Cette année encore, petit tour d'horizon des œuvres plus rares qui
passeront en France (et en Europe) dans la saison à venir. Classés par
genre (chronologique et linguistique).
♥ Indique la cotation d'un spectacle vu.
♣ Indique la supposition personnelle de l'intérêt du spectacle.
(1 indique plutôt un conseil négatif, à partir de 2 le conseil est
positif, et de 3 plutôt vivement conseillé.)
CSS à la conquête de l'Europe.
Étranges putti sexués – dont
l'un aux traits de l'impératrice ! – dans le décor de la bibliothèque de
Napoléon à Compiègne. Sur les bagages, il est inscrit Buon
viaggo in Cor… (« Bon voyage en Cor… ») et Posa piano (« Repose-toi bien »).
PREMIERS OPÉRAS
Rossi
– Orfeo – Bordeaux, Caen, Versailles
Encore présente cette saison, la production déjà en tournée la saison
passée. Œuvre historiquement incontournable, remarquable musicalement,
et servie au firmament par les artistes (Ensemble Pygmalion, et
Francesca Aspromonte en Euridice). [notule]
→ ♥♥♥♥♥
Cavalli
– Eliogabalo – Garnier
Un Cavalli rare, avec García Alarcón (grandement pourvu pour ce style),
Fagioli et Groves. → ♣♣♣♣
Cavalli
– La Calisto – Strasbourg
Le Cavalli emblématique, dans un environnement surprenant de talentueux
non spécialistes : Rousset, Tsallagova, Remigio, Genaux, de Mey. → ♣♣♣
OPERA SERIA
Haendel
– Israel in Egypt – Reims
Bijou absolu de l'oratorio (surtout si la version retenue contient la
déploration d'origine). Avec les Cris de Paris et les Siècles, très
appétissant. (Direction Jourdain, avec notamment Redmond, Boden et
Buffière). → ♣♣♣♣
Vivaldi
– Arsilda, regina di Ponto – Caen
Un Vivaldi rare, avec le fulgurant Vaclav Luks. → ♣♣♣ (parce que je
n'aime pas plus le seria que
ça, mais sinon…)
Porpora
– Il Trionfo della divina giustizia – Versailles
Oratorio virtuose, avec le fin du fin de l'école seria française : Staskiewicz,
Galou, et en prime Negri. → ♣♣♣ (idem)
OPÉRA FRANÇAIS XVIIIe
Lalande-Destouches
– Les Éléments – Louvre
Extraits (excellent interprétés) de cet opéra-ballet paré d'un grand
succès en son temps. Le disque vient de paraître et vaut vraiment le
détour. → ♥♥♥♥
Marais
– Alcyone – Favart
Retour d'une œuvre qui n'a pas, je crois bien, été rejouée depuis
Minkowski au début des années 90. Le livret de La Motte n'est pas bon,
et ce n'est pas le meilleur titre de Marais, mais les danses sont
belles (et la tempête légendaire). Ce sera joué par Savall, qui n'a pas
toujours brillé dans ce répertoire (il ne faut pas se fier aux disques
Alia Vox, fabuleusement captés et traités, qui ne reflètent pas la
sècheresse réelle de l'ensemble) ; il semble néanmoins s'être amélioré,
et s'être entouré ici d'excellents spécialistes. → ♣♣
Rameau
– Zoroastre – Versailles
Suite des explorations de Pichon, avec ce titre splendide très peu
joué. Avec Piau, Mechelen, Courjal, Immler. → ♣♣♣♣
Boismortier
– Don Quichotte chez la Duchesse – Compiègne
L'une des œuvres les plus jubilatoires de tout le répertoire de
l'opéra. Néanmoins la production des époux Benizio rend discontinu ce
qui était au contraire d'une densité extraordinaire (les ariettes ne
font pas une minute, tout n'est que de l'action !). → ♥♥♥ (l'œuvre vaut
le maximum, mais le résultat est ce qu'il est… mitigé)
Sacchini
– Chimène ou le Cid – Massy, Saint-Quentin-en-Yvelines
Le dernier opéra français de Salieri, après Les Danaïdes et Tarare,
deux chefs-d'œuvre absolus. Les espoirs sont grands, a fortiori
en considérant le sujet et les conditions de remise à l'honneur :
Rousset, Wanroij, Lefebvre, Dran, Dubois, Bou, Foster-Williams,
Lefebvre ! → ♣♣♣♣♣
Lemoyne
– Phèdre – Bouffes du Nord, Caen
Recréation d'un opéra de la fin de la tragédie en musique. Véritable
découverte. → ♣♣♣♣
BELCANTO ROMANTIQUE
Rossini
– Elisabetta, regina d'Inghilterra – Versailles
L'un des plus mauvais Rossini, pauvre comme un mauvais Donizetti :
l'impression d'entendre pendant des minutes entières de simples
alternances dominante-tonique, sans parler des modulations à peu près absentes, le tout au
service d'une virtuosité qui ne brille pas forcément par son sens
mélodique.
Pour compenser, une direction nerveuse sur instruments anciens (Spinosi
& Matheus) et une distribution constellée de quelques-uns des plus
grands chanteurs en activité, Alexandra Deshorties (une des plus belles
Fiordiligi qu'on ait eues), Norman Reinhardt (Kunde redevenu jeune !), Barry
Banks… → ♣♣
Rossini
– Ermione – Lyon, TCE
Tournée lyonnaise annuelle, cette fois sans Pidò. Avec Zedda, Meade,
Spyres, Korchak, Bolleire.
Rossini
– Il Turco in Italia – Toulouse
Le plus bel opéra de Rossini, de très loin : un livret remarquablement
astucieux que Romani (avec une posture méta- très insolite pur
l'époque) emprunte à Mazzolà (il existe donc un opéra de Franz
Seydelmann sur le même sujet, que je suis en train de me jouer, j'en
parlerai peut-être prochainement) ; la musique est du meilleur Rossini
comique, avec des ensembles extraordinairement variés et virevoltant,
mais elle s'articule surtout parfaitement à un drame finement conçu.
Avec Puértolas, Corbelli (Geronio) et Spagnoli (Selim). → ♣♣♣♣♣
Donizetti
– Le convenienze ed inconvenienze teatrali – Lyon
Donizetti comique très peu donné, dans une mise en scène de Pelly, avec
Ciofi et Naouri.
Verdi
– Ernani – Toulouse
On n'est plus exactement dans le belcanto, même si Verdi en reprend
alors encore largement les contours, mais c'est plus facile à classer
comme ça, pardon. Très peu donné en France, celui-là ; un massacre de
l'original (non voulu par Verdi, mais la censure lui a imposé de
changer tout ce qui faisait la spécificité du texte d'Hugo… on se doute
bien que le roi dans l'armoire, prévu par Verdi, faisait tordre le nez
aux Autrichiens), donc il ne faut pas en attendre un livret marquant,
mais il dispose musicalement de bien de jolies choses déjà très
spécifiquement verdiennes, des airs très personnels et de superbes
ensembles.
Avec Bilyy (miam) et Pertusi. → ♣♣♣
OPÉRA FRANÇAIS XIXe
Meyerbeer
– Le Prophète – Toulouse
Depuis combien de temps n'avait-il pas été donné en France ? Plus
tardif, d'un sarcasme plus politique et moins badin que ses succès
antérieurs (Robert et Les Huguenots),
le Prophète dispose d'un livret à nouveau d'une audace exceptionnelle,
où le pouvoir aristocratique signifie l'oppression (sans aucun recours
!), où la religion est le cache-misère de toutes les ambitions et le
refuge de tous les fanatiques, où la mère prend la place de l'amante,
et où le héros, après avoir chanté sa pastorale, commet un crime de
masse… Musicalement, moins de chatoyances que dans la période
précédente, plus guère de belcanto non plus, mais la sophistication
musicale et orchestrale reste assez hors du commun pour l'époque. À
part Berlioz, Chopin, Schumann et Liszt, qui écrivait des choses
pareilles dans les années 40, avant la révolution wagnérienne ?
On voit d'ailleurs tout ce que la déclamation continue et le travail de
réminiscence a pu inspirer à Wagner, à qui Meyerbeer mit le pied à
l'étrier pour la création parisienne de Tannhäuser – avec la gratitude
qu'on connaît, c'est Wagner.
Peut-être pas très adéquatement dirigé par Flor, il faudra voir. Avec
Gubanova, Osborn et Ivashchenko. → ♣♣♣
Halévy
– La Reine de Chypre – TCE
Voilà un Halévy qui n'a guère été redonné. Assez différent de la Juive,
si j'en crois mon exécution domestique il y a quelques années : des
récitatifs bien prosodiés, beaucoup d'ensembles et de chœurs, mais un
langage très simple, très mélodique, presque belcantiste, qui n'a pas
du tout la même sophistication que CharlesVI,
La Magicienne, et bien sûr les plus complexes La Juive et Le Déluge. Mais exécution très
prometteuse, par le Concert Spirituel, avec Gens, Laho, Dupuis, Huchet,
Lavoie. → ♣♣♣
Halévy
– La Juive – Strasbourg
Encore un grand succès du livret subversif (et pourtant très populaire)
signé Scribe. La direction de Lacombe fait très envie, la reprise de la
mise en scène de Konwitschny (que je n'ai pas vue, mais il me semble
que ça a déjà été publié) m'inspire moins confiance, et le manque de
grâce de Saccà (Éléazar) aussi. Mais il y aura Varnier en Brogni et
même Cavallier en archer… → ♣♣♣
Adam
– Le Chalet – Toulon
Pas grand'chose à se mettre sous la dent dans cette courte petite
histoire, mais c'est très plaisant, et interprété par des grands :
Tourniaire, Devos, Droy, Rabec. → ♣♣
Adam
– Le Toréador – Rennes
Dirigé par Tingaud, le célèbre opéra à variations, très plaisant et
payant. → ♣♣♣
Thomas
– Hamlet – Marseille
J'hésite à le faire figurer dans la liste… l'œuvre est devenue (et à
juste titre !) un véritable standard, il n'est pas de saison où on ne
la joue en France, en Suisse ou en Belgique… Une série avait été
proposée sur la transformation
du matériau de Shakespeare aux débuts de CSS, et à l'époque où les
prémices de la mode n'étaient pas encore une mode. Comme souvent, une
superbe distribution : Ciofi, Brunet, R. Mathieu,
Lapointe, Barrard, Bolleire, Delcour ! Moins enthousiaste sur
Foster, qui défend généreusement ce répertoire, mais dont le style
n'est en général ni soigneux, ni tout à fait adéquat. Néanmoins, ce
sera très bien (mise en scène de Boussard qui devrait être bien). → ♣♣♣♣
Massenet
– Don César de Bazan – Compiègne, Thaon-les-Vosges
Remarquable production de ce qui était quasiment le dernier opéra (en
tout cas parmi ceux qui ne demeurent pas perdus) à être remonté de
Massenet, longtemps cru brûlé. Superbement chanté (Dumora,
Sarragosse), superbement accompagné (Les Frivolités Parisiennes,
l'orchestre remporte un Putto d'incarnat cette année dans le bilan qui
sera publié), mise en scène riche et avisée. L'œuvre en elle-même
hésite entre un sinistre jeu de cache-cache avec la mort (qui vous
rattrape parfois) et une transformation vaudevillesque du pourceau
d'Épicure en mari soucieux du respect des usages. Musique plutôt
légère, mais d'une finition remarquable. → ♥♥♥♥
Saint-Saëns
– Le Timbre d'argent – Favart
Nouveauté chez Favart. Pas encore eu le temps de jouer la partition,
mais forcément un bon a priori
(opéra de Saint-Saëns + sélection Favart…). → ♣♣♣♣
Saint-Saëns
– Proserpine – Versailles
Autre inédit, pour la tournée annuelle de la Radio de Munich (qui n'est
pas la Radio Bavaroise, notez bien) en partenariat avec Bru Zane. Ulf
Schirmer dirige, avec Gens, Marie-Adeline Henry, Vidal, Antoun, Lavoie,
Foster-Williams, Teitgen ! → ♣♣♣♣♣
Offenbach
– Geneviève de Brabant – Nancy
Un chouette Offenbach servi par une équipe épatante : l'habitué
Schnitzler, Buendia (de l'Académie Favart, dans Cendrillon de Viardot
et l'Écureuil Bleu de Dupin), R. Mathieu, Piolino, Huchet, Grappe, Ermelier… → ♣♣
MUSIQUE DE SCÈNE ROMANTIQUE
Grieg
– Peer Gynt – Limoges
Dirigé par Chalvin, avec Kalinine en Anitra. (Chanté en VO, je ne peux
pas dire comment sera le reste du dispositif, sans doute des résumés en
français.)
SLAVES
Tchaïkovski
– La Pucelle d'Orléans – Philharmonie de Paris
Très rare en France, et interprété non seulement pas de vrais russes,
mais par la troupe du Bolshoï elle-même (dirigée par Sokhiev).→ ♣♣♣♣♣
Rimski-Korsakov
– Snégourotchka – Bastille
Là aussi, rareté à peu près absolue sur le sol français. Tcherniakov en
promet une relecture érotisante (propre à choquer le jeune public,
précise l'avant-programme de l'Opéra…). Distribution bizarrement
attelée (Garifullina dans le rôle-titre, mais aussi D'Intino et
Vargas…). → ♣♣♣
Dvořák
– Rusalka – Tours
Rusalka s'est pas mal imposée hors d'Europe centrale. Prélude, je
l'espère, à l'importation d'autres titres de haute valeur (Armida, Dalibor, Libuše, Fiancée de Messine, Šárka…).
Ici, c'est même avec une distribution étrange, très française, avec
Manfrino et Cals (Princesse Étrangère !), ce qui m'effraie un rien, je
dois dire. En revanche, l'excellent Micha Schelomianki en Ondin (rôle
dont il est de plus très familier), et la voix n'est pas trop
russe-ronde pour du tchèque.
L'œuvre est une merveille absolue qui se révèle encore mieux en salle. [livret, musique, discographie exhaustive] → ♣♣♣
Stravinski
– The Rake's Progress – Caen, Rouen, Limoges, Reims
De jolies choses dans la distribution (Marie Arnet, excellente
mélisande ; Isabelle Druet en Baba ; Stephan Loges en père Trulove),
mais un opéra déjà faible dirigé avec la raideur de Deroyer, je ne suis
pas complètement tenté. → ♣♣
Prokofiev
– L'Ange de feu – Lyon
Si Guerre & Paix est le
plus impressionnant scéniquement et dramatique (l'un des plus avenants
mélodiquement aussi), L'Ange de feu
est le plus impressionnant musicalement de toute la production lyrique
de Prokofiev – c'est d'ailleurs la matière-première de sa Troisième
Symphonie. Avec Ono, Syndyte, Efimov, Naouri. → ♣♣♣♣
XXe SIÈCLE DIVERS
… où l'on trouve énormément d'œuvres légères, en réalité.
