jeudi 8 mai 2025
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— Monseigneur Jago, votre avis sur le nouveau pape ?
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie En passant - brèves et jeux a suscité :
silenzio :: sans ricochet :: 14 indiscrets
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jeudi 8 mai 2025
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie En passant - brèves et jeux a suscité :
silenzio :: sans ricochet :: 14 indiscrets
jeudi 1 mai 2025
Le projet aurait dû me prendre quelques dizaines d'heures à illustrer en musique, en partitions et rédiger : grâce aux moyens fusionnés de la notule, du podcast, des déchiffrages filmés, voici un commentaire vidéo de la structure en motifs du duo Brünnhilde-Wotan de l'acte III de La Walkyrie de (l'horrible) Richard Wagner.
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1. Wagner et les leitmotive
Wagner n'a pas lui-même écrit de table descriptive de ses leitmotive. Pour être bien d'accord, on désigne par ce terme un matériau – très court pour ceux apparaissent dans Das Rheingold, mais tout de bon des phrases thématiques pour certains de Siegfried ou du Crépuscule – attaché à des personnages, des objets, des idées. Ils peuvent changer selon le contexte (variante triste ou gaie, par exemple), dériver vers d'autres motifs, se combiner simultanément…
a) Le leitmotiv avant Wagner
Wagner n'invente pas le procédé du motif récurrent – il arrive que des compositeurs, parfois anciens, citent un thème musical pour évoquer le souvenir d'une scène précédente. On trouve notamment l'esquisse de ces itérations dans des opéras de Meyerbeer : Robert le Diable (1831, où le diabolique Bertram est figuré par des sauts de quarte aux timbales solo ou en pizzicato aux cordes graves) et Les Huguenots (1836, où le « Choral de Luther » innerve tout l'ouvrage lors des évocations de la foi des parpaillots). Et, chez Meyerbeer, l'aspect de ces motifs peut bel et bien varier à chaque occurrence : orchestration, harmonisation (un peu moins côté mélodie et rythmes, qui restent assez réguliers)…
Les trois premiers opéras achevés de Wagner (je laisse de côté Die Hochzeit, présent à l'état de fragment), à savoir Die Feen, Das Liebesverbot et, je crois, Rienzi (celui-là, je ne l'ai que très peu écouté, je ne puis donc en jurer), n'utilisent pas ce procédé. Il faut attendre Der fliegende Holländer (1843) pour que Wagner développe une première version, très sommaire de ce procédé – quelques thèmes très identifiables, les appels de quarte pointée évoquant le Vaisseau fantôme / le sort du Hollandais, et le thème mélancolique de la promesse de rédemption faite par Senta.
Ces thèmes circulent dans l'ouvrage, mais ne le structurent pas véritablement : l'opéra conserve une structure en formes closes : airs, duos, trios, chœurs. La (semi-)nouveauté réside dans le développement et le soin apporté aux « scènes », c'est-à-dire aux parties héritières des récitatifs, encore un peu des transitions chez Weber et Marschner, alors qu'elles ont ici une ampleur et une qualité musicale égale ou supérieure aux « numéros » clos. Mais cela aussi, casser les murs, Meyerbeer l'avait fait – Les Huguenots constituent vraiment un chef d'œuvre considérable de ce point de vue : chaque « numéro » est concaténé au suivant au moyen de « scènes » de transition tout aussi intenses et singulières, dans une idée du flux continu qui préfigure l'idée du drame continu de Wagner.
b) La structuration du discours musical à l'opéra, avant Wagner
J'ai l'habitude de souligner les exagérations de l' « histoire-bataille » des histoires de la musique, qui prêtent souvent à des compositeurs isolés ou célèbres des innovations radicales – ce qui est quelquefois vrai, par exemple pour Beethoven, Wagner, Debussy ou Stravinski, mais très souvent inexact dans les autres cas –, pour un langage qui n'est pas aussi flexible que la langue parlée, et qui ne peut évoluer que sur le temps long, à partir d'une inflexion progressive des habitudes et des modes.
Pour autant, en l'occurrence, si Wagner n'invente pas le motif récurrent, ni même ses modifications, il provoque bel et bien une rupture vertigineuse dans la structuration du discours musical. Jusqu'ici, au moins depuis l'opera seria de la fin du XVIIe siècle (c'est moins vrai pour l'opéra italien et français du XVIIe siècle, davantage lié au flux théâtral), la logique générale d'un opéra reposait sur la structure des « numéros ». On prévoit des airs, des ensembles, des chœurs, des ballets, qui ont chacun leurs unités thématiques (très souvent des airs de type ABA'), assez hermétiques entre elles ; et on les relie par des récitatifs plus ou moins soignés.
Bien sûr, certains compositeurs trouvaient des couleurs propres à un opéra en particulier, comme Weber dans Der Freischütz (1821), avec sa tonalité fantastique très spectaculaire, qui révolutionna toute l'histoire de la musique du XIXe siècle, de Schubert à Tchaïkovski (une notule et une vidéo sont en préparation…), ou même, chez les Italiens, le compère Bellini avec I Puritani (1835), aux ambiances nocturnes très réussies.
Toutefois chaque air était bien distinct – on trouve quand même quelques rappels thématiques dans le Freischütz (notamment les trilles de la dérision du diabolique Kaspar, dans un de ses airs, qui revient dans la grande scène magique de la Gorge du Loup), mais la structure demeure, a fortiori avec l'interruption du flux musical par les dialogues parlés, très discontinue et compartimentée.
Il existait aussi des approches plus ou moins fragmentées, depuis les « numéros » très identifiés des opéras allemands avec dialogues parlés – c'est toujours le cas à l'origine – ou du belcanto romantique italien, jusqu'à des tentatives très intégrées, comme Euryanthe de Weber (1823), qui intègre des récitatifs chantés pour initier un style allemand durchkomponiert (c'est-à-dire entièrement mis en musique), certes nettement plus fades que les « numéros » ; ou Rigoletto de Verdi (1851), qui gomme de façon assez spectaculaire la frontière entre « numéros » et « scènes ».
c) Wagner : la révolution de la pensée musicale dramatique
Dans ce cadre, cette rupture wagnérienne apparaît en deux temps. D'abord avec Das Rheingold achevé en 1854, puis Tristan und Isolde, achevé en 1859 – qui marqua la véritable rupture, puisque Tristan fut représenté dès 1865, et L'Or du Rhin seulement en 1869 (la publication de sa partition attendit même 1873).
On se rend compte, au demeurant, que la réaction du monde musical et la velléité des compositeurs contemporains d'imiter ses procédés fut en réalité très prompte – les opéras français postwagnériens fleurissent dès les années 1880 (Gwendoline de Chabrier, Fervaal de d'Indy, ou encore, de façon plus débattue, Sigurd de Reyer).
Et Das Rheingold, précisément, marque une spectaculaire rupture dans la conception d'un opéra : le leitmotiv à proprement parler advient enfin, c'est-à-dire un réseau de « motifs conducteurs ». Dans cet Or du Rhin, Prologue du grand projet de Tétralogie, la structuration musicale n'obéit plus à une logique de juxtaposition de scènes thématiquement autonomes ; on y trouve peu de grandes lignes vocales mémorables, au demeurant, puisque le rôle de chanteur y est davantage déclamatoire que mélodique.
En effet le matériau musical repose sur des cellules musicales, pour certaines parentes, évoquant personnages, objets, concepts de l'opéra – Rhin, or, anneau, malédiction de l'amour, Walhalla, lance, servitude, heaume... Lorsque le poème nomme l'un de ces sujets, ou mieux, pour évoquer leur présence en l'absence d'explicite textuel, le compositeur suscite ces motifs, qui restent communs à tout l'opéra (et même, pour la Tétralogie, aux quatre opéras). Ils peuvent aussi muter (tonalité, mode majeur ou mineur, rythme, orchestration...) ou se combiner (être joués simultanément, voire se contaminer).
Ainsi, c'est l'impératif de la situation scénique, voire de l'évocation textuelle, qui motive très précisément le geste compositionnel ; il n'est plus possible, comme le faisait Rossini, de réutiliser un fragment d'opéra antérieur, ni même, comme l'avait osé Verdi, d'écrire en amont ses airs et ensembles une fois la situation (et, je suppose, le mètre) fixés avec son librettiste, avant même que de disposer du détail du texte.
L'opéra devient ainsi un grand flux continu, où les événements musicaux sont intimement – et pour ainsi dire exclusivement – liés au détail de l'intrigue, aboutissant à un étonnant mélange entre immense macrostructure rationnelle (le réseau des motifs) et juxtaposition d'événements ponctuels (les événements musicaux adviennent sans délimitation ni symétrie, exclusivement suscités par le texte).
Cette conception est absolument neuve et, à ma connaissance, sans précédent, d'autant que le matériau thématique s'y combine, certains motifs advenant simultanément, se créant les uns les autres, se combinant, s'altérant au gré des situations. C'est précisément ce procédé que nous allons explorer ensemble dans cette petite vidéo explicative.
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2. Nommer les motifs
Wagner, donc, n'a pas établi de table de ses motifs. Il en a théorisé leur usage ; ils sont présents, perceptibles ; mais il ne les a pas nommés ni délimités dans les œuvres où il les emploie. Les éditeurs de ses partitions s'en sont chargés dans des tables liminaires qui les recensent et leur attribuent des noms ; puis ce fut au tour de ses exégètes – Lavignac en est l'exemple francophone le plus fameux, et l'un des plus anciens. Dans Wagner (c'est moins vrai pour Pelléas), je ne trouve pas qu'il y ait beaucoup de doute sur la conception d'un élément comme leitmotiv – et non, je veux dire, comme une récurrence fortuite d'une formule, trop banale ou trop limitée pour avoir un sens –, ils s'affichent réellement comme tels.
En revanche, pour ce qui est de leur signification… l'ambiguïté peut être réelle. Ainsi le motif « Unmut » (« déplaisir », « mécontentement »), désigné comme « courroux de Wotan » par Wilder et Lavignac, apparaît-il aussi bien au début de l'acte II pour désigner le désespoir du dieu, forcé de sacrifier son enfant illégitime par sa ligne de défense rhétorique ratée auprès de son épouse (il sourd alors de partout dans l'orchestre, à la fin de leur rencontre), qu'au milieu de l'acte II pour accompagner sa fureur contre la désobéissante Brünnhilde.
Dans les éditions piano-chant, plusieurs cas de figure : pas de table chez Felix Mottl. Victor Wilder (1893, réduction Richard Kleimichel) propose une table des motifs dont les intitulés sont repris dans l'ouvrage d'Albert Lavignac, professeur d'harmonie au Conservatoire (Le voyage artistique à Bayreuth, 1897). Karl Klindworth (1900, dans sa réduction pour piano) présente une table en allemand pour l'édition anglo-germanique incluant la traduction de Frederick Jameson. On y retrouve les noms allemands les plus couramment appliqués. De même pour Otto Singer II en 1910 : le motif n'est pas recopié selon la même norme, mais les noms demeurent identiques – je ne sais pas qui les a inventés, puis popularisés, je serais évidemment curieux si l'un d'entre vous le sait déjà, cela m'évitera quelques recherches (alors que j'ai un concert à préparer et des vidéos Pelléas à produire).
Comme j'en ai l'habitude pour Carnets sur sol, je me fonde essentiellement sur la littérature primaire : je nomme les motifs selon ma perception d'auditeur plutôt que de reproduire les propositions des érudits. Il peut donc y avoir des divergences – et, qui sait, quelques éclairages distincts.
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3. La pédagogie musicale en vidéo
Devant l'ampleur de la tâche (et les dizaines d'heures qu'il aurait fallu pour réaliser une notule sur le sujet), je me suis laissé convaincre par des conversations avec des lecteurs et des amis : fusionner les avantages de la fluidité du podcast et de l'incarnation de la vidéo de déchiffrages, au service du projet d'une démonstration notulaire.
J'aboutis donc à ce format pédagogique en vidéo – où je tâche d'exposer dans le détail la concaténation des motifs dans le duo de l'acte III de La Walkyrie de Wagner (Brünnhilde-Wotan). À partir de la réduction piano de Richard 𝐊𝐥𝐞𝐢𝐧𝐦𝐢𝐜𝐡𝐞𝐥 et, pour rendre la chose plus accessible, de la traduction française de Victor 𝐖𝐢𝐥𝐝𝐞𝐫 (1,2,3,4).
L'idée est d'exposer pas à pas, assis au piano, ce qui se passe à chaque moment, les parentés entre motifs, leurs mutations et superpositions.
C'est un premier essai : le son de la voix est trop bas par rapport aux normes, le résultat est sans doute trop long (mais c'était très riche et il fallait vraiment avoir entendu le début pour comprendre l'évolution…), j'essaierai de proposer des séquences plus courtes – mais en réalité, faire plusieurs vidéos courtes me prendra davantage de temps. Aussi pour l'heure, à l'instar des déchiffrages filmés, je laisse ceci à disposition de ceux qui seront intéressés par la démarche, sans chercher à séduire au delà. (Clairement, pour une première approche, ce serait aride dans ces conditions techniques, sans un montage dynamique.)
Je pense toutefois qu'il y a de quoi piquer l'intérêt des amateurs de Wagner, une plongée dans ce qui constitue la spécificité la plus impressionnante de son langage musical – avec l'harmonie, certes, mais c'est un peu plus délicat à appréhender pour la partie non musicienne du public –, et que je me suis efforcé de rendre aussi claire que possible.
Pour vous faire une idée du concept, je vous propose de jeter d'abord un œil à ces deux extraits :
→ motif de l'Amour de Brünnhilde et ses parentés ;
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4. Prospective
Il s'agit d'un premier essai, il y a sans doute des choses à ajuster et je suis bien sûr preneur de retours. Pour ma part, ce que je vois déjà :
¶ Le son de la voix est trop bas, il faudrait un autre micro plus proche, je ne sais pas encore comment régler cela – l'idée est de gagner du temps sur une notule, et je trouve le montage très ennuyeux (on ne peut même pas écouter de musique pendant !), donc toute solution impliquant de l'investissement de ce côté sera sans effet, puisque je me lasserai très vite.
¶ Même si je le trouve confortable pour pouvoir expliquer les choses dans le détail, le format est beaucoup trop long – et idéalement, j'aurais aimé une demi-heure de plus pour pouvoir mieux récapituler et tirer des conclusions ! Il faut dire qu'il s'agit ici d'une scène entière, où les motifs se transforment progressivement, il aurait été contre-productif de segmenter et de devoir réexpliquer la même chose à chaque itération. Peut-être aurai-je intérêt, pour le Freischütz par exemple, à faire une vidéo (de trois minutes) par événement, plutôt que tout cumuler ? Mais c'est en réalité beaucoup plus de travail de publier plusieurs vidéos… à méditer.
Preneur aussi de retours sur le sujet : privilégier de petites vidéos plus agréables à consommer, ou une grande arche qui permette un véritable raisonnement ?
¶ J'ai beaucoup d'idées de choses à montrer – pour l'instant, je le disais, je vise les influences sur Freischütz sur le XIXe siècle, les leitmotive de Pelléas scène par scène (ça peut occuper quelques mois / années…), éventuellement ceux d'Arabella de Strauss, qui sont spectaculairement riches et complexes (mais d'autres que moi seraient-ils intéressés, vu la célébrité relative de cet opéra ?) . Possibilité aussi de faire d'autres vidéo sans piano, mais je pressens que ce deviendrait vide abstrait, une sorte de podcast en plan fixe – vu que je ne veux pas passer mon temps en montage. Je ne suis pas sûr que les lecteurs de CSS apprécient particulièrement ce format de toute façon ; l'écrit permet de pouvoir relire, de se reporter rapidement à des notions mieux circonscrites.
