Depuis des mois, un chant
m'intrigue aux deux crépuscules : il imite
une mélodie que je connais par cœur. Un long geste très mélodique,
presque un arpège sur des rythmes pointés, plus grave que la plupart
des passereaux, à peine plus haut qu'un
registre de flageolet humain.
Depuis six semaines, tandis que je ronge mes fers dans mon quartier,
je l'entends à chaque lever et à chaque coucher. Ce chant
merveilleux a fini par m'obséder. Qui es-tu, merle séducteur ? De
quelle madeleine infernale tourmentes-tu mon âme, de quelle mélodie –
que je ne puis saisir – obsèdes-tu mon esprit ?
L'immobilité et le silence des rues aidant, j'ai fini par mettre ma
concentration en branle.
Voici mon merle.
[[]]
Prêtez en particulier attention à la troisième phrase.
Après consultation solennelle de ma mémoire, je crois avoir retrouvé
d'où provient cette « citation » :
[[]]
Ouverture de la musique de scène de Grieg
pour Peer Gynt.
Les mélodies de flûte (second motif que vous entendez, déformation du
premier qui était joué en tutti)
sont fondées sur le même patron (arpèges en rythme pointé) et
ressemblent vraiment.
Je me suis même demandé s'il n'y avait pas là un procédé délibéré de la
part de Grieg, évoquant pour sa fête au village des sons typiquement
ruraux. Ce n'est pas absurde, du vrai figuralisme volé à la nature – de
la même façon que les thèmes dont la verve nous émerveillent chez
Tchaïkovski, Moussorgski ou Rimski-Korsakov sont souvent des chants
folkloriques ukrainiens qu'ils n'ont absolument pas inventés !
Il y a cependant deux réserves
à cette interprétation.
La première est que
chaque merle a son
chant propre – bien sûr, la tessiture, la durée, le type
d'intervalles sont parents, mais les mélodies sont totalement
différentes d'un individu à l'autre. De même qu'on peut créer une
infinité de thèmes sur un schéma harmonique donné (témoin les dizaines
de milliers de symphonies comparables mais non identiques du dernier
quart du XVIIIe siècle).
Je me suis même laissé dire par Marie-Lan
Taÿ Pamart – ornithologue qui fait les beaux jours des
corneilles du Jardin des Plantes ainsi que du recensement d'espèces de
passereaux franciliennes sur Xeno Canto, et dont j'ai imploré les lumières
avant la rédaction de cette notule – qu'un merle parisien chante les
premières mesures de « Toréador, en garde ! ». Aussi, la ligne
mélodique elle-même n'est probablement pas identique entre n'importe
quel merle francilien et n'importe quel merle norvégien – en tout cas,
Grieg ne pouvait pas l'inclure persuadé que son auditoire reconnaîtrait
précisément le merle qui produit ce chant-ci sous sa fenêtre – et qui,
par extraordinaire, se trouve pratiquer la même mélodie que le mien !
La seconde est plus
purement musicale : ce motif
est assez commun en musique.
Il s'agit
d'un accord parfait arpégé, donc d'une des briques essentielles les
plus communes à la musique occidentale, et sur des rythmes pointés
réguliers, là aussi quelque chose qui peut facilement se combiner par
coïncidence – davantage que les trois autres phrases beaucoup plus
sophistiquées que vous pouvez entendre dans ma captation (et qui
tiennent davantage du Messiaen).
La preuve est que je me suis aussi rappelé l'avoir entendu dans un
chœur… de guerriers, dans le Trouvère
de Verdi !
[[]]
La parenté est patente, et cependant, vous voyez (je ris déjà
comme un vieillard), il est difficile d'établir un lien
programmatique : les soldats attendent la chute des rebelles
sous les
murailles de Castellor et accueillent avec plaisir les renforts.
Vraiment rien de merlisant là-dedans. Simplement, la grammaire musicale
de Verdi étant très sobre, il n'est pas étonnant statistiquement de
retrouver une parenté avec une figure aussi simple.