Hindemith
– Sancta Susanna – Bastille
Sujet mystico-érotique sur une musique très dense, du Hindemith très
décadent, qui doit beaucoup plus à Salome
que n'importe quelle autre de ses œuvres. Avec Antonacci, couplé avec Cavalleria Rusticana (avec
Garanča), une assez chouette association. → ♣♣♣♣
Britten
– Owen Wingrave – Amphi Bastille
… mais par l'Atelier Lyrique de l'Opéra, dont je n'aime pas du tout les
choix de recrutement, ni les spectacles. Déjà donné pour leur Britten (Lucrèce), je passe. → ♣♣
Sauguet
– Tistou les pouces verts – Rouen
Sauguet n'est pas un immense compositeur, mais il a une fibre
théâtrale, ce devrait être sympathique. → ♣♣♣
Rota
– La notte di un nevrastenico – Montpellier
Avec Bruno Praticò et le formidable Bruno Taddia, œuvre comique que je
n'ai pas testée. → ♣♣♣♣
Rota
– Aladino e la lampada magica (traduit en français) – Saint-Étienne
Avec Larcher, Buffière, Tachdjian.
Autre nouveauté pour moi, qui me rend bien curieux. → ♣♣♣
Menotti
– The Telephone – Metz Menotti – Amelia al Ballo – Metz
Le sommet du Menotti « conversationnel » (en version originale – il
existe aussi une excellente version française), d'une fraîcheur
jubilatoire, couplée avec son plus célèbre opus de type lyrique. Très
beau choix, dirigé par Diederich, avec la jeune gloire Guillaume
Andrieux.→ ♣♣♣♣ CONTEMPORAINS
Du côté des vivants à présent.
Gérard
Pesson – La Double Coquette – Lille
Fin de la tournée. Bricolage des Troqueurs
de Dauvergne avec des moyens « musicologiques » : Ensemble Amarillis,
Poulenard (toujours étincelante), Villoutreys, Getchell. On peut le
voir comme un moyen de toucher des droits à la façon du coucou, de
remplir les quotas de musique contemporaine sans effrayer le public, ou
bien comme une façon de rendre plus dense cette œuvre très légère qui a
beaucoup vieilli et paraît peu consistante jouée seule, difficile de
trancher. → ♥♥♥
Roland
Auzet – HIP 127 – Limoges
Moneim
Adwan – Kalîla wa Dimna – Lille
Joué à Aix cet été. Le principe du métissage avec le chant arabe
classique est sympa, mais ça ne marche pas, et le livret, sa mise en
scène, également statiques, ne sont pas bons non plus. → ♥
Lionel
Ginoux – Vanda – Reims
Lucia
Ronchetti – Pinocchio – Rouen
Pas très optimiste vu la tête de son Sonno
di Atys,
particulièrement peu intelligible (pourtant, le sommeil d'Atys n'est
pas spécifique au mythe, ce doit être une référence à LULLY…), à
l'opéra ce ne doit pas être un langage très compatible. → ♣♣
Ici encore, pas un langage très prosodico-compatible à mon avis. Je
n'ai pas été très convaincu par ce que j'ai entendu de Matalon
jusqu'ici, mais le cahier des charges d'un ompéra étant forcément
différent… → ♣♣
Violeta
Cruz – La Princesse Légère – Compiègne
Marius
Felix Lange – Schneewittchen – Colmar, Strasbourg, Mulhouse
Arthur
Lavandier – Le premier meurtre – Lille
Tout jeune. Pas entendu.
OPÉRETTES ET COMÉDIES MUSICALES
J.
Strauß – Eine Nacht in Venedig – Lyon
Lehár
– Le Pays du sourire – Tours (Avec Philiponet, Droy, Dudziak)
Messager
– L'Amour masqué – TM Lyon
Christiné
– Dédé – Marseille Lopez – Prince de Madrid – TM
Lyon Lopez – La Route fleurie –
Marseille Scotto – Violettes impériales –
Marseille Bernstein – Candide – Toulouse,
Bordeaux Sondheim – Sweeney Todd – Toulon Mitch Leigh – L'homme de la
Mancha – Tours Jerry Bock – Un Violon sur le
toit – Massy, Avignon
Un petit phénomène Luis Mariano semble-t-il, entre Lopez et Scotto
! Sinon, le jubilatoire Candide,
la comédie musicale la plus opératique de Sondheim (pas sa meilleure),
et la fameuse pièce de Leigh illustrée par Brel, chantée par Cavallier
(pas de la grande musique, mais les basses aiment bien chanter ça
semble-t-il Jérôme Varnier en donne aussi en récital). Dédé
est à recommander avant tout pour le théâtre, avec une intrigue très
vive et des caractères plaisants, tandis que la musique légère jazzy n'est pas ce qui frappe le
plus l'attention.
Je ne m'avance pas sur des cotations ici, ça dépend tellement des
inclinations de chacun… En ce qui me concerne, Sweeney Todd me
laisse plutôt froid (mais est considéré comme une œuvre majeure de
Sondheim), tandis que je n'ai rien contre Lopez et Scotto
(particulièrement mal vus, mais en salle, ça coule très agréable)… Idem
pour J. Strauß et Lehár, il faut être dans l'humeur adéquate (je n'en
raffole pas personnellement, mais c'est musicalement plutôt bien tenu).
AILLEURS EN EUROPE
À part la création très inattendue d'un opéra de Kurtág à la Scala (Fin de partie, un choix moins
surprenant), les raretés sont surtout des spécialités locales :
¶ les deux Erkel célèbres à
Budapest (Bánk bán et Hunyadi László), plus le Ténor de Dohnányi (et la Reine de Saba de Goldmark),
¶ deux Dvořák semi-rares
(célèbres mais à peu près jamais donnés hors des terres tchèques, Le Diable & Katia et Le Jacobin) à Prague,
¶ Sakùntala d'Alfano à Catane,
¶ Peer Gynt d'Egk à Vienne,
¶ Doktor Faust de Busoni à Dresde,
¶ Oberon de Weber & Die Gezeichneten de Schreker pour le festival munichois
de juillet 2017.
Restent Rimski-Korsakov (Le Coq d'Or à Bruxelles) et Britten, Curlew River à Madrid et Death in Venice à la Deutsche Oper
Berlin, moins congruents.
D'ici quelques jours devraient paraître à la fois le bilan de la saison
écoulée (avec remise de breloques !) et la sélection de concerts du
mois de septembre.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Saison 2016-2017 a suscité :
Il est des pays où non seulement on est capable de battre des mains pour
accompagner des musiciens en rythme (voire avec de jolis contretemps), où
non seulement on chante juste son hymne national (en France, c'est terrible,
ça détonne toujours au début et sur le refrain, tout le monde braille et
dégringole d'un ton…), mais où de surcroît, lorsqu'on part manifester, on
utilise des thèmes un peu plus raffinés que « nous sommes les Marseillais »
ou « Giscard si tu savais ».
« Fora Temer » (« Dehors Président-par-intérim-du-Brésil ») sur « O Fortuna
» des Carmina Burana de Carl Orff.
Ça met un peu la honte – comme tous ces orchestres universitaires où les
chefs de pupitre sont systématiquement des Erasmus (allemands, souvent…).
Retrouver les visages de Carl Orff sur Carnets sur sol :
→ Der
Mond, opéra (sur le même langage) ;
→ Gisei,
das Opfer, opéra (influences debussystes) ;
→ Musique
nazie qui tue (simili-hellénismes bizarres pour les jeux de 36).
Comme suggéré mainte fois dans
ces pages, ce n'est pas tant l'authenticité (illusoire)
qui importe ; c'est que la réflexion qu'elle suscite, la façon qu'elle
a de remettre en cause la façon de jouer, pour, paradoxalement,
remettre les pratiques au goût du jour et aller au plus près de ce qui
fait fonctionner une musique. Dans les répertoires très écrits du XXe
siècle (et même du XIXe, pour large partie), ce n'est pas capital.
Certes, un piano d'époque procure une gamme de couleurs très
différente, des équilibres chambristes ou concertants complètement «
nouveaux », mais enfin, même en jouant Brahms sur Steinway neuf et en
ralentissant au maximum, on perçoit toujours le sens de cette musique.
En revanche, pour les musiques où
l'exécution n'est pas aussi clairement indiquée (baroque), ou bien où
la matière musicale est relativement reduite (classique), cette
interrogation sur la façon de faire vivre efficacement la musique se
révèle capitale. Elle est en général nourrie par les lectures d'époque,
par les théories qu'on peut élaborer sur le projet des compositeurs,
sans chercher à se conformer tout à fait aux conditions d'origine –
déjà, le caractère réécoutable d'un disque ou d'une retransmission
impose un degré d'exigence supplémentaire assez considérable. C'est un
aiguillon qui permet de trouver le ton juste pour notre époque, en
quelque sorte ; et c'est ce que font les ensembles baroques qu'on voit
sur nos scènes.
Longtemps, on a réduit la
pratique à son paramètre
le plus extérieur, l'usage d'instruments d'époque (ou d'imitations)
avec cordes en boyau et diapason abaissé. C'en est le paramètre le plus
visible et le plus spectaculaire, assurément – celui que l'on remarque
tout de suite dès le premier Orfeo
restitué par Hindemith et Harnoncourt (où, précisément, l'un avait
besoin de l'autre pour l'instrumentarium).
Pourtant, les recherches
musicologiques dans les
traités d'époque et la pratique affinée depuis les années cinquante (et
de façon massive depuis les années soixante-dix et quatre-vingts) a
permis de traiter bien d'autres paramètres essentiels : développement
de la basse improvisée, appuis des phrasés (et, dans le cas français,
leur irrégularité), usage de diminutions (variations) lors des reprises
ou des moments importants (en particulier dans le seria). Ce qui était d'abord tourné
en ridicule (les boyaux tiennent en effet moins bien l'accord, et les «
nouveaux » instruments étaient diversement maîtrisés dans des musiciens
qui n'y avaient pas été formés, sans parler de la facture qui a fait
des progrès considérables) est devenu une norme reconnue par tous, les
musiciens « classiques » ne dédaignent plus de jouer du baroque. Plus
encore, ils sont pour certains capables de bien le faire.
Scène finale d'Armide de
LULLY, avec Katherine Watson et l'Orchestre de la Radio Finlandaise
dirigés par Paul Agnew, telle que diffusée sur la télévision
finlandaise.
Pour rappel, cet orchestre est
célèbre pour ses enregistrements de Sibelius, Nielsen ou Merikanto, et
joue toute l'année le grand répertoire, par exemple en septembre
prochain Le Sacre du Printemps et La Walkyrie… Excellent d'ailleurs, toujours
frémissant et coloré, un grand orchestre, jadis dirigé par Berglund, et
naguère par Segerstam, Saraste (treize saisons, période où il est le
plus enregistré), Oramo.
Et je suis frappé, justement, par
le fait qu'on ne l'entend pas du tout. Les articulations sont
parfaitement adéquates, les agréments (tremblements en l'occurrence)
sont parfaitement exécutés (sans l'aspect régulier et mécanique qu'il
peut y avoir dans les trilles romantiques), et surtout le son respire –
à l'inverse du fondu attendu
dans un orchestre symphonique, ici l'accompagnement laisse la place (détachés entre les parties des phrasés) à
l'articulation de chaque accord, et à la voix (toute petite) de
Katherine Watson.
Seule différence, les cordes modernes n'ont pas la
même chaleur ni la même acidité que les boyaux (monté en boyau), les
archets à large mèche on plus de rondeur et moins d'attaque… mais
l'attention portée au style fait que la différence n'est pas
spectaculairement sensible. D'autant plus admirable de la part de non
spécialistes qui n'aiment pas nécessairement cette musique (du Vivaldi
ou du Rameau, encore, il y a des traits violonistiques…), une
discipline à laquelle se refusent ostensiblement un certain nombre de
chefs ou de musiciens dans les grands orchestres. [À Bordeaux, Louis
Langrée avait renoncé à assurer la direction musicale pour cette raison
: seule la moitié des musiciens était volontaire pour se former sur
instruments anciens. Et lorsque d'autres grands chefs ou orchestres
jouent du baroque, il y a souvent de quoi frémir devant l'absence
manifeste d'intérêt pour faire sonner
l'ensemble, comme s'il s'agissait d'un état archaïque de la musique,
que l'on considère comme tel.]
Le flûtiste ne joue pas sur un traverso comme le montre le
clétage, mais sur une flûte en ébène ou en palissandre, ce qui procure
cette douceur dans la doublure des dessus
(premiers violons).
[Le claveciniste est de toute
évidence un spécialiste vu la qualité stylistique de ses réalisations,
et on se doute bien que l'Orchestre de la Radio Finlandaise
n'entretient pas à demeure un musicien qui ne joue jamais – un
pianiste, sauf hobby adapté,
ne pourrait se convertir aussi facilement en continuiste.]
Je trouve cette plasticité assez
spectaculaire, je dois dire, et même assez émouvante. Preuve éclatante
que la question n'est vraiment pas celle de revenir aux crincrins en
boyaux, et que la recherche des baroqueux
se porte au cœur même de la musique, de sa logique, de la façon de la
rendre vivante aux oreilles d'aujourd'hui. Je doute vraiment
que les orchestres vénitiens aient jamais joué comme les ensembles
quasi-percussifs (Il Giardino Armonico, Europa Galante, I Barrochisti,
Modo Antiquo, Matheus…) qui ont occupé l'essentiel de l'attention dans
les années 2000, mais ceux-là parlent incontestablement à notre
sensibilité. Et cela peut se faire sans instruments d'époque,
simplement en travaillant sur les modes de jeu, l'aération du spectre
orchestral, l'ornementation, les phrasés.
[Encore une fois, allez entendre ce que l'orchestre de Frankfurt (Oder) fait dans la Première Symphonie de Czerny,
on croirait entendre Les Musiciens du Louvre ! – en plus voluptueux.]
Tandis que le monde va comme il va, la France met ses voisins dans la
bonne humeur en inaugurant une jolie polémique à caractère estival,
parfaite pour meubler les JTs de l'été où il est bien sûr défendu de
parler de ce qui se passe à plus de 50m d'une plage ou d'un bouchon. Et de manière plus
générale de parler de choses importantes : les guerres et les tendances
du monde ne peuvent pas s'exercer pendant le mois d'août, c'est bien
connu. Après la tradition antique de la trêve hivernale, elles sont
suspendues par le concept plus récent d'aveuglement estival.
