept groupes sur scène mêlés aux instruments, foisonnement jubilatoire et qui, contre toute attente, se déploie avec une logique parfaite.
Scène 3 : « Images de Lumière ». Égrenant des mots isolés évoquant les paysages, les animaux, les végétaux, les éléments, Michael opère une sorte d'évocation (ou de Création ?) de la Terre primordiale. Flûte, cor de basset et trompette, attachés aux personnages, jouent en alternance plutôt qu'ils ne l'accompagnent. Moment de poésie intense, de musique pure, où la platitude des listes et la nudité du dispositif laisse toute la place au plaisir de la phrase brute, et j'avoue avoir été particulièrement saisi par ce tableau.
Scène 4 : « Signes de Parfums ». Sept solistes vocaux (dont un enfant qui symbolise Eva) chantent les symboles de chaque jour de la semaine (dessin, couleur, planète, qualités spirituelles) comme une table des matières de tout le cycle. Pas le moment musicalement le plus probant, mais la virtuosité requise pour ces solos de chant impressionne fortement (et l'enfant est incroyablement juste et précis, par cœur de surcroît !) ; par ailleurs l'insolence de la proposition de balader sept parfums dans la salle a quelque chose de tout à fait réjouissant. Car pour chaque solo et chaque jour, des figurants diffusent des vases de parfums à brûler dans la salle : cúchulainn, kyphi, mastic, rosa mystica, tate yananaka, ud, encens. Le résultat, à la fin des sept solos, cocotte un peu, et les senteurs ne m'ont pas paru si différentes (plus ou moins grillées, plus ou moins vanillées, plus ou moins entêtantes), mais le dispositif en lui-même est tellement osé et amusant !
Scène 5 : « Temps sublimes ». Célébration de l'amour cosmique, qui mélange à nouveau les langues (en supprimant l'allemand et l'espagnol) et emprunte à Kâlidâsa, Hafez et Nefzaoui, la scène est jouée dans deux salles simultanément : cinq sextuors ou octuors choraux dans l'une, cinq sextuors instrumentaux dans l'autre. La musique de chaque salle n'est retransmise que partiellement : sept fois, et jamais sur l'ensemble du spectre sonore, si bien que lorsque le public change de salle pour réentendre la scène, il découvre un objet musical totalement nouveau. Ici aussi, le dispositif est totalement fou – la mise en place périlleuse aussi, avec quelques secondes de décalage entre les deux orchestres, ce qui a valu un redémarrage lors de la seconde exécution… Et autant, sans doute à cause de la fatigue, la version orchestrale ne m'a pas bouleversé, autant la version chorale m'a paru à nouveau d'un naturel assez incroyable, croissant et décroissant de façon tout à fait organique et intuitive.
L'Adieu. Cinq synthétiseurs reprennent les motifs de l'opéra. (Je vous ai épargné les délires sur les Fibonacci rétrogrades, je me suis cantonné à parler de ce qu'on entend réellement.) Sans grand intérêt, ressemble à la même bande magnétique informe des autres fois, bruit de fond ni déplaisant ni séduisant.
J'ai bien sûr été complètement stupéfait par la qualité d'exécution de cette œuvre incroyablement difficile, parfois confiée à des enfants (Aurélien Segarra, le soliste de la scène 4) ou à des amateurs (le Chœur Stella Maris, à la fin de la scène 4 et la Maitrise de Paris, dans la scène 5, se sont couverts de gloire). L'Orchestre de Chambre de Paris, les musiciens et chanteurs du CNSM et les solistes du Balcon étaient fantasbuleux comme toujours. Et la mise en espace de Ted Huffman et Maxime Pascal (avec les belles images en noir et blanc projetées par Pierre Martin Oriol), tellement plus juste que la terrible mise en scène bidouillée (et défective) de Silvia Costa pour Freitag.
Vraiment une expérience unique, à faire dans sa vie pour tous ceux qui peuvent demeurer non loin. Ne serait-ce que pour voir ce que peuvent produire un théâtre et une musique qui ne se fixent aucune limite humaine ni terrestre.
Et aussi sur Carnets sur sol : → représentation de Dienstag ; → représentation de Freitag.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Musicontempo a suscité :
Le compositeur Anselm Hüttenbrenner est surtout resté, non pas célèbre, mais présent dans l'imaginaire des mélomanes un peu curieux de la biographie de leurs héros. Élève de Salieri, il est d'une part l'une des deux personnes présentes au chevet de Beethoven expirant ; d'autres part celui à qui Schubert confia sa Symphonie inachevée (qui, certes, n'avait pas alors la valeur qu'elle a prise aujourd'hui !), et dont le Requiem en ut mineur fut exécuté pour la mise en terre du même Schubert.
Sa musique cependant est fort peu pratiquée, et sa présence au disque est rare – au concert, elle est nulle. Je ne découvre sa musique que cette semaine, grâce à une recommandation spécifique de Gluckhandde l'excellent forum Classik. Et, de fait, quelle découverte !
