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Philippe d'Orléans, le compositeur le plus hardi de son temps – Penthée (1705)


dusapin macbeth

L'exécution de Penthée de Philippe d'Orléans par les Conservatoires d'Île-de-France (CMBV, CNSM, Pôle Sup' Boulogne-Billancourt, les CRR de Paris, Rueil-Malmaison et Versailles Grand Parc, CRD de Clamart) me donne d'occasion d'écrire la notule que je n'avais pas commise en 2018, lorsque j'avais assisté à de larges extraits de l'œuvre (actes III, IV, V !) jouée par les Chantres du CMBV à l'occasion d'un jeudi musical.


L'œuvre pré-Régence

Avant qu'il ne devienne régent du royaume, Philippe d'Orléans a reçu l'enseignement de Charpentier, peut-être Campra, puis Gervais et enfin Bernier, c'est-à-dire la fine fleur des compositeurs français novateurs / influencés par l'Italie. (Car le style italien tel qu'il est perçu par les Français et importé dans leur musique suppose plutôt la complexité du contrepoint et de l'harmonie que la superficialité virtuose qu'on lui attribue rétrospectivement.)
Il écrit ainsi trois opéras : Philomèle dans les années 1690, qui est perdu, puis vers 1704 Penthée et La suite d'Armide (pour lequel il existe déjà une notule).

Il existe toujours des spéculations sur la part de son professeur Gervais dans la partition – Gervais en a réutilisé deux tambourins, qui ont par ailleurs connu un grand succès, jusque dans les parodies grivoises – la parenté des styles est patente, mais l'un étant élève de l'autre, difficile de trancher sans meilleures sources. L'audace de la partition peut aussi bien faire douter qu'elle soit l'œuvre d'un amateur… que laisser penser que seul un amateur pouvait s'autoriser à bousculer aussi fort le cadre attendu par le public !

Je racontais cette anecdote dans la notule précédente :

Philippe d'Orléans n'a pas hésité, on le sait, à passer commande de motets (ou de parties intermédiaires de motets ?) à Gervais pour les signer de son nom. Un jour, un courtisan lui fait (respectueusement ou malicieusement, je ne sais plus) remarquer que son motet comporte des fautes. Philippe d'Orléans ne dit rien, descend voir Gervais, le giffle devant ses gens et lui dit en substance : « Lorsque je vous charge d'écrire un motet pour moi, j'attends que vous le fassiez en personne, et non que vous le laissiez à vos apprentis ! ». Ce témoignage rend donc d'autant plus vraisemblable la collaboration de Gervais, voire sa participation à l'essentiel de l'œuvre.

Le livret, que je trouve très bon, est dû à… son capitaine des gardes (et mauvais sujet !), le marquis de La Fare. Il culmine – et l'inspiration musicale aussi – dans la fête bachique de l'acte V – où le roi est massacré par sa propre mère.

Vous ne trouverez pas la partition en ligne dans vos crèmeries habituelles (IMSLP, Gallica, etc.) : Philippe d'Orléans avait refusé que l'œuvre soit donnée publiquement ou imprimée, si bien que le matériel a dû être refabriqué à l'occasion de ces représentations modernes.


La force de Penthée

J'ai été, lors des deux soirées, impressionné par le cinquième acte paroxystique, qui enchaîne les scènes emportées et les trouvailles musicales. Son ambiance festive crépusculaire manie le paradoxe émotionnel d'une façon rare avant des époques beaucoup plus tardives.
(Voyez sur cette captation de 2018 manifestement réalisée par les musiciens.)

Pour situer l'action : Penthée, petit-fils de Cadmus, est amoureux d'Érigone (invention du librettiste), ancienne amante de Bacchus mais qui le croit mort. Les fiançailles sont prévues (malgré une jalouse), mais Bacchus revient. Penthée le fait enfermer, ne croyant pas à sa naissance divine ou du moins à ses droits sur sa fiancée. Bacchus sort miraculeusement de prison, et frappe change la mère du roi, Agave, Agave, en ménade. Celle-ci tue son fils en croyant avoir vaincu un lion, et vient l'annoncer sur une musique de triomphe (et en chantant un arioso par-dessus, comme un air concertant à l'italienne, très rare avec trompettes et timbales !) ; son crime lui est révélé par son propre père, Cadmus (sur le modèle de la fin de Tancrède de Danchet & Campra), mais la musique et le livret demeurent complètement joyeux jusque là, subjectivité totale très troublante – le public partage le délire de la ménade.
S'ensuit une série de tirades désespérées des femmes coupables, très belles (celle d'Autonoé en particulier), qui se conclut abruptement, comme c'est l'usage (Didon de Desmarest, Callirhoé de Destouches, Pyrrhus de Royer… quand c'est fini c'est fini), sur les dernières paroles d'Agave qui se tue.

Dans le mythe d'origine, Penthée refuse simplement de rendre les hommages religieux à Bacchus, et Penthée est massacré par toutes les ménades ensemble, dont les femmes les plus proches de lui.

