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Don Mucarade (1875), le dernier opéra comique du père de Nadia & Lili Boulanger



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J'ai fini par accepter qu'il ne fallait rien attendre des grandes salles pour élargir notre connaissance du répertoire. Mais, à Paris, certaines petites troupes (la Compagnie de l'Oiseleur), certaines associations (Paroles & Musique, menée par Jean Rossier et Françoise Tillard) et un certain nombre de spectacles de conservatoire permettent au mélomane curieux d'élargir ses horizons. En trois ans, pour en rester aux seuls conservatoires d'arrondissement, j'ai ainsi pu assister à des opéras de Hahn (L'Île du Rêve), Honegger (Le roi Pausole), Landowski (La Sorcière du placard à balais), ou des raretés d'Offenbach (Le roi Carotte, Barbe-Bleue). C'est gratuit, toujours très bien joué, et même souvent vraiment bien chanté !

Cette fois-ci, c'était le Conservatoire du Neuvième Arrondissement – à ce qu'on me dit, celui où le niveau vocal est le plus élevé – qui proposait un opéra comique d'Ernest Boulanger, Don Mucarade.



Ernest qui ? Pas un cousin du sous-lieutenant factieux (Georges Ernest), mais... le père de Mesdemoiselles Nadia & Lili, lui aussi Premier Prix de Rome (en 1835). Son histoire est d'ailleurs fascinante. Son père, Frédéric, était professeur de violoncelle et de chant au Conservatoire de Paris ; il épouse une de ses élèves, mezzo-soprano à l'Opéra-Comique. Ernest, quant à lui, épouse à 62 ans... son élève en chant, une princesse russe de 21 ans, dont il a quatre enfants. Deux survivent aux premières années, Nadia & Lili.

La différence de génération est considérable – Nadia, qui est morte en 1979, avait un grand-père né en... 1777 ! Vertigineux.

Et cela s'entend assez distinctement dans le style de composition : Ernest est né en 1815, et son opéra Don Mucarade, bien qu'il soit le dernier, conserve le langage consonant de la génération Auber ! Le contraste avec le style de ses filles est vraiment saisissant.
De même avec Carmen, joué au même printemps 1875 dans la même maison de l'Opéra-Comique, et qui incarne le versant novateur de la programmation, avec des réticences du public devant la violence de l'intrigue.
Ici au contraire, et ce fut souligné dès les critiques du temps, le dernier opéra d'Ernest Boulanger ne fait rien pour brusquer l'auditeur : la virtuosité passe par le savoir-faire dans les ruptures de ton, la relance dramatique, et par l'écriture d'ensembles assez riches (un septuor notamment !). Côté harmonie, rien de fantasque.

Et encore moins du côté de l'intrigue : un rapport maître-valet qui semble tout droit sorti du XVIIIe siècle, avec un serviteur, Gabiole, qui produit en guise de prologue une sorte de méta-discours pour son maître amoureux (et un peu benêt), expliquant qu'un enlèvement serait trop facile, et qu'il a imaginé un coup de maître. Le spectateur est d'emblée placé dans la confidence : tout finira bien, et selon le plan prévu – il n'y aura d'ailleurs aucun contretemps, aucun retournement de situation. Dans le livret de Barbier & Carré (les librettistes de Dinorah, de Faust, des Contes d'Hoffmann…), la couleur locale espagnole se limite à quelques mots : « oranges », « maravédis », « alguazils ». Rien de plus français au demeurant que ce drame-là, qui ressemble plutôt à une fanfiction du Barbier de Séville : un jeune homme inconnu épouse la riche pupille d'un tuteur qui souhaite conserver l'héritage par un mariage forcé. On y retrouve les quiproquos, les échelles inutiles, le signature forcée du contrat, saupoudrée de quelques autres parentés : le tuteur qui participe à l'enlèvement de sa propre protégée (comme dans Rigoletto), la sérénade hors scène dont la destinataire est mal identifiée (comme dans L'Amant jaloux de d'Hèle, Levasseur & Grétry, et non sans parentés avec L'Amant anonyme de Desfontaines & Saint-George, des œuvres des années 1778-1780 !), et bien sûr la bastonnade façon Scapin et mille autres modèles.

Même musicalement, au sein de style qui n'est pas très différent des œuvres des années 1840, les références sont plutôt rétro, avec un certain nombre d'emprunts d'astuces à Rossini : sillabando du valet (débit rapide du texte sur une note obstinée et des rythmes réguliers), onomatopées pour le grand septuor qui imite une danse espagnole, à la façon du premier final de L'Italiana in Algieri – « tra la la la la », « tou tu », « zig zog »…

Le programme de salle signale même que le duo des valets jumeaux (qui parlent à l'économie, se partageant les syllabes d'un même mot), une petite chanson à boire, a été bissé chaque soir !

Ce n'est pas l'œuvre du siècle, clairement – et le livret est tellement prévisible qu'on s'ennuie presque, je trouve, dans le dernier tiers, faute de coup de théâtre –, mais elle demeure agréable et réjouissante (ça change d'Offenbach, dont on ressuscite parfois des pépites, et quelquefois des œuvrettes faiblardes). Il est particulièrement précieux d'avoir ainsi une vue sur le répertoire à la mode des années 1870, hors des œuvres novatrices qui sont passées à la postérité. Et, du même coup, une idée de ce que faisait le père des glorieuses Boulanger lorsqu'il ne participait pas au jury du Prix du Rome – qu'il obtint lui-même en 1835.



A fortiori vu qu'il est difficile d'apprécier ces œuvres à la seule lecture. La mise en scène d'Yves Coudray permettait d'en apprécier la saveur scénique avec beaucoup de malice et de jeunes étudiants chanteurs très investis dans la partie scénique.
Plateau de très bonnes voix par ailleurs, en particulier Stuart Mac Arthur (Don Mucarade, en alternance avec Vincent Legrez), belle voix de baryton-basse déjà épanouie et glorieuse voix parlée – le timbre évoque Edwin Crossley-Mercer, pour situer –, Florian Caune (Gabiole), acteur plein d'aisance, voix encore en construction mais qui part d'une émission naturelle pour se renforcer au fil de la soirée (l'inverse de beaucoup d'étudiants qui, hélas, commencent par « faire gros » sans pour autant faire du son…), ou encore Tristan Gourmanel (Don Pablo), déjà un timbre de ténor léger d'une très belle finition.

Un régal en tout cas : découvrir une « nouvelle » œuvre, et aussi bien servie, c'est vraiment l'expérience que je veux vivre comme spectateur : je donne tous les Ring et tous les Pelléas pour cette émotion-là. Merci aux professeurs et aux étudiants qui osent dépenser leur temps pour des œuvres qui ne serviront pas dans la carrière mais qui permettent de maintenir l'opéra comme un art vivant.



Auditorium du Conservatoire Nadia & Lili Boulanger du IXe arrondissement de Paris, les 16 et 17 mai 2025.

Don Mucarade : Vincent Legrez et Stuart Mac Arthur, en alternance
Pépita, sa nièce : Mathilde Redouté et Béatrice Grinfeld, en alternance
Barbara, sa duègne, Marguerite Daull et Alice Pattonieri (énormément de verve dans les parties parlées !), en alternance
Don Pablo : Tristan Gourmanel
Gabiole, valet de don Pablo : Florian Caune
Roch, jumeau de Luc, valet de Don Mucarade : Yannis Miadi-Bernageau
Luc, jumeau de Roch, valet de Don Mucarade : Sunera Silva
Mise en scène : Yves Coudray
Direction musicale & piano : Leonid Karev


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