Ce cycle de 1850 se situe à la croisée de plusieurs influences. On y entend des formules de follets déjà présentes dans le Freischütz de Weber, quelques cantilènes qui pourraient sortir de Norma de Bellini, au sein d'un langage très schumannien (qui évoque notamment la fièvre, le lyrisme, et la disparité de son des Kreisleriana). À l'écoute, la discontinuité des atmosphères et des effets pianistiques est telle qu'on a parfois l'impression d'écouter de la musique pour soutenir une déclamation parlée, comme cela se faisait à l'époque (une forme mélodrame). On alterne entre les ponctuations légères et les grandes mélodies douces, les traits virtuoses et l'homorythmie régulière. J'en trouve la matière musicale réellement marquante et intéressante – elle vaut largement celle des cycles de Schumann, pour ce qu'il m'en semble, car peut-être plus régulière dans la finition, la variété d'invention et, plus subjectivement, l'inspiration. C'est en tout cas assez comparable dans les couleurs harmoniques, les moyens pianistiques, la conception du cycle tout en ruptures…
Belle découverte, il a écrit 250 lieder (j'ai dû en entendre quelques-uns déjà), 300 chœurs a cappella, une grosse vingtaine de pièces religieuses et un peu de musique sacrée et six opéras – 3 œuvres comiques, un singspiel, une Lénore d'après Bürger, un Œdipe à Colone sur le livret utilisé par Sacchini en 1786 ! Et une musique de scène (chœur, piano, orchestre) pour Genoveva de Frey.
On n'a pas grand'chose au disque – des chœurs chez le même éditeur Helbling, sinon tout se trouve par bouts dans des couplages avec du piano ou des chœurs de Schubert chez Gramola, CPO, Hänssler… –, et même sur IMSLP le choix est très réduit. Mais je vais aller fouiner un peu, ce que j'ai entendu donne la mesure des moyens compositionnels du bonhomme.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Petits marteaux a suscité :
Photographie du site du Château, je n'ai pas eu le temps d'aller fouiller dans les miennes qui sont sensiblement similaires.
Vendredi (V) et samedi (S), les concertivores Franciliens sont soumis à une épreuve peut-être plus violente encore que la disette : l'impossible choix. La quantité de choses passionnantes à voir devient insoutenable, et une sélection paisible des concerts se révèle quasiment impossible, obligeant à des sacrifices d'une cruauté impossible à représenter.
On aura ainsi : → des Zelenka sacrés rares : le Magnificat en ré ZWV.108 par l'ensemble Balthasar-Neumann (incroyables couleurs sombres et mordantes) dans la chapelle et la salle de bal (formidable acoustiquement) de Fontainebleau (V,S,D) et la Missa Corporis Dominipar le Collegium 1704 (là aussi, un des meilleurs ensembles au monde) à la Seine Musicale (S) ; → des Mendelssohn choraux extraordinaires, Elias par Pygmalion à la Philharmonie (V) et le Psaume 42 (« Comme une biche se tourne vers les cours d’eau ») par le très bon ensemble amateur Oya Kephalê (V,S), certes des tubes, mais au sein de leur niche propre et donc pas si souvent audibles en concert par rapport aux grands quatuors ou grandes symphonies du répertoire ; → un programme symphonique (V,S) très original par l'orchestre (amateur de haut niveau) Elektra, incluant la première exécution européenne de la scène vocale (très bien écrite, pour ce que j'ai pu en juger en survolant la partition) Jephthah's Daughter d'Amy Beach, un extrait de Penthesilea de Wolf, l'Ouverture de Gwendoline de Chabrier, Le Songe de Cléopâtre de Mel Bonis et quelques tubes (Thaïs, Salomé…).
Déjà, cela fait cinq concerts immanquables en deux jours, mais l'offre ne s'arrête pas là, des séries particulièrement attirantes qui se poursuivent sur cette période, le Sondheim donné au Lido (V,S), l'opéra post-cavalliste pré-vivaldien restitué de Sartorio à l'Athénée dont les critiques sont dithyrambiques (V,S), Les Contes d'Hoffmann à Bastille avec Bernheim et Van Horn (V) et les dernières dates d'Achevons la métamorphose (V,S), le spectacle lyrico-genderfluid de Grégoire Ichou & Vincent Buffin !
Vous trouverez par ailleurs sur l'agenda de CSS quelques autres concerts peut-être un peu moins exceptionnels, mais très attirants, comme les Symphonies 1 & 9 de Schubert par l'Orchestre des Lauréats du Conservatoire (des anciens du CNSM qui sont constitués en orchestre pour une année scolaire ou deux, afin de servir de support aux étudiants en direction d'orchestre) (V), un concert Mendelssohn-Webern par le Philharmonique de Radio-France, des œuvres pour quintette à vent par les membres de l'Orchestre de Chambre de Paris (Grieg, Bizet, Bartók, Farkas, Ligeti…), une création de Beffa couplée avec la Symphonie n°6 de Beethoven au Ground Control, les trios n°5 de Beethoven et n°2 de Chostakovitch à l'Hôtel de Soubise, le Messie de Haendel par les Arts Florissants, ou encore un concert Poulenc Pépin Ferran Ginastera Ibert Mompou Prokofiev Ligeti au studio Legato (S)…
…
Comment choisir à moins d'avoir des goûts très spécifiques plutôt tournés opéra, baroque, symphonique, romantique… D'autant que vous trouverez toujours d'autres concerts plus touristiques sur l'Offi, du jazz au Sunside et au Duc des Lombards, des concerts de fin de session dans les conservatoires et pour les ensembles amateurs…
La fin de chaque semestre (décembre, mai-juin) est toujours un moment particulièrement intense en concerts, même en province, parce que les ensembles amateurs et les conservatoires donnent leurs concerts terminaux, ce qui s'ajoute à l'offre officielle préexistante ; et comme ce sont parfois des ensembles de haute qualité et des programmes peu ordinaires, cela charge considérablement la barque lorsqu'on dispose déjà d'une offre très dense comme à Paris. Pleurez, pleurez sur les pauvres mélomanes franciliens qui, pour un concert exceptionnel vu, doivent faire le deuil de deux autres qui étaient pourtant à portée de main !
