Cranko - réussir Onéguine sans Pouchkine
Par DavidLeMarrec, mercredi 4 janvier 2012 à :: Opéra russe - Genres - Domaine symphonique - Domaine chambriste :: #1889 :: rss
C'est la question qu'on se pose tout au long de ce spectacle, que j'étais tout de même curieux de contempler en salle.
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1. Les choix fondamentaux
L'oeuvre de John Cranko part d'un choix paradoxal : épouser rigoureusement le découpage dramatique de l'adaptation de Tchaïkovsky [1] et Chilovski (co-librettiste), mais utiliser un matériau musical qui ne soit pas tiré de l'opéra.
Tchaïkovsky, tout en retirant l'essentiel des badinages qui font le prix du roman de Pouchkine, réussit dans son opéra le pari d'un Onéguine sérieux, grâce notamment aux très larges citations, remarquablement intégrées. Le cas le plus spectaculaire est la dernière romance de Lenski, qui retourne complètement l'usage tout à fait sarcastique qu'en fait Pouchkine : avec exactement le même poème, on obtient l'un des airs les plus aimés du répertoire pour sa tristesse profonde.

Tamara Rojo et Adam Cooper, premiers interprètes des représentations au Royal Ballet.
Dans le cas du ballet, le soutien du texte n'est évidemment plus possible, et l'entreprise est d'autant plus problématique qu'en utilisant une autre musique Cranko limite les ponts avec la réussite opératique de Tchaïkovsky.
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2. Musique
Et si l'oeuvre de Cranko (révision de 1967 de la version originale de 1965) n'est pas pleinement convaincante, c'est largement à cause de ses choix musicaux. Evidemment, il est compliqué d'emprunter à un opéra au débit naturel (verbal et non "physique") une musique totalement "dansante", mais il existe suffisamment de Tchaïkovsky orchestral de premier ordre, ou de choses approchantes chez des compositeurs comme Atterberg...
Cranko, partant du principe qu'on ne pouvait pas exploiter l'opéra homonyme d'un point de vue musical (sans doute aussi pour ne pas que les oeuvres se confondent trop, vu que la structure est déjà totalement celle de Tchaïkovsky), a confié à Kurt-Heinz Stolze la confection d'un patchwork qui puise à quatre sources :
- des extraits de l'opéra Черевички (Tchérévitchki / Cherevichki / Les Chaussons) ;
- le duo chanté Roméo & Juliette ;
- le poème symphonique ("fantaisie symphonique") Francesca da Rimini ;
- et surtout quantité d'oeuvres pour piano (danses, pièces de caractère, et un très grand nombre de mouvements des Saisons).
Les extraits des trois premières sources (et surtout le crescendo final hallucinant emprunté à Francesca) sont convaincants, mais l'avalanche d'orchestrations diversement réussies (malgré quelques soli de bois dans le style de Tchaïkovsky, on note souvent une prédominance paresseuse des cordes...) des pièces pour piano crée une atmosphère un peu uniformément sirupeuse - et pire, assez inoffensive. Même en tenant Tchaïkovsky pour un compositeur incommensurable et d'une très grande égalité de qualité dans sa production (c'est mon cas), on a peine à considérer ces pièces de caractère pour piano autrement que pour ce qu'elles sont : sans prétention et sans envergure particulière.
Appuyer une lecture, de surcroît sombre, d'Eugène Onéguine sur ce matériau sonore, apporte forcément une déception quand à une forme de tiédeur dramatique.
En plus de leur faiblesse intrinsèque (musicale, orchestale, émotionnelle), ces pièces ne sont pas toujours bien incorporées - ainsi le retour d'Onéguine dans le premier tableau, où caractère et tonalité s'interrompent tout d'un coup... Et Tchaïkovsky n'a au demeurant jamais écrit des oeuvres aussi homogènes, toujours habile en matière de contrastes...
Bref, le ballet souffre beaucoup de sa musique, même (et surtout ?) si l'on aime Tchaïkovsky.
