► Comprend une intégrale discographique de la tragédie en musique de 1773 à
1802.
Là où, il y a dix ans, on ne disposait au disque et
sur les scènes que des opéras français de Gluck (plus des versions
assez épaisses de
Roland et
Didon de Piccinni, des
Danaïdes de Salieri et d'
Œdipe à Colone de Sacchini), la
recherche musicologique et l'édition phonographique offrent
désormais un beau panorama, de plus
en plus complet.
Je voulais parler de la dernière exhumation en date,
Chimène ou le Cid
de Sacchini, vu vendredi soir en salle… mais les prolégomènes sur les
intrigues qui conduisent à la commande et à l'élaboration de l'œuvre
ont pris tant de place qu'ils feront à eux seuls une notule rigolote.
1. Les bluettes pleurnichardes des Lumières
Certes,
la musique
est l'art qui souffre de plus d'
inertie
dans l'évolution de son langage
– pour des raisons structurelles, car il s'agit d'un système plus
formel, fondé sur la transmission instinctive de codes chez les
auditeurs (il n'y a pas de « sens » qu'on puisse changer comme avec les
mots ou la vue). Il faut bien être conscient que
Les souffrances du jeune Werther de
Goethe est publié en 1774, l'année où Gluck, futur maître de la musique
classique, arrive à Paris – c'est-à-dire que
lorsque Werther paraît, on joue en France exclusivement de
la musique baroque
! (Et cela se voit particulièrement dans
sa première adaptation musicale, dans un langage
très classique qui nous paraît à coup sûr éloigné de la fièvre et de la
confusion du roman.)
Pourtant, je trouve réellement frappant d'entendre
la musique des Lumières… elle nous
recentre concrètement ce qu'était
la
sensibilité véritable des artistes des penseurs du temps. Car on
observe une
forme de simplicité, de
naturel
dans cette nouvelle école gluckiste, moins formelle, moins courtisane,
misant davantage sur les affects et les sens : au lieu de danses de
cour et de déclamation sophistiquées, on déploie au contraire une
pulsation très régulière
(quasiment 100% des pièces sont soutenues par un martèlement de la
basse sur chaque temps !) et une
écriture de récitatifs ample mais
très nue.
Dans le même temps, le goût de la décoration n'a pas cessé, et les
vocalisations virtuoses (là encore, plus accessibles, plutôt sous forme
de gammes écrites que de
diminutions / variations) font toujours fureur. La
musique littéraire, la musique du bon goût a cédé la place à une
forme d'ivresse simple de
la puissance de l'harmonie et des rythmes simples sur le cerveau humain
– car on serait bien en peine de trouver une réelle ambition littéraire
à ces nouveaux objets, où le spectateur se laisse plutôt griser par
l'émotion qui le submerge. (Même si cela nous paraît exotique en
écoutant la musique simplette de Gluck, on le mesure mieux en
contemplant la formalité de LULLY et les fanfreluches de Rameau.)
Cette expérience souligne assez bien les paradoxes
de la pensée du temps – ou, du moins, ce qui nous apparaît comme tel
avec la distance –, où ces théoriciens épris de rationnalité sont aussi
ceux qui exaltent la sensibilité individuelle. Ce monde où Voltaire
présente des tragédies officielles, où Rousseau écrit des romans
sentimentaux. Les deux s'entrelacent, et cette musique post-gluckiste
qui paraît tellement superficielle et fade à nos oreilles qui se sont
familiarisées au
Sacre du Printemps
ou au minimum à l'expression des tourments des opéras du XIXe siècle
(et là encore, un certain nombre de spectateurs trouve que Verdi n'y
est absolument pas crédible)…
dévoile
avec plus d'exactitude que n'importe quelle explication
circonstanciée
la psychologie dans
laquelle s'inscrit l'esprit des Lumières
– ou, à tout le moins, le colore de façon un peu plus paradoxale et
subtile que ne le font notre intuition et l'historiographie grand
public.
2. L'apparition brutale du style nouveau
Gluck
écrivait à l'origine, comme ses camarades,
dans un style d'opera seria tardif
: instrumentation enrichie, mais sensiblement les mêmes codes que chez
Haendel et Vivaldi, l'allongement de la durée des airs et le lissage
standardisé des couleurs en sus. [Cette période est très bien
documentée dans la monographie
Bartoli-Forck
qui y est consacrée – ce ressemble essentiellement à du mauvais
Jommelli, donc.]