¶ Je me dis aussi que ce pourrait être un mode de présentation plus intelligent de mes déchiffrages. Au lieu de balancer un format brut peu parlant – ou de mettre des heures en montage auxquelles je renâcle depuis des mois… –, choisir un extrait et l'expliquer. Ça ne correspond pas à ce que moi, auditeur, j'aimerais trouver – l'accès à des œuvres inédites, dans leur intégralité –, mais je pense que ce serait sans doute un meilleur moyen d'intéresser un plus grand auditoire potentiel (sur une cohorte qui constitue déjà la niche dans la niche…) en en extrayant les moments forts, avec un peu de médiation. Par exemple présenter les chants révolutionnaires et impériaux qui font toute l'armature de L'Aigle de Jean Nouguès – plutôt que de simplement les jouer en flux en laissant l'auditeur se débrouiller (et se lasser).
À nouveau, si vous avez un avis…
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5. Compléments
Je pense nécessaire d'avoir dans l'oreille une véritable version à écouter avant l'explication, voici par exemple la version Weigle (Bullock / Stensvold) où l'on entend bien l'orchestre : Weigle sur YouTube.
Et pour tirer les conclusions de tout cela dans votre propre pratique auditive, peut-être profiter de cette cette version sur le vif au Met en 1988 (Behrens / Adam), où les voix sont au second plan : bande du Met 88 (calée).
Pour davantage de méditations wagnériennes, direction le chapitre dédié de 𝐶𝑎𝑟𝑛𝑒𝑡𝑠 𝑠𝑢𝑟 𝑠𝑜𝑙 : l'horrible Richard Wagner. Je vous recommande en particulier cette notule-ci, qui explore l'origine mendelssohnienne du motif de la colère (et de l'abattement) de Wotan.
Si le sujet du leitmotiv vous intéresse, vous pouvez aussi jeter un œil, en attendant les versions plus développées en vidéo, sur l'intuition de tels motifs structurants dans Pelléas, malgré les dénégations de Debussy dans sa correspondance – mieux, il me semble qu'ils y sont encore plus fondamentaux dans la matière musicale que dans le Ring…
→ Les leitmotive de Pelléas, la preuve par Golaud.
→ Emprunts, morale de classe, bateau et leitmotive.
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À très vite pour de nouvelles aventures !
(Pour information, je poursuis la réimportation des dizaines de notules détruites par mon hébergeur et la réactivation des liens brisés… c'est en cours, il faudra sans doute quelques mois pour que le site redevienne complet.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie L'horrible Richard Wagner a suscité :
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jeudi 24 avril 2025
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Quand ma vie se superpose à l'histoire de la musique
Lorsqu'on commente sur des matières artistiques, il reste toujours nécessaire de s'interroger sur sa propre perspective. Que de déclarations sur l'universalité de telle œuvre, tel compositeur, que je pouvais à moi seul défaire – puisque je ne suis pas très fan de l'essentiel de l'œuvre de J.S. Bach, par exemple, et que je peux vous citer pas mal de gens qui ne sont pas un instant émus par le Quintette avec clarinette de Mozart.
Aussi, je tâche toujours de remettre en perspective ma propre perception – c'est le sujet d'une prochaine notule sur le « dire je », qui devrait être publiée dans un délai raisonnable. De me méfier, aussi, des réflexes que l'on a de toujours comparer, ou sur ce que l'on croit que l'on attend de nous lorsqu'on commente (ou même seulement écoute) des enregistrements.
Pour parler en toute transparence de cet enregistrement, et donner un peu plus de sens à mon cheminement, je dois vous dire un mot de ma vie de mélomane — donner des parcelles de soi, excellent pour la fidélisation du lectorat, à ce qu'on m'a dit.
Le moment où je me suis intéressé de plus près à la musique, autrement qu'en ambiance de fond, coïncide avec le moment où je me suis mis plus sérieusement au piano mais aussi et surtout, simultanément, où j'ai découvert avec émerveillement l'opéra, dans un parcours qui fut par hasard assez chronologique : Haendel (Messie, Rinaldo), puis Monteverdi (Orfeo), LULLY (Armide), Rameau (Castor & Pollux), Mozart (Don Giovanni), Rossini (Il Turco in Italia), Bellini (Norma, I Puritani), Donizetti (Lucia di Lammermoor, L'Elisir d'amore), Verdi (Rigoletto, Trovatore, Don Carlo), Puccini (Tosca), Wagner (Vaisseau, Rheingold)… mais Pelléas plus tardivement, une fois le détour pris par la musique contemporaine. Il faut dire que je trouvais beaucoup de musiques difficilement accessibles – les gentils modes traditionnels utilisés par Dvořák dans ses Danses slaves, par exemple, me paraissaient aux confins de l'atonalité ! J'ai donc vécu en accéléré, en quelque sorte, les émotions des mélomanes lors des grandes transitions musicales.
J'ai senti en moi-même la force de la rupture dramatique verdienne, la mobilité roborative des tournures rossiniennes, compris dans ma chair la révolution gluckiste des affects… et, précisément, pour Mozart, je fus complètement saisi d'émotion par la densité de cette Introduction de Don Giovanni, écriture très empathique, aux ambiances versatiles, juxtaposition de séquences très typées, empilement de lignes autonomes et très caractérisées dans les ensembles… la bascule depuis le seria baroque paraissait vertigineuse.
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L'effet première version ?
Ce vertige, je l'ai éprouvé un jour de Noël, en déballant ce cadeau que je m'étais choisi et en parcourant les premières pistes de cet univers inconnu – je ne connaissais alors à peu près que trois symphonies (31, 40, 41), deux concertos (9,23), l'adagio du Concerto pour clarinette et deux airs de la Flûte enchantée (« Der Vogelfänger » et « Der Hölle Rache »). Je savais que Mozart avait écrit des opéras, mais je n'en avais jamais éprouvé la teneur.
J'ai adoré cette écoute, évidemment, et depuis, en dépit de toutes mes protestations réclamant une plus grande variété du répertoire, j'ai toujours sur mon piano les Da Ponte et la Clemenza, et vais régulièrement les entendre en salle.
C'est pourquoi je me suis toujours demandé si ma perception de cet enregistrement n'était pas biaisée. Car, en fin de compte, l'Academy of Saint-Martin-in-the-Fields a certes des timbres magnifiques, mais la conception de Marriner reste toujours très tradi dans tout ce qu'il a légué, privilégiant la beauté et l'égalité (absolue !) du timbre de ses cordes en petit effectif, l'élégance du geste, sur la rhétorique, la couleur… Et, de fait, on peut trouver ses Noces un peu blanches orchestralement, son magnifique Così aux ambiances nocturnes un peu indolent, et ses symphonies très lisses, sans même parler de ses Haendel mozartiens, de ses Mendelssohn mozartiens, de ses Tchaïkovski mozartiens…
Par ailleurs, il existe d'autres propositions assez similaires dans l'esthétique de l'orchestre et des chanteurs, un entre-deux entre l'âpreté des baroqueux et les grands orchestres patauds : Pešek, Haitink, voire Harnoncourt-Concertgebouw pourraient très bien répondre à cette description, sont en effet d'excellentes versions… mais ne m'ont jamais autant ému. Effet première version assurément. (Et puis la pochette est tellement belle, ça donne furieusement envie d'aimer le contenu.)
Mais l'est-ce seulement ?
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Don Giovanni de Marriner
J'ai donc mis de côté cette version pendant des années, pour découvrir de nouveaux horizons – après Thomas Allen, j'ai eu beaucoup de peine à me résigner aux Don Giovanni ogres, ou même simplement méchants. Cette élégance de gentilhomme, certes perdu dans sa quête d'absolu mal conçue, ce sens de l'humour m'ont manqué ensuite. Mais je voulais accéder à d'autres propositions, et il était si peu probable que j'aie, d'emblée, avec un chef que j'ai peu estimé par ailleurs, trouvé la perle rare, disponible dans les rayons simplement parce qu'elle venait de sortir…
Hier, pour fournir un conseil à quelqu'un qui cherchait (discussion ici, ma proposition de playlist là) à constituer une courte compilation en style classique, je me dis avisément que cette version, qui contourne l'aspect potentiellement clivant des versions sur instruments anciens, mais ne donne pas non plus dans le monumental épais particulièrement repoussant pour des néophytes, serait peut-être indiquée. Par acquit de conscience, je me relance l'introduction… et miracle. Je comprends pourquoi j'ai autant aimé cette version, et pourquoi elle est en effet si réussie.
1) En effet, très belle proposition équilibrée de Marriner : élancée, timbres magnifiques, rien de rêche ni d'aigre, rien de figé non plus, le drame avance sans repos, paré de très beaux atours.
2) Les chanteurs, même ceux que je n'aimais pas trop à l'époque, ont en réalité eu une carrière considérable à la même époque – Sharon Sweet (Donna Anna) chantait du Verdi au Met (Lina dans Stiffelio, par exemple), Francisco Araiza (Don Ottavio) chantait aussi bien le belcanto que Massenet, et s'est même montré un formidable liedersänger (y a-t-il version plus aboutie du Winterreise, contre toute attente ?) – ou plus tard – Claudio Otelli, seulement Masetto ici, a ensuite fait les beaux jours de l'opéra décadent (Tamare dans Die Gezeichneten à Amsterdam ! Galilée dans l'opéra de Jarrell !) avec un mordant typiquement italien. J'y découvrais Karita Mattila, déjà étrange, mais d'une poésie de timbre, d'une mélancolie de ton, qui procure à sa Donna Elvira un caractère tout à fait extraordinaire.
3) Plusieurs des chanteurs – Otelli, mais surtout les deux hommes principaux – servaient un italien remarquablement expressif. Simone Alaimo ose des voyelles très franches – la voix est couverte pourtant, mais les [a] ouverts à l'italienne sont vraiment ouverts (distinction entre aperture et couverture, du très grand art), autorisant une approche textuelle particulièrement précise et généreuse. Je ne suis pas certain que quiconque ait aussi magistralement chanté Leporello, en faisant sonner l'italien aussi intensément, depuis Giuseppe Valdengo ou Fernando Corena ! Quant à Thomas Allen (Don Giovanni), j'ai été frappé à la réécoute à la fois par son accent étranger audible, son émission anglaise plus ronde, mais aussi par le soin apporté au détail de la diction, à la couleur des voyelles – on entend qu'il est étranger, mais il dit remarquablement. Et, je pensais l'avoir rêvé par autosuggestion, c'est à ma connaissance le seul Don Giovanni qui imite réellement son partenaire lorsqu'il se déguise à l'acte II (« Metà di voi qua vadano ») : les voyelles sont alors plus ouvertes, la patine ronde disparaît, la couverture devient moins audible, même le sourire de l'accentuation s'entend (cette façon de dissocier la syllabe finale de la syllabe forte)… dans la mesure du possible, Allen essaie de singer Alaimo !
Je dois dire que la qualité verbale de ces trois interprètes-là m'emporte très loin, même à la millième réécoute, et pas nécessairement en lien avec mes émotions de jeune auditeur. Et, moi qui n'ai plus guère la patience de réécouter Don Giovanni au disque, alors que je peux le jouer avec mes amis – dans la traduction de Durdilly supervisée par Gounod, mais c'est une autre histoire que je vous garde pour une autre instance – ou le voir sur scène à peu près deux fois par an si l'envie m'en saisit.
Fort de cette réévaluation qui se révèle en fin de compte (et contre toute attente) une simple confirmation de ses qualités supérieures, je vous recommande donc chaleureusement cette version qui n'est pas la plus célèbre de la discographie. Elle vaut la peine du coup d'oreille, en particulier pour les séquences maître-valet. (Je préviens que pour les rôles féminins, il existe plus adéquat.)
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Opéras de l'ère classique a suscité :
2 roulades :: sans ricochet :: 391 indiscrets
mardi 22 avril 2025
Cette dernière parution suscite en moi de (sombres) méditations.
Puccini – Tosca – Buratto, Tetelman, Tézier ; Santa Cecilia, Harding (DGG)
Une intégrale d'opéra chez les majors (Universal, Warner, Sony), c'est devenu rare. Grand point fort de cet enregistrement, l'orchestre de Santa Cecilia (le principal orchestre symphonique romain) et Daniel Harding – décidément un jeune prodige qui a tenu toutes ses promesses –, splendidement phrasé, avec une vision plutôt vive et sèche par rapport aux lectures amples ou voluptueuses, une des très belles directions de cet opéra au disque – alors que le choix est pléthorique en voix exceptionnelles, alors que les versions orchestrales de ce niveau ne sont pas si abondantes.
La distribution nourrit hélas mon amer constat sur l'orientation du chant lyrique depuis les années 70 : on privilégie des voix exagérément couvertes, artificiellement sombrées, qui portent mal dans les salles et sont assez moches au disque. Typiquement, j'aime beaucoup Tetelman que je trouve très impressionnant, mais ici, au disque, comme ça manque de fermeté dans le médium comme dans la ligne – les descentes chromatiques soulignent vraiment cette faiblesse. Et bien que très typé lyrique (pas très naturel, ferme ni mordant pour ce répertoire, donc), j'ai beaucoup apprécié l'élégance de ses chansons irlandaises semi-populaires dans les Dubhlinn Gardens.
Après une quarantaine d'années à entendre ce que le chant international fait de plus prestigieux dans des salles de volumes et de nature diverses, j'ai (à mon grand désespoir) fini, alors que j'étais vraiment tolérant à toutes les esthétiques, par être impatienté par ces techniques lyriques qui opacifient tout, si bien qu'on entend mal ce que les chanteurs disent (et même souvent les notes qu'ils chantent). Les techniques plus libres (impédance plus basse, couverture uniquement fonctionnelle et non esthétique), les émissions antérieures, les équilibres plus naturels ont marqué plus positivement, à mon sens, l'histoire du chant lyrique.
Cette intégrale, pour moi, marque un point de non-retour : malgré la très grande qualité des chanteurs (de grandes voix, de grandes techniques, et même pour Tetelman une grande personnalité), je n'arrive pas à m'intéresser à ce que j'entends, tant le texte est mâchonné, tant les voix sentent l'effort. J'ai tout simplement trouvé tout ça assez… moche.
Rageant, parce que le niveau musical des chanteurs n'a jamais été aussi élevé, et les qualités personnelles de ces artistes ne sont en réalité pas tant en cause que l'esthétique dominante du chant lyrique.
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Je suis vraiment triste de tenir ce discours de vieux grincheux ; toutefois à mon sens on touche vraiment à un problème structurel assez important dans un art dont tout le principe est d'être audible sans amplification. Cette nouvelle parution, pourtant interprétée par de grands chanteurs que j'admire beaucoup, était l'occasion de poser à nouveau les questions des choix techniques et esthétiques opérés par les professeurs – qui se revendiquent pourtant à peu près tous de la véritable tradition du chant italien, voire napolitain, depuis au moins Lauri-Volpi et Gigli, quand ce n'est pas Garcia –, et qui me paraissent tout simplement contre-productifs d'un point de vue pratique : pour le public, le texte n'est plus intelligible et la projection vocale bien moindre. Les quelques contre-exemples actuels permettent de mesurer ce qu'une émission franche et libre peut produire en clarté textuelle et en intensité sonore – Marc Mauillon, Martin Gantner, Gérald Finley…
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Glottologie a suscité :
6 roulades :: sans ricochet :: 82 indiscrets
mercredi 16 avril 2025
Il existe aussi des disques Naxos (musique de chambre avec violoncelle, piano solo) que je n'avais pas encore remarqués au moment de la rédaction de la notule, et par conséquent pas encore écoutés.
