Je dois être honnête, je me suis demandé pourquoi la
Compagnie de L'Oiseleur
remontait ce titre (hors son évidente exploration des contes
perraldiens), Isouard n'étant pas exactement le compositeur le plus
passionnant de sa période. Je m'interrogeais aussi sur la distribution
de voix opulentes (Catherine Manandaza et Marie Kalinine ont vraiment
des instruments…
vastes) pour
un opéra comique.
Petite présentation du pourquoi, à la découverte de
nouveaux horizons.
Extraits
du seul disque existant (Bonynge avec l'Ensemble XXI Moscou), moins
bien chanté que la soirée parisienne, mais on voit l'allure de l'œuvre
et on dispose d'un orchestre en sus, qui apporte un peu de couleur
(notamment à la romance de Cendrillon)…
Nicolas Isouard
(aussi appelé Nicolò Isouard ou simplement Nicolò) est en réalité
surtout célèbre pour être le seul compositeur maltais un peu connu – il
y en a évidemment d'autres, importants à l'échelle de Malte, mais dont
la renommée a peu atteint les côtes voisines. Il faut dire qu'il a fait
sa carrière à Paris ! Il était l'un des principaux contributeurs de
l'Opéra-Comique entre 1799 et 1818, à la période où régnaient Dalayrac,
Méhul, Berton, Cherubini, Gaveaux, Catel, Reicha, R. Kreutzer,
Boïeldieu…
Sa musique ne m'a jamais frappé comme majeure, et ce
ne fut pas le cas non plus cette fois. J'avouerai même avoir été
impatienté à d'assez nombreuses reprises par la pauvreté du
langage : ces introductions faites
uniquement de renversements d'accords de tonique, en 1810 (soit dire
dix fois le même accord, un truc qui était déjà un
gimmick à éviter dans les années
1770…), ce contrepoint assez misérable (dans un chœur de solistes à
quatre voix, faire chanter le ténor et l'alto à l'octave, donc sur les
mêmes notes, interdit dans tous les manuels d'harmonie parce que c'est
pauvre et surtout parce que c'est bien moche…), d'une manière générale
l'absence de relief de l'écriture, d'ambition de la musique. J'ai été
frappé par exemple par l'écart entre le propos dramatique un
peu héroïque du tournoi, et la musique absolument galante et
anticlimactique qui l'accompagne, comme s'il ne se passait absolument
rien.
On songe beaucoup au belcanto italien tel que
pratiqué par Mayr ou par le Donizetti des mauvais jours
(des Reines Tudor, je veux dire),
où l'on ne trouvera jamais une appoggiature (une note étrangère qui se
résout tout de suite dans la bonne harmonie, un petit effet de tension
pas très audacieux très fréquent chez Mendelssohn voire Haydn ou
Bellini, et très rare chez Donizetti). À la vérité, Isouard reste un
peu plus mobile dans ses harmonies, mais ce n'est clairement pas la
substance musicale qui règne en maître ici.
Isouard est capable de remplir des systèmes entiers littéralement sur deux accords.
Le livret de
Charles-Guillaume
Étienne se révèle beaucoup plus intriguant : poétiquement
parlant, ce n'est vraiment pas grand
tout académicien qu'il fut,
mais sa singularité est de donner le premier rôle à Clorinde et Thisbé,
les deux méchantes sœurs du second lit, dont on suit les émois d'assez
près, et que se révèlent plutôt sympathiques ou, en tout cas, moins
archétypales, plus humaines. Elles se montrent solidaires dans leur
coquetterie, éprouvent de réelles émotions – ainsi qu'en témoigne le
formidable air de Thisbé, parodie des grandes scènes de Gluck (où l'on
retrouve d'ailleurs la modulation mineure de l'air d'Elvira ajoutée
pour Vienne dans
Don Giovanni,
bref, un
standing supérieur
au reste de l'ouvrage), poignante expression de l'amertume des mépris
reçus d'un prince incompétent qui devait faire son bonheur. [C'était
d'ailleurs une résurrection, exhumée par Bru Zane en préparant la
prochaine production de l'opéra à Saint-Étienne.]
Malgré les faiblesses intrinsèques de la partition,
on en sort très content, à deux titres.
D'abord parce que l'ouvrage documente un aspect qu'à
la vérité je méconnaissais dans cette période.