(Et bon courage à tous les copains un peu obsessionnels qui vont passer leur semaine à essayer de faire entrer le maximum de choses ou à peser minutieusement par anticipation les mérites des 2 concerts les plus exceptionnels des 5 immanquables !)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2023-2024 a suscité :
Au Conservatoire Supérieur de Paris, cette semaine, Véronique Gens donnait deux journées de masterclass. Au programme pour les étudiants : un air du XVIIIe français (quelques exceptions avec du XVIIe français ou italien) et une ou plusieurs mélodies françaises.
Je me suis débrouillé pour m'y rendre : c'est une chanteuse dont je révère le galbe verbal, et j'étais curieux de la nature de ses conseils – plutôt techniques, plutôt esthétiques ? Vous allez le découvrir.
1. S'appuyer sur le texte pour chanter
Sans surprise, Véronique Gens reprend les chanteuses sur leur diction, leur demande de dire le texte en l'énonçant d'abord en parlant – pour reproduire les appuis sur les syllabes longues ainsi mises en évidence –, insiste sur la continuité du legato, certes, mais surtout sur celle la syntaxe (pas de césure entre sujet et verbe), souligne l'importance de l'arche créée par le du texte, félicite l'une pour la qualité de ses [on], dit très gentiment à l'autre qu'on ne comprend pas bien ce qu'elle dit… C'est une posture qu'on pouvait légitimement attendre d'elle, et elle ne déçoit pas de ce point de vue !
Je ne suis nullement capable de chanter comme Véronique Gens, mais je suis amusé de constater que lorsqu'il m'arrive de coacher des chanteurs, c'est en substance particulièrement proche de ce que je leur suggère : prendre en compte la logique propre du texte parlé, mettre en valeur ses appuis accentuels, se donner de l'élan grâce à l'articulation des consonnes, ramener la voix vers l'antériorité du « masque » en prononçant plus précisément et plus expressivement, toutes choses qui nous rapprochent de réflexes bien ancrés, et permettent d'approcher une émission plus naturelle, plus efficace, plus en phase avec le texte mais aussi plus facile et confortable pour le chanteur.
Ces principes ont de surcroît l'avantage d'être utiles aux chanteurs confirmés, manifestement – on entend bien la différence avant et après, ce qui n'est pas du tout systématique dans les classes de maître (je trouve même souvent que les jeunes musiciens y perdent en spontanéité sans y gagner tout de suite en pertinence / profondeur) – qu'aux chanteurs amateurs, voire débutants. C'est un bon point d'accroche, qui peut vraiment améliorer le confort du chanteur, et changer totalement l'expérience de l'auditeur – ce qui, à la fin des fins, est un peu le but de la manœuvre… S'appuyer sur les consonances de la langue en allongeant / timbrant les syllabes fortes du vers, respecter la logique de la syntaxe et y déposer la musique plutôt que de sortir le robinet à notes en suivant vaguement les mots (elle a gentiment repris la chanteuse que faisait ça), faire la démarche de dire son texte en parlant pour sentir les appuis, les couleurs, bref chanter un texte et non chanter des voyelles, tout cela est compréhensible quel que soit le niveau du chanteur (contrairement aux métaphores ou aux noms de muscules), et apporte réellement une différence.
Je suis toujours étonné qu'il faille l'expliciter à des chanteurs professionnels – mais ce n'est clairement pas du luxe, dans cette maison comme ailleurs.
Il est ensuite nécessaire, bien évidemment, équilibrer ces conseils avec les impératifs d'ambitus, de joliesse, de tension… mais Véronique Gens ne dit pas autre chose (elle laisse justement une soprane relâcher le texte dans des aigus inconfortables de Debussy, et en effet c'est là un sujet technique de longue haleine qu'on ne peut pas enseigner en trois quarts d'heure de conseils), et le principe premier demeure la mise à disposition du texte, en déposant ensuite la musique par-dessus. C'est réellement plus facile ainsi, surtout dans le baroque français, la mélodie ou le lied.
2. Les étudiants et la place du texte
Il faut dire qu'à part Thaïs Raï-Westphal (passée par le CRR de Paris, où la vibe baroque est intense avec l'enseignement d'Isabelle Poulenard et Howard Crook, les projets de Stéphane Fuget, les partenariats avec le CMBV…), qui est déjà présente dans des productions de tragédie en musique (et même au disque, avec Vénus et Dorine dans le Thésée de LULLY des Talens Lyriques), les chanteuses programmées ne sont pas du tout des spécialistes du répertoire classique français, ni du répertoire baroque en général.
Pis encore, leur tropisme est celui de leurs profs, et il est plutôt incompatible avec les attendus de ce répertoire : concentration en harmoniques du médium, mais beaucoup de rondeur, de fondu, de couverture – donc des voix très en bouche, peu puissantes, peu tranchantes, avec une diction toujours secondaire par rapport à la joliesse et l'homogénéité de l'instrument. C'est joli (enfin, moi je n'aime pas beaucoup, mais il y a clairement une finition de timbre…) ; en revanche ce n'est guère efficace pour la projection (ce qui limite en général leur carrière malgré l'énorme accélérateur que constitue le CNSM) ni pour la diction. 45 minutes de Véronique Gens ne suffiront évidemment pas pour régler tout cela, d'autant que pour certaines d'entre elles, la difficulté provient de choix techniques dans la construction de la voix, très en amont de tout ce qu'on pourrait leur enseigner sur la diction dans telle ou telle pièce.