À partir des
années 1760, il expérimente en italien –
toujours pour Vienne, où il créait tout aussi bien des opéras comiques
en français… – dans un style parfaitement à rebours du goût virtuose et
décoratif du
seria, en
particulier avec
Orfeo ed Euridice
(1762) et
Alceste
(1767), où l'épure est totale et la déclamation première. Rupture
spectaculaire dans ce répertoire, où l'on n'avait plus rien déclamé
depuis la fin du XVIIe siècle (avec
Falvetti
ou Legrenzi) ; Gluck abandonne le récitatif sec (avec basse continue
seule) et occasionnellement accompagné par l'orchestre (mais très
ascétique) pour une forme de déclamation continue où
l'orchestre joue un réel rôle entre
les airs. Plus encore, il
bannit la
virtuosité vocale, l'essence même du répertoire vocal italien du
XVIIIe siècle, au profit d'une
déclamation
très dépouillée.

Extrait de Gluck et Piccinni
de Gustave Desnoiresterres (1871).
Il arrive à Paris après avoir postulé auprès de
l'Académie Royale de Musique alors dirigée par
Antoine Dauvergne ; elle semble indécise, demande
des garanties. Il sollicite alors la Dauphine
Marie-Antoinette, son ancienne élève
à Vienne, qui
intercède
volontiers et efficacement. En
1774,
on joue donc
Iphigénie
en Aulide,
la salle est bouleversée, on verse des torrents de larmes qu'on se
figure mal (avec cette musique sommaire, pour ne pas dire
gentillette…), et la face du monde en est changée.
Contrairement à ce qu'on peut se figurer (et
quelquefois raconter), la
réticence
première de l'Académie
n'était pas tant due à la détestation d'un parti de l'étranger (de
l'étrangère, pour les plus berniens d'entre nous) qu'à un vertige
devant le gouffre qui s'ouvrait. Gustave Desnoiresterres cite ainsi (en
1871) un propos de Dauvergne rapporté par Anton Schmid dans sa
biographie de Gluck (de 1854) : « Si le chevalier Gluck veut s'engager
à livrer six partitions de ce genre à l'Académie de musique, rien de
mieux ; autrement, on ne la jouera point : un tel ouvrage est fait pour
tuer tous les anciens opéras français. » [Je n'ai donc pas de preuve
que ce ne soit pas légendaire, mais Benoît Dratwicki la cite aussi dans
un papier, dans une autre traduction, c'est son crédit qui est en jeu
plus que le mien, nananère,
tarare.]
En effet, en 1774, le
répertoire de l'Académie Royale de
Musique était
en transition
: malgré les remises au goût du jour des tragédies ayant eu du succès,
beaucoup d'échecs, un peu à la manière de la longue période de bouderie
du public qui suivit la mort de LULLY (alors que Desmarest, Campra et
Destouches produisaient pourtant ce qui semble rétrospectivement les
plus remarquables exemples de tragédie en musique – mais dans les
années 1660-70, le creux qualitatif paraît plus mesurable). En 1773,
Callirhoé de Destouches (1712 ! – même
s'il y eut de
nombreuses reprises et refontes) est remontée par
Dauvergne ; comme pour le
Persée
de 1770, il réorchestre la partition en ajoutant des vents ; en
revanche, il semble qu'il se soit contenté de récrire l'Ouverture et
d'ajouter des ritournelles avant les récitatifs. L'œuvre, qui avait
remporté tant de succès, est alors copieusement sifflée ;
Le Mercure de France l'expliquait
ainsi rétrospectivement : « il avait fallu retirer l’oeuvre
sur-le-champ en 1773,
la musique n’en
étant plus supportable. »
Ce n'est donc pas sans intérêt que les directeurs de
l'Académie considéraient la
possibilité de renouveler le goût et de relancer l'intérêt pour leur activité
(sur privilège royal mais engageant leur responsabilité économique
personnelle…). Ils étaient simplement très conscients qu'une fois le
public séduit, il serait impossible de reprogrammer les anciennes
œuvres de leur fonds, même les Rameau. Ce qui advint exactement :
les reprises des opéras du répertoire précédent cessent
complètement après cette
Callirhoé
tombée (le
Bellérophon
joué le même mois est une nouvelle composition sur le livret de
Boileau-Th.Corneille-Fénelon) et l'arrivée de
Gluck sur la scène parisienne en 1774.
