mercredi 7 décembre 2005
La Passion d'un mot à la mode
Fait linguistique bien connu, la force des mots tend à s'émousser à mesure que, pour renforcer un discours, on utilise des termes légèrement hyperboliques qui, se banalisant, perdent de leur violence.
Nous assistons depuis quelques mois/années à une attaque en règle d'un vocabulaire mystique, jadis très connoté. Lorsque Franz Schreker, dans la première moitié du siècle dernier, écrit et compose ses Gezeichneten, littéralement "Les Marqués", on le traduit par "Les Stigmatisés", afin de souligner ce que la marque en question a de pesant ou d'infâmant.
Aussi, intellectuels et journalistes, désireux de mettre en lumière ce que les errements en politique sociale ont de conséquence sur l'individu exclu, eurent la brillante idée d'employer le verbe stigmatiser.
Stigmatiser, c'est un terme rare, un terme savant, élégant ; mais aussi un terme fort, qui renvoie aux iniquités subies par l'Agneau Pascal, qui prouve les souffrances endurées sur la Croix par les fautes du Monde et pour alléger les fautes du Monde. Les stigmates sont la preuve irréfutable de l'injustice, et plus encore, du martyre qui incite au respect.
Stigmatiser une population, c'est être injuste et violent, la crucifier au point de lui laisser ces sinistres traces, les stigmates auxquels on reconnaît l'étendue du crime.
Stigmatiser des dérives (autre mot, poétique, à la mode), par
extension - et presque par renversement analogique -, c'est montrer l'erreur, en laissant une marque indélébile sur la faute inexcusable, comme témoin implacable des errances trop longtemps restées dans le secret.
Quel beau mot. Imagé, doté d'une violence peu commune, farci de références à deux mille ans de culture spécifique. Il prouve la science de celui qui l'emploie, il est intelligible pour tous. Et il montrera toute l'importance du sujet et de la faute relevée, que ce soit celle qui conduit à l'injustice ou celle qui est injuste en elle-même. Un peu comme si on parlait d'Holocauste (ou, dans l'actualité, de pogroms), mais en moins risqué - il y a prescription depuis plus longtemps, et il s'agit de la culture majoritaire, donc pas de soupçon de mauvais esprit.
Tout y est. On singularise un sujet. Sans risque. Dans toute son importance, joliment, de façon savante, de façon frappante.
Seulement voilà. Tout le monde a pressenti le bon plan.
Prêtez-y attention. Pas un journal, de France Info à France Culture, qui n'utilise au moins deux fois le terme. Au point que l'exception à la fois forte et raffinée n'a plus de sens. Stigmatiser, c'est critiquer, pas plus. Dommage, un si beau mot. Il redeviendra fréquentable - c'est-à-dire qu'il reprendra du sens -, mais à en juger par l'usage abondant qu'en font jusqu'aux plus talentueux rédacteurs de la blogosphère, ce n'est pas pour demain.
En attendant, on se console en voyant stigmatiser jouer avec ses petits camarades, plein d'insouciance :
Hier soir, en match de poule, l'Amicale Sportive de Vézins-le-Rozier a crucifié Castelbouc 32 à 30.
Il est en bonne compagnie, c'est déjà ça.
Espérons que ça aura passé d'ici Pâques.
Ce billet, écrit à par DavidLeMarrec dans la catégorie Langue a suscité :
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