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mardi 28 février 2023

[podcast] Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – Épisodes 5,6,7,8 : se passer du chef / le directeur musical


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Ferenc Fricsay, directeur musical extrêmement marquant (de la RIAS, Radio de Berlin-Ouest), chef invité calamiteux (aussi bien à l'Opéra de Lausanne qu'en concert avec le Phiharmonique de Vienne). Deux métiers.

Toujours à l'occasion de ma découverte du format baladiffusé, j'ai décidé de reprendre et d'enrichir la notule « Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres » sous forme de série audio. 

Les quatre premiers épisodes ont été enregistrés et publiés. Voici le 5 (autour des ensembles qui font le choix de se passer de chef) et les 6,7,8 autour de la figure du directeur musical. Dans ces trois derniers, j'ai retraité le son pour rendre la voix plus sonore et l'écoute plus confortable. Preneur de retours.

Vous pouvez les entendre par ici (retranscription en format rédigé lisible en fin de notule) :

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¶ etc.

Vous pourrez aussi y trouver quelques podcasts de vulgarisation très généraux sur l'opéra, le début de la reprise de la série Musique ukrainienne, une brève histoire de l'opéra italien à la conquête du monde, ainsi que quelques comptes-rendus de concerts trop bavards pour mes traditionnelles recensions Twitter… J'attends d'être un peu plus aguerri pour me lancer dans la grande adaptation de la série Pelléas



Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 5 : Se passer du chef d’orchestre

On a vu dans les derniers épisodes les rôles du chef d’orchestre. Cependant tout le spectre existe : j’ai vu encore récemment un chef diriger un quatuor de musiciens.

Certains orchestres parviennent à se passer de chef, il faut peut-être en dire un mot.

On se souvient, dans les années 90, du succès de l’Orpheus Chamber Orchestra, dont les membres débattaient les options musicales à égalité, de la dernière contrebasse au violon solo (celui qu’on appelle communément le « premier violon »). Aujourd’hui, Les Dissonances, fondé par David Grimal d’abord sous la forme d’un ensemble de musique de chambre à géométrie variable, promeut aussi une approche collective et produit des concerts de qualité exceptionnelle – tous les mélomanes que je connais qui ont assisté à leur Sacre du Printemps assurent que c’était une expérience prodigieuse, d’une précision absolue malgré l’absence de chef.

Initiatives qui attirent la sympathie dans un monde très hiérarchisé (je me suis par exemple toujours demandé pourquoi le violon solo était forcément aussi le chef d’attaque dans un orchestre, ce peuvent être des qualités très différentes que d’avoir un joli son de violon puissant et d’être bon dans la communication non verbale avec son pupitre). Je pense aussi aux orchestres où Abbado (L’Orchestre Mozart de Bologne) et Emmanuel Krivine (La Chambre Philharmonique) recevaient le même cachet que chaque musicien – et où les premiers violons ne touchaient pas plus que les troisièmes bassons, contrairement à la tradition (plus la partie est mélodique, plus il y a de notes, plus le cachet est haut).

Je vois cependant quelques écueils aux orchestres sans chef.

1) Tout le monde a la parole, mais les choix sont-ils vraiment si ouverts ?
Typiquement, David Grimal a fondé Les Dissonances et les premiers musiciens ont coopté les autres. Ils auront choisi des gens qui en partagent les attendus esthétiques : les fondateurs ont ainsi, quelque part, un rôle d’impulsion et de direction musicale générale. Par ailleurs, est-ce que le piccolo ou le percussionniste qui joue quelques secondes du tam-tam chinois dans le final auront vraiment l’aplomb pour proposer des idées sur les phrasés de violon du thème principal du premier mouvement ?
C’est quelque chose qu’on pouvait très bien entendre chez l’Orpheus Chamber Orchestra : leur conception était globalement très romantique-tardive et assez conservatrice dans les œuvres du premier romantisme. Je ne crois pas qu’une proposition de jouer sans vibrato, par exemple, aurait recueilli les suffrages. Il y a tout de même un identité implicite à l’ensemble, je suppose.

2) Le deuxième enjeu est évidemment la cohérence. Il faut bien choisir une ligne directrice, on ne peut pas faire des choix trop disparates, et à un moment donné, il faut bien qu’un consensus se crée, et donc que quelqu’un l’emporte. On sait bien que dans ces cas, à moins de votes formels, dans les groupes humains ce sera celui qui n’aura pas peur de parler qui verra ses idées suivies, même si elles sont désapprouvées par la majorité.

Tout cela n’est pas très grave, et se trouve compensé, dans ses ensembles, par le fait que les musiciens se connaissent très bien et se sont choisis, s’apprécient ; par l’envie aussi de jouer ensemble vers un but commun et non d’obéir à une volonté extérieure qu’ils désapprouvent. Car on a aussi beaucoup d’exemples d’orchestres qui se rebiffent, suivent à regret les options du chef, font exprès de ne pas tenir compte de ses indications, ou de sous-jouer ostensiblement pour monter leur désaccord. Les musiciens de l’Opéra de Paris sont des champions pour ce type d’attitude, mais cela existe partout : je me rappelle du violoncelliste solo du Philharmonique de New York qui avait ouvertement déclaré dans la presse que si un jeune chef commençait la répétition par « très honoré de travailler avec vous », l’orchestre cessait immédiatement de l’écouter et jouait sa propre version en pilote automatique.
On peut donc trouver beaucoup de contre-exemples très parlants au fait d’imposer un chef unique et tout-puissant.

3) Non, l’écueil principal est surtout l’efficacité. Travailler ensemble avec des amis sur une partition qu’on connaît bien, c’est formidable, mais pour les orchestres qui doivent produire un nouveau programme chaque semaine (les orchestres résidents des grandes villes, typiquement), avoir quelqu’un qui décide sans délibération, qui donne un cap qui n’est pas à négocier, c’est vraiment un gain de temps. Lorsqu'on voit comment fonctionne le système des chefs invités (j’en reparle dans les prochains épisodes) qui ne connaissent pas les orchestres doivent en deux ou trois services de trois heures monter un programme d'1h30, où il y a parfois des options esthétiques fortes à défendre (imaginez vouloir un Brahms sans vibrato, toutes les articulations et équilibres qu'il faut changer !), et dans des œuvres d'une complexité parfois invraisemblable (un Berg, un Ligeti, un Ives et parfois plus rare encore)… lorsqu'on voit tout cela, on comprend l'impérative nécessité d'efficacité. Avoir quelqu'un qui a tout préparé et qui a déjà pris les décisions. Quelqu'un capable de communiquer sans s'arrêter pour parler, aussi.
Ces ensembles sans chef peuvent donc très bien fonctionner, mais soit en tournée avec un programme fixe sur plusieurs semaines, soit sur la base de programmes ponctuels longuement préparés entre musiciens amis qui ne comptent pas leurs heures.

