Une genèse d’Erlkönig (Herder, Goethe, Schubert, Zelter, Loewe et les autres)
Par DavidLeMarrec, mercredi 23 août 2006 à :: Poésie, lied & lieder :: #370 :: rss
Suite à une suggestion de Sylvie Eusèbe, je propose un petit billet imprévu sur Erlkönig, le roi des Aulnes.
Vous noterez inévitablement que le ton en est distinct de celui que j’affecte d’habitude dans ces notules – la cause en est simple, je l’avais d’abord rédigée comme un commentaire plus informel, en guise de réponse simple.
C’est pour plus de clarté dans la présentation et la conversation (notamment autour d’une nouvelle traduction…), que je le propose en tant qu’article.
J’en ai profité pour faire un peu de mise en forme.
Vous noterez inévitablement que le ton en est distinct de celui que j’affecte d’habitude dans ces notules – la cause en est simple, je l’avais d’abord rédigée comme un commentaire plus informel, en guise de réponse simple.
C’est pour plus de clarté dans la présentation et la conversation (notamment autour d’une nouvelle traduction…), que je le propose en tant qu’article.
J’en ai profité pour faire un peu de mise en forme.
je n’imaginais pas que l’on puisse trouver couramment des interprétations pédophiles du Roi des Aulnes. Si j’osais in petto cette pensée, j’hésitais en revanche à l’exposer au grand jour, d’où ma discrète allusion que vous avez pourtant saisie sans problème. Goethe s’est-il exprimé là-dessus, et pouvez-vous, sans trop prendre sur votre temps, me dire quelques mots de ce Roi des Aulnes dont je n’ai guère en mémoire que le roman de M. Tournier ?C’est assez simple. C’est bien Goethe qui insinue cette légende dans la mémoire collective allemande, comme cette Cloche qui terrifiant tous les enfants buissonniers, et qui fait que Goethe est aussi bien l’objet d’une admiration que d’un certain ressentiment chez les allemands.
Au passage, c’est là un phénomène que nous ignorons à peu près complètement en France, il me semble. La poésie y est trop égotiste, trop liée à un individu précis, à des circonstances précises, parfois à la condition de l’Artiste, pour qu’on puisse aisément se l’approprier – c’est-à-dire peu ou prou s’y identifier. Erlkönig, Die wandelnde Glocke, Willkommen und Abschied, Memnon, Prometheus… ont une dimension généralisable, elles ne sont pas tant un reflet sublimé de l’affect du poète qu’une incarnation poétisée de sentiments généraux, propres à tous les humains. Une différence de point de vue assez fondamentale, qui rend la poésie allemande si familière – et la française si technique, si altière.
Je trace là des traits à grands coups de barre à mine, bien entendu, mais la distinction me semble tout à fait valable, même si on pourra, ici ou là, discuter le détail.
Revenons-en à nos moutons. Goethe insinue cela, certes, l’institue même, mais il n’a pas intégralement inventé la chose. En réalité, l’originalité du poème de Goethe repose sur le jeu de mots involontaire de Herder, qu’il exploite autant que possible, et sur le changement de statut de celui qui porte la mort (tiens, tiens).
Voyons cela de plus près.
Pour clarifier pour nos lecteurs, je donne ici le poème, et afin de gagner un peu de temps, je propose une traduction ancienne (sachant qu’on peut en trouver la traduction partout, mon intervention n’aurait qu’un intérêt limité, et j’aurai l’occasion de mettre ci-après à profit le temps gagné).
Je mets en gras ce qui nous intéressera prochainement.