Comme il se doit, on rencontre dans la musique débauche d'effets étonnants – pas nécessairement frappants quand on pratique peu de le genre, mais nuances remarquables lorsqu'on est habitué au modèle LULLYste –, témoins de l'influence ultramontaine du duc d'Orléans.
Par exemple :
√ à l'acte II, tuilage contre-intuitif dans le duo d'amour, plus complexe que les duos habituels ;
√ notes de basse répétées, au moment de la révélation ;
√ fantaisie harmonique (chromatismes osés à la basse, mais aussi, plus étrange encore, à la mélodie, comme du madrigal du début du siècle précédent !) ;
√ accompagnement en trémolos à la fin du III, lorsque Agave appelle à la fête de Bacchus (rare, hors tempêtes, avant Rameau et surtout la génération gluckiste ; s'entend dans Atys par Christie, mais je n'ai pas vérifié dans les parties orchestrales complètes si c'était écrit ; j'en doute) ;
√ de même, beaucoup de batteries de cordes, typiquement italianisantes (cf. fureur de Corésus au II de Callirhoé de Destouches) ;
√  le merveilleux chœur des prisonniers, (Bacchus est en effet jeté en prison !), presque religieux, avec beaucoup de contrepoint expressif, écriture très inhabituelle à l'Opéra ;
√ autre moment particulièrement rare, un trio de vengeance, avec trois parties vraiment simultanées. Il ressemble au duo de Campra composé un peu plus tard (1712) pour Idoménée – mais précisément, ce n'est pas un trio.
√ à la fin de l'acte III, pour la célébration de Bacchus, c'est même un trio de femmes (bientôt rejointes par une quatrième !) avec des lignes individualisées (jamais vu ça dans ce répertoire, personnellement).
√ le basson est apparemment explicitement requis (comme chez son maître Charpentier) pour renforcer certains récitatifs ; et il est assurément très virtuose ! 


Interprétations d'étudiants

Malgré les voix peu puissantes, j'avais beaucoup aimé la version du CMBV dans la Galerie des Batailles, un véritable effort de phrasé (et une bonne élocution) chez les jeunes chantres, même si leur technique est davantage celle de choristes que de solistes pour apporter un impact sonore réel.


En dehors des Chantres du CMBV, très bien préparés (par le chef, Fabien Armengaud) et étagés dans les belles sections chorales qui évoquent la musique sacrée (dont ils sont spécialistes), j'ai été un peu plus mitigé sur la réalisation de la semaine dernière présentée au CRR de Paris. D'ordinaire les représentations de tragédie en musique (avec un orchestre formé de musiciens du CRR de Paris, Versailles, Cergy et du Pôle Sup' de Boulogne) sont, concernant l'orchestre, de niveau professionnel. Cette fois-ci, sans doute du fait de la diversité de recrutement, les décalages étaient nombreux, et la prudence / concentration n'était pas sans impact sur l'urgence dramatique.
De même pour les voix, je ne vais pas refaire mon couplet, mais lorsqu'un chanteur français interprète de la tragédie en musique sans que du deuxième rang on comprenne ce qu'il dit, ou utilise une émission lyrique et que sa voix est couverte par un orchestre sur instruments naturels… clairement il faut repenser quelque chose dans la technique. Mais ce sont encore des voix en formation, en l'occurrence ; ce qui m'alarme est qu'on entend aussi cela, et très souvent, chez des professionnels de ce répertoire.

On entend cependant quelques voix très bien faites, comme Gaël Lefèvre (Thirésie) et Martin Barigault (Cadmus), et je saluele soin du texte d'Alice Marzuola (Érigone), dont je n'aime pas beaucoup l'émission très ronde / en bouche mais qui sert impeccablement les vers (et c'est le plus important), Manon Sekfali (Agave), une véritable personnalité vocale lorsqu'elle fend l'armure passé les premières scènes. Kyungna Ko (Ino), malgré l'obstacle de la langue, se livre avec énergie, avec un instrument mieux projeté que les autres. Marcos Vinicius Almeida Costa (Arbas) a de très belles intentions verbales, la voix peut encore mûrir mais a beaucoup d'atouts.
J'ai moins aimé Antoine Ageorges en Bacchus, jolie voix équilibrée et diction limpide, mais tempérament dramatique à construire, il ne se passe rien, et dans un rôle qui est lui-même assez peu intéressant, tout paraît immobile. Quant à Sébastien Tonnel, son timbre et son expression sont très séduisants, mais il semble vraiment embarrassé dans ses graves et projette très peu, n'y aurait-il pas un baryton clair voire un ténor à tirer de cela pour pouvoir l'épanouir ?
En somme, j'ai apprécié l'investissement individuel dans les rôles ; c'est davantage le type de profil vocal commun à toutes ces voix qui me préoccupe pour leur carrière, l'avenir du chant et le répertoire de la tragédie en musique.

Cependant l'essentiel reste la contribution de ces représentations à la formation de ces jeunes d'une part, et d'autre part la mise au théâtre de l'œuvre entière peu ou prou pour la première fois ! Merci de laisser le public profiter de ces moments – gratuitement, qui plus est.


Envoi

Je termine en vous égayant par la citation de la note du musicotéléologue Olivier Schneebeli dans le programme de 2018 :

« Le sang suinte dans Penthée, jusque dans ses bacchanales, au sein même de ses danses aux rythmes disloqués, aux chorégraphies boiteuses, comme si, déjà, dans la folie des fêtes du Palais-Royal, dans leur démesure orgueilleuse et ricanante, se devinait l'issue d'un siècle à peine commencé. »

La phrase est jolie, mais il fallait oser la prophétie rétrospective – le rapport entre les deux échappe, surtout. Il est vrai en revanche que les danses de Penthée, pourtant écrit de façon plus traditionnelle, à cinq parties (à la française) et non à quatre (à l'italienne) comme La suite d'Armide, sont souvent assez dégingandées et surprenantes dans leurs appuis.
(J'admire beaucoup au demeurant le travail accompli par Schneebeli au CMBV !)


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