4) Pour finir, une dernière réserve liée à certains répertoires spécifiques : en entendant Les Dissonances en concert, dans la Neuvième Symphonie de Bruckner, j'ai été frappé par la contrainte du dispositif dans les grands silences qui rompent régulièrement les thèmes chez Bruckner : les chefs choisissent de les lisser pour assurer une continuité du discours, ou au contraire d'en exalter le contraste… ici, les chefs de pupitre étaient surtout accaparés à se regarder très intensément pour bien repartir ensemble (pas toujours parfaitement d’ailleurs, mais c’était véniel).
C’est-à-dire qu’au lieu de profiter de ces silences pour produire un effet dramatique, on entend surtout les musiciens compter les temps et se surveiller pour repartir ensemble. Là, clairement, un chef aurait été utile, c’est un aspect important de la partition et il n’était, pour des raisons techniques, pas vraiment interprété.

→ Ne croyez pas que les chefs me soient sympathiques : beaucoup sont des prétentieux (un peu moins des tyrans aujourd’hui, l’époque a changé et les orchestres ne se laissent plus accabler d’injures), et l’idée qu’un seul homme qui ne joue pas se pense plus capable que cent qui jouent ne m’est pas remarquablement sympathique. En réalité les orchestres peuvent tout à fait jouer sans chef.
Mais force est de constater que, pour des raisons pratiques, le chef d’orchestre permet de gagner beaucoup de temps dans la prise de décision et la réalisation, de faciliter la coordination entre pupitres, et de communiquer une vision forte – ce qui est en général attendu du public et de la critique. À cela s’ajoute que cela permet commodément, alors que l’effectif des orchestres change au fil des ans, de personnaliser opportunément (plus facile pour la mémoire du public et pour le marketing de dire « la version Nagano » plutôt que « la version du Deutsches Symphonie-Orchester Berlin, vous savez, l’ancienne RIAS, la radio du secteur américain de Berlin occupé »). C’est clairement plus intuitif d’associer ça à un visage, une personnalité précise. Et il est vrai que les chefs peuvent transfigurer les orchestres !

Dans les prochains épisodes, nous causerons un peu autour de la typologie professionnelle des chefs d’orchestre. Chef recouvre en réalité plusieurs métiers très différents, où les qualités requises ne sont pas du tout les mêmes : directeur musical, chef invité, chef symphonique, chef de fosse…

À très bientôt pour la prochaine livraison !

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 6 : Le directeur musical, principes

Comme je l’avais esquissé en fin d’épisode précédent, on parle de chef d’orchestre comme s’il s’agissait d’un métier bien précis, mais le vocable recouvre en réalité beaucoup de postes qui requièrent des qualités très différentes.

Je vais donc essayer de distinguer les rôles de chef permanent et de chef invité d’une part, de chef symphonique et de chef de fosse d’autre part. Les qualités requises n'ont vraiment rien à voir.

Les orchestres ont tous un directeur musical. Ce peut ne pas être un chef d’orchestre : son rôle est alors à la fois administratif (il représente l’orchestre et gère le pôle artistique de sa structure) et programmatique. Le directeur musical choisit la saison : les œuvres jouées, l’esprit des programmes (ouverture-concerto-symphonie ou d’autres dispositifs plus originaux), . Bien sûr, il est contrôlé par la direction administrative de l’orchestre et les tutelles qui financent (ou, dans le cas américain, les mécènes) : on peut lui imposer des actions éducatives ou ce genre de chose. Mais sur le contenu des programmes, c’est plutôt lui décide.

Ce que je dis là est assez vrai pour les orchestres symphoniques, mais un peu moins pour les opéras, où la direction administrative a souvent davantage son mot à dire sur les équilibres de la saison. Il y a même des endroits où la véritable direction musicale n’échoit pas à celui qui en possède le titre : ce n’est clairement pas Gustavo Dudamel qui choisit l’intégralité des titres donnés à l’Opéra de Paris, mais bien le directeur de l’Opéra (ou, s’il n’est pas assez informé en matière artistique, ses adjoints). En l’occurrence, Alexander Neef doit avoir la haute main sur tout cela : ancien directeur du casting pour Gérard Mortier, il doit assez bien savoir ce qu’il en est de l’offre musicale internationale. Les contraintes de remplissage sur des séries aussi longues et la masse salariale sur une maison aussi immense font peser beaucoup de contraintes externes : le nombre de personnages sur scène ou de changements de décor peut avoir une incidence sur le choix d’un ouvrage. (Il y a quelques années, j’avais lu des rapports qui exprimaient que s’il était possible de faire quelques soirées excédentaires avec une reprise de Rigoletto avec salle comble, c’était absolument impossible pour La Flûte enchantée étant donné le nombre de solistes à distribuer, du moins avec les critères de distribution qui avaient été ceux de l’époque – époque Hugues Gall, je crois).

Je me souviens aussi du cas où l’Orchestre de Bordeaux-Aquitaine, qui avait refusé la proposition de Louis Langrée (qui voulait les initier aux instruments anciens), s’était retrouvé deux ans sans chef permanent. Le rôle de directeur musical avait alors échu à Christian Lauba, compositeur local (assez talentueux par ailleurs !), qui n’avait dirigé aucune production : son rôle avait alors été de choisir les titres joués au cours de ces saisons, et de recruter les chefs, les metteurs en scène, les solistes (éventuellement avec l’aide de son équipe, bien sûr).

Cependant, presque toujours, le directeur musical est bel et bien le chef permanent de l’orchestre. On attend de lui une vision pour façonner le son de l’orchestre et le faire progresser techniquement, pour lui donner un caractère sonore. Il doit aussi avoir une image cohérente d’une programmation qui aide à cette progression, mais aussi (et surtout, on l’espère) qui séduise le public. Il doit à la fois avoir l’autorité pour changer l’orchestre sur le long terme, fixer es caps, et l’empathie pour sentir les besoins ou les fragilités de ses musiciens, les goûts du public (ou ce qu’il peut apporter de neuf à l’un ou l’autre).