3. Gluckistes & Piccinnistes
Dès lors, tout le
monde dut écrire dans l'épure du goût nouveau. Le prestige de
Gluck était tel que pour modérer ton influence, on fit venir
Niccolò Piccinni (de son côté
concurrencé par Pasquale Anfossi à Rome),
représentant du style italien face au germanique Gluck soutenu par la
reine (qui appela elle-même Piccinni pourtant…) – moins puissant
récitativiste, mais mélodiste plus généreux ; c'est du moins la
théorie, car en pratique, ce sont surtout
deux personnalités différentes qui
exercent
dans le même style nouveau.
Piccinni
écrit aussi de grands récitatifs et des airs assez
épurés ; son
Iphigénie en Tauride
ressemble beaucoup à du Gluck, peut-être un peu plus lyrique et un peu
moins hiératique, mais on ne dispose pas du même type de version «
informée » pour en juger pleinement ; son
Atys adapté
de Quinault par Marmontel a quelque chose de moins sévère, de plus
avenant, avec ses ariettes émotionnelles où le héros s'exprime comme
dans une
opera seria,
et cependant la logique générale reste bien gluckiste, plus aucun
rapport avec du Francœur-Rebel, du Rameau, du Dauvergne, ni avec les
volutes virtuoses du
seria…
C'est l'époque de la fameuse
querelle entre gluckistes et piccinnistes,
autour de
Roland du second
(1778), et des deux
Iphigénie en
Tauride (1779
et 1781), les deux camps s'écharpant sensiblement autour des mêmes
thèmes que lors de la Querelle des Bouffons, vint ans plus tôt : la
vérité de la déclamation et la considération de l'opéra comme un genre
littéraire contre le naturel italien et la séduction mélodique. Le
parti de Rameau était désormais celui de Gluck – tout en admettant que
plus personne n'aurait supporté d'entendre les grâces sophistiquées de
l'harmonie ambitieuse et des ornements abondants de la musique ramiste…
4. Le parti nouveau des Sacchinistes
Gluck,
malade,
s'étant retiré au
faîte de sa gloire après
Iphigénie
en Tauride et
Écho et Narcisse
(un opéra sérieux, quoique pas une tragédie en musique),
en 1779,
il fallut trouver d'autres compositeurs pour occuper la Cour et
contenter le public de la salle de la Porte-Saint-Martin. On fit appel
à quantité de compositeurs, dont Grétry (
Andromaque :
1,
2,
3,
4) et Gossec (
Thésée) qui peuvent à nouveau
être entendus, mais pour la plupart des étrangers (j'y reviens) :
Johann-Christian Bach (
Amadis de Gaule),
d'autres ouvrages de Piccinni, et enfin la venue à Paris de Sacchini,
Salieri et Vogel. Deux en particulier retiennent l'attention en rapport
avec la querelle.
Pour satisfaire les gens de son parti, Gluck avait
consenti à annoncer une nouvelle commande
en 1784,
Les Danaïdes sur
un livret du bailli Du Roullet (auteur d'
Iphigénie en Aulide et de la
version française d'
Alceste)
et du baron de Tschudy (auteur d'
Écho
et Narcisse),
qui était annoncée comme « complétée » par un élève, sans en préciser
la part. J'ai déjà écrit dans ces pages, pour l'avoir souvent lu dans
des ouvrages réputés sérieux, que Gluck l'avait fait par générosité,
avant de dévoiler, devant le succès, l'identité réelle du compositeur
exclusif de l'œuvre – son élève
Antonio
Salieri.
Cependant, en préparant cette notule, je vois que Benoît Dratwicki, en
principe supérieurement informé (et dont j'ai en vain essayé de mettre
en défaut l'article en question sur plusieurs autres détails…),
rapporte au contraire que devant un accueil mitigé, Gluck avait révélé
la supercherie, et que Salieri n'en avait été que plus accablé pour
avoir à la fois trop copié et pas assez réussi. Il y aurait là sujet à
fouiller plus avant, ce que je n'ai pas fait – mon sujet étant en
réalité d'introduire la
Chimène de
Sacchini…
En 1782, c'est
Antonio
Sacchini, déjà célèbre pour ses
opere serie, qui prend à son tour
une place éminente à Paris – où l'on avait déjà joué en 1779 son
intermède
L'Amore soldato. Il
y est d'ailleurs très bien accueilli
par Piccinni, qui s'adresse, sur scène, au public pour faire acclamer
le nouveau venu. [Gracieux homme que ce Piccinni, qui fit aussi une
vaste souscription à la mort de Gluck pour lui assurer un concert
anniversaire à perpétuité.]