Les autres énoncés de mon concitoyen merle sont bien mieux approchés
dans les
volutes fantaisistes de Messiaen :
[[]] Messiaen, Le Merle noir
Patrick Gallois, Lydia Wong (Naxos).
Je trouve au passage intéressant que Messiaen ait pour cette fois
retenu la flûte, tant il est
vrai que le chant du merle présente la liquidité d'une voix humaine,
assez pur en harmoniques, moins aigu, moins trillé, moins saturé que la
plupart des autres chants de passereaux.
Au milieu de cette parenthèse dans nos vies qui précède un probable
effondrement de la Civilisation, c'était la minute retour à la Terre de Carnets sur
sol.
Puissiez-vous, estimés lecteurs, y puiser les forces – le moment venu –
de manger des carottes crues dans un crépuscule de Technicolor.
« Au moment de mon voyage à Naples, un critique ayant écrit que dans Le Festin d'Absalon
de Preti (accroché en permanence dans la collection Farnèse), tableau
que j'adorais et croyais
connaître très bien, la main d'Amnon (que je ne me rappelais pas) était
si bien peinte, qu'elle était, si on la regardait seule, comme une
précieuse œuvre d'art chinoise, d'une beauté qui se suffirait à
elle-même, je mangeai quelques crocchèdi patate, sortis et entrai
dans le musée. Dès les premières marches que j'eus à gravir, je fus
pris
d'étourdissements. Je passai devant plusieurs tableaux de la collection
Farnèse et eus
l'impression de la sécheresse et de l'inutilité d'un art si factice, et
qui ne valait pas les courants d'air et de soleil d'un palazzo de
Palerme, ou d'une simple maison au bord de la mer à Sorrente. Enfin je
fus devant
le Preti, que je me rappelais plus éclatant, plus différent de tout
ce que je connaissats, mais où, grâce à l'article du critique, je
remarquai pour la première fois de petits gâteaux orangés, que le ciel
était brun, et enfin la précieuse matière du tout petit vase bleu. Mes
étourdissements augmentaient ; j'attachais mon regard,
comme un enfant à une mouche bleue qu'il veut saisir, au précieux petit
vase bleu. Dans une céleste balance m'apparaissait,
chargeant l'un des plateaux, ma propre vie, tandis que l'autre
contenait le vase si bien peint en bleu.
Cependant je m'abattis sur une banquette droite ; aussi
brusquement je cessai de penser que ma vie était en jeu et, me demandai
les conclusions à en tirer au sujet de Pelléas. »
Car, oui, c'est en me promenant dans les collections du Palais de
Capodimonte, au sommet de Naples, au-dessus de son Observatoire, que
j'eus enfin de la révélation de toute une vie.
Mattia Preti, La Festa di Assalone
(fin des années 1650)
En réalité, je crois l'avoir vu au
Petit-Palais pour l'exposition Luca Giordano, car c'est une acquisition
du Musée des Beaux-Arts du Canada ; mais avouez que l'histoire serait
moins jolie.
2. Une parole
obscure
À la scène 2 de l'acte IV, lorsque les
soupçons de Golaud le submergent
et qu'il violente Mélisande, pourquoi ces cris qui invoquent Absalon ?
GOLAUD
Je
ne veux pas que tu me touches, entends-tu? Va-t'en
! Je ne te parle pas. Où
est mon épée ? Je
venais chercher mon épée…
MÉLISANDE Ici,
sur le prie-Dieu.
GOLAUD Apporte-la. (à
Arkel) On
vient encore de trouver un paysan mort de faim, le long de la mer. On
dirait qu'ils tiennent tous à mourir sous nos yeux. (à
Mélisande) Eh
bien, mon épée ? Pourquoi
tremblez-vous ainsi ? Je
ne vais pas vous tuer. Je
voulais simplement examiner la lame. Je
n'emploie pas l'épée à ces usages.