J'ai toutefois entendu de belles voix aujourd'hui (j'aime assez Clara Penalva par exemple), mais aussi d'autres à la fois molles et stridentes, même pour celles qui disposent d'une carrière déjà bien engagée.
Pour répondre à ma propre interrogation, la dominante de l'enseignement de Gens a été, durant ces séances, surtout prosodique, davantage que stylistique (c'est un travail de plus longue haleine chez des non spécialistes) ou technique – comme le font Finley (legato, éclairage et assouplissement par le falsetto, qualité du [i]…) ou Hampson (équilibre musculaire), par exemple.
[Quand on est intéressé par la technique vocale, les masterclasses de Finley représentent une sorte de croisement entre le caractère utile d'un manuel de technique et la tension narrative d'une fiction policière, avec ses incroyables retournements de situation – de voix, je veux dire ! Je pourrais regarder ça en mangeant du popcorn et en m'agrippant à mon siège.]
J'ai aussi beaucoup aimé le positionnement d'enseignante de Véronique Gens dans cet exercice : elle ne tutoie pas les étudiants comme c'est souvent le cas, mais elle ne se pose pas en source unique de savoir, ne se met pas en vedette (rien de pire que les profs invités qui racontent leur carrière, donnent des exemples au lieu d'écouter et d'expliquer, bref qui voient la classe publique comme leur spectacle, quand ce n'est pas un support promotionnel…) Ça parle sérieusement du contenu des œuvres, pas de fanfreluches.
Surtout, elle s'assurait régulièrement du bien-être des étudiants (les remarques en public, ce peut vite être violent, surtout quand le prof a l'assistance dans la poche) : « ça te va si on fait comme ça ? », « tout va bien ? », et elle prenait beaucoup de précautions verbales pour que ses remarques ne paraissent pas des reproches, les amenait habilement en indiquant ce qu'elle voulait atteindre plutôt qu'en soulignant les faiblesses des chanteuses. Certes, elle ne fait pas copain-copain, mais je l'ai trouvée particulièrement respectueuse et très concentrée sur l'efficacité de son travail. Ça fait la différence avec beaucoup de masterclasses aussi prestigieuses qu'inutiles.
4. Les chanteurs, ces musiciens à part
Pour finir, cette pépite dans un récitatif de Gluck :
« On s'en f* du demi-soupir, c'est là pour avoir le bon nombre de temps dans la mesure, tu fais ce que tu veux. Personne ne joue en même temps que toi, tu peux prendre tes aises, le chef et l'orchestre t'attendront. »
Pas de toute, Véronique Gens est une chanteuse – et même une soprano.
La remarque m'a amusé, à cause du stéréotype (vérifié dans la réalité) du chanteur arythmique ou narcissique qui considère que l'orchestre est une contingence qui doit suivre et qui n'a pas de valeur autre que de le servir. Mais en réalité, en contexte, elle a raison : c'est un récitatif, l'orchestre ne fait que ponctuer tandis qu'elle ne chante pas et la nécessité première est de faire sonner le texte. Se préoccuper de tomber au bon moment est clairement un souci secondaire parmi les tâches qui incombent à un chanteur dans ce type de section.
Cela dit, à l'usage, je trouve que l'exactitude rythmique, y compris dans les scènes et récitatifs, dynamise beaucoup le résultat, et par ricochet le texte, tout rebondit bien mieux. Je ne suis pas très enthousiaste des alanguissements des récitatifs (Phaëton par Rousset m'avait un peu impatienté de ce point de vue, par exemple). Mais ce qu'elle dit, pour libérer l'esprit de la chanteuse et la concentrer sur l'essentiel, paraît tout à fait justifié.
Voilà pour ce retour qui, je l'espère, vous aura permis d'entrevoir par procuration ce qui se déroula salle Ravel !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
Nouveauté très attendue, les mélodies de Rita Strohl dans des interprétations luxueuses (Dreisig, Degout). En réécoutant ses Bilitis (où l'on retrouve « La flûte de Pan » et « La Chevelure », déjà utilisés par Debussy), je suis frappé par le dialogue très étroit de la musique avec le texte : on y entend les gestes, les émotions, quelque chose de très graphique dans le rapport aux sentiments, la musique réagit aux interactions évoquées par Louÿs. J'en trouve le résultat particulièrement réussi – et la musique en est riche et dense. Un des très grands cycles de mélodie française, de mon point de vue.
Les Baudelaire par Degout sont également très évocateurs et impressionnants, très sensibles à la prosodie et aux textures convoquées par les textes – très bien dits aussi, d'une noirceur tout à fait congruente.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Mélodie française a suscité :
Outre les activités largement documentées par Carnets sur sol(écoute et pratique musicale, écriture, traduction), outre mon day job (que j'adore), un autre grand poste de dépense en temps – et en intérêt – se trouve dans les promenades. La dernière en date m'a donné l'envie d'en partager l'essence, en tâchant, comme pour les notules musicales, de m'en servir pour poser quelques questions plus générales.
1. Pourquoi marcher ?
Bien sûr, l'aspect purement agréable est bien connu : excellent pour le transit et l'humeur, l'homme est conçu pour la marche quotidienne, et le pratique produit une sorte de délassement, une meilleure lucidité sur les grands enjeux de nos vies… C'est particulièrement salutaire dans les moments de détresse et de confusion – je trouve. Tout cela est documenté par la science et ne vous apprendra rien.
