Victoire du violoncelle sur les ténèbres
Par DavidLeMarrec, dimanche 10 octobre 2010 à :: Baroque français et tragédie lyrique - Pédagogique - Architecture - Saison 2010-2011 :: #1604 :: rss
1. Le lieu

Le Foyer de l'Ame est un petit temple de l'Eglise réformée libérale, situé tout près de Bastille, à dix mètres du Boulevard Richard Lenoir. Il s'inscrit dans un tronçon de la rue Daval devenu depuis rue du Pasteur Wagner en hommage à son fondateur Charles W. (1852-1918), un théoricien protestant aux conceptions très ouvertes au monde et aux découvertes.
L'édifice lui-même répond à cette personnalité, plusieurs titres.
- La salle de culte est prévue pour une large polyvalence : la photographie que l'on propose place l'orgue dans sa gloire, comme une salle de concert, mais la simplicité informelle, du mobilier, les bancs mobiles, le matériel divers laissé épars et surtout, à l'étage, des tables pour se réunir, travailler, et même un robinet et un évier prévus qui permettent de réaliser travaux ou repas, tout porte l'image d'un local ouvert non seulement aux Textes mais aussi à l'entièreté de la vie quotidienne et intellectuelle. (On dispense d'ailleurs des cours de français à l'usage des primo-arrivants dans les salles attenantes.)
- Le style général est propre à l'architecture des temples français : peinture blanche et jaune orangé chaleureux et discret, sur des murs plats ornés de pilastres néoclassiques à acanthes, un peu à l'image des extérieurs renaissants de type François Ier et Henri II, mais sans aucune préciosité, tout en stylisation. L'étage fait le tour de la salle, qui reste largement ouverte, fonctionnelle et lumineuse grâce à une superbe verrière plate, beaucoup plus Art Nouveau de son côté... Un mélange de tradition épurée et de progrès moderne, qui se matérialise aussi dans les devises, évangéliques ou non, inscrites aux tribunes et dignes d'une Maison des Travailleurs.
L'espace est très accueillant, sans solennité, et l'acoustique agréable, d'une réverbération discrète, ni sèche ni floue.
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2. La désuétude de la viole de gambe
La viole de gambe est un instrument aujourd'hui disparu des nomenclatures compositionnelles, et à l'exception d'Henri Casadesus au début du vingtième siècle [1] et de quelques expérimentations éphémères en musique récente de pair avec le fascinant mouvement 'baroqueux', on ne l'utilise plus que pour rejouer des musiques vieilles de plusieurs siècles.
Il y a toujours des raisons historiques (influence de tel ou tel compositeur, prédominance de telle ou telle école nationale ou locale...) à l'imposition et la disparition d'instruments, mais ici il existe beaucoup de raisons pratiques. En tout cas pour la plus courante, la basse de viole de gambe, car les dessus de viole ne posent pas les mêmes problèmes.
Car la basse de viole de gambe est :
- Très peu puissante : difficilement audible même à quelques mètres.
- Pourvue d'une petite amplitude dynamique : quelle que soit la force d'action sur les cordes, le son n'excède jamais le mezzo forte.
- Plus difficile à jouer :
- six cordes au lieu de quatre, accordées à la quarte (et non à la quinte comme le violoncelle), du ré 1 au ré 3 ;
- d'une tenue d'archet inversée par rapport au violoncelle, qui rend le geste moins incisif et moins agile ;
- nécessitant de déplacer la viole vers l'avant pour actionner les cordes graves.
- Plus difficile à tenir accordée (assez instable, et plus de cordes évidemment).
- D'une agilité bien moindre, on l'a dit.
- Réclamant une grande énergie articulatoire pour produire les sons.
- Avec un nombre de notes limité dans le grave et le médium (à cause des frettes qui fixent des hauteurs de son).
- Presque jamais vibrée, à cause des frettes évidemment qui limitent la possibilité d'action sur la justesse, mais aussi de traditions de jeu et, je crois, du peu d'effet sur un son aussi tenu (ce qui réclamerait en outre un surcroît d'énergie dépensée, déjà considérable pour un aussi petit son).
Par ailleurs, son son geignard n'a pas la noblesse, l'éclat, l'étendue, la variété des coloris, l'incisivité du violoncelle. Un instrument donc intrinsèquement limité.
Comme les deux familles (violes et violons) étaient distinctes, le plus commode, efficace et impressionnant a logiquement supplanté l'autre. Et ce concert confirmait toutes ces remarques a priori que les lutins de CSS se faisaient quelques jours auparavant.
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3. Oeuvres
On pouvait donc entendre dans ce concert des extraits des suites en ré et en sol du Deuxième Livre de pièces de viole (1701) de Marin Marais.