[…]
GOLAUD Une grande innocence ! Plus que de l'innocence ! On dirait que les anges du ciel y
célèbrent sans cesse un baptême. Je les connais ces yeux ! Je les ai vus à l'oeuvre ! Fermez-les ! fermez-les
! Ou je vais les fermer pour longtemps! Ne mettez pas ainsi votre main à la
gorge ; je dis une chose très simple… J'ai pas d'arrière-pensée… Si j'avais une arrière-pensée
pourquoi ne la dirais-je pas ? Ah! ah! ne tâchez pas de fuir ! Ici ! Donnez-moi cette main ! Ah ! vos mains sont trop
chaudes… Allez-vous-en ! Votre chair
me dégoûte ! Allez-vous-en ! Il ne s'agit plus de fuir à présent
! (Il la saisit
par les cheveux.) Vous allez me suivre à genoux ! A genoux devant moi ! Ah ! ah ! vos longs
cheveux servent en fin à quelque chose. A droite et puis à gauche ! A gauche et puis à droite ! Absalon ! Absalon ! En avant ! en arrière ! Jusqu'à terre ! jusqu'à terre… Vous voyez, vous voyez ; je ris déjà comme un
vieillard… Ah ! ah ! ah !
Ce moment d'outrage (quoique pas dépourvu de fondement) glace le sang…
et Debussy écrit sur « Absalon ! » des aigus terrifiants (un saut de
quarte vers un mi 3, agité d'un triolet, puis un long saut de quinte
diminuée vers un fa 3), qui ne laissent pas de doute sur la fureur de
Golaud.
Mais pourquoi cette invocation au juste ?
Telle que la présente la situation, et surtout telle qu'elle est
mise en musique par Debussy, on pourrait croire à une insulte,
traîtresse comme une Dalila, luxurieuse comme une Jézabel aux abois…
Mais ce n'est pas ce que révèlent les Écritures.
Dessin préparatoire du Guerchin pour L'assassinat d'Amnon à la fête d'Absalon.
3. Hypothèse n°1 :
Absalon le vengeur
Absalon, dans le second livre de Samuel, est ce fils de David qui, pour
venger le viol de sa sœur Tamar
par leur demi-frère Amnon, fils aîné du roi, fait assassiner le
coupable par ses serviteurs lors d'un banquet où l'a convié, en
présence de tous les fils du monarque.
(Oui, il est fascinant que Tamar soit resté un prénom féminin en vogue
!)
Dans la traduction de Martin (1744), voici ce qu'il advient :
2 Samuel 13
1. Or il arriva après cela qu'Absalom, fils de
David, ayant une sœur qui était belle, et qui se nommait Tamar, Amnon
fils de David, l'aima.
2. Et il fut si tourmenté de cette passion, qu'il
tomba malade pour l'amour de Tamar sa sœur, car elle était vierge ; et
parce qu'il semblait trop difficile à Amnon de rien obtenir d'elle.
6. Amnon donc se coucha, et fit le malade; et quand
le Roi le vint voir, il lui dit : Je te prie que ma sœur Tamar vienne
et fasse deux beignets devant moi, et que je les mange de sa main.
8. Et Tamar s'en alla en la maison de son frère
Amnon, qui était couché; et elle prit de la pâte, et la pétrit, et en
fit devant lui des beignets, et les cuisit.
9. Puis elle prit la poêle, et les versa devant lui,
mais Amnon refusa d'en manger; et dit : Faites retirer tous ceux qui
sont auprès de moi : et chacun se retira.
10. Alors Amnon dit à Tamar : Apporte-moi cette
viande dans le cabinet, et que j'en mange de ta main. Et Tamar prit les
beignets qu'elle avait faits, et les apporta à Amnon son frère dans le
cabinet.
11. Et elle les lui présenta, afin qu'il en mangeât
; mais il se saisit d'elle et lui dit : Viens, couche avec moi, ma sœur.
12. Et elle lui répondit : Non, mon frère, ne me
viole point; car cela ne se fait point en Israël ; ne fais point cette
infamie.
13. Et moi, que deviendrais-je avec mon opprobre
? et toi, tu passerais pour un insensé en Israël. Maintenant donc
parles-en, je te prie, au Roi, et il n'empêchera point que tu ne m'aies
pour femme.
14. Mais il ne voulut point l'écouter ; et il fut
plus fort qu'elle, et la viola, et coucha avec elle.