Il est une deuxième raison : je travaille mieux en marchant. Écrire une notule complète, ce n'est pas évident, mais pour traiter des dossiers pour mon day job, c'est finalement plus efficace qu'à un bureau où je perds vite la concentration nécessaire lorsque la tâche est rébarbative. Aussi, sur mes moments d'étude, je m'échappe volontiers au vert pour recouvrer la liberté de mieux travailler – avec l'avantage considérable que si jamais la balade est médiocre, j'ai travaillé, et que si j'ai peu travaillé, au moins je n'ai pas perdu mon temps à regarder le plafond avec désespoir.
Mais toutes ces choses représentent plutôt des suppléments que la raison profonde qui me pousse à marcher : je crois que c'est la même que celle qui me fait explorer le répertoire musical ou visiter tous les lieux de culte que je croise – chercher à comprendre. Parcourir un espace, c'est comprendre un lieu, l'éprouver dans sa chair ; en particulier lors de balades patrimoniales, ma tradition est de ne jamais descendre de voiture au bas du monument. Idéalement il faut marcher quelques kilomètres pour le découvrir ; et en tout état de cause, après la visite, il faut monter sur le coteau ou descendre dans la vallée pour disposer d'un contrechamp, et percevoir pleinement par tous ses sens la place du monument dans son environnement.
Ça paraît une jolie position de principe un peu fade et consensuelle, mais je l'applique réellement, même au bout du monde lorsque le nombre de sites à visiter est compté. (Certes, je ne vais jamais au bout du monde et j'en dirai un mot le moment venu. Disons le bout du monde pour moi – c'est-à-dire ce qui est hors des lignes de train d'Île-de-France.) C'est en réalité capital, sans quoi on ne peut pas réellement concevoir l'isolement d'un lieu, sa place stratégique, sa proximité avec d'autres centres, le rapport à l'agriculture locale, à l'eau… la marche donne le temps de l'observer et de pleinement le ressentir.
Exemple très simple : j'ai dû, suite à une panne de train, joindre à pied Tonnerre et Auxerre. Deux villes du même département, pas très distantes en transport (une demi-heure de bus, peu ou prou). Eh bien, collines aidant, un peu chargé, rythme de promeneur, il m'a fallu deux jours complets de marche. Cela donne toute la mesure de ce qu'était, avant le train et la motorisation au pétrole, l'univers d'un humain : rien que pour se rendre au village le plus proche, il faut compter une partie de la journée. Il faut vraiment avoir une cause impérieuse pour faire l'aller-retour dans la journée, car c'est une journée de travail (ou de loisir) perdue. Et cela, les histoires de passeport à l'intérieur n'en rendent compte que par l'apparence d'un concept venu d'en-haut, que l'on peut comprendre, mais qu'il est très singulier d'éprouver. Et quand je dis éprouver, c'est évidemment particulièrement agréable lorsqu'on le fait pour son loisir.
Ainsi, lorsque je me promène dans une forêt, j'y observe l'architecture des canopées, tantôt naturelle tantôt humaine, l'entrelacement des sons (en plus des oiseaux, chaque arbre a son profil sonore)… exactement comme dans un musée, j'aime comprendre ce que je vois. Et celui-ci, c'est le musée du vivant dont nous procédons, et avec lequel nous sommes devenus ce que nous sommes. Je découvre seulement depuis une poignée d'années des espèces naguère si familières à tout humain, et même l'impact / le charme / la dureté du cycle des saisons, que notre confort post-industriel a grandement gommé. Aussi, chaque promenade est l'occasion de parfaire ma compréhension de cette réalité complexe et subtile, de lever un bout du voile sur cette grande architecture qui outrepasse les conventions culturelles humaines. C'est l'occasion de comprendre pourquoi les humains ne consomment pas / plus de glands ; de voir les champs changer de visage selon les cultures et au fil des saisons ; de chercher à identifier l'individualité de certains passereaux dont le chant brode de façon unique sur un canevas commun à l'espèce… et bien sûr de faire bonjour à des écureuils et des sangliers. Ce sont des émotions que je ne trouve pas si éloignées de celles du concert, la dimension active et mobile en sus.
2. Éloge de la proximité
Pour diverses raisons, je n'aime pas voyager. J'ai attendu quelques décennies de vie – et une rencontre décisive – pour m'y mettre, marginalement. Cependant, je peine à m'éloigner loin et longtemps – parce qu'il y a toujours beaucoup d'autres choses à faire, bien sûr, mais surtout parce que je ne comprends pas, en moi-même, le principe du voyage lointain tant que je n'ai pas épuisé la diversité de ce qui existe à proximité. Car je sillonne l'Île-de-France depuis une dizaine d'années, avec des explorations de toutes les lignes de train plusieurs fois par semaine, et je continue d'être surpris par le patrimoine ou les paysages que j'y découvre – alors même que la région n'est pas exactement, ne nous mentons pas, la plus exaltante de France…
Aussi, rien qu'en voyageant jusqu'en Comté, Auvergne ou Forez, à deux ou trois heures de train, j'ai encore des mondes à découvrir – quel vertige me prend alors de découvrir des montagnes ! Et même de nouvelles espèces végétales et animales… Chênes pubescents, genévriers, grands corbeaux… c'est à chaque fois une émotion particulière.
Le désir du lointain ne m'étreint donc pas, et l'avantage, avec la fin du pétrole et très probablement le renchérissement considérable des mobilités, est que mon approche est possiblement – de façon tout à fait involontaire – pionnière. Par ailleurs, comme elle est à la fois plus simple et plus économe en temps et en devises, je profite de cette notule pour vous dire un mot de la méthode que j'adopte, et qui rend facile le voyage au bout du monde au bout de la rue.