Si vous ne souhaitez pas utiliser Spotify – qui semble en panne aujourd'hui, décidément la technique m'abandonne de toute part –, ces disques se trouvent aussi en flux sur YouTube. Je vous donne le contenu de la playlist ci-dessous en image.
La discipline des nouveautés et des inédits
Se soumettre à l'écoute des nouveautés, c'est se détourner quelquefois de ses envies, ou limiter les grands cycles thématiques qu'on peut entreprendre… pour autant il s'agit, en réalité, d'un moyen assez incontournable pour ne pas rater des disques qui autrement resteront pour toujours dans l'anonymat – car avec le classement numérique, on ne peut pas « feuilleter » comme dans le bac des disquaires, il faut avoir pensé en amont ce que l'on souhaite trouver, et ensuite éventuellement procéder par proximités (qu'a enregistré par ailleurs cet ensemble, ce chef, que publie habituellement ce label ?).
Et, à condition de ne pas donner exclusivement la priorité aux réenregistrements des œuvres qu'on adore – si je me laissais happer à chaque Quatre Saisons, Schubert 14 ou Mahler 2… ma carrière d'éclaireur serait immédiatement achevée –, on peut être amené de la sorte à pousser des portes qu'on n'aurait assurément pas explorées. C'est en somme la crainte de laisser filer à tout jamais un monde inconnu qui nous rattrape, au bord de l'abîme de l'ignorance.
Je ne puis que rendre grâce à cette ascèse ; elle m'a permis la découverte, qui ne serait jamais advenue autrement, de fonds aussi vertigineux que ceux de Heirich Döbel (notule), Franz Joseph Aumann, Henryk Melcer-Szczawiński (oui, le disque est tiré de cette compétition, même s'il y en a eu d'autres depuis), Richard Rodney Bennett …
Et aussi faire quelques rencontres plus improbables, comme celle de Giorgio Federico Ghedini (1892-1965).
Une rencontre
Au départ, une nouveauté du tout début de 2025.
Aux côtés du Requiem de Pizzetti, que je connaissais et admirais déjà, des pièces (de type Canti sacri, Responsori…) de Ghedini (1892-1965), dont je n'avais pas du tout entendu parler. Des pièces manifestement très influencées par les modèles anciens : rhétorique baroque, imitation du plain-chant (harmonisation en homorythmie sur des thèmes issus du grégorien). L'album est hélas assez mal chanté par le Coro Euridice, audiblement amateur (les moyens sont souvent de fortune chez Tactus, mais rarement à ce point…). On ne prend pas forcément beaucoup de plaisir à l'écoute, cependant on peut se rendre compte de la beauté de cette partition très pudique, recueillie mais aussi finement écrite, qu'ils sont manifestement les seuls à avoir jamais enregistrée : grâces leurs soient rendues pour cela, ils ont joué leur rôle de passeur !
Aussi je me mets en devoir de réécouter le Requiem de Pizzetti (dans une belle version où il était éclipsé par la force de celui de Howells), puis d'aller chercher à réentendre Ghedini en d'autres instances.
Et j'y découvre beaucoup de choses étonnantes.
L'aventure Ghedini
Des concertos de toutes esthétiques :
→ un Concerto « L'Alderina » (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius) très romantique avec ses violons et flûtes pépiants, qui semble réexploiter les jeux d'imitation des concertos baroques dans un imaginaire harmonique davantage postwagnérien ;
→ un Concerto « Il Belprato » (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius), dont la référence bondissante est clairement baroque mais dont les harmonies toujours « à côté » ont tout du néoclassicisme (plutôt celui de la profusion de Milhaud et Françaix, ou plus encore des œuvres pour cordes de Roussel et Bartók, que l'épure stravinskienne) ;
→ une Fantasia pour piano et cordes (Orchestra da Camera Fiorentina avec Lanzetta & Borruso, chez Halidon-Lanzetta) qui voisine tantôt avec le Concerto de Schnittke, tantôt avec Chostakovitch ou Gershwin ;
→ un Concerto « L'Olmoneta » (Orchestre Alessandro Scarlatti de Naples, chez Naxos), un concerto pour deux violoncelles aux couleurs expressionnistes bariolées qui évoquent Hindemith, mais assorti d'une tension plus proche de Chostakovitch ;
→ une Sonata da concerto pour flûte (Orchestra Stesichoros chez Stradivarius, ou Rustioni chez Sony) qui se rapproche beaucoup de la Première Symphonie de Prokofiev, mais très marquée aussi, dans l'écriture de ses lignes pourtant lyriques, par la liberté du contrepoint des musiques les plus radicales… !
Des œuvres lyriques pour piano et voix ont paru chez Nar en 2000 et 2001, dans une veine simple et consonante, mais où la liberté des enchaînements et du contrepoint, certains accords enrichis montrent bien la palette expressive élargie que s'autorise un compositeur du XXe siècle. La voix de Tiziana Scandaletti, au timbre callassiforme (on pense à toute cette école d'Adelaide Negri à Tizia Fabriccini…), malgré des limites techniques perceptibles, reste tout à fait agréable. Privilégiez absolument le volume dédié à la musique sacrée (« Musica Sacra »), car dans celui consacré aux chants profanes (« Canti e Strambotti »), pourtant paru seulement un an plus tard, l'instrument s'est totalement effondré – elle semble avoir pris 40 ans dans l'intervalle, tout est en ruines, et difficilement écoutable (enregistré pendant un vilain refroidissement, j'imagine).
Le plus abouti tient probablement dans les 7 Ricercari pour trio piano-cordes (interprétation ardente et impeccable instrumentalement, Bonucci-Bonucci-Orvieto chez Stradivarius), d'une grande invention : comme ses modèles de la Renaissance (et des débuts du baroque), ici le ricercar est l'occasion d'explorer les possibilité du contrepoint, sans être contraint par la rigidité de l'unicité thématique et de la structure très codifiée de la fugue. La générosité de l'inspiration, dispensant les thèmes parallèles avec beaucoup de prodigalité, m'impressionne surtout, d'autant plus qu'il ne s'agit pas d'un pur jeu formel, et que ces pièces disposent d'un véritable engagement émotionnel, qu'elles soient vives ou lentes.
Et, le plus étrange sans doute, les trois grandes pièces pour orchestre du disque de Daniele Rustioni avec l'Orchestra della Toscana (chez Sony, en 2016, tôt dans la carrière du fulgurant Rustioni !).
¶ Appunti per un Credo se fonde sur le diatonisme grégorien (très peu de tensions dans la ligne, plutôt des tons entiers que des demi-tons), avec beaucoup d'unissons et de doublures, mais finit par évoluer de façon de plus en plus dramatique, avec des harmonies sophistiquées.
¶ Musica notturna, avec son lyrisme désolé, évoque le romantisme dévoyé par la Seconde École de Vienne ou les mouvements lents de Chostakovitch (Quatuor n°7, Symphonie n°5, Largo liminaire de la n°10…) où alternent les cordes blanchies et les bois isolés, avec des effets plus wagnériens de marches harmoniques inexorablement bâties sans jamais se poser sur une résolution.
¶ Studi per un affresco di battaglia (« Études pour une fresque de Bataille ») joue aussi du rapport entre archaïsme (ce début à l'unisson, très parent de celui de la Monna Vanna de Février) et modernité (avec des intervalles un peu dissonants et farouches), bientôt relayés par les batteries de bois et cuivres (inspirés par Berlioz et Lalo, ou par le stile concitato monteverdien ?), des mouvements plus proches du fugato, des thèmes syncopés (très beau solo de basson), et globalement une montée en tension, via beaucoup de marches harmoniques qui n'aboutissent jamais sur une résolution stable. L'ambiance est à rapprocher de l'Ouverture du Roi d'Ys de Lalo, très combattive, généreuse lyriquement, mais avec une surcouche beaucoup plus moderne (hindemithienne ?), qui s'efface çà et là pour laisser place à de véritables pastiches classiques (le solo de flûte !).
Professeur Ghedini
Derrière ces musiques qui m'ont peut-être plutôt intrigué que personnellement bouleversé – mais au fil des réécoutes, je sens que je m'attache de plus en plus à cette figure singulière – se révèle une personnalité importante et tout un paysage musical occulté.
Sa carrière a ainsi été d'abord dédiée à l'enseignement de la composition, dans les grandes villes du Nord de l'Italie (dès ses 25 ans à Turin, puis Parme et enfin Milan quasiment jusqu'à sa mort) – et, lorsqu'on écoute les multiples influences et l'inventivité de sa musique, cela ne surprend guère. Il pratiquait régulièrement l'exercice de la transcription, notamment du premier baroque italien (Gabrieli, Frescobaldi, Monteverdi…), qui a sans doute, là aussi, nourri son goût pour les références à la musique ancienne ; Il a aussi arrangé beaucoup de chants traditionnels pour le Chœur de la Société des Alpinistes Tridentins (Il Coro della SAT, à Trente). Parmi ses élèves célèbres, Luciano Berio – et aussi des chefs comme Guido Cantelli ou Claudio Abbado, mais cela n'a pas grande influence audible sur leur carrière, évidemment.
Son catalogue, très vaste, inclut trois films dans les années trente (Don Bosco, Pietro Micca, La Vedova) et neuf opéras, dont un Gringoire de jeunesse (1915, écrit à 22 ans) – considérant les goûts de Ghedini, j'imagine qu'il met en scène le chef de troupe des mystères fictionnalisé assez différemment du personnage fictionnel d'Hugo ou de Banville ! Il a aussi commis un Billy Budd d'après Melville (1949), un opéra en un acte qui constituerait une belle proposition originale, soit en contrepoint à celui de Britten, soit à d'autres œuvres courtes comme Le Pauvre Matelot de Cocteau & Milhaud !
En attendant (l'improbable) remise à l'honneur de cette figure, je vous invite donc à vous plonger par curiosité dans le legs qui nous est parvenu par le disque, et qui manifeste une approche musicale assez singulière dans son rapport fantasmé au passé, alors même que le langage porte clairement la marque de ses contemporains. La playlist en tête de notule est là pour vous aider – les Sept Ricercars et le poèmes symphoniques du disque Rustioni représentent sans doute la meilleure porte d'entrée pour se laisser surprendre par Ghedini.
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À bientôt, estimés lecteurs, et merci pour les expressions de votre sollicitude ces derniers jours – en espérant le retour, à quelque date prochaine, du site historique de Carnets sur sol !
(Je poursuis mon exploration des solutions techniques, mais je ne vous cache pas que les nouvelles ne sont pas bonnes.)
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dimanche 13 avril 2025
Pierre Rode – Quatuor Op.18 n°4 en sol majeur – Schuppanzigh SQ (CPO)
Ceux qui suivent ces pages savent pourquoi cette parution fut la joie la plus inattendue de ces dernières années.
(comme CSS n'est toujours pas en état d'accepter des connexions, je ne puis vous renvoyer aux notules, simplement mentionner la playlist afférente)
Après avoir admiré ses concertos pour violon, rêvé de ses quatuors, manqué d'en saisir un en concert – mais il me fut dérobé, cf. le pourquoi supra –, que vois-je ? Un enregistrement discographique.
Certes, un complément de disque consacré à Beethoven (pas vraiment de Ries ici, simplement auteur d'un arrangement pour quatuor à cordes de la Sonate violon-piano n°10 de Beethoven…), mais fût-ce un seul, je me jetai dessus.
Je ne suis pas pleinement bouleversé, et j'imagine que c'est assez normal : Pierre Rode utilise ici une grammaire assez classique, loin de la primauté mélodique et de la versatilité des émotions harmoniques qui font regarder ses concertos vers un premier romantisme. Un quatuor finalement assez décoratif et galant, dont l'élan dans les mouvements rapides se déverse en toute symétrie et sans ombres.
Le mouvement lent, une Sicilienne – balancement de rythmes pointés (c'est-à-dire de proportions 3/4 - 1/4) dans des groupes de triolets (= par groupe de trois) –, utilise, consciemment ou non, la première moitié du thème du premier mouvement, à variations, de la Sonate en la majeur K. 331 de Mozart (celle qui se conclut par l'Alla Turca). Cependant, son usage est en assez personnel, avec un soubassement harmonique qui bouge et semble apporter des changements imperceptibles à l'émotion dominante, comme une instabilité sous-jacente derrière son équilibre apparent. Assez prégnant, même si ce n'est pas au degré de ses meilleures réussites.
Et même si je n'ai jamais trop aimé la verdeur du Quatuor Schuppanzigh, je vous convie tout de même à découvrir cette petite page. Mais commencez, de grâce, par les concertos pour violon.
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mardi 8 avril 2025
Événement à l'occasion de la seconde édition du Festival Bizet (organisé à la Villa Viardot par Les Amis de Georges Bizet) : non seulement le premier opéra, mais la première œuvre écrite par Bizet (n°1 au catalogue Winton Dean), en 1855, à l'âge de dix-sept ans.
Un opéra comique de salon, pensé d'emblée pour l'accompagnement au piano et dépourvu d'ouverture. Sept numéros, pour une durée d'une heure dialogues parlés inclus.
Je n'en connais pas d'enregistrement ni même de représentation ; j'imagine bien que quelqu'un a dû le jouer quelque part, mais pour un compositeur aussi célèbre, avoir l'occasion de découvrir une œuvre inédite et entièrement conservée est un privilège rare, donné dans une salle comble.
La partition paraît écrite dans le ton d'une épure particulièrement juste et manifeste un sens mélodique, prosodique et théâtral supérieurement développé pour un compositeur qui n'a pas dix-huit ans. Ce n'est clairement pas
Le livret d'Henry Boisseaux repose sur un schéma simple (un acte, une heure dialogues inclus), mais qui tisse deux intrigues (à ramifications multiples) à la fois : d'une part le mariage de la fille du Docteur Job (qui veut épouser le jeune homme mélancolique qui attendait sous sa fenêtre de pension ou le héros anonyme qui l'a sauvée, tandis que son père aspire à une alliance matrimoniale aux avantages pécuniaires plus décisifs), d'autre part la détresse psychique – du jeune premier qui veut se suicider à la fois au poison, à la corde et au pistolet, mais aussi de Lord Harley, patient du Docteur, dont la mélancolie semble incurable. Le croisement des hypothèses d'hyménée et des désirs suicidaires, de plusieurs personnages à la fois, rend l'intrigue largement assez dense pour soutenir cette grosse demi-heure de musique.
Hors le duo tendre (n°5) et le final de réjouissante en quatuor (n°7), beaux mais très traditionnels, la partition regorge de belles idées.
N°1. Couplets de la fille du Docteur, qui souhaite se marier. Ecriture très syllabique pour favoriser l'intelligibilité du récit, puisque ces couplets font en réalité partie de la scène d'exposition.
N°2. Couplets de l'Ennui. Lord Harley, patient du Docteur Job, raconte combien la cure italienne prescrite par le médecin fut absolument sans effet sur son mal « amis ou maîtresse, tout me fait bâiller ». Ici aussi, mise en musique très syllabique, destinée à mettre en valeur le texte plaisant.