Et quoi de mieux que de passer l'été à causer de tenues de plage,
surtout si cela permet de faire semblant de parler politique (car on
est des gens sérieux, tout de même). La corrélation entre attentats
(par des fumeurs de spliff et buveurs d'alcool) et tenue religieuse
constitue déjà un biais assez surprenant, et plutôt déplaisant – les
mêmes qui recommandent en façade de ne pas faire d'amalgame proposent
le meilleur raccourci entre une pratique religieuse active et
ostensible (dont on peut au demeurant discuter les préceptes autant
qu'on veut) et la destruction de la société au nitrate d'ammonium.
Mais que les hommes politiques soient de mauvaise foi et les
journalistes complaisants en y donnant un écho superflu pour vendre du
papier, il n'y a pas là grande nouveauté.
En revanche, ce qui n'est pas une nouveauté non plus, mais entre
davantage dans les attributions habituelles de CSS, c'est l'usage des
mots. Le vocable burkini est
repris par tous, et guère interrogé. Or :
¶ Le mot est un néologisme très adroit (quelle juxtaposition !), mais
il ne reflète pas du tout la réalité du vêtement. Il s'agit d'une
combinaison de plongée avec un foulard un peu bouffant, des manches un
peu amples ; dans la rue, ça ressemblerait à une chemise et un vêtement
amples pour femme, avec un foulard par-dessus. Alors que la référence à
la burqa suggère qu'il s'agit de cacher l'entièreté de la femme (et,
fait déterminant, son identité en supprimant le visage), on a
simplement affaire à un vêtement à manches longues.
¶ Qu'il soit conçu, acheté et porté en revendication religieuse, très
certainement, et là encore, il peut y avoir matière à débat (en France,
la liberté d'expression religieuse dans l'espace public, garantie par
la loi de 1905, est de plus en contestée pour pousser la pratique vers
l'espace privé). C'est néanmoins, en l'état actuel, parfaitement légal
– cette tenue, dans la rue, sorte de chādar moulant
(voire de simple association chemise ample / pantalon léger ou
moulant), ne ferait même pas tourner la tête. Elle devient choquante
manifestement par contraste avec ce que l'on attend d'une tenue de
plage (il doit assurément faire chaud là-dessous, a fortiori avec les couleurs
souvent sombres !), et d'une certaine façon indécente à l'envers, puisque
éloignée de la norme. [Et indécent jusqu'à ce qu'on lui attribue de
causer des violences, qui n'auraient jamais eu lieu si l'on avait pris
des photos de gens dénudés plutôt qu'habillés ?]
¶ Le plus gênant, c'est que le mot est repris en chœur par tous ceux
qui commentent la chose, pour ou contre, sans la moindre explicitation
ou mise à distance. Ce qui suppose, si l'on est pour, l'affirmation de
la nécessité d'occulter les femmes (des filles, pouah), et si l'on est
contre, une infraction à la loi sur le voile intégral (et donc, qu'on a
pour soi Dieu et mon droit).
¶ Pour couronner le tout, on peut lire des articles entiers, écouter
des émissions d'une heure, sans que l'origine du négologisme soit
jamais indiquée. Ce qui est important, tout de même, considérant le
biais qu'il induit, suggérant non pas une légitime pudeur, mais
l'occultation complète de la femme dans l'espace public.
D'après ce que j'ai pu trouver, le mot n'est à l'origine ni le fruit
d'une prescription religieuse, ni l'effet d'une description hostile : il s'agit
tout simplement d'un nom de marque déposé en 2006 par une styliste
australienne d'origine libanaise (« burkini » et « burqini »), donc
d'un nom délibérément marquant (et même légèrement catchy), qui ne cherchait pas la
précision du concept mais plutôt la facilité de l'appropriation. Elle
avait d'ailleurs commencé en proposant le hijood (soit « sweat à foulard »),
autre très joli néologisme tout aussi imprécis – c'est un hoodie sans hood, précisément…
Il y a donc bien un projet religieux dans la tenue, mais on ne
réprouverait pas la même chose dans la rue ou porté par quelqu'un qui
ne voudrait pas montrer son corps pour des motivations évangélistes ou
personnelles, ce qui revient à remettre l'équité entre les fragiles
mains de l'interprétation des symboles. Non pas pour ce qui est fait,
donc, mais pour ce que cela pourrait éventuellement signifier.
Si l'on passe le sujet totalement futile — a-t-on le droit de laisser
les femmes bronzer ou se baigner trop couvertes, sérieusement, les
épidémies se succèdent en Afrique de l'Ouest, les régimes stables du
Proche-Orient menacent d'imploser, le patrimoine mondial est
systématiquement détruit par des illuminés, nos alliés bombardent des
hôpitaux, les enfants meurent dans les fabriques de tissu bangladaises,
la Corée du Nord fourbit ses ogives, il n'y a plus de saisons… et c'est
l'urgence du moment ? —, c'est un débat assez passionnant. Quelle est
la place de la norme dans une société (et spécifiquement une
démocratie, donc garantissant les droits individuels tout en obéissant
aux tendances de l'opinion majoritaire), quelle coercition exercer sur
le libre arbitre, quel est aussi le contour du consentement (comment
prouver que ces femmes qui se disent volontaires ne le seraient pas ?),
quelle place donner au symbole dans l'exercice des libertés (se couvrir
serait permis, sauf motivation religieuse à établir ?)…
Je n'ai pas forcément de réponse à tout ça – et plutôt partisan de
laisser les gens tranquilles en ne s'embrouillant pas dans une série de
coercitions contradictoires –, mais il serait tellement plus facile de
s'en occuper, même sans retirer la mauvaise foi, si l'on utilisait
simplement des termes exacts et dépourvus de trop grands biais.
À part ça, c'est un joli nom de marque, félicitations.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Vaste monde et gentils a suscité :
Je n'avais pas prévu de parler d'Operalia cette année, mais devant la
qualité extraordinaire de la distribution de la finale diffusée par
Medici.tv, je me suis proposé d'introduire l'exécution de chaque
candidat, avec l'extrait sonore ou vidéo afférent.
Nouveauté, donc : comme les extraits ne seront pas disponibles
éternellement (et nécessitent au minimum une inscription sur
Medici.tv), j'ai moi-même effectué un repiquage de ce que je commente –
qualité médiocre, mais suffisant pour illustrer de quoi l'on parle.
Pour la finale complète et en haute définition, reportez-vous à la
page de Medici encore valide.
Les finalistes. De gauche à droite, en haut puis en bas : Sehoon
Moon, Elsa Dreisig, Keon-Woo Kim, J'nai Bridges, Brenton Ryan, Marina
Costa-Jackson, Elena Stikhina, Nicholas Brownlee, Olga Kulchynska, Ramë
Lahaj, Aviva Fortunata, Bogdan Volkov.
J'avais déjà commenté le concours de 2014 en posant quelques questions et en
mentionnant quelques candidats particulièrement exaltants, et celui de 2015,
en présentant tous les artistes et en récriminant plutôt sur les
tendances vocales privilégiées par les recruteurs – pas les plus
efficaces en salle, à mon avis.
Je redonne quelques précisions sur mes motivations, outre entendre de
belles voix (cette année, dans un répertoire un peu plus plus varié),
et discuter glottologie sur CSS :
Les concours, et en particulier lorsqu'ils sont aussi
emblématiques et influents qu'Operalia (innervant ensuite beaucoup de
premiers rôles dans de grandes maisons), permettent de faire le point
non seulement sur les types de profils vocaux et artistiques les plus
pratiqués, mais aussi et surtout sur ceux qui ont la faveur des
programmateurs. Et, étrangement, ce ne sont pas forcément les
techniques les plus efficaces / sonores / souples qui sont les plus
valorisées. D'où l'intérêt d'observer.
Il convient néanmoins de bien préciser qu'Operalia ne documente que les
voix de type « premier rôle dans un opéra romantique », et
que Verdi est son absolu stylistique, ce qui ne constitue qu'une partie
du répertoire réellement donné dans le monde. Ce concours ne nous
renseigne pas sur les tendances dans le baroque, dans Mozart, dans
l'oratorio, et plus généralement dans les opéras de toutes époques qui
requièrent des formats plus légers que les catégories verdiennes.
2. Jury et règlement
Là encore, l'occasion de citer une notule antérieure :
Operalia est un concours un peu particulier puisqu'il ne
récompense que des artistes qui disposent déjà d'une carrière très
établie. Tous les concours prestigieux sont un peu sujets à ce type de
détournement (rien que les conservatoires, en première année,
recrutent en général des musiciens déjà formés dans les disciplines et
villes les plus demandées !), mais Operalia ne contribue pas au passage
d'un début de carrière discret à des engagements réguliers ou d'un
niveau supérieur : ce concours consacre le passage d'une
véritable carrière vers la staritude, tout de bon.
Et ça fonctionne plutôt bien en général : José Cura, Elizabeth
Futral, Rolando Villazón, Stéphane Degout, Nina Stemme, Hui He, Joseph
Calleja, Erwin Schrott, Sonya Yoncheva, parmi d'autres, sont d'anciens
lauréats. Et beaucoup d'autres font une belle carrière. Il est
difficile de choisir entre la poule et l'œuf : ont-ils été
starisés – ce qui, contrairement à une carrière de haut niveau, n'a
plus de lien de proportionnalité direct avec la qualité – grâce à
l'exposition d'Operalia, ou étaient-ils déjà dans une spirale de
carrière fortement ascendante, que le concours n'a fait que
sanctionner ?
C'est d'autant plus difficile à déterminer que les engagements ont plu,
pour un certain nombre d'entre eux (en tout cas vrai pour Villazón,
Degout, Calleja, Schrott ou Yoncheva), dans les mois qui ont suivi. Et
que presque immédiatement (qu'on sache ou non qu'ils étaient passés par
là), ils étaient à l'affiche des plus grandes maisons et surtout, pas
supplémentaire, sur les couvertures des magazines.
Et concernant Operalia, la proportion de trains qui arrivent à l'heure
est assez considérable (on trouve quasiment pour chaque cession une à
deux très grandes carrières rien que parmi les finalistes).
Rien qu'en regardant les listes des
finalistes récompensés
(ne parlons même pas des finalistes en général, et encore moins des
présélectionnés), je vois successivement: Inva
Mula, Nina Stemme, Kwangchul Youn, Brian Azawa, José Cura, Elizabeth
Futral, Dimitra Theodossiou, Carmen Oprisanu, Ana María Martínez, John
Osborn, Aquiles Machado, Erwin Schrott, Joce DiDonato, Ludovic Tézier,
Orlin Anastassov, Giuseppe Filianoti, Rolando Villazón (amusant de
noter que ces deux-là ont été récompensés l'année où Joseph Calleja n'a
reçu que le prix Culturarte !), Vitalij Kowaljow, Joseph Calleja,
Daniil Shtoda, Hui he, Elena Manistina, Carmen Giannattasio, Stéphane
Degout, Kate Aldrich, Giuseppe Gipali, Jennifer Check, Vitaly Bilyy,
Dmitry Korchak, Mikhaïl Petrenko, Irina Lungu, Joseph Kaiser, Arturo
Chacón Cruz, Ailyn Pérez, Sébastien Guèze, Olga Peretyatko, David
Bižić, Dmytro Popov, Rachele Gilmore, Carine Séchaye, Julia Novikova,
Sonya Yoncheva, Rosa Feola, Pretty Yende, René Barbera, Guanqun Yu,
Roman Burdenko, Aida Garifullina, Julie Fuchs, Simone Piazzola, Joshua
Guerrero, Anaïs Constans, et donc Elsa Dreisig…
Ça fait beaucoup sur moins de 10 noms par an sur 24 ans – et je suppose
que ceux dont je n'entends pas parler se « contentent » d'une carrière
plus locale (beaucoup d'états-uniens, ukrainiens et russes, qui peuvent
faire de grandes carrières dans leur aire d'influence sans qu'on en
entende parler en Europe), leur planning Operabase et leurs traces sur
YouTube sont en général très respectables quant au niveau de notoriété
qu'ils révèlent.
En qualité aussi, c'est impressionnant (beaucoup sont célèbres, ou font
autorité dans leur domaine, ou ont enregistré des disques, ou sont,
simplement, excellents… on voit un peu défiler ceux qui font la une des
magazines, ou ceux qui ont compté artistiquement dans le grand
répertoire ces dernières années) ; le coup de pouce donné par le
concours
semble assez décisif pour faire entendre des talents en eux-mêmes assez
irrésistibles, n'attendant que l'exposition nécessaire pour être portés
aux nues.
Il faut dire que le jury d'Operalia est tourné vers
l'efficacité plus que vers l'évaluation artistique (mieux vaut se
tourner vers les diplômes d'institutions ou les concours spécialisés
pour cela) : on y rencontre essentiellement des
directeurs de théâtre ou des chefs du recrutement, plus un
journaliste… et Mme Domingo, chargée je suppose d'incarner
officiellement le bon goût du parrain.
Considérant que les directeurs de théâtre n'ont pas forcément la main
sur les distributions (dire qu'on veut tel ou tel grand nom pour le
rôle-titre, certes, mais les détails sont souvent confiés à un adjoint
spécialisé – ou, dans certains cas, au chef d'orchestre), la
composition du jury révèle sans ambiguïté l'intention non pas d'établir
des certificats de vertu, mais d'assurer un réseau très avantageux pour
les gens primés ou même simplement appréciés par les uns ou les autres.
Cette année ne déroge pas à la règle :
♠ Marta
Domingo, metteur en scène
♠ F. Paul Driscoll, Editor in
Chief d'Opera News (je ne
traduis pas, je ne suis plus sûr du sens exact, directeur de la
publication ou rédacteur en chef…)
♠ Anthony Freud, Directeur de
l'Opéra de Chicago
♠ Jonathan Friend,
Administrateur artistique du Met
♠ Jean-Louis Grinda, Directeur
de l'Opéra de Monte-Carlo et des Chorégies d'Orange
♠ Peter Katona, Directeur du
recrutement artistique à Covent Garden
♠ Joan Matabosch, Directeur
artistique au Teatro Real de Madrid
♠ Marco Parisotto, Directeur
musical du Philharmonique de Jalisco (Mexique) et du Philharmonique
d'Ontario
♠ Andrés Rodríguez, Consultant
artistique
♠ Ilias Tzempetonidis,
Directeur du recrutement artistique à l'Opéra de Paris
Et, si le règlement n'a pas changé :
Les épreuves manifestent le même principe d'aller à
l'essentiel : autant le choix de deux airs (sur
quatre proposés) avec piano en quart de finale
s'explique, autant un seul air avec piano en
demi-finale et à nouveau un seul avec
orchestre en finale (court pour faire une émission
diffusable ?), c'est excessivement peu pour juger.