3. Improvisation
La compétence qui fait l'admiration de mes amis, c'est la possibilité d'improvisation infinie, surtout avec un réseau aussi dense et performant que l'Île-de-France – mais je l'applique aussi ailleurs avec succès.
Beaucoup de compères me disent « mais il y a trop souvent des imprévus en train, la dernière fois je me motive vraiment à prendre le transilien, j'arrive en gare en gare, il est annulé – je suis rentré chez moi et j'ai perdu mon après-midi ». Ce n'est en réalité pas du tout un obstacle à la promenade réussie, car tout peut être décidé une fois dans la gare, voire une fois dans le train – et cela limite grandement le stress de l'horaire et les fastidioseries de la préparation.
Pour ce faire, il suffit d'un seul prérequis. Soit vous connaissez bien le territoire, et dans ce cas vous savez sur quelle sous-branche de quelle ligne sont les choses qui vous intéressent ; dans ce cas bravo, vous n'avez sûrement pas besoin de ce micro-tutoriel. Soit vous avez tout simplement la carte IGN 1:25000 avec vous, et c'est possible grâce à l'application (gratuite !) Géoportail, financée avec vos impôts ! Toute la France est ainsi couverte (avec une carte papier c'est plus complexe, dans la mesure où il faut choisir les bonnes cartes avant le départ !).
Cette carte a la particularité de faire figurer en violet les points d'intérêt patrimoniaux et naturels (y compris les petites églises, certains pans de murs remarquables et quelques arbres), ce qui rend immédiatement visible, mieux que dans n'importe quel guide ; de même, les sentiers de randonnée balisés sont représentés en violet, ce qui permet de pouvoir constituer un circuit dans des chemins en général bien entretenus (les autres sont plus aléatoirement praticables), et présélectionnés pour leur caractère agréable et varié. Cela ne veut pas dire que toutes les sections des sentiers soient parfaitement entretenues ou absolument intéressantes, mais ces circuits sont globalement conçus pour montrer de belles choses, et vous aideront grandement si vous ne connaissez pas déjà le territoire ! Lorsque vous avez le choix, privilégiez plutôt les PR (sentiers de petite randonnée, des boucles prévues pour la promenade), qui sont en général plus pittoresques : les GR (grande randonnée) ont aussi pour but de couvrir du territoire, d'aller d'un point A à un point B, donc pour une petite marche botanique ou patrimoniale, ils ne proposent pas nécessairement les jolis détours.
Concrètement, il suffit de regarder le violet sur la carte et d'opérer son panachage patrimoine / nature / distance. Ça paraît intimidant, mais rien de plus simple. La géolocalisation fonctionne même en mode avion, ce qui permet de se repérer sans épuiser sa batterie. Prévoyez tout de même toujours un plan B dans votre circuit, il arrive que des chemins ne soient plus entretenus (alerte tiques) ou n'existe plus du tout, évitez le détour imprévu qui vous fait manquer le dernier train.
Pour savoir où descendre, une fois en gare, utilisez SNCF Connect : l'option « horaires en gare », sur la page d'accueil de l'application, vous permet de voir chaque gare intermédiaire desservies par les prochains trains. Il vous suffit de vérifier sur votre carte IGN (dans l'application Géoportail, sinon c'est plus long) l'environnement des différentes stations grâce à la boîte de recherche, et vous pouvez vous lancer ! (Vérifiez quand même toujours l'horaire des trains retour, c'est plus prudent.)
Pour des idées de balades en Île-de-France, j'ai commis ce tableau récapitulatif qui recense un grand nombre d'arrêts avec les activités qu'on peut y faire.
Concert annuel de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel au CNSM (24 novembre). Cette fois avec pour thématique principale Bach (ce qui contraint quand même beaucoup harmoniquement l'improvisation, hélas), et même plus précisément des inspirations d'œuvres spécifiques : Premier Prélude du Clavier bien tempéré, Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, mouvement lent du Concerto Italien, Allemande de la Quatrième des Suites Françaises, un choral de la Passion selon saint Matthieu…
L'occasion de méditations sur la pratique de l'improvisation.
--
Les artistes
Énormément d'univers, de science et de talents combinés, comme d'habitude. On a pu entendre, par ordre de passage :
¶ Mehdi Telhaoui, pour une belle Toccata qui reprenait habilement tous les codes, puis une improvisation libre très réussie (là aussi, on coche toutes les cases, beaucoup de belles harmonies, d'évolutions intéressantes, de contrastes, et un thème principal que j'ai trouvé très intéressant, un peu disjoint mais paradoxalement très mélodique) ;
¶ Abel Saint-Bris, improvisation sur l'Allemande en mi bémol de la quatrième des Suites Françaises, puis improvisation libre. Esthétique dans les deux cas très claire, évoquant l'univers harmonique du musical theatre (la comédie musicale anglophone) ;
¶ Adrien Avezard, dans une adaptation du Premier Prélude du Clavier bien tempéré qui m'a paru suivre de près le modèle (de façon peu intéressante), avec des clins d'œil un peu lourdement affirmatifs comme la reprise littérale des arpèges la Première Étude Op.10 de Chopin – qu'il a dû bosser, et faire la références aurait pu être amusant, mais pas aussi littéralement et aussi longuement. Improvisation libre en revanche très réussie, avec son thème qui semble issu du même univers, mais traité d'une façon plus dégingandée et méphistophélique ;
¶ Kolia Chabanier, qui frappe par son assurance (improvisation manifestement bien préparée), programme libre ouvert par des accords soudains, avant des motifs qui reviennent d'une façon joliment travaillée (j'ai pensé aussi bien à Star Wars qu'aux films muets). Moins intéressé là aussi par l'improvisation Bach en duo deux pianos avec Kellian Camus (dont la propre improvisation libre tire un peu plus vers le jazz), fondée sur la Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, belle réalisation qui reste encore très proche de Bach – et qui a dû être très préparée, pour pouvoir gérer ce genre de progression harmonique et contrapuntique sans la moindre sortie de route.