Corollaire : le directeur musical n'a pas autant besoin d'être bon avec les gestes qu’un chef invité. Il peut prendre le temps de parler, d’expliquer, remettre la même chose plusieurs fois sur le métier à travers différents programmes.

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 7 : Le directeur musical, exemples

Le métier n’est évidemment pas tout à fait comparable entre le petit orchestre de province où le directeur musical assure la plupart des concerts, et les grandes phalanges internationales où le contrat négocie le nombre de semaines où il est effectivement présent. C’est le cas pour les chefs d’orchestre célèbres, qui cumulent plusieurs orchestres, souvent sur plusieurs continents : on pense à Paavo Järvi qui était à la fois à Cincinnati et à la Radio de Francfort, puis à la fois à la Tonhalle de Zürich et à la NHK de Tokyo, mais c’est le cas d’énormément de chefs prestigieux. Actuellement, Gustavo Dudamel se consacre à la fois à Los Ángeles et à l’Opéra de Paris, et son contrat parisien a donc très précisément indiqué le nombre de productions par an qu’il devait assurer : il a certes un suivi de l’orchestre, mais n’est là qu’un quart du temps, ce n’est pas tout à fait la même chose que les chefs qui préparent les programmes de chambre de l’orchestre et dirigent les concerts du dimanche matin à destination des familles.
On peut se poser la question sur le fait que ces vedettes soient tellement supérieures à tous les autres chefs d’orchestre au point de leur confier plusieurs orchestres entre lesquels ils doivent se partager, mais c’est ainsi, la notoriété appelle la notoriété, et pour des raisons qui sont aussi de rayonnement, de financement, de remplissage, ils sont très sollicités tandis que beaucoup de chefs talentueux crèvent la faim. C’est ainsi. C’est le monde tel qu’il va, je ne vais pas pouvoir changer cela tout de suite, soyez patients.

Quoi qu’il en soit, par son travail au long cours, par son rôle relationnel et administratif avec les musiciens, le directeur musical peut changer la face d’un orchestre. On peut penser au niveau d’excellence atteint par la RIAS (Radio de Berlin du secteur américain, à l’origine) avec Ferenc Fricsay, à Cleveland avec George Szell et plus encore Christoph von Dohnányi, ou plus proche de nous à Strasbourg avec Marko Letonja, les Pays de la Loire avec Pascal Rophé, avec Lille avec Alexandre Bloch, des orchestres plus modestes à l’origine qui ont été transfigurés par un long compagnonnage de qualité.

Bien sûr, l’inverse est vrai également. Pour ceux qui ont vécu en Île-de-France ou régulièrement écouté la radio, l’Orchestre National de France (l’un des deux orchestres de Radio-France) a joué au yoyo de façon impressionnante ces dernières années : atteignant un niveau impressionnant sous l’impulsion de Kurt Masur, plus irrégulier avec Daniele Gatti (l’orchestre a continué de progresser, mais était étrangement meilleur avec les chefs invités qu’avec son directeur musical), au fond du trou avec Emmanuel Krivine (qui a fini par partir avant le terme ; chef aux éminentes qualités, vraiment, mais qui s’est obstiné à jouer du répertoire germanique rebattu où il n’excelle pas, s’est démotivé et a fini par totalement démoraliser l’orchestre). Je les ai entendus à cette époque vraiment en sale état, devenus incapables même sous de solides baguettes (comme Cornelius Meister) de synchroniser proprement des attaques par pupitre (on entendait plusieurs entrées au lieu d’une). Ils semblaient démoralisés.
Et puis est venu le deus ex machina Cristian Măcelaru : ce garçon, passionné du répertoire français, a donné une assurance, un feu, des couleurs et une qualité technique à un orchestre qui avait clairement besoin d’être fédéré. Ils n’ont jamais été aussi bons qu’aujourd’hui, et à chaque concert. La transformation s’est faite en une poignée de mois.

Le milieu musical étant hiérarchisé comme on sait qu’il l’est, chaque directeur musical apporte son propre répertoire sans chercher la cohérence avec le précédent, et de même pour la conception du son. On peut ainsi passer, comme pour le Capitole de Toulouse, à un son plutôt fondu et lisse sous Michel Plasson à un son très rond et voluptueux chez Tugan Sokhiev, et d’une dominante « raretés françaises fin XIXe » à une dominante « grand répertoire » (avec pas mal de Russes évidemment). Les deux orchestres n’ont plus rien à voir, alors que les musiciens sont les mêmes.
Contre-exemple rare : Johannes Klumpp a repris le projet d’une intégrale Haydn avec une approche musicologique assez radicale qu’avait débuté le Symphonique de Heidelberg. Le chef précédent, le fulgurant Thomas Fey, a été victime d’un grave accident domestique et n’a jamais pu rediriger (le cerveau est atteint, je crois). Je ne me suis pas penché sur la question, j’imagine que l’orchestre souhaitait mener à bien l’intégrale et dans une certaine cohérence stylistique avec ce qui avait été fait auparavant : pour une fois, le recrutement a été fait sur un projet de continuité artistique et pas simplement sur le choix d’une personnalité remarquable… mais c’est clairement l’exception et absolument pas la règle.

Enfin, la plupart du temps : certains directeurs musicaux renouvellent aussi beaucoup les musiciens :
→ en profitant des départs en retraite (un tiers de renouvellement à l’Opéra de Paris sous Philippe Jordan) ;
→ en jouant habilement de persuasion (Vasily Petrenko à Liverpool) ;
→ ou carrément en étant particulièrement dur ou maltraitant contre ceux qui ne sont pas au niveau (il y avait eu des plaintes pour harcèlement moral ou son équivalent, déposées contre Krzysztof Urbański à l’Orchestre d’Indianapolis, de mémoire par des bassonistes qu’il humiliait en répétition pour pouvoir les faire partir et les remplacer par meilleurs). Mais ce n’est pas nécessaire pour changer l’identité d’un orchestre.