Je n'ai aucun élément sur le sujet, mais je me demande en conséquence quel
est le poids du CV dans les discussions : préparer un air
pendant deux ans et le chanter très bien ne réclame pas du tout les
mêmes compétences qu'étudier en quelques semaines et chanter un opéra
en entier sur scène, avec toutes les contraintes de solfège,
d'expression et d'endurance afférentes. Si l'on voulait réellement être
efficace, on devrait donner un opéra (dont il n'existe aucun
enregistrement, pas de tricherie !) à étudier en deux à quatre mois, et
les évaluer, en plus des airs, sur des extraits de récitatifs et
d'ensembles, un peu comme pour les traits d'orchestre
réclamés aux instrumentistes. Manière qu'on puisse les juger sur autre
chose que sur un air bien léché.
C'est pourquoi, avec si peu de matière, on peut présumer que les juges
se fondent sur un peu de littérature extérieure pour évualuer leurs
futurs protégés.
Autre caractéristique du concours, plus attirante, le déroulement en
parallèle d'un concours de zarzuela, qui met en
valeur ce répertoire très peu pratiqué (marginal sur les grandes scènes
même en Espagne, un peu comme le Grand Opéra en France – et de plus en
plus l'opérette).
3.
Les finalistes de 2016
Petit parcours (exhaustif) parmi le bouquet de cette année.
[[]]
¶ Le kosovar Ramë Lahaj (ténor
grand lyrique) dans la scène
finale de Lucia di
Lammermoor de Donizetti.
Très enflammé, le timbre et la technique évoquent beaucoup les
meilleurs aspects de Domingo : la gaine métallique (ce doit être
robuste et solide en salle), la petite nasalité qui conserve
l'antériorité du son, mais avec la patine de mâles résonances plus
arrières (quelques sons droits évoquent agréablement le jeune Villazón
d'avant les mauvaises heures).
Surtout, l'artiste est complètement survolté (une note surélevée, plus
typée « vériste », lui aura peut-être valu des inimitiés parmi le
jury), dans une scène où la tradition est celle de la déploration : un
Edgardo rempli de ressentiment plus que de remords, très
impressionnant. Dans la pléthore de version, il est facile de
l'entendre encore mieux chanté, mais rarement aussi habité.
[Au passage, le prénom a été privé de son diacritique dans la
littérature et les projections du concours, ce qui, sauf volonté de sa
part, me paraît un brin désinvolte.]
[[]]
¶ L'ukrainienne Olga Kulchynska (soprano lyrique léger) dans la
valse de Juliette de Gounod.
Superbe matériau, beaucoup de grâce et d'intensité dans le médium pour
ce type de voix aiguë. L'effet est assez similaire à l'Olga Peretyatko
des débuts (mais en plus capiteux et acéré, ce qui laisse présager un
effet moins préjudiciable de l'élargissement des rôles). Le choix de
l'air me surprend un peu, puisque l'agilité fait à plusieurs reprises
blanchir le timbre… moi je m'en moque, l'agilité ça sert à rien pour
dire le texte, mais dans un concours international, à mon avis, ce fait
une différence lorsqu'on expose ainsi ses limites. Surtout dans cette
tessiture (la plus commune et où la concurrence d'agilité est le plus
féroce).
[[]]
Il semble que la vidéo, pour une raison inconnue, ne s'active
pas. En voici la version sonore si vous rencontrez la même difficulté :
[[]]
¶ Le russe Bogdan Volkov
(ténor lyrique) dans le poème
d'adieu de Lenski (Onéguine de Tchaïkovski).
Voix parfaitement équilibrée, mixte
sur toute la tessiture, à peine un petit durcissement dans l'aigu
(moins mixé), dans la plus grande tradition russe, qui s'étend de
Kozlovsky à Dunaev. Le texte est articulé avec une précision et une
puissance d'évocation tout à fait hors du commun, chaque mot tombe,
selon le vœu des frères Tchaïkovski, avec une résignation poignante –
dans l'Onéguinede Pouchkine,
le poème, repris ici mot pour mot, est parodique, le legs d'un jeune
homme au style emprunté et désordonné. La transfiguration du burlesque
en sommet de représentation de la déréliction est accomplie, de façon
bouleversante, ici – ce qui est particulièrement rare avec un seul air
détaché, dans un concours.
Il faut dire que Bogdan Volkov n'est pas un perdreau de l'année, il
chantait récemment Lenski au Bolshoï (où il a intégré la troupe) dans
la mise en scène de Tcherniakov (sa meilleure réalisation, d'ailleurs,
assez juste et fascinante) qui a tourné en Europe (avec Andrej Dunaev
notamment – l'un des plus grands ténors en activité, à mon sens). Cette
compétition lui ouvre sans doute des portes internationales plus
facilement, mais ce n'est pas un jeunot à peine sorti du conservatoire
qui crèvera de faim s'il n'est pas remarqué, son avenir semble déjà
bien assuré.
[Au passage, fait étrange, Volkov est né en Ukraine, et était jusqu'ici
mentionné comme ukrainien dans les biographies, mais le concours le
mentionne comme russe. Vu sa carrière moscovite, il est peut-être tout
simplement naturalisé. Mais par les temps qui courent, afficher
officiellement cette nationalité plutôt que l'autre, quelle
responsabilité écrasante aux yeux du monde ! Enfin, des
rares habitants du monde qui s'amusent à prendre Operalia comme sujet
de lecture…]
[[]]
¶ La russe Elena Stikhina
(soprano lyrico-dramatique) dans le premier air (cantilène et
cabalette) de Leonora du Trovatore de Verdi.
C'est un type rare, surtout aussi jeune, et ici d'une maîtrise
complète, dans un air réputé parmi les plus difficiles du répertoire :
longueur de souffle et legato
de la cantilène, agilité des notes piquées de la cabalette. Avec une
technique marquée par son école d'origine (la Russie, toujours un peu à
part, reste le seul pôle aussi typé dans le monde), mais le fondu et la
résonance pharyngée n'empêchent pas une très belle concentration du son
à l'avant. Ce n'est pas un placement italien pour deux sous, mais la
plus-value du galbe et du fondu (agilité parfaite !) sont très
appréciables.
Le timbre, sans être tout à fait sublime, ne marque aucune irrégularité
sur toute la tessiture, ce qui est particulièrement rare et difficile
dans ce rôle – a fortiori
pour de jeunes chanteuses. Futur dramatique de haute volée.
On mesure mieux l'impact de la voix dans un théâtre à l'italienne vide,
avec piano, où se déroulait la première partie du concours :
[[]]
[[]]
¶ L'états-unien Nicholas Brownlee
(baryton-basse) dans la grande scène d'Aleko de Rachmaninov.
Il est toujours très difficile de juger d'une voix grave en
retransmission, parce que le halo
propre à ces voix est souvent trompeur (celles qui paraissent sèches
peuvent être très résonantes, et celles qui paraissent résonantes
peuvent se révéler étroite et peu projetées…). Ce que j'entends en
retransmission, donc, avec toutes les limites de l'exercice, révèle un
très bon chanteur, mais qui ne se met pas forcément en valeur avec un
air qui requiert le fondu d'une voix slave (sa diction du russe est
d'ailleurs fort peu moelleuse) et la résonance d'une voix plus mûre
(voire plus sombre).
C'est néanmoins superbement chanté et bien incarné (en plus d'être un
beau choix), avec un aspect plus franc, moins surligné que les
habituels russophones, rafrîchissant – il n'y a donc rien à
redire si ce n'est qu'à ce niveau de sélectivité, il se mettait
peut-être en danger. Mais peu importe, de toute façon les voix graves
ne gagnent jamais à Operalia.
[[]]
¶ L'états-unienne J'nai Bridges (mezzo-soprano
grand lyrique) dans les
stances de Sapho qui achèvent l'opéra de Gounod.
Le français n'est pas très bon, évidemment. Tout concourt à
l'impression d'une recherche consciente du modèle Bumbry (voire
Verrett), au prix de sons émis de façon un peu hétéroclite (peut-être
justement la conséquence d'une maîtrise trop mince du système français,
avec ses très nombreuses voyelles). Les sons purs sont très beaux, mais
le vibrato
paraît un peu forcé, et très prononcé, ce qui n'est pas rassurant à ce
stade de la carrière – les exigences des grandes salles, du chant soir
après soir, indépendamment du confort et de la fatigue de l'instrument,
tendent toujours à dérégler les voix, si bien que la plupart des
chanteurs sont très nettement meilleurs juste avant le moment où ils
deviennent célèbres… Dans les répertoires les plus éprouvants
(Wagner-Strauss en particulier, mais c'est parfois valable pour Verdi),
une voix peut perdre les qualités qui la rendaient supérieure à toutes
les autres en l'espace de deux ans.
En l'état, la voix est capiteuse et belle, et ses Stances ne manquent
pas de panache malgré l'état du français, mais il y a fort à redouter
que l'aspect Uria-Monzon ne prenne vite le pas sur l'aspect Verrett…
L'aigu final fait sentir encore plus nettement la fragilité de ce type
d'émission assez en arrière, fondée sur la liberté de la gorge plus que
sur la résonance antérieure du son : le moindre obstacle peut obstruer
l'émission saine. Le conseil serait d'aller très doucement dans
l'adoption de rôles amples.
[[]]
¶ Le coréen Sehoon Moon (ténor
lyrique) dans la cantilène
(sans la cabalette) du duc de Mantoue en ouverture de l'acte II de Rigoletto de Verdi.
Voix surprenante pour un coréen : il reste très peu de la gutturalité
naturelle liée à sa langue, et cela ne fait que colorer agréablement
une émission par ailleurs efficacement métallique et franche sans être
aigrelette, pour un résultat qui reste proche du lyrique léger, mais
avec une chaleur supplémentaire, jamais d'étroitesse. Maîtrise complète
d'une voix qui pourrait paraître limitée naturellement, mais à laquelle
il procure une aisance, une couleur et une régularité sur tout le
spectre, remarquables.
Bel instinct musical également : le détail du texte, comme souvent,
n'est pas exalté, mais le sentiment général, en particulier celui qui
accompagne le flux musical, est très soigné et prégnant.
[[]]
¶ La canadienne Aviva Fortunata (soprano
grand lyrique) dans l'air
d'Elsa à l'acte I de Lohengrin
de Wagner.
Technique robuste (typiquement américaine : tout le son se façonne au
même endroit, ce qui produit une stabilité d'émission parfaite et un
très joli fondu ambré), mais dans un air qui ne recèle pas de
difficulté technique particulière, je ne suis pas frappé par la
personnalité du timbre ou de l'expression : toutes les voyelles se
ressemblent, le phrasé se déroule comme un fil, imperturbable, mais le
verbe ou le drame ne sont guère saillants.
Avec l'image, c'est différent : visage très intense où se lisent avec
vigueur les émotions successives de l'air, et là, l'émotion passe –
mais pas sûr que ça passe la rampe dans les grandes salles. Je serais
davantage intéressé d'éprouver sa résistance dans les grandes formats
wagnéro-straussiens, pour voir si cette maîtrise lui permet, justement,
une musicalité, voire une expression, supérieures.
[[]]
¶ Le coréen Keon-Woo Kim (ténor lyrique) dans la grande scène d'Arnold (« Asile
héréditaire ») du Guillaume Tell
de Rossini.
La voix, très atypique pour l'Extrême-Orient, nasale, assez blanche,
fondue et très chargée en harmoniques dans l'aigu, semble être fondée
sur le modèle de Marcello Giordani (ou du Kunde de fin de carrière),
illustre défenseur de ce répertoire du grand opéra à la française, où
il faut à la fois robustesse et extension aiguë, tout en conservant
souplesse et style.
Incontestablement, Keon-Woo Kim a tout cela, tessiture facile dans
toutes les configurations, sur le passage, dans les aigus… sa maîtrise
de cet air réputé quasiment inchantable lui a sans doute valu le
concours par rapport aux autres artistes que je trouve plus séduisants,
mais qui n'ont pas forcément démontré ce degré de virtuosité. Car
personnellement, je trouve tout de même que c'est l'un des profils les
moins intéressants du concours, le timbre n'est pas très jolie, la voix
très égale mais l'expression pas très détaillée – il n'empêche qu'une
voix comme cela, on va se l'arracher dans ce répertoire, pour sûr.
[Quel désavantage de s'appeler Kim tout de même… on ne compte plus les
grands ténors coréens (ou d'origine – mon chouchou, c'est Daniel Kim,
un liedersänger allemand) avec ce patronyme… Rien que pour Operalia, on
compte 4 vainqueurs nommés
ainsi, dont 3 ténors après 2000…
Enfin, c'est ça ou Lee, ça permet toujours de ne pas être confondu avec
des chinois par-dessus le marché. Et les translittérations
imprononçables (et très loin du son d'origine) n'aident vraiment pas le
public à stariser ces chanteurs (qui sont, pour la plupart, de toute
façon un peu en retrait du fait de la langue, mais les très grands
subissent aussi ce défaut de notoriété !).]
[[]]
¶ L'italo-américaine Marina
Costa-Jackson (soprano grand lyrique) dans l'arioso (en réalité un air) de
l'acte III de la Dame de Pique de Tchaïkovski.
La voix sonne très mûre pour son âge, avec un vibrato très audible, le
russe ne ressemble à rien (ni intelligible, ni correctement articulé),
et dans les récitatifs dramatiques, la voix blanchit complètement – les
aigus ressemblent à Scotto en fin de carrière ou à (ou aux suraigus de
Callas), avec un vibrato à très large amplitude de ton comme de battement. En revanche,
le cantabile
central est superbement tenu, mais sans texte, c'est un peu mince. Il
faudrait sans doute qu'elle veille à ne pas trop pousser sa voix dans
des éclats qui lui font plutôt prendre de mauvaises postures. Ça reste
très agréable à entendre, mais le contraste est vif avec le niveau de
la concurrence de cette année.
(En revanche, en zarzuela, les défauts s'exaltent avec un mauvais goût
assez redoutable…)
[[]]
¶ L'états-unien Brenton Ryan (ténor lyrique)dans l'air du Ver (et son
refrain « Long live the Worm ! ») chanté par le vilain irlandais
Bégearss dans The Ghosts of
Versailles de
Corigliano (d'après la Mère
coupable de Beaumarchais).