Texte original de Goethe |
Traduction J. Porchat (1861) |
Wer reitet so spät durch
Nacht und Wind ? Es ist der Vater mit seinem Kind ; Er hat den Knaben wohl in dem Arm, Er faßt ihn sicher, er hält ihn warm. Mein Sohn, was birgst du so bang dein Gesicht ?- Siehst Vater, du den Erlkönig nicht ? Den Erlenkönig mit Kron und Schweif ?- Mein Sohn, es ist ein Nebelstreif. - "Du liebes Kind, komm, geh mit mir ! Gar schöne Spiele spiel ich mit dir ; Manch bunte Blumen sind an dem Strand, Meine Mutter hat manch gülden Gewand." Mein Vater, mein Vater, und hörest du nicht, Was Erlenkönig mir leise verspricht ?- Sei ruhig, bleibe ruhig, mein Kind ! In dürren Blättern säuselt der Wind.- "Willst, feiner Knabe, du mit mir gehn ? Meine Töchter sollen dich warten schon ; Meine Töchter führen den nächtlichen Reihn Und wiegen und tanzen und singen dich ein." Mein Vater, mein Vater, und siehst du nicht dort Erlkönigs Töchter am düstern Ort ?- Mein Sohn, mein Sohn, ich seh es genau : Es scheinen die alten Weiden so grau.- "Ich liebe dich, mich reizt deine schöne Gestalt ; Und bist du nicht willig, so brauch ich Gewalt." Mein Vater, mein Vater, jetzt faßt er mich an ! Erlkönig hat mir ein Leids getan ! Dem Vater grauset's, er reitet geschwind, Er hält in den Armen das ächzende Kind, Erreicht den Hof mit Mühe und Not ; In seinen Armen das Kind war tot. |
Qui chevauche si tard à
travers la nuit et le vent ? C'est le père avec son enfant. Il porte l'enfant dans ses bras, Il le tient ferme, il le réchauffe. « Mon fils, pourquoi cette peur, pourquoi te cacher ainsi le visage ? Père, ne vois-tu pas le roi des Aulnes, Le roi des Aulnes, avec sa couronne et ses longs cheveux ? - Mon fils, c'est un brouillard qui traîne. - Viens, cher enfant, viens avec moi ! Nous jouerons ensemble à de si jolis jeux ! Maintes fleurs émaillées brillent sur la rive ; Ma mère a maintes robes d'or. - Mon père, mon père, et tu n'entends pas Ce que le roi des Aulnes doucement me promet ? - Sois tranquille, reste tranquille, mon enfant : C'est le vent qui murmure dans les feuilles sèches. - Gentil enfant, veux-tu me suivre ? Mes filles auront grand soin de toi ; Mes filles mènent la danse nocturne. Elles te berceront, elles t'endormiront, à leur danse, à leur chant. - Mon père, mon père, et ne vois-tu pas là-bas Les filles du roi des aulnes à cette place sombre ? - Mon fils, mon fils, je le vois bien : Ce sont les vieux saules qui paraissent grisâtres. - Je t'aime, ta beauté me charme, Et, si tu ne veux pas céder, j'userai de violence. - Mon père, mon père, voilà qu'il me saisit ! Le roi des aulnes m'a fait mal ! » Le père frémit, il presse son cheval, Il tient dans ses bras l'enfant qui gémit ; Il arrive à sa maison avec peine, avec angoisse : L'enfant dans ses bras était mort. |
Traduction qui a le mérite de sa littéralité, à défaut d'en avoir beaucoup d'autres. Mais le but étant de gagner un peu de temps, je me suis contenté de reprendre un texte proposé par Gallica.
L’Erlkönig apparaît déjà chez Johann Gottfried von Herder, philosophe qui l’a beaucoup influencé à ses débuts, notamment pour Les souffrances du jeune Werther. Les poèmes de Herder n’ont à ma connaissance jamais été mis en musique, mais Herder avait déjà écrit Erlkönigs Tochter (« La fille du roi des Aulnes »). Il le tenait lui-même du danois Ellerkonge/Elverkonge (plusieurs formes, car on utilisait encore des formes archaïques du danois au début du XIXe siècle, en grand nombre et qu’on ne trouve pas dans les dictionnaires modernes).
Mais ce danois ambigu – qui donne décidément du fil à retordre à tout le monde – a entraîné une traduction biaisée. Normalement, Eller devait donner Erlen, c’est-à-dire « Elfes ».
Avant d’aller plus avant, il faut lire le poème de Herder, parce que Goethe en reprend totalement l’idée et la structure. Je voulais vous en proposer une traduction impromptue pour clarifier la lecture, mais le temps me fait défaut et je suis déjà en retard.
Je crois que le texte est tout de même très lisible, et je vous le propose en grassant les traits communs les plus frappants.
Poème de Herder |
Traduction DLM Notre service de traduction est actuellement débordé. Veuillez réessayer ultérieurement. |
Herr Oluf reitet spät
und weit, Zu bieten auf seine Hochzeitsleut; Da tanzen die Elfen auf grünem Land, Erlkönigs Tochter reicht ihm die Hand. "Willkommen, Herr Oluf! Was eilst von hier? Tritt her in den Reihen und tanz mit mir." "Ich darf nicht tanzen, nicht tanzen ich mag, Frühmorgen ist mein Hochzeittag." "Hör an, Herr Oluf, tritt tanzen mit mir, Zwei güldne Sporne schenk ich dir. Ein Hemd von Seide so weiß und fein, Meine Mutter bleicht's mit Mondenschein." "Ich darf nicht tanzen, nicht tanzen ich mag, Frühmorgen ist mein Hochzeitstag." "Hör an, Herr Oluf, tritt tanzen mit mir, Einen Haufen Goldes schenk ich dir." "Einen Haufen Goldes nähm ich wohl; Doch tanzen ich nicht darf noch soll." "Und willt, Herr Oluf, nicht tanzen mit mir, Soll Seuch und Krankheit folgen dir." Sie tät einen Schalg ihm auf sein Herz, Noch nimmer fühlt er solchen Schmerz. Sie hob ihn bleichend auf sein Pferd. "Reit heim nun zu deine'm Fräulein wert." Und als er kam vor Hauses Tür, Seine Mutter zitternd stand dafür. "Hör an, mein Sohn, sag an mir gleich, Wie ist dein' Farbe blaß und bleich?" "Und sollt sie nicht sein blaß und bleich, Ich traf in Erlenkönigs Reich." "Hör an, mein Sohn, so lieb und traut, Was soll ich nun sagen deiner Braut?" "Sagt ihr, ich sei im Wald zur Stund, Zu proben da mein Pferd und Hund." Frühmorgen und als es Tag kaum war, Da kam die Braut mit der Hochzeitschar. "Sie schenkten Met, sie schenkten Wein; Wo ist Herr Oluf, der Bräutigam mein?" "Herr Oluf, er ritt in Wald zur Stund, Er probt allda sein Pferd und Hund." Die Braut hob auf den Scharlach rot, Da lag Herr Oluf, und er war tot. |
L'ouverture de Goethe en est le
décalque. Herder utilise déjà l'ambiguïté de sa traduction, qui rythmera le poème goethéen. Le jeu des questions se retrouve ici, mais avec la mère. Un grand classique des contes, et notamment de l'Altenschottische Ballade d'après Walter Scott que mit en musique Schubert. Chute tout à fait semblable, quoique moins frappante : "lag" et "und er" préparent trop le "tot" pour surprendre réellement. |
Vous le voyez, il y a là un parfum de Willis dans l’air. Mais c’est seulement l’homme pris dans la forêt comme par la Lorelei, comme par les Willis, comme par les Trèves et autres ondines vengeresses, incarnations imaginaires des marais.