15. Après cela, Amnon la haït d'une grande haine, en
sorte que la haine qu'il lui portait, était plus grande que l'amour
qu'il avait eu pour elle ; ainsi Amnon lui dit : Lève-toi, va-t'en.
16. Et elle lui répondit : Tu n'as aucun sujet de me
faire ce mal, que de me chasser ; ce mal est plus grand que l'autre que
tu m'as fait; mais il ne voulut point l'écouter.
17. Il appela donc le garçon qui le servait, et lui
dit : Qu'on chasse maintenant celle-ci d'auprès de moi, qu'on la mette
dehors, et qu'on ferme la porte après elle.
19. Alors Tamar prit de la cendre sur sa tête, et
déchira la robe bigarrée qu'elle avait sur elle, et mit la main sur sa
tête, et s'en allait en criant.
20. Et son frère Absalom lui dit : Ton frère Amnon
n'a-t-il pas été avec toi ? Mais maintenant, ma sœur, tais-toi,
il est ton frère ; ne prends point ceci à cœur. Ainsi Tamar demeura
toute désolée dans la maison d'Absalom son frère.
21. Quand le Roi David eut appris toutes ces choses,
il fut fort irrité.
22. Or Absalom ne parlait ni en bien ni en mal à
Amnon, parce qu'Absalom haïssait Amnon, à cause qu'il avait violé Tamar
sa sœur.
23. Et il arriva au bout de deux ans entiers,
qu'Absalom ayant les tondeurs à Bahal-hatsor, qui était près d'Ephraïm,
il invita tous les fils du Roi.
27. Et Absalom le pressa tant, qu'il laissa aller
Amnon, et tous les fils du Roi avec lui.
28. Or Absalom avait commandé à ses serviteurs, en
disant : Prenez bien garde, je vous prie, quand le cœur d'Amnon sera
gai de vin, et que je vous dirai : Frappez Amnon, tuez-le ; ne craignez
point; n'est-ce pas moi qui vous l'aurai commandé ?
Fortifiez-vous, et portez-vous en vaillants hommes.
29. Et les serviteurs d'Absalom firent à Amnon comme
Absalom avait commandé, puis tous les fils du Roi se levèrent, et
montèrent chacun sur sa mule, et s'enfuirent.
37. Mais Absalom s'enfuit, et se retira vers Talmaï,
fils de Hammihud Roi de Guesur : et David pleurait tous les jours sur
son fils.
38. Quand Absalom se fut enfui, et qu'il fut venu à
Guesur, il demeura là trois ans.
39. Puis il prit envie au Roi David d'aller vers
Absalom, parce qu'il était consolé de la mort d'Amnon.
Dans ce cas, Golaud se désignerait lui-même
par « Absalon ! » : il
annonce à Mélisande qu'il est prêt à tuer son demi-frère pour avoir
touché à une femme de la famille, ou bien il s'avertit lui-même du
fratricide qu'il risque de commettre.
Debussy ferait alors une mise en
musique à contresens : on pourrait
s'attendre à ce que Golaud se murmure à lui-même, comme un garde-fou,
ses « Absalon ! », tout sauf cette rage extravertie.
Cet épisode n'est cela dit pas le
seul emblématique parmi les récits
des Nevi'im autour de ce fils
de David.
Niccolò de Simone, Le
Banquet d'Absalom
(vers 1650, collection particulière)
4. Hypothèse n°2 :
Absalon le révolté
Absalon a ses manières. Voyant que le roi l'avait autorisé à retourner
à Jérusalem, mais non admis en sa présence, il trouve un utile moyen de
se faire remarquer de Joab, neveu de David et chef de son armée.