L'opéra comique virtuose, chez
Hérold et Auber, on voit ce que c'est, mais en 1810, cela paraît très
précoce, à l'époque où la norme (entendons-nous bien : la norme des
ouvrages
donnés / enregistrés,
pas forcément la véritable norme majoritaire de ce qui était présenté…
je n'en ai pas lu assez pour en juger de bonne foi) est beaucoup
plus post-classique, avec des lignes sobres, un jeu sur des situations
touchantes. Les opéras comiques de Dalayrac, Méhul, Spontini, Gaveaux,
Boïeldieu ne font pas en général dans la surenchère vocale.
Or ici, il semble qu'une
fureur italienne, inspirée des
pratiques de l'opéra sérieux du premier belcanto romantique (de type
rossinien), se soit emparée de l'âme du compositeur. Les numéros des
sœurs sont d'une virtuosité meurtrière, que ce soit en duo ou dans
l'incroyable juxtaposition de difficultés pures pour l'air de l'aînée
Clorinde – lignes infinie d'agilités passant légèrement par des
contre-ut ou y culminant en gloire, ce genre de guirlandes-là. Cette
fusion inattendue de l'opéra comique avec les exigences vocales les
plus élevées de la grande scène sérieuse italienne porte réellement
quelque chose de singulier (susceptible de plus d'intéresser le plus le
plus
vocal des amateurs
d'opéra), dévoile un pan inconnu du répertoire.
Je me suis, à cette lumière, demandé quel était le
message porté par le caractère assez terne de la partie musicale de
Cendrillon (de simples couplets sans ornement), à qui l'on vole
clairement la vedette – même en termes de présence sur scène, elle doit
être à peu près à égalité avec les méchantes sœurs. Est-ce pour
souligner sa simplicité – mais elle est alors assez peu intéressante et
désirable, à la vérité… Ou bien ? Le contrepied est en tout cas
troublant, et intéressant : c'est l'héroïne supposée qui n'a pas
vraiment de substance, jusque dans la musique, tandis que ses ennemies
attirent tout l'intérêt et toutes les faveurs du public !
Duo de solidarité des sœurs coquettes. Oui, juste un « duo de caractère », à
ce qu'on en dit.
Finir son si bémol long au bout d'une fusée en attaquant sur un
contre-ut bref débutant une gamme descendante, tout va bien.
Recommandé de ne pas embaucher de vagues dilettantes, tout opéra
comique que ce soit.
Ensuite, on se réjouit de la qualité de la
réalisation. Je ne sais quel anémomètre à musique lui sert de boussole,
mais L'Oiseleur sélectionne toujours mes
pianistes préférés (Nicolas
Chevereau, Qiaochu Li) ou me fait découvrir des grands (Benjamin
Laurent, Mary Olivon), alors que dans les concerts plus officiels
organisés par les grandes maisons, la plupart des chefs de chant
appelés à monter sur scène jouent avec une certaine impavidité
(peut-être du fait de la tension d'être pour une fois très exposé, je
ne sais). De grands phraseurs capables de suppléer totalement le manque
des couleurs et des reliefs de l'orchestre.
Thomas Tacquet-Fabre, déjà
admiré pour les Français inédits de la
BNF (
Jeanne d'Arc de Debussy
!), ne fait pas exception à la règle.
Il apportait par ailleurs son chœur,
Fiat Cantus, formé d'amateurs, mais
chantant avec une rigueur toute professionnelle.
Côté chanteurs aussi : je m'étais alarmé de voix
aussi vastes de
Catherine Manandaza
et
Marie Kalinine pour de
l'opéra comique début XIXe, mais j'avais écouté trop distraitement
l'ouvrage – il fallait bien ces instruments glorieux pour rendre
justice à ces parties des sœurs, proprement écrasantes. J'en profite
pour dire à quel point j'admire des gens qui, ayant une belle carrière
par ailleurs (Marie Kalinine tient des premiers rôles dans les
principaux opéras de France), prennent sur leur agenda d'apprendre un
rôle aussi exigeant, pour le chanter sans rémunération devant une
cinquantaine de personnes… Je ne suis même pas sûr que, pour les
recruteurs, ce ne sont pas perçu comme défavorablement (un signal qu'on
accepte des engagements inférieurs). Bref, un véritable dévouement à
l'art, qui passe toutes les réserves esthétiques éventuelles sur telle
ou telle école de chant – par ailleurs, j'ai trouvé qu'elle n'avait
jamais aussi bien chanté que ce soir-là, glorieuse et sans pesanteur.