L'ensemble est plus conventionnel, moins saisissant ; manquent les dialogues violents, l'implication du narrateur... et bien sûr le dédoublement du cavalier en un père (qui pose les questions de la mère et la fiancée) et un enfant. Bien plus de concision et de force chez Goethe, en effet.
Goethe ajoute donc la dimension terrifiante de l’enfant, d’autant plus terrifiante qu’il n’est pas seul mais faussement protégé par le père.
Il ajoute aussi la présence du Roi lui-même, ce qui à ma connaissance, n’arrive que bien rarement dans la littérature, que ce soit chez Heine, chez Pouchkine, chez Kvapil, chez Gautier ou chez Mistral (et bien sûr Carré). Il y apparaît régulièrement, mais jamais pour porter lui-même les coups. On peut placer là une ambiguïté choisie par Goethe, en effet. Au lieu d’un homme entraîné par une jeune fille (une tricherie pour incarner une Mort féminine, vous voyez bien que ça leur manque ;-), et dans ces cas il s'agit souvent de son ancien fiancé ou de son ennemi, nous avons l'enfant non consentant enlevé par cet être ambigu.
Je vous disais également qu’il relance autant que possible le jeu de mot fondamental qui crée l’ondulation du poème, sa dynamique. Erlenkönig est en réalité le roi des Elfes, mais la traduction erronée propose les Aulnes. Goethe s’empare de cette ambiguïté, et fait sans cesse jouer son poème entre les deux univers (ce que j'ai grassé dans le poème initial). Le père propose en écho au roi des Elfes une interprétation liée aux fourrés, aux Aulnes, ce qui suppose une symétrie intéressante, puisque l'incompréhension du père aussi bien que l'intervention du roi portent la mort à l'enfant.
La traduction française du terme par Charles Nodier - "le Roi des Aulnes" que nous connaissons bien - parachève la confusion, puisqu'on perd la référence aux Elfes, qui sont tout de même la composante centrale de la ballade. Mais nous renvoie au marécages de toutes les petites créatures que nous évoquions précédemment.
A savoir, Erlkönig est à l'origine, comme Der König in Thule, part d'un drame, à savoir le singspiel Die Fischerin ("La Pêcheuse").
Pour couronner le tout, savez-vous comment on traduit aujourd'hui Erlkönig en danois ? Ellerkonge ou Elverkonge, assurément, pour revenir à la source, me répondrez-vous ! Eh non... il y en a encore un autre... Ellekongen ! (l'article défini se trouve dans le suffixe "-en") Ellekongen, qui, cette fois-ci, signifie bien le Roi des Aulnes. Avec quelques chefs-d'oeuvre un peu hors sujet dans l'intervalle !
C'est décidément là un sac de noeuds sans fin...
Commentaires
1. Le mercredi 23 août 2006 à , par Bra :: site
2. Le mercredi 23 août 2006 à , par DavidLeMarrec
3. Le mercredi 23 août 2006 à , par Bra :: site
4. Le mercredi 23 août 2006 à , par DavidLeMarrec
5. Le mercredi 23 août 2006 à , par Bra :: site
6. Le vendredi 25 août 2006 à , par Sylvie Eusèbe
7. Le vendredi 25 août 2006 à , par DavidLeMarrec
8. Le vendredi 25 août 2006 à , par DavidLeMarrec
9. Le lundi 28 août 2006 à , par Sylvie Eusèbe
10. Le lundi 28 août 2006 à , par DavidLeMarrec
11. Le mardi 29 août 2006 à , par Sylvie Eusèbe
12. Le mardi 29 août 2006 à , par DavidLeMarrec
13. Le samedi 22 mars 2008 à , par Angèle
14. Le samedi 22 mars 2008 à , par DavidLeMarrec :: site
Ajouter un commentaire