Les gluckistes
sont initialement hostiles à faire jouer Sacchini, mais devant
l'impossibilité de l'interdire, et constatant le succès de
Renaud,
s'en servent pour abattre Piccinni
qu'ils n'ont pas cessé de détester – encore une fois, les styles sont
réellement proches entre tous ces gens, mais la querelle n'en était pas
moins vive.
Sacchini laisse ainsi dans ses trois dernières
années quatre tragédies en musique complètes :
♦
1783 – Renaud
(livret de
Le Bœuf
d’après l’abbé Pellegrin,
Renaud ou
la suite d'Armide
mis en musique par Desmarest), qui raconte les retrouvailles d'Armide
et Renaud. On y entend effectivement l'influence de la manière
italienne, avec ces fusées à l'orchestre en particulier, mais je
peinerais à commenter l'engouement du temps, considérant que je n'y
trouve que peu de vertus. (Il existe désormais un disque
Rousset chez les Ediciones
Singulares.)
♦
1783 – Chimène
ou le Cid (
Nicolas-François
Guillard, librettiste
de
l'
Iphigénie en Tauride de
Gluck, de l'
Électre de
Lemoyne, et plus tard des
Horaces
de Salieri, arrangeant même
Proserpine
de Quinault pour Paisiello en 1803 et écrivant
La mort d'Adam pour Le Sueur en
1809 !), redéploiement de la tragédie de Corneille (sans citations,
contrairement à
Andromaque)
dans un format de tragédie en musique. C'est en réalité son troisième
opéra sur le sujet, et de très loin son meilleur ouvrage à mon sens.
(Vient d'être recréé en version scénique par
Le Concert de
la Loge Olympique avec
Julien
Chauvin.)
♦
1784 – Dardanus (sur un
nouveau livret de
Guillard
et
La Bruère).
♦
1786 – Œdipe
à Colone (
Guillard).
Grand succès, considéré alors comme son chef-d'œuvre. Pour ma part peu
convaincu par sa déclamation terne et ses airs sans relief. Il en
existe deux versions peu avenantes,
Penin
(chez Dynamic, tradi et épais),
R.
Brown (chez Naxos, indolent).
♦
1788 – Arvire
et Évélina (
Guillard).
Inachevée à sa mort (d'Anfossi à Sacchini, Piccinni les aura décidément
tous crevés !) et terminée par
Jean-Baptiste Rey,
premier véritable chef d'orchestre de l'Académie de Musique, maître de
musique de la chambre de Louis XVI, chef du Concert Spirituel (de 81 à
85).
L'acmé de la confrontation a lieu lorsque
Didon de Piccinni et Chimène de Sacchini sont
créées à un mois d'intervalle à
Fontainebleau
: chez Piccinni, on loue bien sûr le chant et même la déclamation ;
tandis que chez Sacchini, on remarque la qualité particulière des airs
et de l'accompagnement orchestral, tout en remarquant la faiblesse du
récitatif. Toutes remarques qui paraissent assez justes à l'oreille
contemporaine.
Sacchini
sert donc de véhicule aux gluckistes, mais bien que présenté comme
nouveau représentant (paradoxal, ayant lui aussi fait sa carrière en
Italie…) du goût germanique,
ne
prolonge pas du tout la manière de Gluck – il est (à nos
oreilles contemporaines) même
encore
plus italien que Piccinni,
d'une certaine façon, puisqu'il va donner son meilleur dans les «
numéros » et dans la virtuosité orchestrale, là où Piccinni, conservant
sa qualité mélodique, s'était en revanche bien plus minutieusement
coulé dans le moule français.
La période qui suit
continue de voir se succéder les compositeurs étrangers
(Cherubini en particulier), puis l'on arrive sur la très particulière
époque
révolutionnaire,
où les mêmes compositeurs doivent s'adapter à d'autres contraintes
formelles, et qui mériterait une ample présentation – manifestement
beaucoup moins documentée, par le disque comme par la recherche, que
les périodes immédiatement adjacentes.
(La
notule indiquée ci-dessus ne considère que la
question du langage musical ; il y aurait en revanche énormément à
chercher et dire sur l'évolution des formes !)
5. La conspiration
On peut se figurer (et lire souvent) que les
directeurs de l'Académie ont eu peur de Gluck et d'une manière générale
des étrangers, et n'ont cédé qu'avec réticence aux injonctions de la
Dauphine. En réalité,
leur hésitation
première était surtout commerciale : l'arrivée de cette
nouveauté allait susciter un engouement, mais aussi détruire tout leur
répertoire.
