A la découverte de Pelléas & Mélisande de Debussy/Maeterlinck - V - Balade dans l'oeuvre - Acte I, scène 1 (b)
Par DavidLeMarrec, mercredi 2 août 2006 à :: Autour de Pelléas et Mélisande :: #331 :: rss
Suite de notre feuilleton.
Je persiste à fournir dans l'ordre la musique, puis les commentaires sur le texte, enfin sur le matériau musical, pour entrer progressivement dans les charmes de Pelléas.
Se référer aux épisodes précédents pour mieux suivre notre histoire.
(Il tousse.)
Elle ne m'entend pas,
Je ne vois pas son visage.
A nouveau, nous retrouvons, de façon plus explicite encore, l'idée de la forêt, appliquée précisément à Mélisande et Golaud (la part sauvage est tue, ici). Mélisande est comme étrangère à ce monde - sauf à Pelléas, et peut-être à l'homme à la couronne, mais on y reviendra. Golaud ne pourra rien saisir ni de Mélisande, ni du monde, mais pas par prostration, par aveuglement.
Tout débute à merveille, nous pouvons commencer : nous disposons d'une sourde et d'un aveugle.
(Il s'approche et touche Mélisande à l'épaule.)
Pourquoi pleures-tu?
(Mélisande tressaille, se dresse et veut fuir.)
N'ayez pas peur vous n'avez rien à craindre.
Pourquoi pleurez-vous, ici, toute seule?
MÉLISANDE
(presque sans voix)
Ne me touchez pas! ne me touchez pas!
Vous noterez le couple tutoiement/vouvoiement. Plusieurs significations ici. D'abord, évidemment, le fossé de générations, le ton paternaliste de Golaud et Mélisande en petite fille. Mais c'est aussi révélateur de la relation qui se développe entre les deux. Mélisande refuse à tout moment de se livrer, comme dans ces premières paroles, si fragile que lorsque Golaud la découvre à l'acte IV, il ne lui reste plus qu'à mourir. Golaud, qui la considère comme une enfant, n'en a pas la clef.
Musicalement, la figuration des pleurs est évidente juste avant cet extrait. Mais il y a nettement plus intéressant. Il s'approche et touche Mélisande à l'épaule. Ce moment. Vous entendez, à l'orchestre, une réminiscence du premier thème qui ressemble à celui du veilleur des Huguenots (voir épisodes précédents)[1]. Ce thème est-il lié à la forêt (pourtant nous avons les sons de chasse à l'entrée de Golaud), à l'errance de Golaud (nous avons les triolets aux violoncelles qui précèdent ses premières paroles), à la rencontre, qui prélude à tout et revient ici ? Difficile à trancher, mais ce retour thématique est troublant. J'y reviendrai plus tard, lorsque nous serons en mesure de discerner plus nettement.
GOLAUD
N'ayez pas peur…
Je ne vous ferai pas…
Oh ! Vous êtes belle.
Evidemment, ce passage est délicieux. Nous ne saurons pas ce que Golaud ne ferait pas, mais manifestement, qu'elle soit belle change pas mal de choses. Raccourci qui mène Golaud dans la forêt, précisément : impulsivité, et lecture très limitée du monde. Le dernier acte en témoigne, assassinant une seconde fois la mourante, et obsédé par un seul paradigme, une seule grille de lecture du monde, une seule question - qui ne permet pas, naturellement, de saisir ce qui l'entoure.
Les cordes enflent tout à coup, débordent pour cette dernière phrase Oh ! Vous êtes belle. . Pas de transition, pas de raison. Le drame ne comportera que fort peu de paroles raisonnables, de toute façon ; on le verra, même le vieil Arkel, avec ses paroles profondes, se méprend totalement sur le cours du monde.
MÉLISANDE
Ne me touchez pas! ne me touchez pas, ou je me jette à l'eau!GOLAUD
Je ne vous touche pas…
(doux et calme)
Voyez, je resterai ici, contre l'arbre.
N'ayez pas peur.
Quelqu'un vous a-t-il fait du mal ?
Cette dernière phrase fait basculer définitivement Golaud dans la forêt. Immédiatement, il s'approprie la vie de Mélisande (ou le tente), avec ce ton impérieux qui rappelle musicalement (cette rotondité de la phrase) celui, en II,2 : Où est l'anneau que je t'avais donné ?.
Ne la connaissant qu'à peine, il pose déjà la question brûlante qui le dévore jusqu'à l'acte V : Je te demande si tu l'as aimé d'un amour défendu ?.
La réponse est peut-être déjà donnée :
MÉLISANDE
Oh! oui! oui! oui!
(Elle sanglote profondément.)
C'est cela qui est formidable dans Pelléas ! Les propos, et pas seulement les métaphores, se répondent à travers toute l'oeuvre, parfois même de façon rétroactive.
GOLAUD
Qui est-ce qui vous a fait du mal?MÉLISANDE
Tous! tous!GOLAUD
Quel mal vous a-t-on fait?MÉLISANDE
Je ne veux pas le dire! je ne peux pas le dire!GOLAUD
Voyons, ne pleurez pas ainsi.
Splendide section lyrique. On note l'impossibilité de Golaud à obtenir une réponse, toujours fuyante. Réponse parfois signifiante (tous est sans doute celui qui constitue l'univers de Mélisande). Réponse de plus en plus volontairement destinée à ne pas répondre au loup de la forêt. Je ne mens jamais, je ne mens qu'à ton frère.
Et son vouvoiement lié plus prosaïquement à la fascination d'avant mariage. Il faut mettre Mélisande à distance pour que la chose paraisse moins naturelle, sans doute, et marque les esprits au moment de la lecture de la lettre (I,1).
D'où venez-vous?
MÉLISANDE
Je me suis enfuie! enfuie…enfuie…GOLAUD
Oui, mais d'où vous êtes-vous enfuie?MÉLISANDE
Je suis perdue! perdue! Oh! oh! perdue ici…
Je ne suis pas d'ici…
Je ne suis pas née là…
Etrangeté de Mélisande, bien sûr, aux deux sens du terme. Mais la clef est là : ce n'est pas la provenance mais le mouvement qui importe ici.
Peu importe de comprendre ce qui se passe dans Pelléas. Ce sont les actions qui s'y déroulent qui ont leur valeur, pas le pourquoi.
Lointaine. Et propos qui combinent dans plusieurs configurations des "déictiques" vagues (des termes qui se réfèrent à un lieu ou un temps par rapport à la position de celui qui les énonce) : ici (alors que tous deux sont perdus), là...
Tout continue à se mettre en place, doucement. La suite arrive.
Notes
[1] Et qui ressemble ici au prélude orchestral du deuxième mouvement du Concerto Op.21 de Chopin, mais c'est une autre affaire.
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