L'arrangement m'en a un peu étonné : outre la disparition des sons
électroniques (bienvenue à mon gré, ils brouillaient des choses
joliment écrites à l'orchestre), j'ai l'impression d'une partition
simplifiée, clairement tonale, là où l'original est plus brouillé. Et
il me semble que ça excède le simple effet de la très belle exécution
lyrique de Domingo – peut-être une version révisée de l'œuvre dont je
n'ai pas entendu parler ? Ou alors une simplification pour les
besoins du concours, avec la suppression de parties qui auraient
réclamé plus de musiciens (et décontenancé le public) ?
Je dois avouer que j'aime davantage cette version épurée et très
lisible.
Brenton Ryan à présent. Technique typiquement américaine, mais très
retenue à l'intérieur du corps, ce qui impose une forme de strain
(tension négative) à l'instrument au lieu de libérer le son de façon
plus sonore et détendue – suivant comment on l'écoute, on peut être
séduit par la tension ou gêné par cet aspect constamment poussé.
Au demeurant, belle maîtrise, avec une rondeur typique de ces formats
semi-légers, calibrés pour l'oratorio (il serait très beau dans le Messie
ou dans une bonne partie du répertoire contemporain), le voilà qui
affronte crânement les écarts, les tensions et les effets de cet air
jamais donné lors de concours. Sans parler de la présence scénique assez magnétique (et de la voix jeune pour un rôle souvent distribué à des ténors de caractère, pas toujours en forme).
[[]]
¶ La française Elsa Dreisig
(soprano lyrique léger) dans l'air
du poison de Juliette chez Gounod.
J'ai relayé depuis plusieurs années (1,2,3)
mon admiration pour la liedersängerin
hors du commun (et ce, dans pas mal de langues !), mais je dois avouer
que je ne suis pas ébloui, en bonne logique d'ailleurs, par son travail
à l'opéra (c'était déjà le cas pour les concours de Clermont-Ferrand,
Neue Stimmen, ou les Victoires de la Musique). On entend en permanence
que le timbre force un peu : la
franchise qui la caractérise dans les tessitures centrales de la
mélodie se dilue dans une couverture un peu globale, et une définition
des notes que je trouve désagréablement floue. La diction aussi devient
assez lâche, quand elle est peut-être l'interprète la plus expressive
que j'aie entendue en disposition chant-piano ! Même son
abattage, irrésistible en petit format, devient très banal (voire
inexistant) dans ces rôles dramatiques.
[Pour situer, voici ce qu'une jeune lauréate – Clémence Barrabé, issue du Concours de Marseille – produisait dans
le même air
; la focalisation du son, la qualité de la diction, et même l'autorité
générale n'ont rien de comparable. Je ne mets plus la main sur la
version avec orchestre, mais ça passait parfaitement.]
Bref, je veux bien donner un prix à Elsa Dreisig, et même celui de plus
grande chanteuse de tous les temps si elle veut, elle le mérite ; mais
pas pour chanter des rôles de sopranos lyriques en volapük avec des
aigus savonnés. Voyez plutôt un échantillon de son savoir-faire
chambriste (bandes de 2013 et 2015) :
[[]]
« Green » des Ariettes
oubliées de Debussy. Diction franche, timbre limpide.
[[]]
« Im Frühling » des Vier
Letzte Lieder de Richard Strauss. Les effets de timbre, les
reflets moirés se succèdent, la dynamique est souverainement
expressive… très différent des voix larges qu'on y entend d'ordinaire.
Et comme ça palpite !
[[]]
Dans des lieder, dont certains largement dévolus aux hommes :
♦ la « Frühlingsnacht » finale du
Liederkreis Op.39 (Schumann)
qui s'épanche en fraîcheurs généreuses ;
♦ Hexenlied de Mendelssohn avec
beaucoup de facétie (et d'abattage, avec le visuel, c'était renversant)
;
♦ Im Frühling de Schubert ;
♦ « Frühlingstraum » du Winterreise de Schubert, d'une
présence extraordinaire (les versions féminines étant, pour des raisons
de texte comme d'écriture, souvent plus contemplatives, poussées vers
les marges…), et d'une conduction du son exemplaire.
[[]]
Cabaret et jazz où la voix devient droite, où l'expression
s'encanaille… une sorte de belting glorieux,
une façon de chanter le cabaret dans un style parfait mais avec une
voix qui remplit l'espace… Entre la métamorphose vocale et le jeu
scénique – qui la quitte totalement pour l'opéra ou les concours,
manifestement –, absolument irrésistible en vrai.
Je trouve qu'on entend très bien dans ces extraits (en plus de son
talent fou) ce qui fait son attrait spécifique : une façon de mixer la voix de tête, standard chez les femmes
dans le répertoire lyrique avec la voix de poitrine (plus
caractéristique des répertoires populaires, même s'il existe une
infinie variété de postures vocales en la matière). C'est ce que font
certaines mezzos aux timbres riches et capiteux (Brigitte Fassbaender,
Doris Soffel), ce qui leur procure une résonance beaucoup plus complète
et sonore.
Ce permet à Elsa Dreisig de disposer d'une meilleure assise pour dire
le texte, pour projeter sa voix de lyrique léger dans les partitions
très centrales du lied et de la mélodie.
Cela explique aussi pourquoi ces qualités (liées à des résonances d'un
registre du bas de la tessiture) ne peuvent pas se reporter,
mécaniquement, dans la partie supérieure de la voix, où son répertoire
lyrique naturel l'amène, et où elle ne peut donc pas tirer profit de sa
singularité. Au contraire, même, elle manque de la franchise des
attaques et de la clarté des sopranes qui se bâtissent « par le haut »
– on l'entend très bien chez Clémence Barrabé (ou Mady Mesplé, ou
Ghyslaine Raphanel…), la voix reste toujours étroite, très focalisée,
avec des résonances aiguës, même dans le grave (ce qui leur permet
d'être tout aussi intelligibles en bas et de monter avec les mêmes
qualités).
Je crains donc que cette limite ne soit pas liée à l'émotion des
concours, ni même au répertoire – sauf à ne chanter que de la musique
de chambre ou des tessitures de mezzo (elle a déjà donné la Séguédille
de Carmen en public, très convaincante…), mais on ne la laissera jamais
faire une carrière de la sorte, surtout pas à ce niveau, le système
fonctionne avec des cases relativement étanches, et on ne laisse pas
les sopranos légers chanter des rôles centraux (même s'ils y excellent
souvent, si la voix est bien placée ce n'est vraiment pas un obstacle
!).
Non, il semble que la limite vienne de la nature de la technique
elle-même, avec des appuis bas qui sont parfaits pour les tessitures
proches de la voix parlée ou les pièces légères, mais peu adaptées pour
les grands aigus et l'expression dramatique plus large de l'opéra.
À suivre (et puisse-t-elle me démentir).
[[]]
¶ Dans le concours de Zarzuela, on trouve aussi un artiste qui n'a pas
été retenu pour la finale, le mexicain Juan
Carlos Heredia
(baryton grand lyrique) qui délivre une interprétation d'une chaleur
incroyable, dans un fondu de velours soutenu par un petit vibrato
rapide très élégant. Peut-être que ce fondu limite sa puissance, mais
cette égalité de timbre, cette aisance et cette générosité sont
suffisamment marquants pour qu'on s'interroge sur son absence lors de
la finale.
4.
Palmarès
Le prix est donné sous forme de podium bipartite, l'un féminin, l'autre
masculin. Sur le même principe s'ajoutent un prix de zarzuela, un prix
Birgit Nilsson pour récompenser le répertoire wagnéro-straussien, un
prix du public (une Rolex) et un prix Culturarte (je ne me suis pas
renseigné sur ce que c'était).
DAMES
♦ Premier prix : Elsa Dreisig
(Juliette)
♦ Deuxième prix : Marina Costa-Jackson
(Lisa)
♦ Troisième prix : Olga Kulchynska
(Juliette)
♦ Prix du public : Elena Stikhina
(Leonora)
♦ Prix de zarzuela : Maria
Costa-Jackson
♦ Prix Birgit Nilsson : néant
♦ Prix Culturarte : Elena Stikhina
(Leonora)
MESSIEURS
♦ Premier prix : Keon-Woo Kim (Arnold)
♦ Deuxième prix : Bogdan Volkov (Lenski)
♦ Troisième prix : Ramë Lahaj
(Edgardo)
♦ Prix du public : Keon-Woo Kim (Arnold)
♦ Prix de zarzuela : Juan Carlos
Heredia & Nicholas Brownlee
♦ Prix Birgit Nilsson : Brenton Ryan
Si on m'avait jamais demandé mon avis, j'aurais sans doute été tenté
d'intercéder en faveur de Ramë Lahaj
(la personnalité vocale et le tempérament à la fois !), Bogdan Volkov (mais comment se
tire-t-il des autres répertoires ?), mais aussi de Juan Carlos Heredia, éliminé en
demi-finale(ce fondu, cette
chaleur !), Schoon Moon (très
intéressant élargissement chromatique d'une voix lyrique qui aurait dû
être un peu étroite).
Par ailleurs, je serais très curieux de suivre l'évolution d'Elena Stikhina, Olga Kulchynska, Nicholas Brownlee et Aviva Fortunata, dont le potentiel
paraît encore vaste.
[Au passage, je suis étonné que Benjamin
Bernheim, présent en demi-finale, n'ait pas été retenu au bout
du chemin : s'il y a bien un ténor irrésistible en ce moment, capable de toutes les
configurations vocales à la fois…]
Keon-Woo Kim fera sans
doute de très bonnes choses, on a besoin de ténors de ce format ;
simplement, il ne m'a pas séduit intimement comme les autres. Brenton Ryan
est très bien aussi, avec un abattage qui lui servira grandement sur
scène. En matière d'interprétation, c'était même le grand vainqueur, livrant une version de référence pour son air. Non, les seuls sur lesquels j'aie des réserves sont J'nai
Bridges (un peu fragile techniquement pour un concours de ce niveau),
Elsa Dreisig (qui m'a paru très commune dans ce type d'emploi) et
surtout Marina Costa-Jackson
(trop instable, trop mal prononcée, sonnant comme si la voix déclinait
déjà… inégal dans Tchaïkovski et redoutable en zarzuela).
Côté zarzuela,
c'est comme chaque année un peu le musée des horreurs (qui n'épargne
pas les hispanisants généralement, témoin Maria
Teresa Alberola Banuls en 2005) ; Schoon Moon s'en
sort bien en imitant le timbre de Domingo (et en trouvant donc des
sonorités qui, quelque part, ont un lien secret avec l'espagnol), mais
c'est Juan Carlos Heredia qui
s'empare comme il sied du style, et le seul à y mettre à la fois la
science esthétique et l'enthousiasme. Les autres paraissent un peu à la
rue en comparaison – et, de fait, ça ne ressemble pas à grand'chose, en
particulier Maria Costa-Jackson d'ailleurs, sauf à récompenser un prix
de rôle de caractère déclinant et grimaçant…
Il faut bien sûr entendre les voix en vrai pour pouvoir confronter son
opinion, et avoir le recul du directeur de théâtre (ce n'est pas une
remise de prix distribuée par des chanteurs, des professeurs, des chefs
ou des agents, c'est vraiment un parterre de décideurs, d'employeurs)
pour pouvoir débattre de l'attribution, mais l'écart est étonnant,
considérant le niveau exceptionnel de la finale – et le fait que les
seuls qui me paraissent plus fragiles soient davantage primés !
5. Autres
éléments
Cette année, j'ai retrouvé les qualités de chef de Domingo,
pas approximatif comme en 2014, et dispensant au contraire un élan
lyrique remarquable à chaque pièce – cette sensation de poussée
permanente est vraiment le point fort de ses bonnes soirées à la
baguette, ce qui m'impressionne toujours pour un (semi-)dilettante.
Fischer-Dieskau n'a pas eu les mêmes succès, n'est-ce pas.
Et pourtant, ce n'était pas
l'orchestre de l'Opéra de Los Ángeles, cette fois-ci, mais le
Philharmonique de Jalisco…
Comme toujours, c'est le triomphe des voix aiguës
: avec si peu d'airs, les capacités techniques sont mises en évidence
plus aisément sur les voix des frontières… Pourtant, si les ténors
vaillants sont rares, les basses charismatiques sont rarissimes, mais
ce type de concours met moins en valeur ce qui fait leur qualité – la
présence vocale instantanée, l'autorité d'un récitatif, d'une empreinte
sonore, plus que l'agilité technique de suraigus ou de coloratures.
Rien que dans leur représentation
sur scène : où sont les mezzos ? les véritables basses ?
même pas de baryton lyrique finaliste cette année, espèce pourtant
particulièrement courante où grouillent les profils de valeur.
Les morceaux
présentés
sont toujours les mêmes : la compétition ne s'occupant pas du
répertoire avant 1800 (Mozart étant probablement toléré) ni de celui
qui s'émancipe complètement de la forme à numéros (il faut bien tirer
un air) ou de la tonalité, on retrouve non seulement les mêmes styles,
mais aussi les mêmes compositeurs et les mêmes extraits. Toujours les
quelques mêmes Donizetti, Verdi pas trop lourds (idem pour Wagner,
c'est Elisabeth ou Elsa) et Gounod. Certains jouent la cantilène et la
cabalette, d'autres seulement la cantilène, une question de durée, je
suppose (mais pour l'air du duc de Mantoue à l'acte II, il y aurait eu
le temps…).
Mais le concours de zarzuela afférent,
bien que dispensant aussi les airs-rois du répertoire (et par des
non-spécialistes souvent assez paumés dans la langue et le style,
surtout désireux d'accrocher la retransmission de la finale même s'ils
échouent au concours principal…), permet d'entendre des choses
inhabituelles pour le public international.
Cette année, pas mal de surprises
néanmoins : la scène d'Arnold, l'entrée d'Elsa, l'air du poison,
l'arioso de Lisa, la cavatine d'Aleko sont peu donnés en concours. The Ghosts of Versailles
n'est jamais donné en séparé, et pas si souvent sur scène, même s'il
s'agit d'un des opéras contemporains les plus populaires (ce qui veut
dire qu'on ne l'entend vraiment pas souvent quand même…).
En tout cas, cette fois-ci, il y a tout
lieu d'étaler son admiration, et pas seulement sur quelques-uns, que de
très grands chanteurs – et contrairement à d'autres années, je ne les
ai pas vus sur mes radars (souvent, ils ont déjà participé à beaucoup
de finales de concours auparavant, et disposent déjà d'une solide
carrière solo, au moins sur leur territoire. Profitons-en pour nous en
réjouir ouvertement !