Et de façon à nourrir la curiosité du public,
on fit venir beaucoup d'étrangers :
Gluck, Piccinni,
Bach,
Salieri, Vogel, Paisiello, Zingarelli, Tomeoni… Certes, les français à
composer des tragédies lyriques ou des opéras sérieux sont plus
nombreux : Gossec, Grétry, Floquet, Mayer, Philidor, les deux
Rey, Dezède, Le Froid de Méreaux, Candeille, Le Moyne, Méhul… mais en
fin de compte, ce sont surtout Gluck, Piccinni et Sacchini, qui ont été
célébrés, même si Grétry était révéré (pas forcément pour sa production
sérieuse…) et si Salieri (
Tarare),
Lemoyne (
Phèdre) et Cherubini (
Démophon) ont remporté des succès
considérables.
Ces imports et ces controverses
nourrissaient le sentiment de nouveauté
et d'événement qui permettait de remplir la salle, à laquelle le
pouvoir garantissait l'exclusivité, mais nullement le revenu.
L'Académie disposait en réalité de tous les
compositeurs nécessaires pour faire jouer ce même style par des
français.
6. L'imposture Gluck
Et même davantage que
disposer : ils avaient fait leurs
preuves.
Car tout cela, c'est l'histoire telle que la
racontent les
acteurs du temps et les chroniqueurs, jusqu'aux chercheurs
d'aujourd'hui. Et elle est légitime, dans la mesure où ce n'est pas une
affabulation, mais bel et bien
la perception des acteurs et spectateurs du temps.
Lorsqu'on observe la musique en tant que telle, le constat est un peu
différent.
Je me méfie toujours de l'histoire-bataille racontée
par les musicologues, qui doivent faire œuvre d'historiens sans en
avoir nécessairement la formation. Et Gluck inventant tout seul le
style musical de la tragédie en musique, c'est assez louche.
Je ne suis pas assez bien informé sur le
répertoire serio italien –
assez terrifiant d'homogénéité, et comme les livrets sont épouvantables
et les musiques pas toujours très denses, j'avoue ne pas être très
profondément conscient de tout ce qui pouvait se jouer dans les divers
courants. Et ce d'autant plus que le « répertoire italien » désigne la
quasi-totalité de l'opéra joué en Europe au XVIIIe siècle : on ne
rencontre guère que quelques exceptions, comme Hambourg (opéras
allemands ou multilingues), la Cour de Suède, l'Angleterre (ou
cohabitent quelques œuvres anglaises), et surtout la France, dont tout
le répertoire sérieux est en langue nationale. Partout ailleurs, on
importe des compositeurs italiens ou on fait imiter l'
opera seria par les locaux.
Mais en l'état de ce qu'on peut entendre au disque,
Gluck marque clairement une évolution singulière avec
Orfeo ed Euridice, puis
Alceste
en 1767. On pourrait croire que, comme on le dit, il a réformé à partir
de ses trouvailles la tragédie en musique à lui tout seul.
Pourtant…
en 1773,
avant même que la commande d'
Iphigénie
en Aulide ne soit confirmée,
deux
partitions sont déjà écrites
et jouées sur la scène de l'Académie… dans un style qui n'a décidément
plus rien à voir avec Rameau, Mondonville ou Dauvergne : la tragédie
Sabinus de Gossec et le ballet héroïque
Céphale et Procris de Grétry.
Accompagnements réguliers en batteries, hiératisme d'une déclamation
simple accompagnée par tout l'orchestre, lignes mélodies sobres et
élancées… tout y est différent des opéras du milieu du siècle,
on y entend des contemporains de Mozart,
peut-être encore plus résolument que chez Gluck.
Je me demande à présent
comment leur est venu ce style
– est-ce l'étude des partitions italiennes, de Gluck notamment ?
Comment cela est-il advenu simultanément chez des compositeurs de
formations si distinctes ? Ou bien est-ce Gluck qui les a copiés,
bien qu'il en ait déjà tracé lui-même quelques principes dans ses
œuvres réformistes italiennes ?
Pas aussi spectaculaire que mon titre ouvertement
racoleur, mais tout de même très intriguant.
7. État discographique actuel
Manière que vous puissiez aller entendre ce dont il
est question dans
cette notule, l'intégralité des tragédies et opéras sérieux publiés
officiellement. Je ne recense en revanche pas forcément toutes les
versions disponibles (et suis très loin de mentionner toutes les bandes
semi-officielles existantes).