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 8 : Le directeur musical, quelques difficultés

Cette mutation avait été la raison invoquée par Daniel Harding pour quitter l’Orchestre de Paris, arguant qu’il aurait fini par changer la merveilleuse identité de l’orchestre. (Probablement un prétexte élégant pour fuir des musiciens réputés pour leur mauvais caractère et leur bonne volonté à géométrie variable, mais ce n’est pas non plus une vue de l’esprit : oui, travailler longtemps avec un directeur musical change. Ensuite, est-il parti parce qu’il ne voulait pas les changer ou parce que c’était une lutte pour y parvenir, je ne suis pas dans le secret de sa conscience.)

Il faut dire que ces chefs sont parfois reconduits sur des décennies, ce qui permet un réel travail de fond. Parfois aussi, c’est plutôt le public ou la tutelle qui adore le directeur musical, plutôt que les musiciens : par exemple Daniel Barenboim à la Staatskapelle Berlin, tyran invraisemblable (à la fin de chaque concert, il est d’usage que les musiciens viennent un à un le féliciter dans sa loge), volontiers agressif, et à mon sens au legs artistique pas très marquant (certainement pas en répertoire et pas vraiment en progression technique), a une notoriété qui attire le public, ce qui fait que les décideurs locaux – qui ne sont pas forcément épris de musique – attribuent beaucoup plus volontiers des subventions à un orchestre qui rayonne davantage grâce au nom de son chef, qui sait avoir les bonnes amitiés et les meilleurs réseaux… Ce qui fait que même la direction administrative de l’orchestre, voire les musiciens maltraités eux-mêmes, ne souhaitent pas s’en séparer, car il est la figure de l’orchestre.

Dans cet ordre d’idée, certains chefs notoirement peu travailleurs ou sur leur pente descendante sont embauchés parce qu’on sait (en particulier dans les pays où l’économie des orchestres repose sur peu de subventions publiques et beaucoup de mécénat) qu’ils vont attirer le public et les mécènes.
La fin de mandat de James Levine à Boston avait été assez triste et soulevé en interne beaucoup de réclamations, en particulier de la part des musiciens, sur son impréparation et son peu de présence – il faut dire qu’il était malade de Parkinson depuis de très nombreuses années. De même, Chicago a beaucoup baissé techniquement sous Riccardo Muti (ce n’est plus du tout la plus belle section de cuivres d’Amérique), mais l’orchestre peine à s’en séparer, car les musiciens doivent estimer mériter une star et savent qu’ils ne peuvent pas simplement laisser partir quelqu’un qui attire autant le public, les projecteurs, les contrats, les mécènes que Muti. À l’heure actuelle, on attend toujours son successeurs.

J’espère que tout cela vous aura un peu éclairé sur les enjeux du chef d’orchestre comme directeur musical, c’est-à-dire comme chef permanent d’un orchestre : son rôle est alors moins de coordonner les musiciens le soir du concert que de façonner, sur le temps long, l’identité musicale de l’ensemble et d’améliorer son niveau technique. (Cela peut aussi se passer avec des chefs invités récurrents, bien sûr. Il existe des postes de « premier chef invité », par exemple ; un peu le cas d’Esa-Pekka Salonen à l’Orchestre de Paris actuellement : il n’a pas voulu de la charge administrative et de la responsabilité d’être leur directeur musical, mais il les dirige trois ou quatre fois cette saison, quasiment autant que Klaus Mäkelä, directeur musical en titre assez accaparé par ailleurs.)

dimanche 19 février 2023

[podcast] Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – Épisodes 1,2,3 : l'utilité du chef


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Toujours à l'occasion de ma découverte du format baladiffusé, j'ai décidé de reprendre et d'enrichir la notule « Il y a peut-être dix chefs dans le monde dignes de diriger les grands orchestres » sous forme de série audio. 

Les quatre premiers épisodes ont été enregistrés et publiés.

Vous pouvez l'entendre par ici :

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Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 1 : Le projet

Lorsqu’on appartient au grand public, ou lorsqu’on débute dans la mélomanie, et même lorsqu’on est assez loin dans l’immersion au cœur de la musique classique, on ne peut manquer de se poser la question : à quoi sert ce grand épouvantail en queue-de-pie qui agite les bras ?

Bien sûr, tout le monde sait que le chef d’orchestre bat la mesure, mais ça ne répond pas vraiment à l’interrogation : si les musiciens sont de haut niveau, ils savent jouer en rythme (d’ailleurs les partitions d’orchestre ne comportent que la partie du musicien, qui est censé jouer suffisamment précisément pour ne pas être décalé des autres, sans pouvoir voir ce qu’ils jouent de leur côté). Et si les musiciens sont d’un niveau faible, pas capables de jouer en rythme ou à la vitesse indiquée, que le chef donne ou non les indications ne leur permettra pas de dépasser leurs limites…

Et puis les quatuors à cordes, et même certains orchestres (Orpheus, Les Dissonances…), parviennent à jouer sans chef.

Alors, en a-t-on vraiment besoin ?

C’est ce que cette série va chercher à explorer.

Il existe déjà de très bonnes émissions sur ce thème depuis de nombreuses années par Christian Merlin sur France Musique (actuellement, c’est « Au cœur de l’orchestre », je crois), mais il s’agit souvent d’observer des différences entre orchestres ou les spécifcités des chefs, sans forcément revenir au point de départ : que fait un chef ?  Quels en sont les missions, les typologies ?  

Je poserai ensuite la question (très épineuse et à multiples entrées) de comment juger un chef.

Mais lançons-nous déjà dans les questions fondamentales. L’utilité et le rôle du chef.

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Générique de début et générique de fin : deux très beaux enregistrements désormais dans le domaine public.

→ Extrait du premier mouvement de la Première Symphonie de Nielsen par Thomas Jensen et l’Orchestre Symphonique National de la Radio Danoise (enregistrement Decca de 1954).

→ Extrait de l’Ouverture d’Euryanthe de Weber par Hermann Scherchen et l’Orchestre de l’Opéra de Paris (enregistrement Vega de 1959).


Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 2 : Le grand coordonnateur 

Il faut d'abord se mettre d'accord sur la nature même du travail de chef d'orchestre. Il ne produit pas de son, et les musiciens compétents savent jouer en rythme…

Je repose donc la question : à quoi sert-il (bon sang) ?

Premier rôle. 

Le chef d’orchestre a tout de même une mission de coordination : il garantit que le tempo est le même pour tous.