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
Je m'intéresse sans doute à ce
qui ne me regarde pas, et assurément à des détails dérisoires, mais il
est difficile, lorsqu'on se documente sur les pays d'idéologie
(simili-)communiste et sur leur politique éducative et culturelle, sur
leur communication et leur propagande, de ne pas s'interroger sur
certains détails concernant la musique.
[[]]
Défilé militaire nord-coréen.
1. La
musique et le pouvoir
La musique est, par rapport aux
arts textuels et visuels, en général un parent pauvre des milieux de
pouvoir. Cela s'explique aisément : même à petite échelle chez un homme
d'affaires, on peut citer un auteur pour appuyer un propos, s'abreuver
de sophismes chez les philosophes, faire une opération de relations
sociales en faisant mine de montrer des tableaux ; et, plus
spécifiquement chez les hommes qui exercent le pouvoir politique dans
des régimes autoritaires, passer des commandes qui exaltent,
littéralement ou sous forme de paraboles et d'allégories, l'idéologie
ou le culte de la personnalité.
La musique, elle, n'exprime rien.
À la rigueur des émotions, selon les conventions culturelles de chaque
civilisation, mais pas un discours articulé comme peuvent le produire
le langage ou la représentation visuelle. Un régime politique ne peut
rien en tirer directement.
Entendons-nous bien : je parle
ici de la musique instrumentale, pas de l'opéra, des chansons ou même
des oratorios, où la musique peut rendre redoutablement pénétrant le
texte le plus bancal, chose dont ont usé et abusé tous les régimes – mais, ultimement, le message
est celui du texte, amplifié par la musique, et non intrinsèquement
porté par elle.
2. La
musique soviétique, résolument élitiste
J'ai déjà à l'occasion, au détour de
notules consacrées à d'autres sujets, exprimé ma perplexité devant
l'incompatibilité du projet soviétique, pourtant largement théorisé et
organisé, de créer une musique populaire en refusant la forme… Plus
encore, les œuvres que l'on entend (symphonies en plusieurs
mouvements…) sont particulièrement formelles comparées aux œuvres
contemporaines occidentales où la tonalité explose, où le genre devient
de plus en plus libre et indéterminé. Et cela se trouve compensé par
une complexification accrue des développements et des harmonies,
extrêmement difficiles à suivre, même pour le mélomane aguerri – alors
pour ce qui est de se mettre au service du prolétaire et concurrencer
les productions décadentes de Bill Crosby, Connie Francis ou Doris Day,
pas gagné.
Khrennikov, le bon soldat et le
mauvais voisin, est celui qui place le plus de réminiscences
populaires, dans ses compositions, mais comme les autres, elles se
caractérisent avant tout par des mélodies sinueuses et déceptives,
impossibles à mémoriser ou à reproduire spontanément, et qui refusent
de culminer dans des émotions franches, toujours poisseuses d'une façon
ou d'une autre.
Même dans de pures œuvres de
commande comme L'Histoire d'un homme
véritable, La Glace et l'Acier,
Le Boulon ou Guerre et Paix, on trouvera
difficilement de véritables hits
accessibles (à part l'air de Koutouzov, je n'en vois pas trop, les
choses les plus immédiatement agréables ressemblent au minimum à du
ballet ou à de l'opéra ambitieux…).
En somme, le projet soviétique de
réalisme prolétaire aboutit à des œuvres musicales particulièrement
abstraites, complexes et déprimantes. Ça peut intéresser le mélomane
(même si je trouve personnellement la période futuriste tellement plus
jubilatoire, et au moins aussi accessible), mais difficilement
convertir les foules ingénues de travailleurs harassés.
3. La
musique coloniale du juche
Les principes sont différents et les
paradoxes aussi puissants pour la musique maoïste. Voir une société
tellement arc-boutée contre le modèle occidental utiliser uniquement
des gammes de tempérament égal (très plates pour des oreilles habituées
aux tiers et quarts de ton), dans les schémas harmoniques les plus
éculés, pour servir à toutes les manifestations officielles, voilà qui
laisse perplexe. Je vois bien l'intérêt de jeter l'héritage
confucianiste pour asseoir le nouveau modèle, mais si c'est pour
adopter la part la plus sommaire de l'impéralisme occidental !
Il en va de même, et de façon
encore plus frappante pour la Corée du Nord (exemple en début de
notule). Alors que le but proposé est celui de l'émancipation et de
l'autosuffisance (juche sasang),
et même de la réunification des deux Corée, avec une exaltation de la
culture d'origine contrairement aux maoïstes (témoin les journaux
télévisés présentés en habit traditionnel)
comment expliquer que l'armée y parade sur les riffs occidentaux les plus pauvres,
joués par des instruments importés par les cargaisons impérialistes ?
Que la présentation universelle
de la puissance du régime passe par des images où l'on entend des
sous-versions anémiées de When
Johnny Comes Marching Home, God
Save the King ou Suoni la tromba, voilà qui me laisse toujours
hautement circonspect. On parle d'un pouvoir qui pousse l'ambition
totalisante de sa propagande jusqu'à commenter l'absence de déjections
de son chef suprême. Et personne ne voit le problème de faire défiler
les troupes qui exaltent l'indépendance et la fierté coréenne avec des
instruments et des musiques issues de la part la moins raffinée de la
colonisation.
Je ne comprendrai jamais les
dictateurs. Ils avaient Schreker, ils ont voulu Orff ; ils pouvaient choyer Chtcherbatchov, ils ont promu Prokofiev ; ils
héritaient du Kunqu, ils ont voulu imiter Sousa.
Comme si ça ne suffisait pas, ils sont méchants aussi.
Nous sommes le 14 juillet. Comme chaque année, je réécoute mon hymne
national fétiche, la marche
des Trois Couleurs de Jean-Michel
Damase, tirée de son opérette
(« feuilleton musical en deux actes ») Eugène le
mystérieux(1963
; création 1964). Les
autres années, j'avais proposé la Marseillaiseen hongrois (2011), m'étais interrogé sur les usages de l'hymne national en concert (2012),
ou sur la semi-honte qui
entoure la Marseillaise (2015).
Et donc, comme à chaque fois, je me pose des questions. En réécoutant
le reste de la pièce, je m'interroge encore sur cette petite soprane
qui a décidément une technique très différentes des voix d'opéra qui
l'entourent. On l'entend très bien : le larynx haut, les voyelles
ouvertes, à l'occasion un peu de souffle entre les cordes ; par
ailleurs, si le timbre est éclairci et enfantin au maximum, elle chante
plutôt en voix de poitrine (la voix de tête est réservée aux aigus,
contrairement à la tradition lyrique)… un style (l'expression prime sur
le legato) et une technique qui évoquent davantage l'univers
de la chanson. Sans doute moins sonore que ses compères, elle est aussi
manifestement captée de plus près.
[[]]
(Ariette des fleurs.)
[[]]
(Quatuor de la mauvaise
éducation – avec Michel Cadiou en Rodolphe et Dominique Tirmont en
Chourineur.)
[[]]
(Ariette de la déveine.)
Elle chante ici Fleur-de-Marie, héroïne des Mystères de Paris d'Eugène Sue, la
source de cette opérette : air de présentation, trio de l'éducation,
air de la malchance. Il est assez amusant que le texte de Marcel Achard (le librettiste), tout
en refusant l'onomastique proposée par Sue, prenne autant la peine
d'insister sur le fait qu'elle n'est qu'une petite fleuriste tandis que
les autres filles vendent leur petite fleur, puisque c'est insister
précisément sur ce qu'est, à l'origine, Fleur-de-Marie :
Par une anomalie étrange, les traits de la Goualeuse
offrent un de ces types angéliques et candides qui conservent leur
idéalité même au milieu de la dépravation, comme si la créature était
impuissante à effacer par ses vices la noble empreinte que Dieu a mise
au front de quelques êtres privilégiés.
La Goualeuse avait seize ans et demi.
[...]
La Goualeuse avait reçu un autre surnom, dû sans doute à la candeur
virginale de ses traits… On l’appelait encore Fleur-de-Marie, mots
qui en argot signifient la Vierge.
Pourrons-nous faire comprendre au lecteur notre singulière impression,
lorsqu’au milieu de ce vocabulaire infâme, où les mots qui signifient
le vol, le sang, le meurtre, sont encore plus hideux et plus effrayants
que les hideuses et effrayantes choses qu’ils expriment, lorsque nous
avons, disons-nous, surpris cette métaphore d’une poésie si douce, si
tendrement pieuse : Fleur-de-Marie ?
[...]
— j’ai rencontré l’ogresse et une des vieilles qui étaient toujours
après moi depuis ma sortie de prison… Je ne savais plus comment vivre…
Elles m’ont emmenée… elles m’ont fait boire de l’eau-de-vie… Et voilà…
[...]
— Les habits que je porte appartiennent à l’ogresse ; je lui dois
pour mon garni et pour ma nourriture… je ne puis bouger d’ici… elle me
ferait arrêter comme voleuse… Je lui appartiens… il faut que je
m’acquitte…
[Chapitre IV des Mystèresde Paris de Sue.]
Même sans interpréter l'allusion aussi hardiment que je le suggère
(néanmoins assez logique devant le récit croissant de ses malheurs,
après avoir raconté le soulagement de la prison ou comment, enfant, on
lui arrache une dent pour la vendre), on voit bien que Fleur-de-Marie
n'est pas du genre à se poser en parangon moral, fût-elle
irréprochable. L'opérette reprend le motif mais en le renversant, pour
en faire un motif d'édification dans les familles, sans le même
processus de réhabilitation que dans le [long] roman.
Mais qui était-elle, cette soprane, pour qu'on lui confie ainsi un rôle
dans du répertoire lyrique aux côtés d'un ténor institutionnel
de la Radio comme Michel Cadiou – et titulaire de grands rôles sur les
scènes prestigieuses ? Sans doute une petit gloire du temps, me
suis-je dit. D'autant que le rôle, qui utilise son vocabulaire propre,
semble confectionné sur mesure pour une chanteuse de ton plus
populaire.
B.
Jacqueline Boyer à l'Eurovision
Vous serez peut-être effrayés en découvrant que lorsque je lus Jacqueline Boyer, ma réaction fut
d'aller consulter mon imam Google, et de découvrir le
pot aux roses. Pour commencer, c'est la fille de Jacques Pills, vieille
gloire de la chansons française, plus tard mari d'Édith Piaf, et de Lucienne Boyer, dont la
voix et le visage n'ont peut-être plus la même notoriété, mais dont les
grands titres sont toujours connus de tous (Parlez-moi d'amour, Que reste-t-il de nos amours, Mon cœur est un violon, Bonne nuit mon amour mon amant).
Elle raconte qu'elle fait ses débuts comme chanteuse à quinze ans, en
partageant la scène avec Marlene Dietrich. Bref, plutôt préparée.
Et si bien que, un an seulement après que son propre père a fini
dernier à l'Eurovision (sélection pourtant pour partie calamiteuse
cette année-là), à l'âge de dix-huit ans, elle remporte la compétition
de 1960 avec ceci :
[[]]
Assez irrésistible illustration du goût français, cette petite chanson
en trois strophes est bâtie au cordeau. Un petit récit (de Pierre Cour) sur un personnage doté
d'un nom pittoresque, organisé autour de chiffres (2 châteaux / 2
secrets / 1 défaut), avec un refrain varié, de petites surprises (« n'a
qu'un défaut : [...] il est charmant, il a bon cœur, il est plein de
vaillance ») et la pirouette finale qui dément tout ce qui a été
précédemment dit.
Le balancement musical, très simple, est assez irrésistible, avec son
alternance de couplets badins piqués et de refrain varié plus lyrique.
Pour maintenir la tension, chaque nouveau couplet est élevé d'un
demi-ton. L'orchestration (est-elle aussi due à André Popp ?) varie
considérablement et multiplie les couleurs, les atmosphères, les
contrechants de façon assez raffinée (on sent que le gars a étudié son
Richard Strauss, et qu'il aurait pu être un camarade de Damase sur les
bancs du Conservatoire).
Mélodie simple et prégnante, historiette amusante, et tout cela servi
avec beaucoup de malice par Jacqueline Boyer : la façon dont l'aigu se
décroche soudain en voix de tête pour la note la plus aiguë du refrain,
ou les sourires qui passent dans la voix, les petits gestes qui
colorent les sous-entendus, font de l'ensemble un petit bijou fragile
délicat, assez addictif.
Comment en à peine vingt ans, est-on passé de ce type de ballade en
version de concert accompagné par un orchestre symphonique aux
rengaines chorégraphiées sur des boîtes à rythme ? Parce que L'Oiseau et l'Enfant, qui
remporte la palme en 1977, se situe quelque part entre du sous-Joan
Baez et du sous-sous-André Popp, la kitschouillerie en sus ; et on est
loin de ce qui a été produit de pire dans ce concours pendant les
décennies suivantes.
C. Chanter en langues
En cette année1960, on joue des chansons à
l'ancienne, accompagnées par des
orchestrations ambitieuses (avec, au besoin, des éléments jazz)
; sans vouloir jouer de l'absurde hiérarchie, la densité musicale
me semble beaucoup plus ambitieuse que dans les éditions récentes où le
soin est d'abord porté sur le grain du son et sur la chorégraphie.
Par ailleurs, autre contrainte, l'usage
d'une des langues officielles du pays concourant. Pour une
émission qui se veut une célébration de l'esprit européen, entendre
défiler toutes ces couleurs locales a quelque chose de particulièrement
fascinant et émouvant. Le principe a beaucoup varié au fil des
périodes, et restait respecté par tous, quoique implicite, dans les
premières éditions, de 1956 à 1965.
Par qui le scandale est-il arrivé ? Par un chanteur d'opéra,
forcément.
En 1965, Ingvar Wixell, le
grand verdien (Rigoletto et Amonasro restés des références absolues
pour tous ceux qui aiment les voix claires, les timbres morbidi-moelleux et les émissions mixées-mixtes), y chantait avec sa technique
d'opéra un chanson en anglais,
pour le compte de sa Suède
natale. La technique de chant lyrique
était habituelle, beaucoup de chanteurs à la mode d'alors y
recouraient, on l'entend très bien chez les concurrents de ces années –
surtout chez les hommes (les femmes chantent en général la chanson en mécanisme de poitrine, alors que la voix de tête est utilisée par défaut dans le
lyrique). Son usage n'est pas identique à celui fait à l'opéra, bien
sûr (les tessitures sont plus courtes et basses, pour commencer), mais
les fondements techniques sont très proches. Pour prendre deux exemples
emblématiques :
[[]]
Dennis Morgan est un
ténor évident, parfois qualifié comme tel par les biographes, et doté
d'une émission très solide, avec une homogénéité parfaite et un passage
totalement domestiqué, tout à fait inaudible, comme chez les plus
grands.