N°3. Trio de reconnaissance : les deux jeunes gens inconnus pour qui Éva soupirait ne font qu'un, qui se tient devant elle. Bizet fait là une belle démonstration d'ensemble « de stupeur », très en vogue depuis Rossini, avec de nombreux exemples dans l'opéra français du milieu du XIXe siècle. Les modèles sont tellement bien assimilés par Bizet que ce trio se compare aux meilleurs exemples du genre, avec son « orchestre » (cet opéra de salon a toujours été conçu pour piano seul) qui progresse harmoniquement sur un patron rythmique parfaitement récurrent, pour soutenir les entrées en canon des personnages. Je suis frappé par la belle finition de la construction, avec plusieurs récitatifs qui servent de pont entre plusieurs ensembles successifs dont la matière musicale se renouvelle. Et la qualité mélodique en est assez élevée.
N°4. Air de Toby. Révolté par les épreuves imprévues après cette reconnaissance inespérée – le père de famille lui impose des conditions financières impossibles et lui préfère un rival –, Toby exécute une parodie d'air de fureur « Dieu du mal, Esprit fatal »... en forme de valse de salon. (Vous me direz, c'est Meyerbeer qu'a commencé.)
N°6. Duo du duel. Le conseil donné par Toby à Lord Harley pour éviter le désespoir (prendre femme – TW objectification) lui a permis de gagner plus que la somme exigée par le père, mais voilà que le richissime aristocrate désœuvré choisit... sa fiancée ! Duo de défi qui ne se limite ni à la parodie héroïque, ni à la bouffonnerie légère – à mon sens le sommet de l'ouvrage avec le Trio de reconnaissance : l'enjeu dramatique y reste fort, tout en adoptant un ton badin, avec une intensité soudainement variable de la menace. On y voit passer des formules virtuoses qui convoquent les modèles héroïques de l'opéra sérieux – les aigus conjoints en triolets, la cadence du ténor, la double fusée à la tierce chez les solistes. (Par exemple chez Meyerbeer, la virtuosité superposée pour « Des chevaliers de la Patrie » au III de Robert le Diable, ou les ornements de Raoul dans le Septuor du duel au III des Huguenots.)
La parenté thématique, d'une franchise agitée, me paraît patente avec le duo Lorédan-Malipieri de l'acte II d'Haÿdée d'Auber, « Malgré moi l'effroi qui me glace » – c'est d'ailleurs une tournure qu'on rencontre régulièrement dans cet opéra spécifiquement, ces modulations soudaines en ut majeur lumineux où le chanteur égrène des fragments de l'accord de façon animée – y compris dans les mouvements plus modérés, témoin l'aveu d'Haÿdée à l'acte III ,« Ô mon maître je t'aime ». Et cette concordance paraît parfaitement logique : pendant les études de Bizet et lorsqu'il écrit ce premier opéra, Auber était alors le directeur du Conservatoire. Haÿdée, créée en 1847, était un immense succès (plus de 500 représentations au XIXe siècle), encore frais. Il est évident qu'un apprenti compositeur dramatique le connaissait ; qu'il en ait adapté certaines trouvailles, consciemment ou non, paraît parfaitement congruent.
Distribution particulièrement bien pensée, tous sont dignes d'éloges. Je découvrais Anaïs de Faria, soprano aux graves particulièrement naturels, et à la déclamation précise et éloquente, aussi bien en chantant qu'en parlant ! Et, parmi les retrouvailles, plaisir tout particulier d'entendre Ronan Debois, belle résonance et diction toujours aussi généreuse et expressive.
Accompagnés par Emmanuel Olivier sur le piano de Pauline Viardot (un Érard de 1898), aux caractéristiques très singulières : aigus nets et chaleureux, médiums brouillés, graves très larges, et évolution du son au fil de la tenue et des itération – un même accord répété va changer de couleur. Ainsi les formules très simples d'accompagnement paraissent se renouveler sans cesse, jusque dans leurs répétitions. Au prix de la perte de toute clarté harmonique, mais il est toujours passionnant d'entendre les équilibres tels qu'ils étaient pensés et réalisés en leur temps.
Données brutes
Concert du 5 avril 2025 à la Villa Viardot, dans le cadre du Second Festival Georges Bizet, organisé par les Amis de Georges Bizet, présidé par Hervé Lacombe et dirigé par Sylvie Brély, à l'occasion des célébrations du 150 anniversaire de la mort de Bizet dans cette même ville de Bougival.
Anaïs de Faria, soprano : Eva
Clément Debieuvre, ténor : Toby
Ronan Debois, baryton-basse : Lord Harley
Arnaud Marzorati, baryton : le Docteur Job
Emmanuel Olivier : piano, valets et direction
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mercredi 2 avril 2025
De profundis clamavi : pour donner du cœur à l'ouvrage tandis que le jour a fui, que le dernier bus est passé et que 11 km imprévus sont encore à ajouter à 10h de marche à fort dénivelé ; lorsque surtout la vue des paysages s'est dérobée dans l'obscurité ; la musique est une réelle consolation.
Pendant cette marche drômoise, outre l'irrésistible Don Giovanni intégral pour quatuor seul du Franz Joseph Quartet, j'ai beaucoup convoqué l'esprit rassérénant de Michael Haydn.
1. Un corpus déjà donnu
J'ai déjà évoqué quelquefois dans ces pages combien Mozart semble surclasser, en technique aussi bien qu'en singularité et profondeur de sentiment, l'ensemble de ses contemporains ; et combien, malgré de très belles symphonies ponctuelles chez Cannabich ou, mieux, Vaňhal, pour une fois les mythes musicographiques colportés de génération en génération ne semble pas exagérés ni trompeurs.
Au fil de l'accumulation des années, on glane tout de même quelques pépites symphoniques de l'ère classique, en particulier chez les (demi-)frères Vranický, chez Gossec évidemment, et puis, un peu plus tard, lorgnant déjà vers le romantisme, Friedrich Witt (dans les années 1790) et les révolutionnaires Variations sur la Follia de Salieri (1815), clairement l'œuvre où naît l'orchestration comme discipline, à mon sens – aîné de Mozart, il est vrai, mais où l'on sent clairement le tournant préromantique.
Et puis les frères Haydn. Compère Joseph (né en 1732), c'est un peu différent, on admire sa verve, son astuce, mais sa séduction demeure avant tout formelle, plutôt qu'émotionnelle. (Ce n'est évidemment pas quelque chose d'objectivement mesurable, mais j'ai l'impression que beaucoup de mélomanes s'accorderont là-dessus pour l'opposer à Mozart dont la force est plus immédiatement liée aux ressentis successifs suscités par des enchaînements harmoniques versatiles.)
2. Le style de Michael Haydn
La parenté entre le Requiem de Mozart (né en 1756) celui de son prédécesseur Michael Haydn (né en 1737), qu'il connaissait bien, a souvent été soulignée – ce n'est pas au stade du plagiat, mais l'imprégnation en est, de fait, particulièrement palpable. Pour autant Michael Haydn est loin de s'y limiter, et dans le domaine de la symphonie en l'occurrence, les parutions discographiques de ces dernières années ont révélé une figure à mon sens majeure.
Dans l'esprit, elles combinent la vitalité communicative de (Joseph) Haydn à une recherche de couleur et de sentiment qui nous paraîtrait plus mozartienne – et dont on découvre, a posteriori, qu'elle ne lui est pas forcément propre.
(Je glisse ici qu'il est toujours bon de se méfier lorsque la musicographie décrète que tel compositeur inaugure tel aspect du discours musical. La plupart du temps, il faut comprendre qu'il s'agit du premier compositeur célèbre à adopter cette technique ; pour pouvoir affirmer une primauté, il faut en effet très bien connaître la musique de ses contemporains et prédécesseurs, fréquemment joués ou non, publiés au disque ou non – voire réédités en partition ou non. Or assez peu de ces affirmations sont soutenues par de telles vérifications. Bien sûr, il existe des individus qui changent réellement le cours de l'histoire musicale, et des cas évidents de rupture – les symphonies, quatuors, sonates piano de Beethoven, les opéras de maturité de Wagner, les Clairs de Lune de Decaux, le Sacre du Printemps, le succès de la proposition de nouveau langage dodécaphonique à la mode schoenbergienne… Mais, typiquement, dans l'esprit du XVIIIe siècle, il n'est pas étonnant de trouver des équivalents à Mozart, ou du moins des prémices à nombre de ses coups de génie.)
Michael Haydn, donc, illustre assez bien, par endroit, et certes en moindres proportions – est-il lui aussi l'émanation d'un courant plus général, ou Mozart a-t-il été influencé par sa singularité propre ? –, les qualités émotionnelles en général associées à Mozart – les accès de mélancolie soudains, par exemple. Et cela au sein d'une armature plus régulière, plus franchement joyeuse aussi.
De très belles œuvres, donc, dans une veine positive ou feel-good, mais sans l'apparence d'un formalisme un peu éloigné de notre sensibilité passée par le long tamis du romantisme : je trouve que ces symphonies parlent assez directement, et prolonge le plaisir que l'on peut avoir chez certaines des bonnes symphonies de J. Haydn et Mozart – ses couleurs me touchent plus directement que Haydn l'Aîné, je pense.
Je suis tout particulièrement impressionné par le naturel des mouvements lents, plus « modernes » à nos oreilles, plus proche de Vranický, Witt ou Dupuy. Je suis aussi impressionné par ces multiples finals fugués, dont l'inspiration ne faiblit pas – l'esprit et même la matière musicale du final de la 34 évoque ainsi furieusement les développements de celui de la 41 de Mozart !
Et c'est donc sur ce plaisant tapis que mes pieds ont glissé durant les fraîches nuits sans lune du Diois ; un choix dont je ne cesse de me féliciter encore – et je compte sur vous, estimés lecteurs, pour flatter un peu plus ma vanité dans vos commentaires.
3. Discographie symphonique de Michael Haydn
(Je laisse de côté la musique sacrée, bien documentée aussi, mais qui m'a moins ébloui jusqu'ici. Moins bien servie interprétativement, aussi.)
Au risque de vous prendre au dépourvu, l'assez large fenêtre sur ce corpus repose sur deux entreprises anthologiques : le cycle CPO (j'ai compté 5 albums dont un double) et le cycle Naxos plus récent (2 albums pour l'heure) – quelle surprise.
Le premier avec l'Académie de Chambre Allemande de Neuss, à côté de Düsseldorf, dans un style assez informé, et divers chefs qui se succèdent ; j'ai surtout aimé Larsen pour le volume le plus récent, et Goritzki, dans une veine plus tradi, pour les volumes les plus anciens (dès 1995 !). Beermann, formidable dans la musique romantique, se trouve stylistiquement plus empesé ici.
Le second cycle, avec la Philharmonie de Chambre Tchèque de Pardubice, un orchestre qui ne joue pas du tout sur instruments anciens, multiplie les bonnes surprises. Déjà connu au disque pour sa très vaste contribution au répertoire classique et au premier romantisme, avec albums autour de Vaňhal, Stamic, (John Abraham) Fischer, Saint-George, Dušek, Rejcha, Bériot, Meyerbeer, des séries autour de Beck, Voříšek, Auber, et surtout Cimarosa (7 volumes) et Pavel Vranický (8 volumes sous son nom germanisé Paul Wranitzky) ! Un véritable orchestre de spécialistes, même s'ils ont aussi enregistré, plus tôt dans leur existence, Dvořák et Fučík. Malgré cette grande familiarité avec le répertoire classique et post-classique, leur style demeure très traditionnel, sur instruments modernes, avec des cordes prédominantes, lisses et vibrées, des tempi assez modérés, un spectre sonore très fondu et des articulations plutôt rondes, des caractères et des couleurs homogènes, des contrastes réduits. (En creux, on comprend volontiers que ce n'est pas mon idéal, mais il font un travail de documentation unique, et le font avec beaucoup de probité.)
Toutefois, pour ces deux volumes Michael Haydn, ils ont fait appel à Patrick Gallois, célèbre flûtiste (un superbe album Takemitsu et beaucoup d'explorations de concertos classiques et jeunes-romantiques) qui a aussi exercé comme chef d'orchestre avec beaucoup de bonheur – notamment avec le Sinfonia Finlandia Jyväskylä ou, plus récemment, avec la Chambre de Suède.
J'ai été très marqué par ses Symphonies de Friedrich Witt dont j'ai parlé il y a peu dans ces pages, et l'on retrouve ici les mêmes qualités de pâte légère, phrasé élégant, de tension dans les progressions harmoniques, vraiment le meilleur de ce que l'on peut attendre d'un orchestre sur instruments modernes dans le répertoire classique, et pour ainsi dire un modèle ! En outre ici, le choix d'inclure un clavecin en guise de vestige du continuo apporte du grain et du mordant à l'ensemble du spectre, et compense très bien ce que l'allure générale pourrait revêtir de lisse.
J'ai sélectionné pour vous quelques symphonies – et même quelques mouvements – à écouter en priorité : 20b, 21a, 23c, 26b, 33d, 34c et le rondeau de la ré mineur P.20, à glaner parmi les albums de ces deux belles séries ; cependant tout le corpus est de haute volée, et je ne saurai trop vous inciter à vous immerger à la recherche de vos propres chouchous – si jamais cet avant-goût a pour vous des saveurs de revenez-y.
4. La sélection d'autres symphonistes classiques
Pour plus de clarté, j'ai écarté le fin du fin de J. Haydn et Mozart de la sélection ; pour Haydn, dans la première moitié du corpus, si les 6 et 22 sont très bien documentées, la 39 est moins célèbre et manifeste le meilleur des contrastes du Sturm und Drang (les versions Ádám Fischer et Ian Page, avec des qualités opposées, permettent de se rendre compte de ces formidables qualités) ; pour Mozart, les symphonies non numérotées présentes dans l'intégrale Hogwood sont pour la plupart de valeur sensiblement égale aux symphonies numérotées qui leur sont contemporaines, c'est pitié qu'on ne les joue et enregistre littéralement… jamais, tout ça parce qu'elles n'ont pas reçu initialement de numéro lorsque le corpus s'est figé.
Mon parcours commence donc avec une des symphonies en mi bémol de Johann Christian Cannabich (né en 1731) pour représenter l'École de Mannheim, considérée comme pré-classique mais dont l'ensemble des codes se trouve sensiblement plus proche du classique que du baroque : basse continue au second plan (idée que la basse sert de matériau premier pour l'improvisation de tout un groupe de musiciens), primauté de la mélodie, formules plus vives, goût du trémolo (répétition de la même note avec des aller-retours d'archets très vifs, typique ensuite de la dramaturgie gluckiste)…
Musique un peu décorative, mais pleine de joyeuse vitalité.
Ici par les London Mozart Players de Matthias Bamert, sur instruments modernes, esthétique un peu à la Saint-Martin-in-the-Fields (rien à voir avec les London Classical Players de Roger Norrington, qui étaient au contraire très engagés dans le renouvellement du spectre sonore), simplement le disque que j'ai eu l'habitude d'écouter. Naxos en a beaucoup documenté, dans une esthétique d'orchestres de chambre encore plus tradi.
Profil très différent avec François-Joseph Gossec (1734), pour des symphonies dans un goût très différent, où la veine dramatique et gluckiste est beaucoup plus présente – trémolos, groupes d'appoggiatures en fusées, arrivée de chorals de cuivres pour soutenir la montée en tension (Beethoven fera grand usage de cette technique dans ses propres symphonies, par exemple le final du mouvement liminaire de l'Héroïque).