Le tempo, c’est-à-dire la vitesse à laquelle le morceau est joué : les rythmes (durées des notes relatives entre elles) sont prévus par le compositeur, mais sur les partitions, il n’indique qu’une appréciation de la vitesse à laquelle le rythme de base (la croche, la noire, la blanche…) doit être joué. Mais le plus souvent, le compositeur ne propose qu’une fourchette de vitesse (du type allegro, andante, adagio…) dans laquelle les interprètes doivent choisir (si vous regardez un métronome récent, vous verrez ces fourchettes de tempo indiquées). Au XXe siècle, les compositeurs indiquent volontiers le tempo exact (noire à 60 battements par minute, par exemple), mais il est admis que les interprètes peuvent aménager cette indication. [Oui, c’est étrange, parce qu’on trouverait inacceptable en revanche de toucher aux hauteurs ou aux rythmes…]

Dans cette mission de coordination, le chef d’orchestre présente l’avantage de représenter un repère toujours vérifiable visuellement (même sans lever les yeux, les musiciens perçoivent la pulsation des gestes).

Il donne les départs aux pupitres qui jouent peu (quand le trombone doit attendre 780 mesures avant d’être sollicité à nouveau et n’a que sa partition de silences sous les yeux, il est content que le chef vérifie avec le lui le bon moment pour faire son entrée).

À l’exception des percussionnistes, qui sont des dieux en rythme.

Le chef ne donne jamais, en principe, ses départs au timbalier ; plus encore, je me rappelle d’une déclaration de Solti selon laquelle il évitait même de regarder le timbalier, qui est comme un roc rythmique, pour ne pas le déstabiliser et plutôt le laisser rassurer les autres membres de l’orchestre par la solidité de ses interventions.

Il peut aussi, contrairement à un métronome, intervenir si un décalage se produit, ou s’il attend un soliste en train de faire une cadence, une improvisation, un chanteur en train de tenir une note… Le chef fait alors un geste qui indique aux musiciens qu’il va falloir reprendre. Je reparlerai plus loin de cette palette de gestes, dans les épisodes autour de la technique de direction.


Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 3 : Anecdotes de décalages mémorables

Pour les pupitres autres que les percussions, même chez les meilleurs professionnels, on a des exemples de faux départs. Vous pouvez par exemple écouter le climax du dernier mouvement de la Symphonie n°9 de Gustav Mahler par rien de moins que le Philharmonique de Berlin et Leonard Bernstein : la section de cuivres n’entre tout simplement pas dans le climax. (Ah oui, j’ai dit climax, on le prononce souvent claïmax à cause de la prégnance de l’anglais, mais le mot vient du grec, donc pas de raison particulière de s’y astreindre.) Pourquoi ils n’entrent pas au bon moment ?  Je n’ai pas trouvé de témoignages l’expliquant, mais cela peut arriver, le chef de pupitre compte mal, ou comptait sur un départ que n’a pas donné le chef (alors qu’il avait pu le faire en répétition), et personne n’ose se lancer.

Autre exemple visible, dans les vidéos qui documentent l’enregistrement du Ring de Wagner par Solti (la première intégrale du Ring en véritable studio, l’objet-phare de la production phonographique classique des années 60), les cors du Philharmonique de Vienne se trompent de plusieurs temps (plusieurs mesures ?) pendant l’Immolation de Brünnhilde, et Solti doit le leur faire remarquer. Les musiciens du Philharmonique de Vienne tout de même, parmi les plus virtuoses du monde à cette date. Donc cela existe bel et bien, partout. Et même sur des disques en studio (donc avec plusieurs prises possibles), on peut en trouver çà et là, des ratages non corrigés.

C’est encore plus évident avec des chanteurs :

a) ils sont moins bien formés en rythme (il existe même dans les conservatoires français un « solfège chanteur », en réalité un cours de solfège plus rudimentaire que pour les instruments),

b) la voix exerce des pressions sur le corps dont il faut parfois tenir compte (on n’arrive pas à tenir son aigu parce qu’on est fatigué ce jour-là),

c) le texte incite à prendre des libertés rythmiques (primauté de l’expression, en plus on est en train de jouer sur scène, parfois en train de se faire violer par ses partenaires, parfois allongé la tête à l’envers sur un canapé – je ne mens pas, je l’ai vu, j’ai même vu des chanteurs faire une partie de leur air en faisant le poirier… alors le rythme, hein),

d) et la tradition incite les chanteurs (en particulier dans le répertoire italien) à abuser du rubato et à décélérer ou accélérer au gré de leur inspiration du moment et de leur capacité à tenir les aigus.

On rencontre donc toutes sortes d’erreurs, que l’orchestre doit rattraper de façon invisible. (Je suis très admiratif du métier qu’il faut pour pouvoir changer en un instant ce qu’on a prévu de jouer et s’adapter, parfois de façon absolument imperceptible si le public ne connaît pas l’œuvre par cœur. Les orchestres spécialistes de l’opéra font ça à la perfection.)

Enfin, à la perfection… je ne vous raconte pas l’anecdote de la dernière La Forza del destino vue à l’Opéra de Paris, il arrive aussi que les musiciens fassent exprès de ne pas suivre les chanteurs pour montrer leur mauvaise humeur…

Ou encore, anecdote qui a fait l’objet d’un long feuilleton dans les journaux, la querelle entre Leonard Slatkin et Angela Gheorghiu pour une Traviata au Met : Slatkin a été expulsé parce que, habitué du répertoire symphonique, il ne réussissait pas à faire Gheorghiu, qui improvisait absolument les rythmes qui lui chantaient comme d’habitude. Manque d’aptitude d’un chef (excellent par ailleurs) dans ce répertoire qui demande de la flexibilité, ou abus manifeste de la soprano avec lesquels il n’a pas voulu transiger, il y aurait presque une série entière à écrire sur cette histoire, et je vais m’en dispenser pour l’instant.

Prochaine étape : le rôle artistique du chef d’orchestre.


Qu'est-ce qu'un chef d'orchestre ? – 4 : Le cerveau artistique de l’orchestre

Deuxième rôle.

Le chef d’orchestre n’a pas pour rôle unique d’assurer la mise en place rythmique. Il organise aussi les nuances (le début et l'intensité d'un decrescendo, par exemple), afin d'obtenir un résultat homogène.

C’est aussi lui qui gère l’étagement des pupitres (éviter que les cuivres ne couvrent tout le spectre, vérifier que le doux et le fort, qui sont des valeurs relatives, ne soient pas incohérentes entre les pupitres).