Étrangement, ce répertoire, moins spécialisé et «
différent » de la musique classique usuelle que la tragédie en musique
LULLYste ou ramiste, a manifestement moins d'adeptes, et se trouve
beaucoup moins précisément documenté. Quantité de papiers
universitaires s'intéressent uniquement à la période Louis XIV ; et de
même pour les passionnés amateurs qui dressent des tableaux sur les
tragédies baroques, mais abandonnent tout à l'époque classique. (Je
veux bien croire que ce soit une question d'intérêt, mais alors
pourquoi tout cet engouement pour Rameau plutôt que pour Salieri ?)
C'est pourquoi je me suis attelé à la tâche pour que
vous puissiez disposer d'un petit schéma clair avant de poursuivre avec
les notules présentant spécifiquement
Chimène
de Sacchini et
Les Horaces de
Salieri.
1773
Gossec – Sabinus
♪ Extraits : les danses, par Les
Agrémens et Guy van Waas (Ricercar).
Grétry – Céphale & Procris
(Ballet héroïque à cause de danses vastes et d'un ton parfois galant,
mais en réalité très proche, en tout cas musicalement.
Notule.)
♫ Intégrale Les Agrémens / van Waas
(Ricercar, 2010).
♪ Existe aussi sous forme de
vidéo du concert (non commercialisée, mais de
grande qualité, réalisée pour la télévision).
♪ Extraits : Sophie Karthäuser dans son récital avec van Waas
(Ricercar).
1774
Gluck – Iphigénie en Aulide
♫ Intégrale : Opéra de Lyon, Gardiner
(Erato)
♫ Intégrale : Audi, Les Musiciens du Louvre, Minkowski (DVD)
Gluck – Orphée et Eurydice
♫ Innombrables versions. La version
originale de Paris (avant remaniement par Berlioz), avec haute-contre
dans le rôle-titre, est notamment documentée par le studio Minkowski
(Archiv).
1776
Gluck – Alceste
♫ Là aussi, nombreuses versions en
plusieurs langues. Gardiner (Archiv) est une valeur assez sûre pour le
français.
1777
Gluck – Armide
♫ Mario
Rossi en 1958 avec Anna De
Cavalieri, Mirto Picchi, Pierre Mollet (Melodram) – en quelle langue ?
♫ Wilfried
Boettcher en 1974
avec Viorica Cortez, Jean Dupouy et Siegmund Nimsgern (Voce 61).
♫ Richard
Hickox avec Felicity
Palmer, Anthony Rolfe-Johnson et Raimund Herincx (EMI).
♫ Marc
Minkowski en 1996 avec
Mireille Delunsch, Charles Workman et Laurent Naouri (Archiv).
◊ Étrangement, la seule version sur
instruments anciens n'est pas forcément la plus avenante… Boettcher et
Hickox m'apportent plus de satisfaction, y compris en matière
d'accompagnement, malgré la plus grande épaisseur orchestrale.
1778
Piccinni – Roland
♫ Intégrale : Orchestra Internazionale
d'Italia, David
Golub
(Dynamic).
◊ Ensemble de cacheton pour le festival de Martina-Franca, déjà pas
fameux dans Verdi. Pas du tout « musicologique », assez épais.
1779
Gluck – Iphigénie en Tauride
♫ Multiples intégrales, de toutes
époques, sur tous types d'orchestre.
◊ J'aime tout particulièrement Minkowski
(Arkiv) et Bolton (Orfeo), ou
les bandes vidéo (éditées en DVD depuis ?) de Billy avec Gens, mais
même Muti (Sony) reste assez
grisant, si l'on accepte Vaness très mal à l'aise.
Gluck – Écho et Narcisse
♫ Intégrale Jacobs (Harmonia Mundi, 1987), pas
rééditée donc probablement difficile à trouver. (Ce n'est de toute
façon pas une tragédie en musique, mais simplement un opéra sérieux en
français.)
Bach – Amadis de Gaule
(
Notule.)
♫ Version
Rilling, en allemand (Hänssler).
◊ Autant Rilling réussit très bien le baroque sacré, autant ici, le
style est épais, plutôt indolent, et on sent bien l'absence de
représentations. Ne rend pas du tout justice à l'œuvre.
♫ Version Talpain (Singulares), excellente.
♪ Existent aussi plusieurs bandes lors de représentations ou concerts,
totales ou partielles.
1780
Piccinni – Atys
(Notules :
adaptation
du texte et
nouvel univers musical.)
♪ Extraits donnés par le Cercle de
l'Harmonie, dont il existe des bandes.
Grétry – Andromaque
(Notules :
ouverture, la
polémique Racine, livret
néoclassique baroque, la
musique inouïe.)
♫ Version
Niquet (Glossa, 2009).