Pourtant, les premières symphonies (de l'opus 3) sont écrites en 1756, et celle que j'ai retenue pour vous (Op.6 n°3) en 1762, au moment des représentations d'Orfeo ed Euridice (à Vienne, octobre 1762) ; il n'est donc pas certain que Gossec ait eu le temps d'assimiler ou même de connaître cette partition. Se pose à nouveau la question, dans ce cadre, de la validité des discours (semi-)grand public sur les styles musicaux : Gluck est-il véritablement le père du style gluckiste, même s'il en fut un pionnier et diffuseur majeur ? Quelles étaient les sources de ces idées neuves ?
Pour sa symphonie La Chasse de 1774, on entend même des formules de flûtes en gruppetto, indépendantes du thème principal, effet d'orchestration utilisé pour la tragédie en musique et les pastorales, mais guère dans les symphonies allemandes du temps, à ma connaissance. Gossec a aussi écrit, bien plus tardivement, des symphonies s'adaptant aux nouveaux régimes et à leurs styles respectifs : une Symphonie militaire pour orchestre d'harmonie en 1794, et une tentative d'orchestre étoffé (davantage que contrapuntique) pour sa fameuse Symphonie à 17 parties de 1809, même si le résultat ne ressemble pas encore véritablement à une tentative d'orchestration au sens où nous l'entendons désormais (pour moi, le point de départ est à chercher chez Beethoven et… Salieri).
En tout cas très intenses et dramatiques, ces symphonies méritent le détour. Elles ont connu un regain d'intérêt relatif avec la (timide) redécouverte de Gossec ces dernières années (Le Triomphe de la République, Quatuors, Thésée…), mais le Concerto Köln fut pionnier pour les servir en en respectant le style, et les enregistrements (à part sur le détail de la connaissance musicologique) n'ont pas vieilli d'un pouce.
Jan Křtitel (Jean-Baptiste) Waṅhal (Vaňhal en tchèque moderne), né en 1739, n'est pas la plus forte personnalité de la série, mais se trouve agréablement équidistant du baroque finissant, du style galant et de l'influence dramatique française – ses cinq recueils de symphonies sont tous publiés à Paris entre 1771 et 1780, en pleine fièvre gluckiste.
J'aime particulièrement la symphonie en la (Bryan A2 au catalogue, donc je suppose la deuxième des symphonies en la majeur qu'il a commises parmi les 21 publiées), lumineuse et jubilatoire, et encore davantage la Bryan e1 qui a, dans son Menuet et son Final, des aspects de ballet d'opéra farouche ! D'une manière générale, ses symphonies en mineur ont davantage de relief – alors que ce n'est pas nécessairement un discours que je tiendrais sur ses contemporains.
Ses mouvements lents ne sont pas les plus réussis du temps, ou du moins se limitent souvent à une pensée délicate et galante ; à l'inverse, grand avantage concurrentiel sur les menuets, en général pourvus d'une véritable substance mélodique et dramatique.
Corpus bien couvert par les spécialistes : cinq volumes chez Naxos par des interprètes divers (le dernier, où la Toronto Camerata pas très colorée et vraiment tradi, est énergisée par le spécialiste baroqueux Kevin Mallon, est particulièrement réussi), un disque des London Classical Players & Matthias Bamert chez Chandos. Mes chouchous : la Chambre de Prague & Oldřich Vlček (tradi mais allant et timbres savoureux) chez Supraphon, et bien sûr à nouveau le Concerto Köln chez Elatus, dont l'ardeur, l'articulation et la saveur ne connaissent toujours guère de concurrents pour ce compositeur.
Je connais mal le corpus symphonique de Boccherini (1743), mais il est difficile de ne pas citer sa symphonie Op.12 n°4, dite La Casa del Diavolo : composée en 1771 alors qu'il est à la cour d'Espagne, elle réutilise de la musique déjà existante mais produit un résultat particulièrement atypique.
Pour le premier mouvement, il s'agit de sa propre Sonate « pour piano et violon » op.5 n°4. Mais le dernier mouvement a une tout autre histoire. Dix ans plus tôt, Boccherini était à Vienne après avoir quitté sa Toscane natale dans les bagages de Gluck qui l'avait remarqué. Et il jouait dans l'orchestre pour la première mondiale du fulgurant ballet Don Juan, dont il conserva manifestement de vifs souvenirs, puisqu'il lui emprunte le motif de son final – qui sert de matrice, orchestration comprise, à tout le dernier mouvement, d'une intensité dramatique peu commune : fusées descendantes de violons, cris de hautbois, appels de cors, comme une cavalcade infernale. Gluck en était lui-même très satisfait, puisqu'il le réemploie en 1762 dans Orfeo ed Euridice, comme Danse des Furies. Boccherini, dans sa symphonie, l'introduit après un prélude lent qui ouvre ce troisième mouvement — pour autant il ne dérobe pas du tout la paternité de son inspiration : le titre du mouvement est « Chaconne qui représente l’Enfer et qui a été faite à imitation de celle de Mr. Gluck dans le Festin de Pierre », un hommage absolument pas dissimulé !
Le résultat en est très impressionnant comme son modèle ; j'ai proposé deux interprétations qui font entendre des aspects assez différents de l'orchestration : Giardino Armonico & Giovanni Antonini d'une part, avec un son d'orchestre très disjoint et martellato, particulièrement furieux et impressionnant ; d'autre part l'Academy for Ancient Music & Christopher Hogwood, au son d'orchestre plus cohérent, qui met peut-être encore plus en valeur la masse sonore menaçante des sonneries des deux cors.
Pavel Vranický (1756, généralement diffusé sous son nom allemand Paul Wranitzky) y figure bien sûr. Beaucoup de notules (recensées en fin d'article ici) ont été consacrées à ses œuvres et notamment des réflexions sur l'audace de ses réalisations ou sur le choix de symphonies alternatives à celles de Mozart. La Symphonie en ré Op.52 avait été choisie comme disque-star de la décennie 1780.
J'ai retenu, cette fois-ci, trois symphonies, dans des interprétations non musicologiques, mais servies avec beaucoup de saveur par la Chambre Dvořál & Bohumil Gregor – timbres tchèques acidulés qui compensent tout à fait la belle lecture tradi (mais tendue et très bien phrasée).
C'est finalement celle en ré Op.36 que je préfère, je pense. Comme l'opus 52, son introduction est très parente de la Deuxième de Beethoven, postérieure (1802), mais son premier mouvement utilise des appoggiatures furieuses qui évoquent les Ouvertures Leonore II & III, le duo Pizarre-Rocco, le final de Fidelio et même, dans un fragment du thème, « son rose spinose, son volpe benigne » (air de Figaro à l'acte IV des Noces), donc nageant dans un univers. L'autonomie des clarinettes et bassons fait elle aussi porter le regard vers le Beethoven des symphonies 2 & 4. Par ailleurs, la fermeté mémorable des thèmes marque beaucoup, ainsi que leur usage dans des marches harmoniques immédiatement émotionnelles. Les mouvements lents annoncent peut-être encore davantage le romantisme – aspects de Haydn, mais aussi de Tarare de Salieri, voire du deuxième mouvement de la Deuxième de Mahler pour l'opus 36, mais encore plus frappant pour l'opus 56, digne des pages les plus mélancoliques de Mozart, Beethoven… ou de la Troisième de Bruckner. La Polonaise de l'une, le Menuet de l'autre, restent très marquants, avec un véritable matériau musical, pas simplement un objet de décoration (la Polonaise a quelque chose de l'Allegretto scherzando de la Huitième de Beethoven). On pourrait tracer des parallèles similaires pour Symphonie en ut mineur Op.11, avec quelques échos gluckistes en sus dans les tournures dramatiques.
En somme, véritablement un corpus qui constitue une synthèse et regarde déjà loin vers l'avenir – je ne sais s'il est le révélateur du goût d'un ensemble de compositeurs qui n'est pas documenté au disque et auquel a puisé Beethoven, ou si Beethoven a directement été impressionné par la musique de Pavel Vranický.
Je passe plus vite sur la fin de ma liste : ce sont des profils déjà préromantiques ou « révolutionnaires » (existe-t-il vraiment un style révolutionnaire ?) comme Étienne Méhul (1763) – le début de la Première Symphonie n'est pas si loin de Mendelssohn –, et d'une manière générale, les motifs courts, le ton combattif, le goût du contraste, l'aspect tapageur et tourmenté rapprochent beaucoup, de l'avis général, ces quatre symphonies de Beethoven – dans un style certes plus français.
La version Musiciens du Louvre & Marc Minkowski est la plus savoureuse sur instruments d'époque, tandis que celle de l'Orchestre Gulbenkian & Michel Swierczewski, certes un peu terne côté timbres (mais très honnêtement articulée pour une version tradi de non spécialistes) est la seule à proposer toutes les symphonies (je ne sais même pas si les 3 & 4 sont couramment disponibles ailleurs). J'ai aussi cité la version Solistes Européens Luxembourg & Christoph König, sur instruments modernes et légèrement influencée par les pratiques HIP, pour étoffer la proposition.
De même pour Bernhard Romberg (1767), dont les symphonies sont de toute façon plus tardives (vers 1830 pour la n°3), et portent véritablement la trace de Beethoven. Une notule entière lui est consacrée, je vous y renvoie, car on ne peut plus vraiment parler de symphonie classique (ni même postclassique) dans son cas. (Version : Kölner Akademie & Michael Alexander Willens, sur instruments anciens et très engagée !)
Exactement contemporain de Beethoven (1770), Friedrich Witt est mon immense coup de cœur de ces dernier mois, auquel une notule fut déjà consacrée : comme pour Vranický, je suis impressionné par la qualité individuelle de chaque mouvement, comme une œuvre autonome, mais dans un style plus tardif — dans la veine d’un tout premier romantisme encore très largement marqué par la langue et les formes classiques (structure des thèmes, menuets…), simplement un peu plus versatile du côté des coloris harmoniques (et donc des émotions)… si bien que sa Symphonie en ut « Iéna » a été un temps attribuée à Beethoven !
Outre la beauté des thèmes, vraiment d’une évidence folle (on pense au naturel de Mozart, à un Haydn légèrement romantisé, un peu en deçà du Beethoven de la Première Symphonie, et plus ponctuellement aux poussées de mélancolie d’Édouard du Puy…), je suis frappé par les trouvailles harmoniques, une ambiance d’opéra comique français dans l’adagio cantabile de la Symphonie Iéna. L’atmosphère générale est vraiment très belle et pénétrante, en particulier dans cette version, dirigée par l’excellent flûtiste explorateur Patrick Gallois, qui se détache pour son naturel. Les timbres du Sinfonia Finlandia Jyväskylä (230 km au Nord de Helsinki) ne sont pas du tout colorés (le même type de pureté très « blanche » que le Tapiola Sinfonietta, pour situer) et leur manière d’articulation reste plus tradi qu’informée ; mais l’épure de leur geste, la légèreté de touche, l’intelligence des phrasés rend cette interprétation particulièrement délectable – par rapport à toutes les autres, elles mettent davantage en lumière les jubilations thématiques (final de la Symphonie en la majeur) et les beaux glissements harmoniques (adagio cantabile de la Symphonie en ut), qui passent plus inaperçus dans les autres versions..
Le bonus, c’est ce final de la Symphonie en la majeur, qui se fonde sur le thème de la chanson révolutionnaire Ah ça ira !, mais avec beaucoup de grâce et de gaîté naïve, sans aucune effusion politique – je l’ai toujours entendu utilisé de façon assez sauvage, même dans les œuvres du temps qui ne sont pas des brûlots anti-Terreur.
Pour finir, j'ai poussé jusqu'à Antonio Cartellieri (1772), dont j'ai déjà vanté plusieurs fois les mérites dans ces pages, à la parfaite équidistance des univers : grammaire classique, mais usage romantique – les figures stéréotypées, les traits, les surprises harmoniques sont toujours utilisés pour renforcer l'urgence ou l'émotion. On sent clairement le contemporain de Beethoven. Et le résultat m'impressionne et me réjouit toujours beaucoup.
Interprétation pleine de verve et de feu par l'Evergreen Symphony (orchestre taïwanais) & Gernot Schmalfuss.
Antoine Bohrer (1783), Spohr (1784), Onslow (1784), Max Bohrer (1785) Czerny (1791), Moscheles (1794) et Berwald (1796) reprennent certains aspects postclassiques dans leur langage, mais sont déjà totalement romantiques, il faut bien tracer une frontière quelque part ; je ne les inclus pas.
Voilà ; je gage qu'avec cette petite brassée, vous pourrez vous occuper quelque temps si d'aventure la symphonie classique a votre faveur – ou si vous souhaitez lui redonner la chance qu'elle mérite, d'être entendue et aimée pour sa singularité, et non comme un objet un peu archaïsant et dépassé, ni comme le patrimoine des seuls J. Haydn & Mozart.
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lundi 17 mars 2025
Quelquefois, vu le prix en production d'un disque, on se demande comment certaines pistes peuvent passer.
Ainsi l'air de Mitridate par Reinoud Van Mechelen dans son dernier disque avec son orchestre A Nocte Temporis – excellent ensemble qui s'est illustré, récemment, dans la tragédie en musique (magistrale version de Céphale & Procris d'Elisabeth Claude Jacquet de La Guerre, en concert puis parue chez Château de Versailles Spectacles il y a quelques semaines).
Ensemble d'un niveau particulièrement élevé, direction particulièrement attentive aux textures, aux couleurs, aux contrastes, à l'intensité dramatique. Leur série discographique autour des grandes haute-contre françaises (Dumesny pour la génération LULLYste, Jéliote pour la génération ramiste, Legros pour la génération gluckiste) était aussi particulièrement passionnante, par le répertoire comme par l'engagement général – et le résultat, très beau.
Les fidèles de CSS pourraient penser que je n'aime pas (la voix de) Reinoud Van Mechelen. Ce n'est pas tout à fait vrai : j'ai été ravi de son disque de lieder du rare compositeur wallon Edouard Lassen, interprété dans une émission mixte souple et caressante, avec une diction précise, assez idéale pour du répertoire romantique. À la réécoute, je trouve tout de même un désagréable manque de fermeté dans le médium comme dans la ligne – les descentes chromatiques soulignent vraiment cette faiblesse. Et bien que très typé lyrique (pas très naturel, ferme ni mordant pour ce répertoire, donc), j'ai beaucoup apprécié l'élégance de ses chansons irlandaises semi-populaires dans les Dubhlinn Gardens.
En revanche il est exact que je trouve sa technique tout à fait inadaptée pour de la tragédie en musique : diction peu ferme, timbre uniforme, héroïsme impossible, couverture exagérée des sons, à titre plus personnel un timbre blanchâtre émis assez en arrière que je trouve très laid, et, si l'on veut raffiner la finesse, émission mixte qui n'existait pas à l'époque de ces rôles. Dans certaines œuvres, l'engagement indéniable peut me faire rendre les armes (en Céphale, c'était tout de même très convaincant, indépendamment de mon goût) ; pour autant, structurellement, je trouve sa technique problématique, en tout cas contradictoire avec le répertoire qui est le sien. (Et son omniprésence ces dernières années me gâche un peu mon plaisir, pour ne rien cacher. Passer du règne du superdisqueur Auvity à une proposition aussi lisse, c'est un peu difficile.)
Au-delà de la technique, mais conditionnée par elle, je suis également frustré par son approche esthétique, pas illégitime en soi ; et cependant qui me paraît assez à l'opposé des points forts de ces œuvres. Ainsi Mechelen tend à privilégier, lorsqu'il chante, la ligne mélodique continue, le flux musical, dans un répertoire dont l'essence repose sur l'asymétrie des métriques et sur le relief procuré par le texte. Frustrations à multiples niveaux, donc.