2
Samuel 14 30. Alors Absalom dit à ses
serviteurs : Vous voyez là le champ de Joab qui est auprès du mien, il
y a de l'orge, allez et mettez-y le feu. Et les serviteurs d'Absalom
mirent le feu à ce champ. 31. Alors Joab
se leva et vint vers Absalom dans sa maison, et lui dit : Pourquoi tes
serviteurs ont-ils mis le feu à mon champ ? 32. Et Absalom
répondit à Joab : Voici, je t'ai envoyé dire : Viens ici, et je
t'enverrai vers le Roi, et tu lui diras : Pourquoi suis-je venu de
Guesur ? il vaudrait mieux que j'y fusse encore. Maintenant donc
que je voie la face du Roi ; et s'il y a de l'iniquité en moi, qu'il me
fasse mourir.
Les causes de cette soif de pouvoir ne sont pas explicitées, mais
Absalon se fait proclamer roi et
marche sur Jérusalem, obligeant son
père à la fuite, et récupérant non seulement son palais et ses
conseillers, mais jusqu'à ses concubines.
2 Samuel 15
4. Absalom disait encore : Oh! que ne m'établit-on
pour juge dans le pays! et tout homme qui aurait des procès, et qui
aurait droit, viendrait vers moi, et je lui ferais justice.
10. Or Absalom avait envoyé dans toutes les Tribus
d'Israël des gens apostés, pour dire : Aussitôt que vous aurez entendu
le son de la trompette, dites : Absalom est établi Roi à Hébron.
13. Alors il vint à David un messager, qui lui dit :
Tous ceux d'Israël ont leur cœur tourné vers Absalom.
14. Et David dit à tous ses serviteurs qui étaient
avec lui à Jérusalem : Levez-vous, et fuyons; car nous ne saurions
échapper devant Absalom. Hâtez-vous d'aller, de peur qu'il ne se hâte,
qu'il ne nous atteigne, qu'il ne fasse venir le mal sur nous, et qu'il
ne frappe la ville au tranchant de l'épée. 2 Samuel 16
21. Et Achithophel dit à Absalom : Va vers les
concubines de ton père, qu'il a laissées pour garder la maison, afin
que quand tout Israël saura que tu te seras mis en mauvaise odeur
auprès de ton père, les mains de tous ceux qui sont avec toi, soient
fortifiées.
22. On dressa donc un pavillon à Absalom sur le toit
de la maison : et Absalom vint vers les concubines de son père, à la
vue de tout Israël.
C'est alors que commence la chasse contre le roi :
2
Samuel 17 8. Cusaï dit
encore : Tu connais ton père et ses gens, que se sont des gens forts,
et qui ont le cœur outré, comme une ourse des champs à qui on a pris
ses petits; 12. Alors nous
viendrons à lui en quelque lieu que nous le trouvions, et nous nous
jetterons sur lui, comme la rosée tombe sur la terre, et il ne lui
restera aucun de tous les hommes qui sont avec lui.
Des épisodes plus concrets et personnels se mêlent – le roi David est
accueilli par des jets de pierres, ou bien caché dans un puits pour
échapper aux éclaireurs d'Absalon.
Une fois retiré au désert, les fidèles de David livrent enfin bataille.
2 Samuel 18
4. Et le Roi leur dit : Je ferai ce que bon vous
semblera. Le Roi donc s'arrêta à la place de la porte, et tout le
peuple sortit par centaines, et par milliers.
5. Et le Roi commanda à Joab, et à Abisaï, et à
Ittaï, en disant : Epargnez-moi le jeune homme Absalom; et tout le
peuple entendit ce que le Roi commandait à tous les capitaines touchant
Absalom.
6. Ainsi le peuple sortit aux champs pour aller à la
rencontre d'Israël; et la bataille fut donnée en la forêt d'Ephraïm.
Le Troisième Psaume fait aussi
référence à la révolte de ce fils indigne et débute ainsi « Psaume.
De David. Quand il fuyait devant son fils Absalom. / — Yahvé, qu'ils
sont
nombreux mes oppresseurs […] »
L'invocation d'Absalon dans la bouche de Golaud est plus
évidente à partir de cet épisode : Golaud s'en prend à la figure d'unfils de roi révolté. [Étrange
silhouette tirée
de l'Ancien Testament,
alors qu'il n'est que vaguement
question de Dieu – « Si j'étais Dieu, j'aurais pitié du cœur des hommes
» – ou de
« prie-Dieu » ailleurs dans la pièce, allusions par ailleurs
concentrées dans cette scène.]