Beaucoup aimé
Joseph
Kauzman en Prince, un ténor sobre, bien émis, aux belles
couleurs franches. Par ailleurs L'Oiseleur a comme toujours donné leur
chance aux jeunes (il a ainsi dû être peu ou prou le premier a donner
un engagement
officiel au formidable Jean-Christophe Lanièce, dont on parlera dans
quelques années comme on le fait de Maurane, Souzay ou Kruysen) –
Léonard Pauly est toujours en cours
de formation, tandis que
Benjamin
Mayenobe a débuté une carrière déjà prometteuse. Quant à
Mathilde Rossignol (Cendrillon) et
son joli moelleux, ils se promènent souvent dans ces projets – ainsi
l'incroyable
Stabat Mater de
Ligniville où elle tenait la ligne de dessus, une suite de canons
a cappella écrits dans la seconde
moitié du XVIIe siècle…
Saluts.
L'Oiseleur des Longchamps, Joseph Kauzman, Mathilde Rossignol, Marie
Kalinine, Catherine Manandaza, Benjamin Mayenobe, Léonard Pauly, Thomas
Tacquet-Fabre et, au delà, le chœur Fiat Cantus.
Un seul regret véritable, qui sera je l'espère
entendu : pourquoi avoir supprimé les
dialogues
? Indépendamment de tout ce qu'on pourrait avoir à redire sur le
plan de la forme (identité même du genre, équilibre des parties,
éventuel enchaînement des tonalités, cohérence des rôles, plaisir du
détail et tout simplement du théâtre), c'est un problème dans
l'expérience concrète du spectateur, pour
suivre l'intrigue. Même en étant
tous assez familiers de Perrault, des adaptations, voire en ayant déjà
écouté l'œuvre ou ayant lu le livret, personne de notre petite
compagnie n'a réussi à comprendre certaines articulations (le dédain
des sœurs pour le faux valet, alors que le prince a déjà révélé la
supercherie de l'inverse, quelque chose comme cela). Alors pour un
opéra sur un sujet moins familier, figurez-vous quelle serait la
frustration !
D'autant plus dommage que la représentation n'était
pas très longue et que je ne connais pas meilleur lecteur que
L'Oiseleur, conteur exceptionnel,
qui aurait pu faire tous les rôles au besoin. Mais quitte à pratiquer
des coupes, au moins rétablir l'équilibre de réels échanges. Dandini et
le père Baron se réduisaient à presque rien…
Ainsi, saison après saison,
la Compagnie de L'Oiseleur continue
à donner, à titre gracieux (les recettes au chapeau couvrent
difficilement les frais), des pans entiers de notre patrimoine, et dans
des exécutions préparées minutieusement, par de véritables
professionnels qui ne viennent pas en déchiffrant vaguement leur
partie, mais solidement préparés. Elle a ainsi documenté une large
partie
totalement inconnue
des grandes œuvres lyriques de Reynaldo Hahn (
Prométhée Triomphant,
La Colombe de Bouddha,
Nausicaa…), des œuvres tombées en
désuétude qui documentent notre répertoire léger (
Galathée de Massé,
Le Songe d'une Nuit d'été de
Thomas
Claudine de Berger…),
et même d'authentiques chefs-d'œuvre sortis d'une minutieuse
investigation du répertoire (
Stabat
Mater de Ligniville,
Messe a
cappella de Lioncourt
, et
bien sûr
Brocéliande d'André
Bloch, un coup de tonnerre dans ma vie de spectateur, il existe
réellement des choses inouïes à découvrir, même après des années de
fréquentation du répertoire enregistré ou inédit).
Dans ce registre de découverte absolue, j'attends
l'autorisation d'inclure des extraits sonores pour publier la notule sur
Paul & Virginie
de Victor Massé, réalisée avec
le même soin, mais avec dialogues, une distribution tout aussi bonne
mais de surcroît exactement à mon goût (Tosca Rousseau, Guillemette
Laurens, Sahy Ratianarinaivo, Halidou Nombre, Qiaochu Li) et sur une
œuvre absolument majeure du second XIXe français, qu'il est incroyable
qu'on méconnaisse à ce point. Faute de cette autorisation, je publierai
des extraits maison, mais l'effet, surtout dans une œuvre aussi
exigeante des chanteurs, ne sera assurément pas le même…
Tout cela pour souligner que la Compagnie cherche des
partenariats, des mécènes, des
projets… et même
une salle à
prix modique, le Temple du Luxembourg augmentant fortement ses prix en
2019. J'ai soumis quelques suggestions, mais je ne connais pas toute
l'offre parisienne et avoisinante, donc si quelques lecteurs informés
me lisent… Quand on voit ce que certaines institutions
que je
ne nommerai pas mais qui programment en boucle les mêmes scies pour
leur 350e anniversaire proposent alors qu'elles disposent de
revenus garantis, il serait tragique de laisser disparaître cette
énergie, ce feu sacré au service de notre patrimoine musical
(injustement) oublié.