Voilà donc d'où je parle, pour situer. Je ne suis certes pas le public cible de cet album : je n'aime pas beaucoup les airs de concert de Mozart, et je n'attends pas beaucoup du ténor. J'imagine que cela peut tempérer ce que je vais dire.
Le disque est en réalité assez réussi, même si ce n'est clairement pas un premier choix lorsqu'on peut avoir Christoph Prégardien et L'Orfeo Barockorchester, mais la première piste, en principe le produit d'appel du disque, m'a interloqué.
D'abord, ce n'est pas un air de concert, contrairement à ce que promet le titre de l'album, mais un air d'opéra, tiré de Mitridate. On se figure donc que cet écart se justifie parce qu'il s'agit d'un air particulièrement virtuose et impressionnant, supposé saisir le public, et qui met en valeur le chanteur. [À moins que ce ne soit un réemploi d'un air de concert préexistant, je n'ai pas vérifié cette hypothèse.]
Première impression vive : l'acidité, la disparité des timbres, la discontinuité du spectre orchestral – comme si l'on avait demandé à l'orchestre de Monteverdi de jouer du Mozart. L'impression d'entrer dans la tête de tous ceux qui ont longtemps conçu le mouvement baroque comme jouant faux (ce n'est pas le cas ici, mais ça produit cet effet dépareillé), moche, strident. Aujourd'hui pourtant on sait pourtant confier les interprétations sur instruments anciens soit à des spécialistes de chaque période, soit à des musiciens suffisamment aguerris pour adapter leur mode de jeu au style interprété. (Et j'imagine que c'est le cas ici, mais je ne sais pas ce qui s'est passé.)
Pour autant, ce qui m'a le plus interpellé réside dans l'approche vocale : un disque aujourd'hui, dont on ne peut espérer aucune retombée financière, constitue un investissement destiné à crédibiliser un artiste ou un ensemble, en vue de susciter plus d'engagements en concert (subventionnés... car le concert classique n'est à peu près jamais rentable en billetterie, hors événements de prestige avec peu de musiciens et billets à quelques centaines d'euros), voire de faire négocier des cachets plus hauts lors de prochains engagements. Visibilité, notoriété. Et, pour un tel album, la première piste est supposée constituer une carte de visite, un point d'accroche, une promesse pour le reste du disque.
Or, ici, non seulement la première piste ne correspond pas à la promesse du titre, avec cet air de Mitridate qui n'est pas un « air de concert », tiré d'un opéra de jeunesse de Mozart ; mais surtout son exécution vocale laisse voir des faiblesses qui ne figurent que de façon bien moins saillante dans les autres pistes. Pourquoi l'avoir ainsi placé en démonstration ? Personne ne s'est-il rendu compte du problème ?
Car, enfin, sur un air aussi exposé, qui a été de multiples fois interprété par des artistes désormais emblématiques (on dispose par exemple, pour s'en tenir aux seules intégrales, de Schreier, Blake, Croft, B. Ford, Sabbatini, Spyres...), réputés pour leur agilité vocale, que ces airs étaient conçus pour mettre en valeur, personne n'a-t-il senti à quel point les difficultés de la partition plaçaient surtout en exergue les limites de la voix : peu de métal, une voix mixte omniprésente mais subie, qui ne permet pas d'alléger ou d'assouplir, avec pour résultat des couleurs uniformément livides, et surtout un aigu qui se serre dans la gorge, poussé, blanc. Et si l'on regarde du côté de l'italien, c'est pire, tout est invertébré, pas d'accentuation, aucune aperture vocalique n'est juste, tout est lissé dans une sorte de couverture uniforme, indifférenciée, idiomatique d'aucune langue. J'ai déjà dit que je n'aimais pas beaucoup son approche un peu uniforme de la prosodie française, mais ici, c'est tout de bon l'articulation qui est floue, et l'intention suit. Ce n'est pas catastrophique, en concert on trouverait même cela tout à fait bien – eu égards aux standards actuels d'une part (qui valorisent ces configurations vocales aberrantes sur le plan de l'efficacité sonore), et d'autre part considérant la difficulté notable de cette pièce. Toutefois, de là en faire la première impression d'un disque, qui peut se comparer à une concurrence riche et prestigieuse, je ne comprends pas le projet.
La mauvaise impression a été difficile à secouer pour moi : alors que le reste du disque m'a paru tout à fait correct, j'ai mis du temps à l'écouter sans point de vue négatif. Je ne dis pas que j'ai été séduit, les caractéristiques restent sensiblement les mêmes : je n'aime pas beaucoup ces airs, je n'aime pas beaucoup l'esthétique de Mechelen, je trouve l'orchestre étrangement grêle, et l'état de l'italien reste particulièrement déplaisant ; pour autant ce reste une proposition tout à fait décente, qui s'écoute sans déplaisir. Reste la question, lancinante : sélectionner une telle piste imparfaite pour débuter un disque, chez des musiciens professionnels habitués à l'exigence, et dont l'employabilité repose sur la réputation, quelle étrange fantaisie.
Je ne suis vraiment pas un zélote de la perfection – au contraire, même, les imperfections peuvent procurer de la tension, susciter, l'imagination, etc. (vous souvenez-vous de Katherine Fuge ?) –, mais dans un air de concert et de démonstration, exposer ainsi ses limites ne paraît pas raisonnable, et en tout cas probablement pas en accord avec les attentes du public ni le niveau habituel d'exigence professionnelle chez ces artistes, dont j'ai déjà admiré les hauts accomplissements (Mechelen inclus) à de multiples reprises dans la tragédie en musique.
Pourquoi ?
Je crois que la pochette nous donne une indication : Reinoud Van Mechelen est à la fois le chanteur, le chef d'orchestre, le fondateur, le recruteur, le directeur artistique de l'ensemble. Sur les labels indépendants (dont l'immense majorité de ceux qui n'appartiennent pas à Universal, Warner ou Sony…), le financement du disque est apporté par les artistes eux-mêmes (qui collectent subventions et mécénat), le label se comportant alors comme un prestataire technique (prise de son, réservation des studios, communication, parfois contenu éditorial...). Je ne sais pas comment fonctionne Alpha, mais la présence en gloire du chef-interprète sur la pochette accrédite cette hypothèse : il a dû avoir la main sur à peu près tout. Et, corollaire fréquent du pouvoir absolu, les mauvaises nouvelles ne lui sont pas nécessairement communiquées : on comprend bien que personne n'avait intérêt à souligner le fait que cette piste ne le mettait pas vraiment en valeur.
Mais tout de même, devant l'investissement humain et le coût d'un disque, qu'un choix aussi évidemment contre-productif ait passé toutes les strates de contrôle sans que personne n'émette de doute laisse assez perplexe. Je me suis laissé dire (de sources diverses mais concordantes) que notre héros avait plutôt un tempérament à être satisfait de lui, ce qui ne facilite peut-être pas ce genre de conseils – du moins pour ceux qui l'entourent et dépendent professionnellement des engagements qu'il donne ou des financements qu'il peut lever.
(Vous comprenez donc que je tiens ici le mauvais rôle du messager de malheur, alors même qu'il existe tant de disques formidables que je n'ai pas le temps de signaler plus proprement qu'en les empilant dans des playlists !
L'objectif est évidemment surtout de lancer ces questions au travers du prétexte de ce disque, à propos des logiques internes de ce type de production. La notule aura aussi été, au passage, l'occasion de recommander à peu près tous les autres disques de l'ensemble, on ne peut pas dire que je leur fasse du mal, à part éventuellement à l'amour-propre, j'imagine qu'on est déçu quand on ne convainc pas avec son dernier disque.)
En réalité, ce n'est peut-être pas si infondé que je le crois, et les gens plus introduits dans le milieu que moi confirmeraient peut-être que les fantaisies ou aveuglements des chefs ne sont guère contredits. (On me le raconte quelquefois, mais j'ignore le degré emblématique ou ponctuel de ces anecdotes.)
J'avoue attendre avec impatience et gourmandise que Reinoud Van Mechelen suive la voie de Jérôme Correas (inconsolable de l'avoir souvent entendu diriger, mais jamais chanter), vu le talent indiscutable que je lui trouve comme chef, et plus relatif, du moins dans les répertoires qu'il fréquente le plus, comme chanteur. [Pour être tout à fait honnête, je lui connais pas mal d'admirateurs. Je les tiens pour malavisés, il va de soi, car chacun a ses raisons d'avoir ses raisons, mais c'est tout de même le signe qu'il ne doit pas faire si mal que je le crois.]
Le projet de cette notule n'est donc pas de médire de la voix à partir d'une piste isolée quoique mise en valeur – ce n'aurait pas grand intérêt –, mais plutôt que pour partager ces interrogations sur les dynamiques artistiques invisibles de ce type de production.
À bientôt pour de nouvelles recommandations !
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dimanche 16 mars 2025
Qu'écouter pour se mettre du cœur à l'ouvrage lorsqu'il faut grimper de nuit, que les pater naux se sont tus et que le silence ne suffit plus ?
Après avoir expérimenté (en milieu davantage collinaire) les romantiques russot-ukrainiens (Tchaïkovski, Kalinnikov, Glière...), cette fois-ci, place aux classiques viennois !
En premier lieu, un très rare cas de disque documentant l'arrangement instrumental intégral d'un opéra ; pour y parvenir, il a fallu d'une part l'existence d'un enregistrement d'époque attesté qui fournisse une justification sur l'« authenticité » de l'œuvre finale (je ne suis pas persuadé qu'on aurait osé commander purement et simplement un arrangement aussi vaste à un compositeur vivant) ; d'autre part une œuvre aussi célèbre et désirable que Don Giovanni !
Peu importe, le résultat est là, jubilatoire : il faut s'habituer au son vraiment âpre du Quatuor Franz Joseph, sur instruments anciens, pas vibrés, qui grincent un peu en première écoute – une fois immergé, on se rend compte de leur ardeur et de leur maîtrise ! – et se déroule alors l'entiereté de l'intrigue et sommets de l'opéra, à travers des choix avisés qui privilégient tantôt les lignes vocales, tantôt l'accompagnement (lorsque les notes répétées de la partie parlée ont peu de plus-value musicale sans le texte, ou lorsqu'il est constitué de fusées spécifiquement pensées pour violon, notamment).
À ce stade, je crois que vous commencez à entrevoir le triple intérêt majeur de ce type d'initiative :
¶ Renouveler le plaisir de ce type d'œuvre très souvent entendue, la faire miroiter sous un angle différent pour contourner la possible lassitude (il est tout de même assez fréquent d'entendre des versions superlatives de Don Giovanni à l'échelle d'une vie de mélomane) ;
¶ Entendre différemment, découvrir des détails – ici, par exemple, les accompagnements en métriques discordantes simultanées du final du premier acte sont mis très en valeur, ainsi qu'une multitude de moments où les lignes de l'orchestre prennent le pas sur le chant ;
¶ et bien sûr, cela ne vous surprendra pas, ce type d'arrangement constitue un support idéal où poser son imagination – on peut y entendre des timbres vocaux idéaux, ses inflexions expressives préférées et, pour les plus hardis, on pourrait presque s'en servir de karaoké ! Cela rejoint assez logiquement les justifications que je donnais pour ma dilection, au piano, vers les transcriptions plutôt que vers les œuvres originales : la possibilité de rêver tout en jouant – où, ici, tout en écoutant.
Bien sûr, cela suppose que les œuvres soient suffisamment connues, pour que le public puisse entendre spontanément le texte et les situations d'origine – il m'est arrivé d'entendre des transcriptions d'œuvres que je connaissais mal, le frisson n'est pas du tout le même. Pour autant je regrette que, sur les grands standards, ce ne soit pas plus fréquent, car c'est peut-être, en ce qui me concerne, le degré supérieur de l'ivresse musicale !
Il existe en revanche quantité d'arrangements de fragments, mais qui de ce fait se réduisent aux tubes, souvent des morceaux déjà multi-arrangés, et plutôt des airs, donc d'une moindre densité musicale et le plus souvent sans grand enjeu dramatique. Ce sont les finals et les ensembles qu'on veut !
Ce disque-ci constitue une réussite éclatante d'autant plus précieuse que rien n'est omis de la partition – récitatifs secs (ceux sans orchestre) exceptés, on ne voit pas trop en effet ce qu'on en aurait fait. On peut donc profiter de ses moments dodus à soi, et observer ce qui fonctionne le mieux en transcription – sans surprise, les ensembles y sont plus stimulants que les airs. Précisément les moments qu'on programme ou enregistre rarement...
À ma connaissance, il n'existe pas d'autre exemple d'intégrale d'opéra purement instrumentale comme celle-ci, pas même pour Wagner ! Les plus généreux que je connaisse doivent être d'autres exemples autour des Da Ponte, comme le disque d'1h d'extraits des Musiciens du Louvre en octuor à vent pour le même Don Giovanni ou, de même, 1h de fragments de Così fan tutte pour quintette à vent par le Ma'alot Quintet ou le Spiritum Wind Quintet. Ce qui est déjà très bien – et rare, la plupart des disques proposent un opéra sur un demi-disque, voire une poignée de titres isolés –, mais on peut être frustré de certaines absences, surtout que les choix portent en général en faveur des airs solos ou des tubes les plus uniment mélodiques, plutôt que sur la jubilation du contrepoint ou la vérité de l'enchaînement dramatique.
Il existe cependant un certain nombre de disques dans cette niche des arrangements un peu développés d'opéras pour de petits formats instrumentaux ; une notule est à peu près prête, mais je la publierai plus tard pour que ce ne soit pas trop copieux.
Les plus curieux peuvent cependant déjà aller regarder la playlist qui l'accompagnera.
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mercredi 12 mars 2025
Au programme, beaucoup d'orchestres invités : Santa Cecilia, Milan, Ruisse Romande (première fois à Paris depuis longtemps !), Chambre de Lausanne, Zürich, LSO x2, Chamber Orchestra of Europe, National de Belgique, Amsterdam, Rotterdam (qui abandonne le TCE), Oslo, Opéra de Bavière, Radio Bavaroise, Berlin, Leipzig x2, Dresde, Budapest, Israël PO, Chineke! Orchestra.
À l'Orchestre de Paris, retour de Bychkov, Barenboim, P. Järvi, Harding, trois programmes Salonen (apparemment successeur pressenti de Mäkelä), et première invitation de Lorenza Borrani, formidable konzertmeisterin qui dirige désormais en propre.
Il y a des choses qui font un peu rigoler, comme le concert Bartoli / Lang Lang (ceintures et bretelles pour être sûr de remplir !) ou, comme chaque année, les trois cycles de Schubert par… Matthias Goerne (et Trifonov, cette fois). Autant son aura a longtemps été méritée, avec l'impression d'une voix qui sourd des murs, un legato infinie, une incarnation très intense et introspective à la fois, autant l'instrument s'est vraiment dégradé depuis quelques années et l'on entend désormais surtout la lutte contre une voix qui se dérobe de plus en plus. Clairement, pour un beau Winterreise, il y aura sans nul doute bien mieux dans des salles parisiennes plus adaptées. J'aimerais vous dire qu'il pourra reconvertir ses talents en devenant un formidable professeur, mais il n'a pas la réputation d'être très humble ni très bienveillant…
La grande bonne nouvelle provient de la riche saison vocale !