[[]]
Mais quelle
est donc cette pianiste qui chante si bien ?
Même dans le cas de Bill
Crosby (qui, favorisant son grave, serait moins audible avec
orchestre et sans amplification), on entend très bien la recherche
d'auto-amplification et le goût du fondu, caractéristiques de la
technique lyrique – même si, évidemment, il développe aussi d'autres
caractéristiques, en privilégiant la qualité du timbre sur la
puissance, étant amplifié.
Même chez Lucienne Boyer,
la glorieuse mère de Jacqueline, on entend
très bien cette charpente
particulière, commune aux deux univers.
De fait, à l'écoute, Ingvar
Wixell ne frappe pas particulièrement par sa singularité vocale
par rapport aux concurrents. En revanche, il y eut force débat autour
du dévoiement de l'esprit du concours, la Suède ayant présenté une
chanson anglophone, Absent Friends.
[[]]
Dès l'année suivante, le règlement
devint explicite : seules les langues officielles du pays concerné sont
autorisées. Mais il y eut beaucoup d'atermoiements et de repentirs dans
cette longue histoire : en 1973, on rend possible le choix de la
langue, jusqu'à ce qu'en 1976, un tiers de chansons soient exécutées en
anglais. Je me figure bien que ça favorisait, l'anglais étant familier
de tous, les potentialités de victoire – rendant d'une certaine façon
la compétition plus juste. Mais la tendance était telle que le retour à
la langue officielle fut décidé pour 1977. Jusqu'en 1999, qui ouvre
notre ère décadente où il est quasiment suicidaire de ne pas proposer
de chanson en anglais : les langues sont à nouveau en libre
choix.
Donc beaucoup d'allers et retours,
on voit bien pourquoi : les langues
rares, même si les jurys ont des traductions sous les yeux (les
ont-ils seulement ?) sont un handicap pour transmettre une émotion de
même qualité que les langues les pratiquées ; mais dans le même temps,
autoriser le choix de la langue, c'est précisément faire de
l'Eurovision une banale compétition de chanson, qui n'a plus rien du
charme d'un parcours à travers différentes cultures. La musique du concours n'a jamais été
très variée, chaque période reproduisant d'assez près les modes, mais
la langue pouvait au moins introduire une forme de couleur locale, une
incitation à utiliser des références patrimoniales dans la forme
générale, le thème du texte ou même simplement les couleurs modales ou
instrumentales…
Pour mémoire, en 1965,
c'est France Gall qui
remporte la victoire pour le Luxembourg avec un grand succès débattu
(car olé-olé), Poupée de cire,
poupée de son, dû à Gainsbourg. Sur la vidéo d'origine, on
l'entend très nettement se reposer sur l'originalité du texte et la
modernité de la musique (le grand orchestre imitant les sons de danses
à la mode) : elle remporte la victoire avec une voix toute grêle… et
une intonation particulièrement approximative ! Le candidat
italien de 59 chantait certes bien plus mal, mais pas aussi faux !
Tout l'inverse de Wixell : technique
conçue pour les micros, cherchant la proximité ou l'effet, et
pas du tout la projection dans une salle – au contraire, le naturel est
mis en avant, et ces défaillances techniques sont assumées, avec leur
effet d'émission enfantine, qui concourt au caractère troublant de la
pièce.
[[]]
Je me suis beaucoup demandé qui étaient les orchestrateurs de toutes ces
chansons : je ne suis pas persuadé que les spécialistes de la chanson,
comme Popp ou Gainsbourg, aient ce degré de maîtrise de l'exercice
(dans cette version de Tom Pillibi,
en entend passer les astuces de beaucoup de grands maîtres…). Et même
plus largement des arrangeurs,
parce que les contrechants ne sont pas nécessairement prévus non plus.
Mais ils ne sont pas crédités, et je suppose qu'il est de l'intérêt du
système de ne pas les mettre en avant, pour exalter une figure
reconnaissable. Déjà qu'on nomme les chansons par leur interprète,
comme s'ils les avaient écrites (pas totalement illégitimement au
demeurant : dans la chanson, ce peut être l'interprète qui apporte la
touche décisive rendant une musique ou un texte mémorables).
Je projette de poursuivre mon exploration du patrimoine eurovu, je suis
très curieux de sentir le moment de
bascule (il
y a déjà quelque chose, dans cette cohabitation baroque de 1965…) vers
les accompagnements amplifiés et les musiques électroniques, vers le
goût pour la chorégraphie et le spectacle qui oblitère l'importance de
la chanson elle-même.
… et de découvrir de nouvelles pépites.
Pour le peu que j'aie pu en juger (c'est en réalité la première fois
que je regarde le concours, au delà des quelques extraits qui font
surface chaque année…), c'est un observatoire
assez formidable des modes musicales, vocales et capillaires que
j'entends débroussailler un peu.
D. Tom Pillibi après l'Eurovision
Tom Pillibi est untrès
grand succès. L'album
(assez peu intéressant par ailleurs, trouvé-je) s'écoule généreusement
(on peut l'écouter
là), mais reste dans une veine très commune, vaguement teintée de
jazz très blanchi, avec des textes parfaitement transparents ; et même
vocalement et expressivement, on n'entend pas le même frémissement que
lors de sa première exécution à l'Eurovision (elle le rechante après sa
victoire, et c'est légèrement moins bien). Les aigus, en particulier,
sont un peu durcis, alors qu'elle ose le passage en voix de tête sur
scène ; et puis il manque les sourires dans la voix et les petits
gestes qui parachèvent le tout.
La même année, Tohama reprend
la chanson en belge,
avec accompagnement de saxophones (qui réutilisent largement les
contrechants d'origine) et sur un beat
de fox-trot. Un quatrième couplet – placé en deuxième position –, à
propos d'oiseaux fantaisistes, est ajouté par rapport aux versions de
Jacqueline Boyer (a-t-il été écrit par Pierre Cour dès l'origine
? commandé pour l'occasion ? rédigé par un autre ?).
C'est sans doute la reprise la plus réussie de la chanson, qui malgré
les changements (et le tempo rapide qui ne laisse pas aussi bien le
temps de conter la ballade) en conserve grandement l'espièglerie.
S'ensuivent d'innombrables
reprises :
► Les Riff pour chœur, avec des
harmonies jazz (accords enrichis), où la narration cède le pas à la
musique, mais avec beaucoup de saveur ;
►
Les Scarlet, pour petit chœur,
beaucoup plus constamment sur le temps, et avec un ossia aigu, qui fait perdre du
caractère mais permet de réduire la tessiture (à peine plus d'une
octave au lieu d'une octave et demie) ;
►Yvette Giraud, une voix très grave,
presque un ténor, avec alternance de chœurs ;
► dans
un esprit plus exotique, Claudine
Cereda, avecrythmes
nonchalants et percussions des îles.Deux couplets seulement, le
premier et le dernier.
Aujourd'hui
encore, il s'agit, à défaut d'un tube intersidéral connu de
tous, d'un standard
régulièrement repris par les amateurs de chanson française
traditionnelle. Témoin ce petit bouquet informel :
● concert donné en Slovénie dans la langue et l'accompagnement
d'origine, par le Gimnazija
Kranj Orchestra (soirée thématique de chansons parisiennes) ;
● avec guitare folk et piano par Laetitia [[vidéo]]
;
● avec accompagnement de synthétiseur (reprenant largement
l'orchestration d'origine), par Fabienne Thibeault ;
● avec une réalisation de synthétiseur plus soignée (existe-t-il des
disques d'accompagnement qui l'incluent ?), par Julie Rodriguez, en 2008 ;
● le même accompagnement, cette fois par Les Chanterels (solo avec
petit chœur d'accompagnement) ;
● le visuel permet de mesurer la nature des représentations, vraiment
des spectacles populaires, de petits groupes de chant amateurs, qui
témoignent de la rémanence de la chanson dans le le fonds commun (Cercle
Orbey, avec boîte à rythme et synthé sur le vif), ici avec le
couplet supplémentaire introduit chez Tohama ;
● plus raffinée, une belle version pour chœur a cappella par l'ensemble La Villanelle.
Il en existe aussi de très nombreux
arrangements dans tous les styles et pour tous les formats
d'orchestre, chez les orchestres de divetissement. Liste très loin de
l'exhaustivité :
♫ avec sifflets (et contrechant de cor !), vibraphone, glockenspiel,
cordes lyriques… le grand jeu par l'orchestre de Franck Pourcel, qui reprend
largement l'orchestration d'origine (contrechants de violons lyriques,
la marche du deuxième couplet…) ;
♫ doublure de xylophone, vibraphone et de pizzicati par Paul Bonneau et son orchestre ;
♫ avec guitare électrique, saxophone et orchestre, très déhanché, par Gerry Mills et son orchestre ;
♫ avec Jacky Noguez
(accordéon) et son orchestre ;
♫ plus franchouillardisant encore, mais avec une touche de Donizetti en
sus,Jo La-Ré-Do (accordéon) et son
orchestre, glissandi et
diminutions attendues, et dialogues avec piano et saxo ténor !
et des versions
solo :
♫ sur un orgue de barbarie de belle facture (il y avait donc des cartes
poinçonnées pour ce tube !) ;
♫ à l'accordéon ;
L'attrait est tel, qu'à la suite de la victoire de l'Eurovision, la
chanson est traduite et enregistrée en mainte
langue européenne.
♣ En néerlandais (la chanson
atteint le 14e rang sur 100 dans les classements du pays, en 1960),
gravée par une autre voix enfantine, Willeke
Alberti.
♦ En 1994, à un âge plus mûr que les
participants habituels, elle représente son pays à l'Eurovision avec Waard is de zon (« Où est le
soleil ? »), une jolie ballade pas très originale, à l'exception de la
métaphore stellaire (qui ne rebat pas non plus exactement les cartes de
la poésie intersidérale) – et y termine 23e sur 25. Au demeurant, la
chanson qui remporte le concours, Rock
'n' roll kids (par les émissaires irlandais Harrington &
McGettigan), pour piano, guitare acoustique et deux voix, est aussi une
ballade (mais clairement typée folk – et autrement plus prégnante).
♦ Vous remarquerez le petit
changement mélodique du deuxième couplet, et bien sûr l'usage
malicieux du présentatif français « VoilàKleinzach Tom
Pillibi ! ».
♦
♣ En danois,chantéepar Raquel Rastenni,
♦ autre participante, à la
compétition de 1958, où elle propose Jeg rev et blad ud af min dagbog
(« J'ai déchiré une page de mon journal »), dans lequel elle incarne un
alter ego d'Elle de la Voix Humaine : une serpillère qui
se repend de sa jalousie et conjure son homme de lui pardonner.
Musicalement mignon, parfaitement dans le goût du temps, avec son tapis
de cordes au portamento systématique
et généreux. Elle obtient la 8e place sur 10. Cette année-là, André
Claveau remporte la victoire pour la France avec l'autre tube
parfaitement d'époque Dors, mon amour (autrement
poignant, il est vrai), habilement adaptable à un enfant (il s'agit
manifestement plutôt d'une amante, mais le texte se prête presque
totalement à la berceuse).
♦ La traduction danoise,
pour autant que j'en puisse juger (je ne dispose pas de la
transcription, et considérant l'écart graphie-phonie dans cette
langue-là, je ne veux pas donner de fausses garanties) reste proche de
l'original de Pierre Cour, quoique utilisant le deuxième couplet comme
chez Tohama. On insiste peut-être un rien plus sur la dimension
séduisante de Tom Pillibi, mais l'essentiel de l'intérêt demeure porté
à la chimère.
♦
♣ Également interprétée en Espagne (où la chanson fut première au cours
de l'année 1960 – en quelle langue ? –, alors qu'elle n'était que 2e en
France et 4e en Belgique), et même en espagnol,
dont voici une interprétation (non officielle), par Juan Aznar.
♦ La traduction reste très
proche de l'original français. C'est essentiellement l'entrée en
matière qui diffère, présentant Tom Pillibi de façon plus solennelle et
biographique (« Tom Pillibi est parvenu à l'état d'homme puissant »),
tout le reste étant très proche de l'esprit comme de la lettre.
♦
♣ En allemand, la chanson est
portée par Jacqueline Boyer
elle-même ; la chanson n'atteint jamais que la 21e place dans les
classements, mais le succès est suffisant pour que Boyer fasse une
bonne partie de sa carrière en Allemagne, où elle rechante
régulièrement Tom Pillibi
jusqu'à un stade avancé de sa carrière.
♦ La traduction marque néanmoins
une inflexion : le refrain évoque immédiatement le motif de l'imagination (« Denn
er hat Phantasie, unser Tom Pillibi »), les couplets, tout en
conservant la même structure, insistent progressivement sur sa qualité
de séducteur. Le deuxième couplet le nomme ainsi « der Frauenheld » («
le héros de ces dames »), ce qui n'était qu'implicite dans la version
française, où l'on pouvait se figurer qu'il était admiré presque malgré lui [encore Damase !] – Frauenheld désigne déjà une
typologie.
Le dernier couplet est encore plus explicite, puisque, au lieu
d'annoncer ce seul défaut (avec la liste contradictoire de qualités),
il est essentiellement consacré à son talent
de séducteur (« ist sehr charmant », « ist als Galant allen im
Land bekannt » – « connu comme un galant dans tout le pays »), et ne
dévoile le caractère d'affabulateur, déjà largement introduit par le
refrain, qu'à la fin du quatrain.
♦ L'ami qui raconte cela n'est
pas nécessairement une femme ni une amante, surtout considérant la
complaisance avec laquelle ses exploits sont rapportés (dès le début,
la chanson avait été prévue pour Marcel Amont, donc les questions de
vraisemblance sexuelle, comme pour le lied, ne constituent pas un
obstacle).
♦ D'une manière générale, cette traduction-adaptation tire Pillibi vers
le mauvais sujet : on raconte
le portrait d'un garçon haut en
couleurs, le séducteur et gentil fanfaron du canton, et on ne
voit plus forcément la nécessité de raconter cette histoire (privée de la chute initiale).
♦
♦ Je dispose aussi d'une autre version, par un homme, avec accordéon,
petit ensemble et même quelque voix. (Tony
Westen, Golgowsky-Quartett, Orchester Will Glahé).