♪ La bande de la radio belge fait
entendre van Wanroij au lieu de Deshayes comme à Paris et au disque–
son français est plus impérieux, paradoxalement.
1781
Piccinni – Iphigénie en
Tauride
♫ Version Renzetti (Fonit Cetra, 1986), Teatro
Petruzzelli de Bari. Lecture tradi, pas écoutée.
♪ Bande parisienne légèrement ultérieure (Renzetti avec Bari, 1988),
avec Ricciarelli (peu intelligible, comme en italien). Joué avec
conviction, ce fonctionne assez bien, à défaut de rendre vraiment ses
couleurs à la partition.
♪ Bande de Mazzola avec l'ONF (2007). Joué avec ardeur, dans un style
étonnamment adéquat et une belle distribution (Twyla Robinson, Kunde,
Pisaroni).
1782
Lemoyne – Électre
Toujours aucun enregistrement, mais il
s'agit de la première tragédie en musique de Lemoyne / Le Moyne, que je
mentionne pour clarifier le panorama.
Gossec – Thésée
(
Notule.)
♫ Version van Waas (Ricercar).
1783
Sacchini – Renaud
(
Notule.)
♫ Version Rousset (Singulares).
Piccinni – Didon
♫ Version Arnold
Bosman avec le Théâtre
Petruzzelli de Bari (Dynamic).
♪ Comme les autres Dynamic, une version
tradi très épaisse et molle, jouée comme du mauvais belcanto.
Sacchini – Chimène ou le Cid
(Notule :
parallèle avec
Don
Giovanni.)
♪ Le début de l'acte I existe en vidéo
par Les Nouveaux Caractères.
♪ Édition à venir de la production scénique en cours par Le Concert de
la Loge Olympique ?
1784
Salieri – Les Danaïdes
♫ Version Gelmetti 1983 (Dynamic) avec la RAI Roma,
Caballé et Lafont. Épais, flasque, et bien sûr bizarrement chanté.
♫ Version Gelmetti 1990 (EMI)
avec SWR de Stuttgart et Marshall, Gímenez, Kavrakos. Même problème
orchestral.
♫ Version Hofstetter 2006
(Oehms) avec Marin-Degor, Ch. Genz, Begemann. Peu de français, style
orchestral plutôt européen que tragédie en musique, mais animé et
déclamé de toute part, convaincant.
♫ Version Rousset 2013
(Singulares) avec van Wanroij, Talbot et Christoyannis, d'un feu et
d'un verbe extraordinaires.
♪ Et rejoué de loin en loin (par Malgoire par exemple), il est possibe
de trouver des bandes.
1786
Sacchini – Œdipe à Colone
♫ Version Penin (Dynamic), avec
Galvez-Vallejo, jouée de façon tradi. Ne fonctionne pas vraiment.
♫ Version R. Brown (Naxos),
avec Getchell. Sur instruments anciens, mais pour autant plutôt molle.
Vogel – La Toison d'or
♫ Version Niquet (Glossa).
Lemoyne – Phèdre
♪ Sera rejouée au printemps 2017 (Caen,
Bouffes du Nord…), sur le principe d'Atys
de Piccinni déjà dirigé par Chauvin (fulgurante réussite), par le
Concert de la Loge Olympique dans une transcription de chambre pour 4
chanteurs et 10 instruments. Je doute un peu, en conséquence, d'une
captation officielle. La radio, au mieux.
Salieri – Les Horaces
♫ Version Rousset 2016 (Singulares) à paraître.
Concert remarquable, je présenterai l'œuvre dès que possible.
1787
Salieri – Tarare
(Pas une tragédie au demeurant, même si l'ambition textuelle et
musicale y est – au moins ! – équivalente.
Notule.)
♫ Version
Malgoire en DVD.
◊ Hors Crook, miraculeux, et Lafont
(style discutable, mais véritable déclamateur), que des étrangers, à
l'accent impossible chez la plupart, mais l'ensemble vit très bien et
rend justice à la plupart de l'ouvrage (quand les femmes ne chantent
pas, en fait).
Visuellement conservateur avec des touches d'originalité ; pas très
joli, pas toujours très bien explicité, mais ne fonctionne pas trop mal.
♫ Version
Rousset qui sera
enregistrée à l'issue des représentations annoncées à Versailles à
l'automne 2017.
♪ Il existe une bande
Chalvin
captée à Strasbourg, chantée par de très bons français (René Massis,
René Schirrer…), accompagnée dans un style très traditionnel et plutôt
large, mais qui ne fonctionne pas si mal.