En sacré, un War Requiem de Britten avec la Maîtrise de Radio-France (direction Gražinytė-Tyla), une Solemnis de Beethoven par Mäkela (avec Reiss, Lehmkuhl, J. Préfardien, Finley !), deux Requiem de Verdi très prometteurs (Noseda-Zürich avec Rebeka et Calleja, ou Dresde Dani-Manolesta avec le chœur de l'OP, Buratto, Garanča, Bernheim, Pertusi), une saint Matthieu par Pygmalion, et un Requiem de Cherubini (celui en ut, j'imagine ?) par Herreweghe.
En opéra, Rigoletto sur crincrins et pouêt-pouêts (Cercle de l'Harmonie) et surtout une brassée de contemporain dans des styles extrêmement divers :
¶ Ramón Lazkano / Jean Échenoz : La Main gauche (mise en scène Chloé Lechat) ;
¶ Dusapin : Antigone (mise en scène Netia Jones), probablement dans sa langue habituelle, atonale mais lyrique (le livret se fonde sur la traduction de Sophocle par Hölderlin) ;
¶ Parra : Orgia (mise en scène Bieito), plutôt du côté rugueux ;
¶ Glass : Akhnaten, pour ceux qui aiment les quintes directes, les fausses relations de triton et les répétitions plates de formules déjà pas fort saillantes ;
¶ Stockhausen : Montag, toujours le spectacle le plus marquant de l'année. (Mise en scène de la profanatrice Silvia Costa.)
Pour les amateurs de tragédie en musique, Les Talens Lyriques donnent enfin (jamais repris depuis leur concert de Beaune en 2000 !) Cadmus & Hermione, l'étrange premier opéra de LULLY, qui contient quelques tubes immarcescibles – la chaconne des Africains !
Particulièrement riche et divers de côté, une excellente nouvelle lorsqu'on pouvait craindre que la programmation poursuivre son affadissement. (Je ne garantis pas qu'on ait autant de surprise en symphonique.)
Par ailleurs, poursuite du partenariat avec La Cité des Compositrices / Un Temps pour Elles / La Boîte à Pépites, et accueil de la Musikfest (série de programmes chambristes par des interprètes de haute volée) de Liya Petrova qui faisait jusque là les beaux jours de Cortot…
Source : Mickt / Pécuchet qui a encore frappé [malgré les putti en bannière, nous ne sommes pas la même personne], et révélé sur mon forum préféré une bonne partie de la saison de la Philharmonie. Tour de force d'autant plus admirable qu'il l'obtient sans confidences haut placées…
Ici → https://classik.forumactif.com/t10258p80-philharmonie-25-26
[Vous devriez vraiment songer, Philharmonie, à lui offrir des places presse pour le faire taire, il vous grille la politesse chaque année.]
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vendredi 28 février 2025
Comme d'habitude.
2023 : BIS est racheté par Apple, le communiqué de presse annonce « conserver la même exigence » tout en « augmentant les moyens au service des artistes ». Apple va-t-il vraiment injecter des moyens pour amplifier les succès du label, ou simplement le désosser et l'utiliser comme enveloppe creuse ?
2025 : Robert von Bahr, le fondateur de BIS, a été viré (ou poussé au départ). On a simplement découvert que son adresse de courriel en @BIS.se ne répondait plus, et Apple a confirmé qu'il ne faisait plus partie des équipes.
Comme d'habitude.
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En 2013, à l'annonce du rachat d'EMI par Warner, je prophétisais que ça se passerait mal. Avec l'arrivée des plateformes de flux, il n'y a pas eu de rupture d'approvisionnement des disques historiques (au contraire), mais le label a bien disparu, ainsi que tous les plus petits rachetés sous bannière Warner – Teldec, Erato, dont tous les projets ont été envoyés au pilon, dont des tragédies en musique par Les Arts Florissants, ce qui marque le dernier jalon du repli de l'ensemble sur un répertoire restreint.
La disparition de Decca, la base radicale de cadence dans les productions de Sony et de Deutsche Grammophon (certes, pour ce dernier, avec une ligne éditoriale hardie et passionnante, le label vit paradoxalement son âge d'or à mon sens !) nous ont aussi servi de leçon.
Robert von Bahr a-t-il été licencié, ou est-il parti par dégoût de perdre le contrôle artistique de son label, je ne le sais pas encore, mais dans les deux cas, il s'agit du résultat d'une politique qui ne va pas dans le sens du maintien des ambitions de BIS, avec un répertoire à la fois original et des exécutions de haut niveau servies par les meilleurs prix du marché, que ce soit en musique de chambre ou en symphonique, toujours à la fois ample et particulièrement lisible et précis, l'impression d'entrer dans une grande bulle transparente au milieu des musiciens – on entend mieux en écoutant leurs disques qu'en allant au concert, en vrai.
On peut s'attendre, hélas, à la baisse du nombre de publications et à la réutilisation du label pour quelques invitations de prestige.
Pour rappel, BIS, c'était ça :
Des disques pionniers pour le répertoire symphonique nordique : les symphonies de Tubin, la première intégrale Alfvén avec des moyens de captation modernes (il y a eu mieux depuis, je ne l'ai pas représentée ici), la seule archive Sibelius (Naxos y est peut-être ensuite parvenu en dépareillé ?), dont l'unique version originale de la Cinquième Symphonie – très différente de l'état final, les cuivres du final sont moins réussis mais l'arrivée des deux thèmes du premier mouvement est complètement inversée, je crois que je le trouve encore plus beau, et en tout cas complètement différent. De même pour le mouvement central, plus complexe que les variations très lisibles de la version définitive. Dans cette intégrale Vänskä, on trouve aussi toute la musique de scène, avec chant, avec choeurs, un ensemble extraordinairement persuasif – par ailleurs bien joué et très bien capté. À cela, on peut ajouter une des meilleures intégrales Nielsen disponibles, pas la plus spectaculaire, mais absolument réussie pour chacune des symphonies.
En musique de chambre (ou assimilée), une intégrale du piano de Sibelius aussi, peu donnée en concert, peu enregistrée, et pourtant à peu près tout publié, des pièces courtes « caractéristiques » très contrastées, évocatrices et intensément inspirées. Et les Quatuors de Stenhammar, une sorte de langage Mendelssohn à peine plus moderne, avec tous les potentiels mètres poussés à fond, d'une fièvre et d'une classe folle.
On retrouve ces qualités pour les œuvres chambristes non nordiques, comme l'album Robert de Visée définitif (écouté en boucle), la Première Sonate de Brahms par Kantorow, les Quintettes à cordes de Mendelssohn d'un élan irrépressible (là encore, quelle captation !). Et puis de très grands artistes : Thedéen, Pohjola (oui, les violoncellistes de BIS ont forcément un accent aigu), Pöntinen dans des Brahms parfaitement égaux…
Place toute particulière pour le récital Fanny Mendelssohn-Hensel + Clara Wieck-Schumann + Alma Schindler-Mahler, totalement pionnier dans ces années 90, qui permettait de découvrir le caractère majeur de ces compositrices (en particulier les deux dernières) par une très belle sélection de leurs plus beaux lieder, et une interprétation d'une force poétique qu'on n'a pas retrouvée par la suite dans les quelques intégrales de leurs œuvres qui ont paru ces dernières années.
Si vous doutez du caractère exceptionnel des prises de son de son BIS, vous devez écouter l'Alpensinfonie : on n'attend rien de Richard Strauss ici, et on peut imaginer qu'en réalité ce n'est pas tout à fait le meilleur orchestre du monde – pourtant non seulement ils sont excellents, mais par-dessus tout ce que font les ingénieurs du son produit le plus bel enregistrement de tous les temps pour cette symphonie, sans le moindre doute. L'impression de les écouter jouer dans un espace aussi vaste que la montagne elle-même, avec à la fois une radiographie des détails et une qualité des fondus qu'aucun emplacement dans la meilleure salle de concert ne peut offrir.
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Merci beaucoup BIS pour tout ce que tu nous as offert. Attends-nous, on te retrouvera bientôt de l'autre côté du miroir.
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lundi 17 février 2025
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lundi 10 février 2025
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samedi 25 janvier 2025
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dimanche 28 avril 2024
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mardi 2 avril 2024
Pourquoi
certains compositeurs ne seront pas remis à l'honneur… |
Schillings sera
vraisemblablement très difficile à remonter sur scène, considérant son
attitude politique : il meurt en 1933, mais en antisémite convaincu,
trouve le temps en quelques mois de s'illustrer avec zèle dans les
persécutions. Président de l'Académie Prussienne des Arts depuis 1932,
il refuse d'abord d'exécuter la demande de Bernhard Rust (le nouveau
ministre, nazi, de la Culture) de dissoudre les sections des arts et de
littérature (en particulier pour se débarrasser de Käthe Kollwitz et de
Heinrich Mann, qui avaient milité pour les partis socialistes et
communistes, et s'étaient spécifiquement opposés aux nazis pendant la
période électorale). Kollwitz et Mann démissionnent quelques jours plus
tard pour éviter d'entraîner la fermeture de l'Académie, et Schillings
demande aux membres restants de lui envoyer une lettre intégrant un
serment de loyauté – qui engage à « exclu[re] toute activité politique
publique contre le gouvernement du Reich et vous oblige à coopérer
loyalement aux tâches culturelles nationales assignées à l'Académie ». Sans doute motivé par le fait de sauver l'Académie, Schillings est aussi un antisémite enthousiaste, et des décrets d'avril à sa mort en juillet, il a le temps d'expulser un grand nombre de membres, des indésirables politiques ou « raciaux », ainsi que le formule le ministère. Dans la liste des victimes, Thomas Mann, Franz Werfel et, côté musique, Schönberg et Schreker, pourtant protégés par de solides contrats, sont même renvoyés de leurs postes au Conservatoire de Berlin. La réaction de Schreker, paniqué par la perspective de perdre ses revenus, a quelque chose d'assez pathétique, quelque chose d'au delà du monde réel, un peu à la Richard Strauss : incapable de comprendre l'ampleur de ce qui se jouait autour de lui et la détermination de ses ennemis, il écrit plusieurs lettres à Schillings pour bien rappeler que son père s'est converti au catholicisme, et ne manque jamais une occasion de souligner qu'il n'a jamais fait de politique et qu'il n'était pas proche de Kestenberg – ancien conseiller du Ministère de la Culture sous les gouvernements centristes, juif, partisan d'une éducation musicale populaire financée et organisée par l'État plutôt que reposant sur les initiatives locales –, persuadé que ce serait ce qu'on lui pourrait lui reprocher. Et imagine qu'en se désolidarisant des juifs et des centristes il pourra être laissé en paix. Non, il avait simplement des ascendances juives, et rien ne pouvait le sauver de cela… tout lui est dit explicitement, et il ne le comprend pas, ne parvient pas à envisager que ce soit sérieux. Klemperer raconte à Peter Heyworth (Conversations with Klemperer, 1973) une scène sujette à caution, mais révélatrice des attitudes de chacun : Schillings se lève, et énonce que le Führer veut briser toute influence juive sur la musique allemande. Schönberg se serait levé, prenant son chapeau, ajoutant tandis qu'il sort : « à pas besoin de me le dire deux fois ». (En effet Schönberg n'aurait même pas pris la peine, dans ses lettres à Schillings, de mentionner ses ascendances, manifestement très peu illusionné sur le résultat de la procédure.) Tandis que Schreker se serait entêté à répéter qu'il n'était pas juif. |
Quoi qu'il en soit, la part
active de Schillings dans le processus d'exclusion, ses convictions
ouvertement exprimées, les serments extorqués, les lettres de
dénonciation envoyées contre des auteurs juifs… rendent assez difficile
de promouvoir sa musique à grande échelle aujourd'hui, malgré sa
qualité. Le disque nous fournit des œuvres intéressantes toutefois,
comme ses mélodrames ou son Quintette à cordes, et bien sûr Mona Lisa ; ses idées politiques
n'y transparaissent
pas. Mais qu'une institution publique ou mécène mette de l'argent dans
un projet de spectacle ou une grande entreprise discographique, c'est
sans doute assez difficile. Tant pis pour Schillings, je le lirai dans
mon coin et s'il y a de l'argent pour des opéras inconnus, il ira à
d'autres musiques tracées par des mains plus vertueuses. |
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mardi 26 mars 2024
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vendredi 1 décembre 2023
Concert annuel de la classe d'improvisation de Jean-François Zygel au CNSM (24 novembre). Cette fois avec pour thématique principale Bach (ce qui contraint quand même beaucoup harmoniquement l'improvisation, hélas), et même plus précisément des inspirations d'œuvres spécifiques : Premier Prélude du Clavier bien tempéré, Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, mouvement lent du Concerto Italien, Allemande de la Quatrième des Suites Françaises, un choral de la Passion selon saint Matthieu…
L'occasion de méditations sur la pratique de l'improvisation.
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Énormément d'univers, de science et de talents combinés, comme d'habitude. On a pu entendre, par ordre de passage :
¶ Mehdi Telhaoui, pour une belle Toccata qui reprenait habilement tous les codes, puis une improvisation libre très réussie (là aussi, on coche toutes les cases, beaucoup de belles harmonies, d'évolutions intéressantes, de contrastes, et un thème principal que j'ai trouvé très intéressant, un peu disjoint mais paradoxalement très mélodique) ;
¶ Abel Saint-Bris, improvisation sur l'Allemande en mi bémol de la quatrième des Suites Françaises, puis improvisation libre. Esthétique dans les deux cas très claire, évoquant l'univers harmonique du musical theatre (la comédie musicale anglophone) ;
¶ Adrien Avezard, dans une adaptation du Premier Prélude du Clavier bien tempéré qui m'a paru suivre de près le modèle (de façon peu intéressante), avec des clins d'œil un peu lourdement affirmatifs comme la reprise littérale des arpèges la Première Étude Op.10 de Chopin – qu'il a dû bosser, et faire la références aurait pu être amusant, mais pas aussi littéralement et aussi longuement. Improvisation libre en revanche très réussie, avec son thème qui semble issu du même univers, mais traité d'une façon plus dégingandée et méphistophélique ;
¶ Kolia Chabanier, qui frappe par son assurance (improvisation manifestement bien préparée), programme libre ouvert par des accords soudains, avant des motifs qui reviennent d'une façon joliment travaillée (j'ai pensé aussi bien à Star Wars qu'aux films muets). Moins intéressé là aussi par l'improvisation Bach en duo deux pianos avec Kellian Camus (dont la propre improvisation libre tire un peu plus vers le jazz), fondée sur la Fugue en ut mineur du Clavier bien tempéré, belle réalisation qui reste encore très proche de Bach – et qui a dû être très préparée, pour pouvoir gérer ce genre de progression harmonique et contrapuntique sans la moindre sortie de route.
→ C'est d'une manière générale toute la question, l'improvisation occupe tout le continuum depuis tirer un thème dans un chapeau – ce que sont capables de faire ces étudiants – jusqu'à une forme de composition totalement préparée mais ouverte, non écrite, sujette à des amendements sentis dans l'instant.
¶ À cause d'une tendinite, Thomas Ficheux n'a joué que de la main gauche, et après un début un peu andalou (sans doute pour habiller une matériau contraint par le peu de doigts disponibles), le voyage m'a paru vraiment complet et très réussi, il parvient à combiner un thème et un accompagnement avec sa main unique, sans expédients purement pianistiques. Belle qualité d'inspiration.
¶ Sinan Asiyan propose son improvisation sur un choral de la Passion selon saint Matthieu, assez proche de l'original, la main droite opère une animation douce (à l'aide d'une formule assez stable) et la main gauche joue la mélodie dans le grave ou l'aigu. J'ai davantage aimé son improvisation libre, très dynamique, un côté Semaine grasse de Petrouchka dans les harmonies et les climats.