Car les musiciens n'ont que leur partie sous les yeux (sinon, ce serait trop petit à lire, trop de pages à tourner aussi – ce que l’on appelle les « tournes » –, alors qu'ils ont besoin de leurs mains, même si les dispositifs électroniques pourraient changer ce point). Le chef, lui, a accès à l'intégralité de la partition, et peut surveiller les entrées, donner les départs, rectifier les décalages, choisir les nuances, vérifier l’exactitude de ce qui est réalisé.

En réalité, comme il y a beaucoup trop de lignes à lire à la fois (des dizaines) et dans des clefs différences, avec des instruments transpositeurs (les sons écrits ne sont pas les sons réels, et ça change selon les instruments, voire au fil d’une œuvre !), il n’est pas possible de lire en dirigeant. Les chefs connaissent peu ou prou par cœur ce qu’ils dirigent, et la partition sert de repère visuel, d’aide-mémoire pour éviter le coup de stress inutile ou l’hésitation fatale au moment où il fallait donner un départ. Une partition qu’on connaît peut se lire comme un tableau, un schéma, un pense-bête : l’apercevoir du coin de l’œil suffit pour se remémorer instantément le détail.

Troisième rôle.

Enfin vient le vient le rôle artistique : les partitions ne notent pas l'intégralité des articulations et des effets (trop de paramètres, même les partitions de partisans de l’ultra-complexité comme Ferneyhough ne couvrent pas tout !), le chef donne une lecture cohérente et unifiée parmi les milliards de possibilités. On peut légitimement jouer un Haydn plutôt lyrique et formel, ou plutôt joueur et pépiant, les deux options peuvent être soutenues.

Un solo peut être joué plus ou moins détaché (staccato), avec des accents sur telle ou telle note. (Comparez par exemple le solo de hautbois dans le dernier tiers du final de l’Héroïque de Beethoven, chacun le phrase avec des appuis différents.)

Il obtient aussi les couleurs de l’orchestre (les cordes dominent, ou plutôt les bois ?  plutôt sombre ou plutôt clair ?), les équilibres bien sûr aussi, on en a déjà parlé. Et même au niveau du tempo, il existe une véritable latitude : certains chefs changent sans arrêt de tempo au sein d’un mouvement (Furwängler), d’autres restent parfaitement rigides (Toscanini, Reiner, Szell, les chefs issus du mouvement baroque). Karajan, c’était encore autre chose, il était toujours légèrement en dehors du temps pour éviter la sensation de pulsation régulière.

Je termine tout de même par un quatrième rôle.

Le chef permanent d’un orchestre, qu’on appelle le directeur musical, a aussi pour enjeu de faire progresser l’orchestre. C’est lui qui définit les répertoires qu’il va aborder, pour étendre ses capacités ou pour affiner des qualités spécifiques. Il construit les programmes également, et façonne au fil des saisons le son de l’orchestre.

Prenez le Capitole de Toulouse : spécialiste de musique française avec Michel Plasson, aujourd’hui plus généraliste mais Sokhiev lui a donné un son très intense, doux et voluptueux, qui ne ressemble pas aux autres orchestres français. Voyez aussi comment le Philharmonique de Berlin, où les cordes très fluides dominaient depuis Karajan, est devenu le champion de la transparence qui met en valeur les bois, depuis Rattle… Et tant d’autres exemples.


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Le chef n’est donc n'est pas donc pas tout à fait inutile. Mais à ces observations théoriques assez minces, il convient d'ajouter ce que tous les spectateurs ont pu constater : empiriquement, chacun peut voir à quel point un chef change immédiatement un chœur ou un orchestre, parfois sans même s'être consultés, rien que par sa posture, quelque chose de différent (et parfois de saisissant !) se crée, la musique s'enflamme. J’ai des souvenirs très précis de concerts à deux chefs où, quand l’un des deux prend les commandes, soudain les musiciens sont comme transfigurés, et proposent soudain un résultat sans commune mesure, inspiré.

On peut considérer avec distance ou doute l’intérêt réel d’avoir un chef, en théorie, mais dans la pratique, lorsqu'on écoute un disque ou se rend dans une salle de concert, il est évident que tous les chefs ne se valent pas, et que leur présence peut réellement métamorphoser un orchestre (jusqu’à son timbre, quelquefois !)


J'ai aussi découvert comment importer la liste de mes écoutes commentées, ce pourrait être un bon format pour les archives de CSS (qui est, pour l'instant, le réceptable de nouvelles expériences extérieures, mais toujours en thème !). J'ai tout de même en préparation de véritables notules (les catégories de baryton par exemple).

samedi 4 février 2023

[podcast opéra] – Épisode 8 : Comment l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – b) L’hégémonie du seria


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Je poursuis mon aventure autour du format audio.

Je me suis surtout lancé dans une transcription en cours de la série musique ukrainienne, avec la contrainte, pour des raisons de droits d'auteurs (droits voisins plus exactement), d'enregistrer moi-même les extraits sonores. C'est beaucoup de travail, mais pour ceux qui consultent le format écrit de Carnets sur sol et n'hésitent pas à en suivre les recommandations sonores ou écouter les extraits, il n'y a pas encore beaucoup de nouveautés (j'en suis à Hulak-Artemovskiy et à la brève génération qui a pu exercer un art national ukrainien). Bien sûr, des précisions nouvelles ont été apportées, que je n'avais pas lorsque j'ai débuté cette série, et je vous invite à y jeter une oreille, mais dès que j'aborderai des compositeurs ou des sujets inédits, je le signalerai ici et en posterai les retranscriptions pour les fidèles de l'écrit.

Pour la suite de la baladodiffusion autour de la vulgarisation de certaines questions relatives à l'opéra en général (sobrement intitulée « L'opéra ? »), je me suis lancé dans une évocation des grandes tendances de l'opéra, à travers l'histoire de chaque nation lyrique. Je commence évidemment par les Italiens qui nous ont apporté toute cette corruption depuis le début.

Vous pouvez l'entendre par ici :

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Épisode 8 : Comment l’opéra italien a-t-il dominé le monde ? – b) L’hégémonie du seria

3. Le prestige de la voix et la conquête du seria

Malgré son projet à l’origine surtout littéraire, l’opéra entraîne un effet secondaire inattendu : la redécouverte de la voix humaine. Le fait de l’utiliser seule, le prestige croissant des chanteurs, les lieux de représentations plus vastes vont mettre en avant les voix puissantes, agiles, étendues… et les compositeurs vont progressivement devenir les grands lieutenants des chanteurs vedettes.