→ C'est d'une manière générale toute la question, l'improvisation occupe tout le continuum depuis tirer un thème dans un chapeau – ce que sont capables de faire ces étudiants – jusqu'à une forme de composition totalement préparée mais ouverte, non écrite, sujette à des amendements sentis dans l'instant.
¶ À cause d'une tendinite, Thomas Ficheux n'a joué que de la main gauche, et après un début un peu andalou (sans doute pour habiller une matériau contraint par le peu de doigts disponibles), le voyage m'a paru vraiment complet et très réussi, il parvient à combiner un thème et un accompagnement avec sa main unique, sans expédients purement pianistiques. Belle qualité d'inspiration.
¶ Sinan Asiyan propose son improvisation sur un choral de la Passion selon saint Matthieu, assez proche de l'original, la main droite opère une animation douce (à l'aide d'une formule assez stable) et la main gauche joue la mélodie dans le grave ou l'aigu. J'ai davantage aimé son improvisation libre, très dynamique, un côté Semaine grasse de Petrouchka dans les harmonies et les climats.
¶ Dans l'improvisation libre de Lucien Legrand, j'entends davantage l'influence des romantiques décadents et de l'atonalité, avec un beau travail sur la résonance. Le résultat sonore m'a assez évoqué les deux premiers Clairs de lune d'Abel Decaux. En duo avec Demian Martin, c'est ensuite une improvisation en mode octotonique, manifestement très concertée, pas d'hésitation dans les chemins harmoniques, très cohérente – mais là aussi moins touchante.
¶ L'improvisation de Denian Martin m'a laissé assez perplexe : elle commence assez traditionnellement par des bouts de Debussy, puis cite à plusieurs reprises une phrase entière du cinquième mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler (la grande phrase lyrique de l'alto dans Bim, bam), littéralement, et en fait même son plat de résistance. Je n'ai pas bien compris l'intérêt : qu'on ait des réminiscences en improvisant, c'est entendu, mais citer une œuvre préexistante sans l'intégrer ni la retravailler, quel est l'intérêt, à part étaler sa mémoire ? J'ai même ressenti une certaine gêne en imaginant pouvoir être mystifié, sans doute pas avec une symphonie de Mahler, mais d'autres choses moins célèbres qui seraient réutilisées sans vergogne par des improvisateurs peu scrupuleux, s'attirant les bravi en puisant les meilleurs thèmes d'une Sonate d'Alfano ou d'une Symphonie de Klenau… J'aurais été très curieux de converser avec lui et d'entendre aussi le debriefing de J.-F. Zygel avec lui : s'est-il laissé emporté par un souvenir sans arriver à se rappeler de sa provenance ? a-t-il cru au contraire étoffer à bon compte son improvisation ? était-ce un clin d'œil un peu trop affirmatif ?
→ La question de la citation est donc revenue plusieurs fois ; à mon sens, pour qu'elle soit intéressante, il faut certes qu'elle soit identifiable, mais aussi qu'elle soit le moins platement explicite possible ; éviter de citer toute la phrase (juste un fragment, pour laisser à l'auditeur le plaisir de restituer mentalement le reste), et bien sûr la déformer, l'intégrer au langage et au propos de la pièce. Sans quoi on se retrouve avec une simple exécution d'une œuvre déjà connue.
¶ Je me suis un peu posé la même question pour Arnaud Dedeycker dont l'improvisation d'après le mouvement lent du Concerto italien se démarquait peu du modèle, créait en tout cas peu de surprises, mais dont l'improvisation libre, surtout, multipliait là aussi les emprunts. Notamment les traits de la fin de l'étude Op.25 n°11 (« Vent d'hiver ») de Chopin, vraiment réutilisés tels quels. Certes, ce n'est qu'un trait et ça vaut bien une gamme, mais là aussi, l'emprunt m'a paru posé là sans réelle intégration, comme un expédient pour dire quelque chose d'efficace, mais qui ne répond pas nécessairement à la logique de la pièce. (Et là encore, la question de la paternité me trouble un peu.)
¶ Enfin Hijune Han, qui semble un peu chercher sa voie dans l'improvisation d'après les Partitas pour clavecin, j'ai l'impression d'y percevoir quelques hésitations, j'y entends surnager du matériau issu de Chopin et, plus étrangement… d'Iphigénie en Tauride de Gluck ! Là aussi, j'aurais aimé pouvoir en parler avec elle, savoir si c'était délibéré, si c'était bien son modèle, quelque chose qu'elle avait lu récemment, etc. Son improvisation libre en revanche, bondissante, imaginative et figurative, était particulièrement réussie.
Final en tournante, avec les 11 élèves qui se relaient pour des improvisations à deux, chacun laissant sa place une fois qu'il a rapidement développé une idée qui se concaténait à l'improvisateur précédent – je veux dire par là qu'ils ne s'arrêtaient jamais de jouer, qu'un pianiste venait rejoindre le premier sur le second piano, que les deux se superposaient jusqu'à ce que le premier laisse sa place à un troisième qui se superposait alors au deuxième, etc.