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3. Structure
Notes
[1] La graphie française est en principe "Tchaïkovski", mais l'anglo-saxonne, disques aidant, tend à s'imposer, et a le mérite d'être plus esthétique.
L'aspect chorégraphique du drame (d'une grammaire totalement romantique) est en revanche plus abouti. Cranko conserve donc la structure en trois actes débutant lors de la première visite d'Onéguine chez Madame Larina. La seule différence dramaturgique d'avec le livret de Tchaïkovsky réside dans la suppression du troisième tableau du premier acte (réprimandes d'Onéguine à Tatiana), en en intégrant le contenu dans le bal provincial de l'acte II. Manoeuvre judicieuse qui permet de gagner en densité - que faire de cette scène en visuel seul ?
Le plus simple est de détailler les choix par tableau.
Prologue
Supprimé dans la version de 1967 jouée partout (et à Paris aussi), on y voyait le début du roman, absent de l'opéra : le moment où Onéguine hérite de son oncle.
I,1
Dans un jardin à l'anglaise devant une demeure XVIIIe à bossage souligné, dans le goût des châteaux bordelais. Le tableau n'a pas grand intérêt, ne présentant pas de caractères très saillants chez les deux couples. Le tacitune Onéguine y paraît d'ailleurs disert et poseur, ce qui entre en contradiction avec la logique du personnage telle qu'exposée par Pouchkine, et lui confère également (faute de contreparties) une moindre épaisseur.
Le reste du tableau fait la part belle aux danses villageoises, sans grande typicité.
I,2
Scène de l'écriture de la lettre. Ici, comme les mots sont interdits, Cranko trouve une solution très heureuse, qui ne préexiste ni chez Pouchkine, ni chez Tchaïkovsky : le rêve d'Onéguine sort du miroir et entame un pas de deux acrobatique avec Tatiana. Beaucoup de climat dans cette scène sombre, l'une des plus réussies du ballet.
II,1
Le bal chez les Larine débute par ce qui est quasiment la seule tentative d'allègement de toute l'oeuvre, avec des figures de vieillards peu agiles à proximité des danseurs. Choix étrange et très discutable de l'apparition de Grémine jeune, à rebours de la figure confiante qui décrit en creux la déception de Tatiana, le renoncement aux rêves de bonheur. Ce personnage ne sert plus à rien s'il est "normalisé".
C'est aussi le moment où Onéguine fait sa réprimande à Tatiana (contenue en I,3 chez Tchaïkovsky & Chilovski), mais de façon extrêmement brêve et sommaire, se contentant de déchirer la lettre, au lieu de la retourner avec des conseils. Le choix de concision était bon, mais sa réalisation rend le personnage plus schématique, sans l'ambiguïté du conseil honnête mais condescendant (incapable de tuer l'amour, mais blessant), qui porte en germe tout le dénouement.
La dispute entre les deux amis est amenée ici aussi de façon un peu schématique, Onéguine prenant à plusieurs reprises Olga des mains de Lenski ; bien sûr, ici aussi il faut montrer sans mots, mais on pouvait parfaitement montrer Lenski tenu à l'écart sans être regardé, sans pour autant aller jusqu'à l'outrage physique qui enlève, ici aussi, au caractère équivoque des causes de la rixe.
Néanmoins, la rupture fonctionne très bien visuellement et musicalement.
II,2
Autre moment nocturne et réussi, le duel. Assez bref, ponctué par les suppliques (inventées) des deux soeurs, marqué aussi par les excuses (inédites, le duel ayant à l'origine lieu en raison de leur absence...) d'Onéguine, qui tordent aussi l'ambivalence des personnages à ce moment...
L'ensemble fonctionne très bien, soutenu en particulier par la très belle trouvaille d'Octobre des Saisons, dont la couleur harmonique et la ligne mélodique s'apparentent tant, surtout arrangé avec ce solo d'alto, à l'air de Lenski dans l'opéra. Une substitution remarquablement réussie. Même chose pour l'affrontement proprement dit, tout à fait opérant.