Le troisième tiers du XVIIe siècle est une période d'innovations riches – voyez par exemple les opéras de Legrenzi ou les oratorios de Falvetti. La forme des parties musicales reste assez libre, mais avec davantage de substance musicale, de diversité de ton, et surtout, ce qui a son importance pour la suite, une veine mélodique beaucoup plus présente et persuasive que le pur service du texte. On reste dans une visée essentiellement déclamatoire, mais ce faisant on voit tout de même se constituer peu à peu, dans les parties où la musique se met à dominer l'expression textuelle, une segmentation des moments musicaux, de plus en plus autonomes et détachables. Ces moments (airs, duos, choeurs, etc.) deviennent progressivement des formes closes (ce que l'on appelle les « numéros »).

C'est à mon avis l'une des périodes les plus intéressantes de l'histoire de l'opéra italien, sans doute la plus originale, devant celle qui se déroule au début du XXe siècle. Il y a fort à parier qu'on découvrira progressivement beaucoup de pépites dans cette période encore excessivement mal documentée au disque, si l'on se met à fouiner dans les inédits.

Mais cette progressive mise en avant de la musique (et de la voix agile) va aussi entraîner la Grande Bascule, moment terrible qui va changer l'histoire de l'opéra mondial pour toujours.

La fascination pour la voix, qui se découvre des possibilités pour l'agilité dans ce contexte où la musique est de plus en plus prédominante et le texte de moins en moins central, va créer les conditions de cette catastrophe.

L’opéra, qui était essentiellement un poème dramatique embelli par de la musique, assez nu, peu orné, devient le support privilégié de la virtuosité vocale – le support, pour ne pas dire le prétexte.


4. Structure de l’opéra seria

Car, à partir des années 1690, le genre-roi, qui domine toute l’Europe pour un siècle, c’est l’opéra seria, fruit d’une lente mutation au fil du XVIIe siècle vers un spectacle, où la musique et surtout la voix volent la vedette au texte.

Opera seria, c’est-à-dire « opéra sérieux ». Opera seria est féminin en italien, mais comme on emploie opéra au masculin en français, l’usage est d’utiliser opéra seria au masculin.

C’est le genre qu’ont illustré Albinoni, Haendel, Vivaldi, Porpora, Caldara, Hasse, Leo pour la période baroque, avec une époque de transition qui enrichit l’orchestre de quelques doublures de vents chez Graun, Pergolesi, Jommelli, avant de se couler dans le nouveau style classique avec Johann Christian Bach, Cimarosa, Haydn (Armida), Salieri, Mozart (Lucio Silla, Mitridate, même Idomeneo, quoique un peu tempéré par le modèle français).

Parmi les œuvres aisément disponibles qui ont de quoi impressionner et par lesquelles je vous conseillerais de commencer : Rinaldo de Haendel, Griselda de Vivaldi, Cleopatra e Cesare de Graun, Mitridate de Mozart (Minkowski)… mais on rencontre aussi de très beaux Jommelli, Johann Christian Bach ou Salieri…

Musicalement, l’opéra seria se caractérise par une alternance de deux modes d’expression.

Le premier, ce sont « récitatifs secs » (recitativi secchi), où l’on fait avancer l’action, sans y mettre de soin musical particulier : les chanteurs s’y expriment seulement accompagnés par la basse continue (un instrument grave à cordes frottées, un clavecin, éventuellement un archiluth). La mélodie reste très simple et suit l’accentuation des mots, mise en musique syllabe par syllabe. Pas de répétitions, pas d’ornements, pas d’aigus ou de graves, simplement une déclinaison musicale du texte. C’est la partie qui hérite des origines de l’opéra, mais il s’agit clairement, en l’occurrence, d’une relégation, qui n’intéresse pas du tout le public, concentré sur la plus grande séduction mélodique des airs, ses affects exacerbés… et surtout les qualités d’agilité ou de longueur de souffle des chanteurs.

En alternance avec ces récitatifs utilitaires, les « numéros » sont presque exclusivement des airs à da capo. Et, rarement, des duos ou des chœurs – on va dire que dans le meilleur des cas vous en trouverez deux par opéras, et toujours sensiblement plus courts que les airs. On parle alors des « numéros musicaux », car ils sont bel et bien numérotés pour pouvoir les retrouver (plus commode que « le deuxième air de Nicomedo à la cinquième scène de l’acte III »). À ce moment, l’action s’arrête et le personnage partage ses émotions : courage, tendresse, espoir, crainte, orgueil, dépit, fureur, déréliction… le nombre de ces affects archétypaux n’est pas très élevé, ce qui a permis la réutilisation abondante d’airs d’un opéra dans un autre – les droits d’auteur n’existant pas, les compositeurs n’hésitaient pas non plus à réutiliser des airs réussis de collègues dans leurs propres opéras.

J’ai parlé de da capo. « Da capo » signifie « avec une reprise depuis le début » : ces airs sont pour la plupart constitués, tout au long du XVIIIe siècle, de 8 vers. Un quatrain principal, longuement répété, suivi d’une section plus courte de 4 vers (et toujours contrastée, moment de fureur ou de confusion pour les airs extatiques, moment de brève émotion tendre pour les airs de bravoure…). Une fois qu’on a fait tout cela, on reprend intégralement la mise en musique du premier quatrain, en y ajoutant des variations vocales (on les appelle souvent « diminutions », car ce sont des formules de notes en général plus brèves, des ornements qui augmentent le nombre de notes exécutées). Ces ajouts étaient censés être improvisés, même si les chanteurs étudiaent bien sûr des formules réutilisables. Aujourd’hui, elles sont soigneusement écrites par les chefs ou les interprètes. Comme elles ne figuraient pas sur les partitions, on a longtemps, même dans le mouvement baroque, joué ces reprises sans ornements – ce qui les rend particulièrement fastidieuses, surtout dans les airs très longs du milieu et de la fin du XVIIIe siècle.

Un air à da capo fait dans les 4 à 6 minutes à l’époque de Haendel et Vivaldi, mais peut durer 9 minutes à partir des années 1740… sans reprise variée, ce peut être un peu ennuyeux si la mélodie n’est pas particulièrement inspirée ou si le chanteur n’est pas exceptionnel. Les da capo ornés sont aujourd’hui redevenus la norme, musicologie aidant. Dieu soit loué.