Pour autant, cela signifie qu'ici encore Golaud s'adresse non pas à
Mélisande, mais à Pelléas qui est
absent — comme un avertissement à son
jeune rival, ou comme un cri de rage annonçant ce qu'il va faire – le
châtier.
Il reste une troisième hypothèse, plus concrète encore – il n'est pas
impossible que, dans la logique symboliste, ces trois épisodes se
superposent dans un flou censé nimber la situation de toutes ces
connotations possibles.
Je n'ai pas d'illustration
picturale de l'usurpation d'Absalom, voici donc une autre esquisse de
Guercino, que je trouve très frappante.
L'indifférence horizontale du jeune homme glabre face à la barbe
et aux gestes diagonaux des sicaires…
5. Hypothèse n°3 :
Absalon le supplicié
À la fin de l'histoire, Absalon, quoique à la tête d'Israël, est défait
par les serviteurs de David.
2
Samuel 18 7. Là fut battu
le peuple d'Israël par les serviteurs de David, et il y eut en ce
jour-là dans le même lieu une grande défaite, savoir de vingt mille
hommes. 9. Or Absalom se
rencontra devant les serviteurs de David, et Absalom était monté sur un
mulet, et son mulet étant entré sous les branches entrelacées d'un
grand chêne, sa tête s'embarrassa dans le chêne, où il demeura entre le
ciel et la terre, et le mulet qui était sous lui, passa au delà. 10. Et un homme
ayant vu cela, le rapporta à Joab, et lui dit : Voici, j'ai vu Absalom
pendu à un chêne. 11. Et Joab
répondit à celui qui lui disait ces nouvelles : Et voici, tu l'as vu,
et pourquoi ne l'as-tu pas tué là, le jetant par terre? Et c'eût été à
moi de te donner dix pièces d'argent, et une ceinture. 12. Mais cet
homme dit à Joab : Quand je compterais dans ma main mille pièces
d'argent, je ne mettrais point ma main sur le fils du Roi, car nous
avons entendu ce que le Roi t'a commandé, et à Abisaï, et à Ittaï, en
disant : Prenez garde chacun au jeune homme Absalom. 13. Autrement
j'eusse commis une lâcheté au péril de ma vie; car rien ne serait caché
au Roi; et même tu m'eusses été contraire. 14. Et Joab
répondit : Je n'attendrai pas tant en ta présence; et ayant pris trois
dards en sa main, il en perça le cœur d'Absalom qui était encore vivant
au milieu du chêne. 15. Puis dix
jeunes hommes qui portaient les armes de Joab, environnèrent Absalom,
et le frappèrent, et le firent mourir. 17. Et ils
prirent Absalom, et le jetèrent en la forêt, dans une grande fosse; et
mirent sur lui un fort grand monceau de pierres; mais tout Israël
s'enfuit, chacun en sa tente.
Tant qu'à faire, je vous indique le dénouement avec le désespoir du roi
David, en dépit des menaces exercées sur lui par son fils
usurpateur – mais je ne suis pas persuadé que ce soit pertinent pour
notre
histoire :
2 Samuel 18
31. Alors voici Cusi qui vint, et qui dit : Que le
Roi mon Seigneur ait ces bonnes nouvelles, c'est que l'Eternel t'a
aujourd'hui garanti de la main de tous ceux qui s'étaient élevés contre
toi.
32. Et le Roi dit à Cusi : Le jeune homme Absalom se
porte-t-il bien? Et Cusi lui répondit : Que les ennemis du Roi mon
Seigneur, et tous ceux qui se sont élevés contre toi pour [te faire du]
mal, deviennent comme ce jeune homme.
33. Alors le Roi fut fort ému, et monta à la chambre
haute de la porte, et se mit à pleurer, et il disait ainsi en marchant
: Mon fils Absalom! mon fils! mon fils Absalom! plût à Dieu que je
fusse mort moi-même pour toi! Absalom mon fils! mon fils!