Ce n'est évidemment pas la proposition la plus cohérente ou persuasive de la soirée, mais l'évolution de la matière au gré des rencontres de personnalité et le savoir-faire harmonique de ces jeunes gens, leur réactivité, forcent l'admiration.
--
Les questions
Si je vous raconte cela, c'est que l'expérience permettait d'explorer quelques aspects de l'exercice d'improvisation.
♦ Le degré de préparation peut être très variable : des improvisations à deux où le canevas harmonique était clairement convenu entre les musiciens, des sujets donnés plus ou moins à l'avance (il me semble que Zygel propose souvent des sujets la veille seulement) et donc une part de préparation / composition invérifiable (si c'est donné une semaine à l'avance, ce peut tout à fait être une composition apprise par cœur, à peu de choses près), ou un véritable élan du moment. J'ai été très marqué par le concept des improvisations de Xavier Busatto (1,2,3,4,5,6,7), ancien élève de la classe, capable d'improviser des tableaux très cohérents avec des contraintes fortes choisies dans l'instant (« God Save the King un jour de pluie dans le style d'une fugue de Bach », « la Marche funèbre du Crépuscule des Dieux chez les Schtroumpfs dans le style de Messiaen »…), dont le dispositif ne permet pas la préparation. Mais Jean-François Zygel le soulignait lui-même, l'improvisation couvre un large spectre de préparations plus ou moins assidues – typiquement, on ne va pas accompagner un film la fleur au fusil, sans l'avoir vu ni préparé quelques thèmes, anticipé quelques effets.
♦ Ma propre pratique de l'improvisation, depuis quelques mois – j'ai été inspiré par le dialogue entre un maître et son élève sur la nécessité de « lâcher prise », de ne pas chercher à contrôler la logique harmonique de tous les enchaînements –, m'a fait comprendre l'importance d'un catalogue mental de références. Et en effet, je n'improvise jamais mieux que lorsque dans ma tête je prends un modèle mélodique, harmonique ou rythmique d'une œuvre existante, quitte à le déformer tellement que personne ne pourrait en deviner la provenance. Mais disposer de ce répertoire formules donne un très bon point de départ pour savoir comment on peut faire sonner telle ou telle intention. En général, mes improvisations (exercice tout frais pour moi) consistent à chromatiser et enrichir des motifs, à les faire dériver, dissoner, et souvent à en superposer deux ou trois ; le fait que la matière en soit empruntée ou inspirée importe peu, puisque le parcours va mener très loin du style original – ne serait-ce que parce que ma maîtrise est insuffisante pour réaliser exactement ce que je voudrais dans le style de départ !
La question se pose avec plus d'acuité quand on réutilise vraiment littéralement des formules appartenant à d'autres compositeurs. J'ai été parfois perplexe, presque mal à l'aise, lorsque ces improvisations libres débouchaient sur des citations, drolatiques mais très littérales, ou vraiment intégrée comme s'il s'agissait d'une composition de l'improvisation. (Le décalque exact de Mahler 3 m'a vraiment plongé dans des abîmes de perplexité.) Il y a là tout un jeu sur l'authenticité du geste, la paternité, l'importance ou non du caractère original / imputable, du mérite individuel, qui est en fin de compte assez subtil à débrouiller.
♦ Si j'ai moins aimé cette séance d'improvisation que les précédentes pochettes surprises (ou que les improvisations sur films muets des élèves de la classe, toutes les semaines à la Fondation Pathé), c'est sans doute en raison de quelques paramètres défavorables.
D'abord l'utilisation de pièces préexistantes, qu'il faut bien citer et qui conditionnent le langage, le cadre, l'imagination ; ce n'étaient pas seulement des improvisations sur Bach (ça pourrait être « les enfants de Bach », « la prière de Bach », « l'échauffement de Bach », « Bach sous la douche », « Bach fait du ski » ou que sais-je…), mais des improvisations sur des mouvements précis d'œuvres de Bach, avec des références d'autant plus littérales et étroites à sa musique.
Ensuite le langage lui-même de Bach, tout de même très spécifique (et un peu archaïsant pour des improvisations utilisant tout le patrimoine jusqu'au XXIe siècle), qui rendait souvent les débuts un peu formels, et semblaient souvent empêcher l'envol.
Mais je pense aussi et surtout qu'il manquait la dimension humoristique (les petites histoires de voisins, de clef oubliée, de pluie pendant une nuit de veille, parfois convoquées pour ces séances) et narrative, ou en tout cas quelque chose qui fasse entrer l'imagination en relation avec la musique, au lieu de simples improvisations libres « pures » (et qui se sont parfois avérées moins pures qu'inspirées de corpus préexistants). De même qu'à l'opéra, le texte et la musique se joignent pour augmenter l'émotion, en improvisation un programme un peu vague et évocateur, voire loufoque, permet souvent de rendre l'exercice plus fécond chez les interprètes-compositeurs, et plus stimulant et roboratif pour les auditeurs !
--
Ayant lancé ces profondes méditations sur le sens de l'improvisation (et de la vie), je vous laisse en proie à votre intense perplexité tandis que je m'en vais préparer quelques autres pensées issues de concerts… et bien sûr les prochaines notules de fond. (Je devrais parler prochainement d'œuvres collectives !)
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
parfois constituées en séries.
Beaucoup de requêtes de moteur de recherche aboutissent ici à propos de questions pas encore traitées.
N'hésitez pas à réclamer.