♦
♣ En anglais, chantée par Jacqueline Boyer (avec un beau
naturel !) au Royaume-Uni (33e selon le
UK Singles Chart de 1960) et plus célèbre dans sa reprise par Julie Andrews.
♦ Dans la traduction, il existe quatre
couplets : Boyer en chante trois, Andrews deux, dont le premier en
commun.
♦♦ Dans les couplets deBoyer, le décor change beaucoup :
d'emblée, c'est une amante qui parle, et il est tout de suite question
du potentiel de séduction de Tom Pillibi, nullement de ses occupations.
Plus rien de fantasmagorique, le conte, le récit merveilleux ont
disparu. Chaque quatrain, assez redondant, explore la même idée : il
s'avère que ce garçon timide cache en réalité quelqu'un de plus rompu à
l'art de la séduction. Et s'il ment (révélé dès le deuxième couplet, ce
n'est plus une chute), c'est par fausse modestie, ou peut-être par
stratégie.
♦♦ Dans le secondcouplet d'Andrews, on nous décrit
même un maître de la manipulation des jeunes filles, feignant de
demander la permission pour ce qu'il obtient d'emblée…
♦♦ En outre, dans les deux cas il est question de « sortir avec » Tom
Pillibi, donc l'univers n'est plus du tout intemporel, voire
médiévalisant (les vaisseaux, la fille du roi…), mais très ancré dans
le quotidien du milieu du XXe siècle. Et plus encore, les temps
utilisés (prétérit) suggèrent que l'histoire est finie, qu'il s'agit
d'un souvenir d'expérience amoureuse légère, beaucoup plus du côté des
contingences de la vie amoureuse réelle que de la petite fable
française avec chute.
♦♦ La véritable chute se situe plutôt dans le refrain, qui joue avec
l'expression traditionnelle « don't judge a book by its cover »
(l'habit ne fait pas le moine) : So
with a lover, as with a book /
Don't trust the cover, or you might will be hooked (« Il en va
des amants comme des livres / Ne vous fiez pas à la couverture, ne
mordez pas à l'hameçon »). Pas tout à fait hilarant quand même.
Beaucoup du charme d'origine est à mon avis laissé en chemin
♦ Jacqueline Boyer s'adapte
remarquablement à la langue, avec une diction traditionnelle (les « -ed
» finaux sont pleinement articulés,comme pour des cantiques ou du
Haendel !), et même de beaux [t] plus en arrière sur les alvéoles (le [tʰ] expiré typiquement britannique), très naturels.
La voix reste au demeurant placée au même endroit qu'en français, avec
la même couleur à la fois légère, franche et brillante. Très séduisant,
je dois dire.
♦
♦ Julie Andrews adopte une
posture un peu différente ; d'abord, l'accompagnement orchestral
diffère (moins symphonique, plus musicaltheatre – et très rapide, une
chansonnette qui termine en lalala plutôt
qu'une ballade) ; ensuite, la voix elle-même est plus ronde et lisse,
et même l'accent, malgré (et grâce à) ses origines parfaitement
anglaises, est d'une certaine façon moins pur, s'américanisant
délibérément (le traitement des « a » est flagrant).
♦
Si les traductions en langues « rares » se font assez près du texte
d'origine, la version allemande infléchit la chanson du côté du
(gentil) mauvais garçon, et la version anglaise, parfaitement infidèle
au projet d'origine, en fait un récit de relation amoureuse – pas très
éloigné, finalement, de toutes ces chansons américaines sur l'amour de
vilains tatoués. C'est tirer Tom
Pillibi vers Big Fat Lie – autre doudou
personnel, mais pas exactement le même univers !
E. Tom Pillibi et Jacqueline Boyer
Après avoir remporté le concours, généreusement vendu l'album en
Europe, enregistré une version anglaise et régulièrement chanté en
allemand le titre, l'engouement s'est poursuivi, jusqu'à nos jours.
La voici par exemple en 1981 dans un festival de l'Østfold (Sud-Est de
la Norvège).
Sa technique, très en bouche, moins lyrique que celle de sa mère,
explique la petite tension ou déconnexion dans l'aigu dès les débuts,
et peut-être aussi le déclin progressif de l'instrument, mais j'y
entends surtout un changement d'époque, avec une émission, plus chaude,
feulée, en phase avec l'évolution du goût de la chanson (qui n'est pas
à mon gré, mais tout est possible avec l'amplification, il n'y a plus
d'impératif technique, le reste est affaire de goût) – et il me semble
aussi, ce qui doit être vérifiable, y déceler les effets du tabac
(accolement imparfait des cordes due à une irritation chronique).
Quoi qu'il en soit, Jacqueline Boyer n'a jamais mal chanté, même dans
les bandes les plus récentes où, à l'âge de 74 ans, elle fait valoir
une voix certes ternie, mais en rien effondrée.
Ces deux exemples permettent de mesurer l'adaptation de la chanson, par
l'artiste elle-même, à toutes les modes d'accompagnement, acceptant des
transcriptions très simplifiées par rapport à l'orchestre symphonique
de l'Eurovision. On sent bien que très vite, par rapport à la première
soirée, une certaine routine s'installe, et que Boyer raconte moins qu'elle ne chante, mais il reste la place pour
quelques variantes intéressantes, dont celle-ci, qui m'a un peu
intrigué.
[Vous noterez au passage les syncopes systématiques pour faire sonner
plus jazz – elles n'étaient que ponctuelles, et expressives, dansla
version originale –, ainsi que l'accompagnement à l'avenant.]
C'est le plus proche, chronologiquement, de la création d'Eugène le Mystérieux, et cela
s'entend : voix très étroite et franche, remarquablement calibrée pour
la chanson, une espièglerie charmante. Avec la vidéo, je m'interroge
précisément jusqu'où celle-ci peut aller : au moment de faire le geste
d'entrain pour « il est plein de vaillance » (1'52), on la voit
réprimer un sourire – croise-t-elle un regard ? est-elle amusée de la
naïveté de la posture ? ou bien perçoit-elle, l'espace d'un
instant, un double sens (qui paraît en effet assez évident après « il
est charmant, il a bon cœur », s'il n'était désarmé par ce geste
badin), qui ne cadre pas avec le format de l'émission ?
Au demeurant, il s'agit d'une pièce difficile, il est rare que les
chansons couvrent aussi une octave et demi, ce qui explique la
transposition du la grave à l'octave supérieure (effet mélodique très
commun, mais beaucoup plus chantable, en tout cas pour le public).
F.
Rétroviseur et prémonitions
Quelle traversée, de la Fête Nationale à l'Eurovision des débuts, en
passant par l'opérette et les transmutations d'un même titre… Il y
avait de quoi, en continuant de dévider l'écheveau, s'amuser encore
longtemps, mais je crois qu'il y a là matière à vous occuper pour
quelques jours.
Si ce n'était pas le cas, vous pouvez toujours vous reporter aux autres
séries de l'été de Carnets sur sol,
en général (à partir de 2009 en tout cas) l'occasion d'explorer des
pans de la culture populaire commune (découverte de l'eau chaude, ce
peutêtre amusant) :
● 2005 : mini-série György Kurtág0,0.75,1,2,3,4,5,6
● 2006 : le mythe de Médée (1,2,3,4) ;
● 2006 : panorama Takemitsu (biographie, économie, corpus discographique, discographie commentée, catalogue alphabétique, catalogue générique, catalogue chronologique personnel commenté, mode d'emploi)
● 2006 : théâtre chanté chinois
● 2009 : Le Moine de Lewis (le Juif errant et le Hollandais volant, adaptation d'Artaud)
● 2009 : Retour aux sources deCarmen :
variantes depuis Mérimée (1,2,3,4)
● 2009 : Eugène Sue et LesMystères
de Paris : citations,
citations
et Damase, motivations
du lecteur et Damase, le
Chourineur et Woyzeck, l'hymne
de Damase.
● 2009 : Vampires, de Byron à Dracula.
● 2010 : Washington
Square adapté pour le théâtre (plutôt grand public) par les
époux Goetz, à partir de quoi il est parti au cinéma (Wyler), mais
aussi « retourné » à l'opéra (Ducreux-Damase).
● 2010 : Random
Harvest, un best-seller britannique de 1941, très révélateur
de l'évolution du style populaire.
● 2011 : Calamity Jane et son
mythe (1).
● 2011 : Wicked,
prequel réorientée du Magicien
d'Oz (1,2). Je n'ai jamais parlé du roman de
Maguire, parce qu'il est mauvais.
● 2012 : Zorro et ses
mythes (le roman surtout ; pas eu le temps de parler des
mutations filmiques, après les avoir tous regardés tout de même, ni de
parler de la formidable musique de William Lava pour la série Disney).
● 2012 : La Marquise d'O,
Kleist et Rohmer.
● 2013 : Le grand roman sentimental
féminin anglophone : Radcliffe, Austen (1), Brontë (1), Gaskell (1), G. Eliot, Wharton…
● 2013 : Ordalie Siegfried.
● 2014 : Pas grand'chose n'en a paru sur CSS. Plongée stakhanoviste
dans les Meistersinger et Parsifal, partition au poing ; et
puis pas mal de choses en fonctions d'onde / relativité / physique
quantique / astrophysique, qui n'avaient pas forcément leur place ici
non plus (sujets sur lesquels il y a déjà de la vulgarisation
abondante, et par sensiblement plus qualifiés).
● 2015 : désolé, c'était plutôt ambiance balades.
● 2016 : Eurovision, donc. Une
notule, mais beaucoup de défrichage. Quelques frayeurs et de très
jolies choses, sans parler de la méditation sur l'évolution vocale, de
Wixell à aujourd'hui…
● 2016 : Comics
emblématiques redevenus à la mode. Là, non plus, c'est pas bon, mais la
mutation des figures est intéressante, elle révèle des choses sur nous
(de même, la mise à l'épreuve de mon incompréhension de l'attrait pour
les superhéros). Mon éducation en la matière culminait (mais se
limitait aussi largement) à Don Rosa.
Bel été aux lecteurs fidèles et de passage !
aux autres aussi, je ne suis pas rancunier
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Chansons & Rondels a suscité :
Il y avait une fois,
au petit pays de Guebwiller, en Alsace,
une famille Schwartz, qui était bien honnête, et qui fournissait des
Alsaciens à l’univers entier. Les Alsaciens sont généralement bien vus
dans le monde, et la famille Schwartz, soit sur commandes, soit
d’office, plaçait ses petits avec faveur. Faveur est un mot de terroir
; il se prononce vafeur et acquiert une très suave harmonie en passant
par une bouche sachant bien bârler le vranzais.
La famille Schwartz florissait
donc, croissant et multipliant
avec une évangélique abondance, expédiant ses couvées à Paris, en
province, à l’étranger, et, nonobstant ses exportations continuelles,
gardant toujours en magasin un stock imposant de petits Schwartz et de
petites Schwartzesses prêts et prêtes pour l’emballage.
Pour le commerce, les sociétés
chorales, la bière et l’accent,
nul pays ne peut rivaliser avec l’Alsace ! Un jeune Schwartz,
conditionné avec soin et mûr pour la conquête, résume en lui seul
toutes les vertus du Savoyard, du Provençal et de l’Auvergnat ; il
possède la proverbiale économie du premier, l’aplomb vainqueur du
second et la chevaleresque délicatesse du troisième. Aussi voyez : je
vous mets au défi de trouver en Europe une cité de deux mille âmes qui
ne possède au moins un Schwartz !
En 1825, il y en avait deux à
Caen : un commissaire de police
aussi probe qu’habile et un pâtissier suisse qui faisait honnêtement sa
fortune. Cette date de 1825, à Caen, et le mot commissaire de police
vont mettre tout d’un coup peut-être le lecteur sur la voie, et chacun
devinera qu’il s’agit ici du fameux procès Maynotte. Parmi les causes
célèbres, l’affaire Maynotte est une des plus curieuses et des moins
connues.
Le 14 juin de cette même année 1825, un jeune
Schwartz, un vrai
Schwartz de Guebwiller, arriva à Caen sur l’impériale de la diligence
de Paris. Sa mise était propre et dénotait ces soins assidus qui ne
réussissent pas toujours à dissimuler la gêne. Il n’était pas grand,
mais sa taille bien prise annonçait une constitution saine et
résistante. Il avait le poil brun, la peau fortement colorée et les
traits pointus. Ce type, assez rare en Alsace, est d’ordinaire modifié
de bonne heure par une obésité précoce. J.-B. Schwartz était encore
très maigre. Il ne paraissait pas plus de vingt ans. L’aspect général
de sa physionomie était une douceur grave, inquiétée par des yeux trop
vifs et dont le regard semblait avide.
Son bagage était si mince qu’il
put le prendre sous son bras en
descendant de voiture. Les gens qui postulent pour les divers hôtels
sont physionomistes en Normandie : personne ne lui demanda sa pratique.
Il se procura l’adresse de M. Schwartz, le commissaire de police, et
celle de M. Schwartz, le Suisse pâtissier.
Entre Schwartz parvenus et
Schwartz à parvenir, c’est un peu
une franc-maçonnerie. Notre jeune voyageur fut très bien reçu chez le
marchand ; on lui demanda des nouvelles du pays ; on se montra
sensiblement touché de ce fait que son père et sa mère étaient morts
tous deux, laissant deux pleines douzaines de Schwartz orphelins en bas
âge. Il était l’aîné. En vingt années, sa digne mère avait eu seize
couches dont six doubles. Les dames Schwartz sont toutes comme cela,
Dieu soit loué.
Il n’eut même pas besoin de dire
qu’il venait à Caen pour
gagner sa vie ; c’est chose sous-entendue qu’un Schwartz ne voyage pas
pour son plaisir. Le commissaire de police et le pâtissier s’écrièrent
tous deux à sa vue : « Quel dommage ! si vous étiez venu la semaine
dernière... » Mais à présent, Schwartz est installé !
Schwartz était installé chez le
Suisse ; Schwartz avait fait son nid au bureau de police : des Schwartz
de rechange.
À l’heure du dîner, notre jeune
voyageur se promenait
mélancoliquement sur les bords de l’Orne. L’hospitalité de ses deux
compatriotes n’avait pas été jusqu’à lui offrir place à table. Il
portait toujours son bagage sous son bras, et ses réflexions n’étaient
pas couleur de rose. Sans doute, avant de désespérer tout à fait, il
lui restait à voir une grande quantité de Schwartz dans les divers
départements de la France ; mais ses finances étaient à bout, et son
estomac patientait depuis le matin.
Cet aimable bac à sable accueille divers badinages :
opéra, lied,
théâtres & musiques
interlopes,
questions de langue
ou de voix...
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parfois constituées en séries.
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