2 Samuel 19
4. Et le Roi couvrit son visage, et criait à haute
voix : Mon fils Absalom! Absalom mon fils! mon fils!
5. Et Joab entra vers le Roi dans la maison, et lui
dit : Tu as aujourd'hui rendu confuses les faces de tous tes serviteurs
qui ont aujourd'hui garanti ta vie, et la vie de tes fils et de tes
filles, et la vie de tes femmes, et la vie de tes concubines.
6. De ce que tu aimes ceux qui te haïssent, et que
tu hais ceux qui t'aiment; car tu as aujourd'hui montré que tes
capitaines et tes serviteurs ne te [sont] rien; et je connais
aujourd'hui que si Absalom vivait, et que nous tous fussions morts
aujourd'hui, la chose te plairait.
7. Maintenant donc lève-toi, sors, [et] parle selon
le cœur de tes serviteurs; car je te jure par l'Eternel que si tu ne
sors, il ne demeurera point cette nuit un seul homme avec toi; et ce
mal sera pire que tous ceux qui te sont arrivés depuis ta jeunesse
jusqu'à présent.
Il existe également d'autres Absalom, dans les Maccabées (1;11-13, « Jonathan,
fils d'Absalom » ; puis 2;17 « Jean et Absalom, vos émissaires »), mais
dont le texte ne dit rien… Maeterlinck fait nécessairement référence au
fils de David.
La mort d'Absalon constitue donc un épisode extrêmement violent,
atypique et graphique – sa « tête » est
en général comprise
(étymologiquement, symboliquement ?) comme ses cheveux, attributs de
jeunesse, de beauté et d'orgueil, qui rendent sa fin encore plus
spectaculairement pathétique. Elle est, ce me semble, l'épisode le plus
représenté dans l'iconographie, en dehors du XVIIe siècle où le banquet
d'assassinat règne en vedette.
Dans la scène d'outrage de Pelléas
qui nous occupe, la référence aux cheveux qui servent à être mis à mort
paraît la plus transparente : « je ne vais pas vous tuer… vos longs
cheveux servent enfin à quelque chose ». Golaud, cette fois-ci,
accable
bel et bien Mélisande, en punissant sa révolte (?), ou du moins ses
péchés, au moyen des attributs de beauté qui font sa fierté. Ce qui
suscitait l'admiration, tant de fois mentionné dans le texte (et en
particulier par elle-même) devient le moyen de son châtiment. Le cri
signifie alors : « vois comment je vais te punir », et s'adresse en
propre à la trahison de Mélisande.
Tiré du Speculum humanæ
Salvationis
(XVe siècle)
7. Trois identités
Même si l'hypothèse d'un
Absalon-Mélisande (lié à l'accablement par les
cheveux) est la plus évidente – elle ne peut, en tout cas, avoir
échappé à Maeterlinck –, la multiplicité des épisodes capitaux dans le
second Livre de Samuel permet de laisser planer l'hypothèse d'une
pluralité de références, comme celle à un Absalon-Pelléas (le « fils » qui
usurpe la place du père, et jusqu'à ses concubines !) – qui a
l'originalité de s'adresser à un personnage absent – ou à un Absalon-Golaud (le vengeur de sa «
sœur » violée, assassinant son demi-frère coupable) – qui s'avertit
ainsi lui-même à voix basse du crime supplémentaire qu'il risque de
commettre.
Ces hypothèses peuvent aisément coexister, tant la figure biblique
d'Absalom semble se couler avec naturel dans chacun des types des trois
personnages principaux – ses conseillers malavisés (le texte hébraïque
souligne leurs erreurs d'appréciation) ont d'ailleurs quelque chose d'Arkel, mais ce sera pour une autre
fois.
8. Quelques
incarnations
Afin de ne pas vous laisser la faim au ventre après quelques
considérations purement exégétiques, je vous propose en complément un
petit parcours sonore autour des interprétations (vocales) possibles de
ce moment, sur le modèle de la notule Traînée de Mélisande,
lorsque celle-ci laisse échapper son anneau.