III,1
Bal à Saint-Pétersbourg. L'acte le plus vide de tous, il ne s'y passe vraiment rien d'intéressant, et les retrouvailles sont d'une superficialité insigne. Sans parler de la musique de salon orchestrée, pas du tout adaptée au bal de standard impérial...
III,2
Ici, aussi la musique paraît en décalage par sa légèreté. Chez Grémine, scène d'adieux à sa femme, sympathique. Le duo avec Onéguine est assez beau, mais l'émotion, assez forte à la fin, est essentiellement due au crescendo irrésistible tiré de Francesca da Rimini.
On remarque encore une divergence qui tend à simplifier le propos, les regrets évidents de Tatiana après le départ d'Onéguine. Dans la version originale de 1965, Tatiana embrassait ses enfants pour la nuit, ce qui était moins nunuche, mais avait été jugé un peu trop "refroidissant" pour terminer un drame passionné et faire pleurer l'amateur de ballet.
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4. Résultat
Globalement, une simplification des enjeux, au delà de ce qu'imposait l'absence de texte ; phénomène amplifié par le manque d'impact de la musique (de salon) choisie.
Néanmoins, certaines scènes sont réellement marquantes (le pas de deux du miroir, le duel, la fin), et le personnage d'Onéguine est remarquablement prégnant, aussi bien par la singularité rigide son costume sombre que par son écriture chorégraphique (énormément de lignes droites dans ses postures), hiératique, mais surtout comme alenti, passant au travers de son siècle en original.
L'impression générale demeure donc positive, malgré le sentiment persistant que les créateurs ont eux-mêmes limité la portée de leur adaptation, pourtant convaincante.
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5. Paris 2011
Tatiana : Isabelle Ciaravola
Eugène Onéguine : Mathieu Ganio
Olga : Muriel Zusperreguy
Lenski : Fabien Revillion
Prince Grémine : Christophe Duquenne
Les Etoiles, Les Premiers Danseurs et le Corps de BalletJürgen Rose : Décors et costumes
Steen Bjarke : Lumières
Orchestre Colonne
James TUGGLE
Entendre les commentaires des habitués des spectacles parisiens sur les orchestres de la capitale me laisse toujours rêveur. La simple association philharmonique (certes professionnelle) de l'Orchestre Colonne, une des dernières roues du carrosse francilien, se révèle ainsi de bien plus belle tenue que l'Orchestre de l'Opéra de Rouen qui sert pour une région entière...
Je les découvrais à cette occasion, et je ne doutais pas de les trouver bien meilleurs que la réputation des orchestres "municipaux" de Paris (les Pasdeloup, eu égard à leurs enregistrements des années soixante, m'avaient même fortement impressionné...). Mais même en m'attendant à une bonne surprise, elle est restée bonne : pas du tout la cohésion et la puissance de coloris qu'ont les très grands orchestres (et le grand solo d'alto ostensiblement à côté des notes, laissant percevoir un niveau individuel moindre), mais considérant la qualité relative des orchestrations jouées, le résultat était de belle tenue.
Concernant les danseurs, je ne suis pas assez amateur de comparaisons des mêmes ballets pour disposer d'un avis digne de foi. Est-ce la chorégraphie, le costume ou la vertu propre de Mathieu Ganio, mais son Onéguine m'a semblé fortement présent, plus que ne le laissent percevoir les représentations vidéos.
Et quand on a été "formé" visuellement par le Ballet de l'Opéra de Bordeaux, la rigueur, la netteté, la facilité et l'abandon de celui de Paris a quelque chose de toujours profondément magique.
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Mais la soirée était d'autant meilleure qu'elle faisait, comme vous le voyez, poser pas mal de questions autour de ce qui fait la singularité du roman de Pouchkine et sur les enjeux de ses adaptations.
Commentaires
1. Le mercredi 4 janvier 2012 à , par klari :: site
2. Le mercredi 4 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
3. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par Pierre
4. Le jeudi 5 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
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7. Le samedi 7 janvier 2012 à , par DavidLeMarrec
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36. Le mercredi 25 janvier 2012 à , par Ugolino Le Profond
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