Notes
[1] Mais dans le cadre d'ensembles destinés à mettre en valeur surtout la viole d'amour qui était l'instrument qu'il défendait (ayant même écrit une méthode et composé des études !), avec une tessiture proche de l'alto et non du violoncelle - et qui était de la catégorie des viole da braccio, par opposition aux violes de gambe qui se tiennent entre les jambes, même les plus petites.
La Suite en ré est très mélancolique et méditative, typique de Marais, avec des parcours harmoniques soignés. On pouvait y entendre pas moins de quatre versions du tube (peut-être plus pour le titre que pour le contenu) "Les voix humaines". Car Marais avait prévu que ces suites soient opportunément adaptables à tout type d'instrument, aussi l'Ensemble Marin Marais qui officiait ce soir (et vient d'acheter l'intégrale discographique des centaines de pièces de viole de Marais !) en a-t-il proposé plusieurs configurations :
- viole seule, prévue par Marais ;
- viole avec continuo, prévue par Marais (ici réalisé avec théorbe et clavecin) ;
- deux violes (et continuo), prévue par Marais ;
- clavecin solo, arrangement de Pierre Trocellier.
La Suite en sol, au contraire, est d'un tempérament primesautier et d'une grande clarté de ton, très inusitée chez le compositeur, y compris dans les pages brillantes de ses opéras, toujours raffinées et un peu mélancoliques. Ce versant aux affects moins mornes a quelque chose d'extrêmement réjouissant, et le rondeau champêtre qui semble avoir beaucoup satisfait le public a été bissé.
Cette suite était, pour prouver le caractère adaptable de la musique écrite par Marais, interprété avec le même effectif (deux violes, théorbe et clavecin) mais avec un traverso et un violon baroque en guise de dessus, ce qui procurait une évidente luminosité à l'ensemble, émancipé des sons brumeux et graves de la traditionnelle basse de viole soliste...
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4. Interprétation
Ce vendredi 8 octobre, la première partie du concert (suite en ré) était réalisée pour deux basses de viole de gambe (Jean-Louis Charbonnier et Paul Rousseau), théorbe (Mauricio [sic] Buraglia) et clavecin (Pierre Trocellier). On y rencontre de façon éclatante les problèmes évoqués au début de cette notule : malgré le haut niveau de Jean-Louis Charbonnier, qui n'est contesté de personne, je pense, la justesse était très défaillante (pas seulement à cause de l'accord), particulièrement lorsqu'il s'aventurait hors des frettes. Par ailleurs, on entendait assez mal l'instrument, même du deuxième rang. Le son était de plus assez sec, vraiment pas beau.
On entendait bien mieux la belle rondeur de Paul Rousseau (sur une viole de facture récente), mais dont la partie restait dans les limites naturelles de l'instrument. Pierre Trocellier, parfaitement exact ce soir-là, gardait le même mélange de savoir-faire et de petite raideur qu'on lui avait déjà remarqué, et aussi sur le même type de clavecin un peu métallique.
Le théorbe de Mauricio Buraglia, à l'image de ses partenaires assez élégant et un peu sur la retenue, était de toute façon à peu près inaudible lui aussi, et toute la soirée (là aussi, un problème intrinsèque à l'instrument). Comme pour la viole, un instrument, même un peu moins puissant, plus aigu comme l'archiluth (sans parler de la guitare baroque) aurait grandement amélioré le résultat. [Pour un descriptif de ces instruments, voir ici.]
La seconde partie (suite en sol) voyait s'ajouter à la joyeuse troupe la rondeur voluptueuse et riante du traverso de Philippe Suzanne et l'incivité admirablement fruitée d'Hélène Decoin au violon baroque, tous deux tirant idéalement parti de leur instrument, avec un accomplissement qu'on n'entend pas souvent. Par ailleurs, la viole de Jean-Louis Charbonnier retrouvant une tessiture plus raisonnable et moins exposée, les problèmes de justesse ne se reproduisent pas (à défaut de rendre le timbre beau, peut-être lié à la facture de l'instrument lui-même).
Toute cette partie chaleureuse, avec des dessus plus identifiables et moelleux, était un grand régal, par rapport à une première partie plus mitigée (un peu fébrile, presque banale aussi dans ses lectures).
Quoi qu'il en soit, entendre ces pièces dans une salle adaptée et dans ces conditions d'intimité constitue une petite bénédiction.
La salle était d'ailleurs pleine (une bonne centaine de personnes), peuplée de geeks baroqueux et même violistes.
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L'occasion pour nous de présenter un lieu rarement visité et la place historique d'un instrument...
Commentaires
1. Le dimanche 10 octobre 2010 à , par Jorge :: site
2. Le dimanche 10 octobre 2010 à , par DavidLeMarrec
3. Le vendredi 10 juillet 2020 à , par G.
4. Le lundi 13 juillet 2020 à , par DavidLeMarrec
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