1788
Cherubini – Démophon
Je ne le mentionne qu'en raison du
grand succès rencontré, ça titre de repère. Rien de paru à ce jour,
peut-être des bribes dans des récitals, ou l'ouverture quelque part.
1789
Vogel – Démophon
♪ On m'a rapporté, il y a longtemps,
l'existence d'un vinyle (ou d'une bande radio ?). Cela a donc été fait
quelque part, probablement pas dans une version très musicologique.
1791
Méhul – Adrien
(On n'est plus dans la même époque, néanmoins je le cite pour ses liens
avec la forme de la tragédie en musique. On reprocha d'ailleurs à Méhul
de ne pas être assez clair dans ses caractères et conclusions morales,
et il dut retravailler son œuvre, qui ne fut créée qu'en 1799, à
l'Opéra-Comique.)
♫ Version
Vashegyi (Bru Zane).
◊ Éditée uniquement en dématérialisé
(mp3) pour limiter les coûts, néanmoins une version remarquable d'un
opéra majeur, d'un souffle extraordinaire. De très loin le meilleur
opéra de Méhul, et l'un des plus beaux représentants de la tragédie en
musique dernière manière.
1802
Catel – Sémiramis
(Peut-être
le sommet de la tragédie du temps, d'une urgence à
peine soutenable, et pourvue d'une veine mélodique puissante qu'on
n'avait guère entendue dans la période, Grétry excepté.)
♫ Version Niquet (Glossa).
1806
Méhul – Uthal
(Bien que créé à l'Opéra-Comique et en un seul acte – mais trois
tableaux… –, l'ambition est belle est bien celle d'une tragédie en
musique, avec un autre type de sources « antiques ».
Notule vaste sur les sources littéraires et
l'opéra lui-même.)
♫ Version Rousset (Singulares).
1810
Kreutzer (Rodolphe) – Abel
♫ Version
van Waas (Singulares), qui
documente la refonte de 1823,
La
mort d'Abel.
◊ Le style en est à présent romantique,
mais les traits d'écriture musicaux demeurent fortement liés à la
période précédente.
8. Quelques absents et choix
J'ai laissé de côté des ouvrages
documentés par le disque qui ne sont pas de la tragédie en musique :
Stratonice de Méhul (1787, Christie chez
Erato), sujet très sérieux mais traitement musical très fragmenté en
opéra comique ;
Le
Déserteur de Monsigny
(1788, vidéo de Compiègne, CD de R. Brown), ici aussi un sujet sérieux
mais sur des personnages simples, une sorte de « scène de genre »
tragique ;
Horatius
Coclès de Méhul (1794,
bande de la RTF), un seul lever de rideau d'héroïsme antique (l'exploit
de Scævola), là aussi très fragmenté.
Et, plus éloignés encore,
La Caverne (1793, extrait par
Pruvot) et
Paul et Virginie de
Le Sueur.
La plupart des
Cherubini
disponibles au disque sont aussi des formats d'opéras-comiques (
Les deux journées,
Médée), des sujets pas assez élevés
(
Ali-Baba, pourtant créé à
l'Académie sans dialogues), ou traités sans la même hauteur de ton (
Lodoïska, « comédie héroïque »).
Les
Bayadères
de
Catel (1810, Talpain chez
Singulares) appartiennent déjà au romantisme, et ne tiennent plus
vraiment de la tragédie en musique. On pourrait davantage discuter du
statut des opéras de Spontini, qui utilisait certes un langage
romantique (et des traits belcantistes), mais dans un format général
qui restait celui de la grande tragédie en musique de l'ère classique.
En tout état de cause, la distinction perd son sens
à la fin de l'Ancien Régime, lorsque le privilège des sujets sérieux et
surtout le sens s'émousse face aux nouvelles références disparates. Un
vrai beau sujet que l'opéra révolutionnaire, encore fort mal documenté
par le disque.
--
Je cherche nullement à dissimuler qu'au plus fort de la querelle, je
suis grétryste et surtout saliériste. Si je devais recommander quelques
sommets dans ce massif :
Céphale et
Procris (Grétry)
Iphigénie en
Tauride (Gluck),
Les Danaïdes
(Salieri),
Tarare (Salieri),
Adrien (Méhul),
Sémiramis (Catel). À une exception
près, des œuvres peu célébrées par l'Histoire rétrospective (même si
Tarare a, en réalité, remporté un
énorme succès sous tous les régimes).
Le propos sur
Chimène de
Sacchini (puis
Les Horaces de
Salieri) viendra donc s'enchaîner à cette notule…