5. Le triomphe de la peste vocale

Ce type d’opéra, qui est moins dépendant de la compréhension du texte théâtral, obtient un succès fulgurant en Europe : la virtuosité de sa musique (il faut y voir l’équivalent des Quatre Saisons de Vivaldi), la déification des chanteurs-vedettes, le caractère stéréotypé et annexe de l’intrigue permettent de traverser les frontières. Il s’adapte très bien ensuite au style classique avec un orchestre qui inclut davantage les vents, cherche davantage de couleurs, étend la virtuosité sur des ambitus vocaux plus larges, cherche des lignes mélodiques plus vigoureuses (voire athlétiques).

Il est joué partout, en général en italien : de Lisbonne à Saint-Pétersbourg en passant par Londres, avec quelques adaptations linguistiques locales (en suédois à Stockholm, et à Hambourg des objets hybrides improbables en allemand pour les airs, en italien pour les récitatifs et en français pour les chœurs – voyez Orpheus de Telemann, par exemple).
Seule la France en reste au modèle déclamatoire de la tragédie en musique, tout en en important les innovations harmoniques et progressivement le goût de la virtuosité (très audible chez Rameau, par exemple). Mais l’accusation d’ultramontanisme est grave pour un compositeur, et tout le monde se défend d’importer quelque influence que ce soit. En tout état de cause, la dominante de l’opéra français reste textuelle (ou, pour l’opéra-ballet, la danse et la couleur locale soutiennent l’intérêt premier du public), et c’est la seule nation à conserver un modèle distinct du seria italien. Toutes les nations les plus fières ont servilement adopté le nouveau format musical à la mode, et pour un siècle.

Et encore, un siècle, c’est en restant modeste : il existe des opéras seria dès les années 1690, et le belcanto romantique n’est finalement qu’une adaptation au style romantique des formules du belcanto baroque et classique tel qu’il est pratiqué dans l’opéra seria (air répétitif virtuose orné avec récitatifs intercalés, de moindre importance). Mais la fin du XVIIIe siècle et surtout le début du XIXe siècle voient apparaître des opéras dans les langues locales, et parfois avec une réelle ambition, Weber et Schubert en Allemagne, Dupuy au Danemark, Arriaga en Espagne…


6. Catégories vocales

Cette époque est aussi celle des rôles travestis (des rôles masculins héroïques joués par des femmes, en l’occurrence) et des castrats. Je consacrerai peut-être un épisode aux castrats – ces pauvres diables auquels ont dérobait, dans leur jeune âge, les outils indispensables de leur succession. Ils disposaient ainsi d’un larynx d’enfant posé sur des poumons et des résonateurs d’homme, ce qui devait être particulièrement insolite et surprenant. Femme ou castrat, cela témoigne en tout cas d’une fascination pour les voix aiguës. Le goût des XXe et XXIe siècles en Occident représente l’homme viril avec une voix grave (voire rauque et peu sonore, façon Humphrey Bogart, James Earl Jones, Andrew Lincoln) – je peux témoigner, puisque je dispose d’une voix plutôt aiguë, qu’on est obligé d’utiliser beaucoup de stratégies extra-timbrales pour asseoir sa présence en public (le contenu de ce que l’on dit, les variations de ton, l’humour… alors que l’autorité naturelle d’une voix grave est immédiate). On le voit au demeurant à l’opéra, avec le nombre croissant de rôles principaux confiés à des barytons – le baryton, c’est le symbole l’homme véritable, dans toute sa complexité.

Au XVIIIe siècle, c’est tout le contraire : les héros ont souvent une ascendance surnaturelle, divine, et réalisent des exploits qui ne sont accessibles qu’à une âme hors du commun et à une généalogie du plus haut prestige. On les représente donc par des voix aiguës et agiles, qui planent au-dessus des aptitudes des simples humains. Le ténor devient progressivement utilisé dans la période classique (dernier quart du XVIIIe siècle), mais plutôt pour représenter les rois et les pères, pas toujours sympathiques (prenez Idoménée et Mithridate, chez Mozart) – en tout cas beaucoup plus humains et bien moins exemplaires que leurs équivalents chantés par des sopranos ou des altos, qu’ils soient masculins ou féminins. Les basses, elles, sont vraiment réservées aux personnages secondaires majestueux, les pères, les rois, les magiciens…

C’est ainsi que dans un opéra seria habituel de la période baroque, on ne croise quasiment que des voix de femmes (avec une basse en personnage secondaire pour varier un peu) ou de castrats.


7. Les limites du seria

Vous aurez peut-être remarqué, au gré de subtiles allusions à peine perceptibles, que je ne suis pas complètement enthousiaste devant la domination de ce genre en Europe. C’est mon goût personnel, il est vrai que le seria est probablement pour moi la période la moins enthousiasmante de l’histoire de l’opéra.

Mais cela mérite peut-être une explicitation. Pour moi qui apprécie en particulier le rapport au texte et à la dramaturgie, je me retrouve face à des airs dont le texte est répété à l’infini, peu intelligible sous les coloratures (toutes les figures agiles de la voix sur une voyelle unique o-o-o-o-o o-o-o-o-o), et pas traité de façon particulièrement expressive – en tout cas pas vis-à-vis de la prosodie. Les livrets y sont complètement stéréotypés, parfois même interchangeables – et interchangés par les compositeurs.

C’est possiblement la période où l’on a le plus produit d’opéra, mais aussi celle où l’on rencontrera le moins de diversité et de surprises, tant le modèle y est normé, et pas très riche ni contrasté en tant que tel.

Pour autant, musicalement, le genre recèle des pépites (qu’il faut vraiment écouter comme des concertos pour instruments vocaux !), et les atmosphères de certains airs sont absolument ineffables. Par ailleurs, si l’on rencontre des chanteurs qui nous émeuvent, les entendre dans le seria, c’est la certitude d’entendre toute leur voix complètement mise en valeur – rien à voir avec les airs de Verdi qui mettent en valeur un caractère du personnage ou un trait d’écriture du compositeur, ici tout est d’abord pensé pour magnifier la voix et lui donner le temps d’être goûtée par le public.

Et son importance est absolument centrale dans l’histoire de l’opéra. C’est pourquoi il n’était pas inutile de s’y arrêter un moment dans ce parcours autour de l’opéra italien.

David Le Marrec

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