¶ Dans l'improvisation libre de Lucien Legrand, j'entends davantage l'influence des romantiques décadents et de l'atonalité, avec un beau travail sur la résonance. Le résultat sonore m'a assez évoqué les deux premiers Clairs de lune d'Abel Decaux. En duo avec Demian Martin, c'est ensuite une improvisation en mode octotonique, manifestement très concertée, pas d'hésitation dans les chemins harmoniques, très cohérente – mais là aussi moins touchante.
¶ L'improvisation de Denian Martin m'a laissé assez perplexe : elle commence assez traditionnellement par des bouts de Debussy, puis cite à plusieurs reprises une phrase entière du cinquième mouvement de la Troisième Symphonie de Mahler (la grande phrase lyrique de l'alto dans Bim, bam), littéralement, et en fait même son plat de résistance. Je n'ai pas bien compris l'intérêt : qu'on ait des réminiscences en improvisant, c'est entendu, mais citer une œuvre préexistante sans l'intégrer ni la retravailler, quel est l'intérêt, à part étaler sa mémoire ? J'ai même ressenti une certaine gêne en imaginant pouvoir être mystifié, sans doute pas avec une symphonie de Mahler, mais d'autres choses moins célèbres qui seraient réutilisées sans vergogne par des improvisateurs peu scrupuleux, s'attirant les bravi en puisant les meilleurs thèmes d'une Sonate d'Alfano ou d'une Symphonie de Klenau… J'aurais été très curieux de converser avec lui et d'entendre aussi le debriefing de J.-F. Zygel avec lui : s'est-il laissé emporté par un souvenir sans arriver à se rappeler de sa provenance ? a-t-il cru au contraire étoffer à bon compte son improvisation ? était-ce un clin d'œil un peu trop affirmatif ?
→ La question de la citation est donc revenue plusieurs fois ; à mon sens, pour qu'elle soit intéressante, il faut certes qu'elle soit identifiable, mais aussi qu'elle soit le moins platement explicite possible ; éviter de citer toute la phrase (juste un fragment, pour laisser à l'auditeur le plaisir de restituer mentalement le reste), et bien sûr la déformer, l'intégrer au langage et au propos de la pièce. Sans quoi on se retrouve avec une simple exécution d'une œuvre déjà connue.
¶ Je me suis un peu posé la même question pour Arnaud Dedeycker dont l'improvisation d'après le mouvement lent du Concerto italien se démarquait peu du modèle, créait en tout cas peu de surprises, mais dont l'improvisation libre, surtout, multipliait là aussi les emprunts. Notamment les traits de la fin de l'étude Op.25 n°11 (« Vent d'hiver ») de Chopin, vraiment réutilisés tels quels. Certes, ce n'est qu'un trait et ça vaut bien une gamme, mais là aussi, l'emprunt m'a paru posé là sans réelle intégration, comme un expédient pour dire quelque chose d'efficace, mais qui ne répond pas nécessairement à la logique de la pièce. (Et là encore, la question de la paternité me trouble un peu.)
¶ Enfin Hijune Han, qui semble un peu chercher sa voie dans l'improvisation d'après les Partitas pour clavecin, j'ai l'impression d'y percevoir quelques hésitations, j'y entends surnager du matériau issu de Chopin et, plus étrangement… d'Iphigénie en Tauride de Gluck ! Là aussi, j'aurais aimé pouvoir en parler avec elle, savoir si c'était délibéré, si c'était bien son modèle, quelque chose qu'elle avait lu récemment, etc. Son improvisation libre en revanche, bondissante, imaginative et figurative, était particulièrement réussie.
Final en tournante, avec les 11 élèves qui se relaient pour des improvisations à deux, chacun laissant sa place une fois qu'il a rapidement développé une idée qui se concaténait à l'improvisateur précédent – je veux dire par là qu'ils ne s'arrêtaient jamais de jouer, qu'un pianiste venait rejoindre le premier sur le second piano, que les deux se superposaient jusqu'à ce que le premier laisse sa place à un troisième qui se superposait alors au deuxième, etc.
Ce n'est évidemment pas la proposition la plus cohérente ou persuasive de la soirée, mais l'évolution de la matière au gré des rencontres de personnalité et le savoir-faire harmonique de ces jeunes gens, leur réactivité, forcent l'admiration.
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Si je vous raconte cela, c'est que l'expérience permettait d'explorer quelques aspects de l'exercice d'improvisation.
♦ Le degré de préparation peut être très variable : des improvisations à deux où le canevas harmonique était clairement convenu entre les musiciens, des sujets donnés plus ou moins à l'avance (il me semble que Zygel propose souvent des sujets la veille seulement) et donc une part de préparation / composition invérifiable (si c'est donné une semaine à l'avance, ce peut tout à fait être une composition apprise par cœur, à peu de choses près), ou un véritable élan du moment. J'ai été très marqué par le concept des improvisations de Xavier Busatto (1,2,3,4,5,6,7), ancien élève de la classe, capable d'improviser des tableaux très cohérents avec des contraintes fortes choisies dans l'instant (« God Save the King un jour de pluie dans le style d'une fugue de Bach », « la Marche funèbre du Crépuscule des Dieux chez les Schtroumpfs dans le style de Messiaen »…), dont le dispositif ne permet pas la préparation. Mais Jean-François Zygel le soulignait lui-même, l'improvisation couvre un large spectre de préparations plus ou moins assidues – typiquement, on ne va pas accompagner un film la fleur au fusil, sans l'avoir vu ni préparé quelques thèmes, anticipé quelques effets.
♦ Ma propre pratique de l'improvisation, depuis quelques mois – j'ai été inspiré par le dialogue entre un maître et son élève sur la nécessité de « lâcher prise », de ne pas chercher à contrôler la logique harmonique de tous les enchaînements –, m'a fait comprendre l'importance d'un catalogue mental de références. Et en effet, je n'improvise jamais mieux que lorsque dans ma tête je prends un modèle mélodique, harmonique ou rythmique d'une œuvre existante, quitte à le déformer tellement que personne ne pourrait en deviner la provenance. Mais disposer de ce répertoire formules donne un très bon point de départ pour savoir comment on peut faire sonner telle ou telle intention. En général, mes improvisations (exercice tout frais pour moi) consistent à chromatiser et enrichir des motifs, à les faire dériver, dissoner, et souvent à en superposer deux ou trois ; le fait que la matière en soit empruntée ou inspirée importe peu, puisque le parcours va mener très loin du style original – ne serait-ce que parce que ma maîtrise est insuffisante pour réaliser exactement ce que je voudrais dans le style de départ !
La question se pose avec plus d'acuité quand on réutilise vraiment littéralement des formules appartenant à d'autres compositeurs. J'ai été parfois perplexe, presque mal à l'aise, lorsque ces improvisations libres débouchaient sur des citations, drolatiques mais très littérales, ou vraiment intégrée comme s'il s'agissait d'une composition de l'improvisation. (Le décalque exact de Mahler 3 m'a vraiment plongé dans des abîmes de perplexité.) Il y a là tout un jeu sur l'authenticité du geste, la paternité, l'importance ou non du caractère original / imputable, du mérite individuel, qui est en fin de compte assez subtil à débrouiller.
♦ Si j'ai moins aimé cette séance d'improvisation que les précédentes pochettes surprises (ou que les improvisations sur films muets des élèves de la classe, toutes les semaines à la Fondation Pathé), c'est sans doute en raison de quelques paramètres défavorables.
D'abord l'utilisation de pièces préexistantes, qu'il faut bien citer et qui conditionnent le langage, le cadre, l'imagination ; ce n'étaient pas seulement des improvisations sur Bach (ça pourrait être « les enfants de Bach », « la prière de Bach », « l'échauffement de Bach », « Bach sous la douche », « Bach fait du ski » ou que sais-je…), mais des improvisations sur des mouvements précis d'œuvres de Bach, avec des références d'autant plus littérales et étroites à sa musique.
Ensuite le langage lui-même de Bach, tout de même très spécifique (et un peu archaïsant pour des improvisations utilisant tout le patrimoine jusqu'au XXIe siècle), qui rendait souvent les débuts un peu formels, et semblaient souvent empêcher l'envol.
Mais je pense aussi et surtout qu'il manquait la dimension humoristique (les petites histoires de voisins, de clef oubliée, de pluie pendant une nuit de veille, parfois convoquées pour ces séances) et narrative, ou en tout cas quelque chose qui fasse entrer l'imagination en relation avec la musique, au lieu de simples improvisations libres « pures » (et qui se sont parfois avérées moins pures qu'inspirées de corpus préexistants). De même qu'à l'opéra, le texte et la musique se joignent pour augmenter l'émotion, en improvisation un programme un peu vague et évocateur, voire loufoque, permet souvent de rendre l'exercice plus fécond chez les interprètes-compositeurs, et plus stimulant et roboratif pour les auditeurs !
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Ayant lancé ces profondes méditations sur le sens de l'improvisation (et de la vie), je vous laisse en proie à votre intense perplexité tandis que je m'en vais préparer quelques autres pensées issues de concerts… et bien sûr les prochaines notules de fond. (Je devrais parler prochainement d'œuvres collectives !)
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mardi 26 septembre 2023
(déchiffrage piano)
Un opéra que vous n'entendrez peut-être jamais.
Drame médiéval autour d'un père et du fils adoptif qu'il a fait venir dans sa famille pour l'élever. Ça chauffe. Le père de famille refuse évidemment sa fille au jeune homme de moindre lignage.
La musique est pleine d'invention, l'accompagnement remarquablement riche, d'un postromantisme généreux et sophistiqué, la ligne vocale belle, expressive, naturelle. Le résultat est tout à fait dramatique et assez passionnant… Je n'en ai lu que l'acte I, un petit bijou dont j'ai hâte de découvrir la suite !
Alors pourquoi ne l'entendrez-vous jamais ?
C'est que Schillings était membre du NSDAP, et si zélé que bien que mort en juillet 33, il avait eu le temps d'expulser Mann et Werfel, de faire démissionner Schönberg d'un poste à vie, de mettre Schreker à la retraite et de dénoncer diverses personnes juives pour les mettre à l'écart (et en danger).
Pas évident de le célébrer, de le marketter, d'encaisser la polémique en le programmant plutôt que Schulhoff ou Waltershausen. Quand on voit que Venzago a fait récrire le livret en profondeur pour jouer Das Schloß Dürande de Schoeck – qui ne parlait décidément pas de nazisme, et dont le compositeur n'est pas lié à l'idéologie natio-so non plus (c'était le vocabulaire du livret qui posait problème) –, tout en se confondant en excuses et justifications diversement convaincantes, fournies par un comité scientifique & éthique ad hoc… on imagine la difficulté de remonter une œuvre ambitieuse et narrative comme un opéra, d'un compositeur aussi ouvertement compromis (et humainement détestable).
CPO fera peut-être une captation dans un petit théâtre courageux qui le présentera avec une mise en scène « déconstruite », mais il est très probable que vous ne l'entendiez jamais. Peut-être fournirai-je la bande de mon déchiffrage pour les curieux.
Détail surprenant, l'opéra a semble-t-il donné son nom à l'astéroïde 1905 QG de la ceinture principale !
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Relecture des deux premiers mouvements (souvent joués ces dernières années), déchiffrage des deux autres, finalement accessibles.
L'une des rares œuvres, vraiment, où les années passent et où la fascination ne décroît pas – en particulier frappant chez Schubert, où je trouve que le charme essentiellement mélodique s'émousse plus vite que chez d'autres (l'Arpeggione, les Sonates, même les symphonies… une fois qu'on a intégré les mélodies et qu'on s'est habitué aux modulations toujours inspirées, il reste peu à découvrir).
Mais les lieder et peut-être plus encore les quatuors (en particulier les 13 et 14, bien sûr), l'admiration reste intacte.
Ici, le tuilage des triolets dans le premier mouvement est absolument vertigineux, je ne m'en lasse décidément pas, et c'est encore plus grisant à sentir sous ses doigts. Le reste du mouvement (le pont, le thème B…) est plus lyrique, plus répétitif, moins contrapuntique, il ménage moins de surprises à la réécoute – et il est très difficile à exécuter au piano avec la virtuosité violonistique à superposer à toutes les voix, et avec les doigtés qui ne sont pas pensés pour l'instrument évidemment (vraiment patent dans les exaltantes volutes sauvages du violoncelle, à jouer à la main gauche et qui semblent écrits pour la main droite…).
La fin du mouvement est un extraordinaire moment de grâce, sorti d'on ne sait où : une sorte de coda lente, où le matériau est réutilisé mais s'épure totalement, où les modulations originales (et très expressives, on passe d'abîme en abîme émotionnels) font sans cesse changer le discours de direction. Une sorte de Transfiguration. Je trouve cela, même après des années de mélomanie à explorer les catalogues, absolument hallucinant pour 1824 – je lui donnerais volontiers 50 à 70 ans de plus (même si le style d'autres tournures a certes muté dans l'intervalle).
De même pour les variations sur le lied de Claudius, on à peine à croire à cette liberté et cette qualité d'invention. Il y a bien sûr les moments très touchants comme le solo de violoncelle de la deuxième variation, mais les accords furieux de la troisième (je pense à la chaconne d'Armide de LULLY, mais je suis sans doute un peu conditionné), la grâce totalement inattendue de la quatrième en majeure, animée par ses triolets et ornée de notes de goût étonnantes, qui mute progressivement (triolets puis simples doubles croches) dans une cinquième très agitée.
Cette cinquième variation finit par dégénérer complètement, avec des basses telluriques du violoncelle, et culmine dans son chant dégingandé, complètement dépareillé, qui fait dialoguer l'aigu et le grave avant de culminer sur des couleurs harmoniques inédites et tout à fait inattendues.
La fin n'est même pas tout à fait rigoureusement une variation, comme pour le premier mouvement il s'agit d'une coda assez libre et pleine d'idées, de bifurcations harmoniques.
Je lisais pour la première fois les deux derniers mouvements au piano, qui sont moins profondément imaginatifs dans la forme et l'harmonie, mais dont le langage reste tout à fait hors de saison – cette atmosphère sauvage me frappe décidément. Les acciaccatures insolentes (les petites notes collées), en particulier, font leur petit effet.
Le temps passe et je ne m'y fais pas. De même que pour les symphonies et quatuors de Beethoven (ou que les deux finals de Don Giovanni…), on les entend depuis toujours et on persiste à se demander comment il était possible d'imaginer ces audaces à cette date, ou même tout simplement comment la puissance combinatoire d'un cerveau humain pouvait atteindre non seulement cette complexité, mais surtout cette efficacité émotionnelle, cette façon très directe (et, à en croire par leur réception, très largement partagée) d'atteindre notre sensibilité et de la retourner de part en part.
Quel bonheur, en conséquence, de pouvoir le mettre sous ses doigts – la rémunération de ma remise sérieuse au clavier depuis un an, pouvoir accéder enfin à des pièces qui me paraissaient inaccessibles.
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dimanche 13 août 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Disques et représentations a suscité :
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dimanche 6 août 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discographies a suscité :
silenzio :: sans ricochet :: 153 indiscrets
lundi 31 juillet 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Genres a suscité :
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vendredi 28 juillet 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Portraits a suscité :
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vendredi 14 juillet 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Discourir a suscité :
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jeudi 6 juillet 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Baroque français et tragédie lyrique a suscité :
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samedi 17 juin 2023
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Pédagogique a suscité :
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