[[]] Gilles Cachemaille,
Orchestre Symphonique de Montréal, Charles Dutoit (Decca)
Ici, Golaud est débordé par sa fureur. On sent la colère qui a débordé
l'homme affable… c'est tout entier l'époux blessé qui prend possession
de l'homme. Il demeure quelque chose de compréhensible, d'humain,
d'encore sympathique dans cet homme qui passe la mesure mais auquel on
peut s'identifier. La voix rocailleuse gomme toute aristocratie, le
mari outragé parle de ses émotions, sans chercher de contenance,
jusqu'au gigantesque cri de dépit « servent enfin à quelque chose ». Au
demeurant, dans cette rage ne semble percer nulle haine – on y perçoit
même l'amour désespéré pour Mélisande qui lui échappe.
[[]] Henri Etcheverry,
Orchestre Symphonique (non identifié, ad
hoc ?), Roger Désormière (EMI / Warner)
Etcheverry conserve sa distinction de classe : pas de cris, la voix
tonne sans jamais se déformer. Pas d'effet d'éclat, de changement de
texture de la voix, d'aperture des voyelles. L'outrage reste habillé
par une forme de mépris de classe, Golaud lui parle de toute sa hauteur
d'héritier du trône : sa colère ne lui fait pas oublier sa supériorité
sociale. Il exerce son droit et préserve l'empire sur lui-même.
[[]] Michel Roux, Orchestre
National de la RTF, Désiré-Émile Inghelbrecht (Montaigne
/ Naïve)
Dans la finesse d'articulation de Michel Roux, on entend la volonté de
toucher juste et de blesser, de trouver les mots les plus cruels,
jusqu'à cette acmé où il semble totalement débordé par l'ivresse de sa
propre puissance « à genoux, devant moi ! ».
[D'un point de vue technique, c'est la couverture vocale qui crée cet
effet – pour protéger ses aigus, il « arrondit » les voyelles, « à
genoux devant mwôôôôôa », ce qui donne l'impression de fluidité, de
moindre articulation, d'expression plus animale.]
[[]] Gérard Souzay, Orchestre
de la Suisse Romande, Jean-Marie Auberson (Claves)
Enfin, le plus terrible. D'abord d'un calme glaçant (« Je dis une chose
très simple »), la voix laisse percevoir des éclats de moins en moins
maîtrisés, et de plus en plus violents, presque physiques, comme s'ils
s'accompagnaient de coups. Dans « servent enfin à quelque chose », on
entend la précipitation de son visage qui se rapproche de celui de sa
victime effondrée. Le tout culminant dans une sorte de jubilation
sadique.
(Au passage, bien que j'aie choisi les extraits pour leurs Golaud, ceci
constitue une sélection de quatre des
meilleures versions discographiques de Pelléas, toutes d'esprit très
différent… Le nébuleux Dutoit avec un orchestre superbe, l'oppressant
Désormière, les vents capiteux et les dictions superlatives
d'Inghelbrecht 62, le grain théâtral exceptionnel d'Auberson.)
Mattias Stomer, La Rissa (« La Rixe »)
Malgré ce nom attribué dans le catalogue de 1961 au Musée Filangeri de
Naples (à cause de ses allures caravagesques, je suppose ?), il s'agit
bien d'une représentation du « Banquet d'Absalom ».
Je tiens à remercier vivement Christellerie pour sa
participation aux réflexions ci-dessus.
J'espère que ce voyage vous aura intrigué comme moi (trois épisodes
compatibles !)… je suis curieux de vos opinions à ce sujet, et accepte
toutes les hypothèses concurrentes évidemment.
Nouveautés écoutées et commentées de ces dernières semaines (mises à
jour au fur et à mesure dans ce tableau – il contient même la planification
d'écoutes à faire ou refaire, que je vous ai épargnées ici).
Du vert au violet, mes recommandations.
♦ Vert : réussi !
♦ Bleu : jalon considérable.
♦ Violet : écoute capitale.
(Les disques sans indication particulière sont à mon sens de très bons
disques. Dans les cas où je ne recommande pas forcément l'écoute, je
place le texte en italique.)
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
en discrètes notules,
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