Concert Brahms/Schubert : piliers de répertoire, arrangements, oeuvres chorales (Monteverdi Choir, Nathalie Stutzmann, John Eliot Gardiner)
Par DavidLeMarrec, lundi 19 novembre 2007 à :: Disques et représentations :: #770 :: rss
Concert conté par les bons soins de Sylvie Eusèbe, à laquelle les lutins cèdent immédiatement la parole : .
Paris, Salle Pleyel, jeudi 15 novembre 2007, 20h00, concert.
Johannes Brahms : Variations sur un thème de Haydn Op. 56a
Franz Schubert (transcriptions de J. Brahms pour chœur d’hommes et orchestre) : Gruppe aus dem Tartarus D. 583, An Schwager Kronos D. 369,
Franz Schubert : Gesang der Geister über den Wassern D. 714 (deuxième version),
Johannes Brahms : Rhapsodie pour alto, chœur d’hommes et orchestre Op. 53,
Johannes Brahms : Symphonie n°1 en ut mineur Op. 68.Orchestre Révolutionnaire et Romantique ; The Monteverdi Choir ; Sir John Eliot Gardiner, direction ; Nathalie Stutzmann, alto.
Bravant les grèves dans les transports et le chaos qui règne à l’extérieur de la Salle Pleyel, les mélomanes sont venus en nombre pour ce beau programme Brahms-Schubert préparé par John Eliot Gardiner.
Dès les premières mesures des Variations sur un thème de Haydn de Brahms, le chef britannique attire par sa direction énergique, franche et lisible même pour le simple amateur. Très grand, il se penche sur son orchestre, le soutient avec précision et bienveillance, et s’anime vigoureusement en faisant voleter les pans de sa queue de pie dont l’intérieur d’un beau vert changeant chatoie comme les élytres d’un scarabée rare.
Au cœur de l’orchestre, les pizzicati des violoncelles résonnent chaleureusement, autour d’eux les autres pupitres se déploient avec clarté. Les phrasés sont marqués souplement, avec la légèreté de l’élégance ; les contrastes entre les variations ne sont jamais violents, l’ensemble est souvent moelleux, toujours net et aéré. Une particularité des cors sonne à mes oreilles : leur son dans les forte se charge d’une vibration très particulière, entre la « fausseté plus ou moins maîtrisée » des cuivres baroques et le rayonnement étincelant des instruments plus récents. Cela nous rappelle que J. E. Gardiner a fondé cet orchestre Révolutionnaire et Romantique pour jouer les œuvres du XIXe siècle dans le même esprit qu’il a créé l’orchestre des English Baroque Soloists pour faire revivre la musique ancienne.
Des trois pièces avec chœur d’hommes de Schubert qui suivent, je retiens l’adéquation profonde entre la musique et le texte. Les poèmes, de Goethe sauf « Gruppe aus dem Tartarus » (Le Groupe surgi du Tartare) qui est de Schiller, parlent gravement de la dure destinée humaine, du temps qui nous échappe ou de notre âme, fluide et fractionnée comme des gouttes d’eau.
« Gruppe aus dem Tartarus » débute par la clameur sourde du chœur révélant le grondement de la mer (« Horch - wie Murmeln des empörten Meeres », Ecoute - pareils au murmure de la mer courroucée…). Au gré des sentiments se dégageant du texte, le chant devient syncopé pour exprimer la peur (« Fragen sich einander ängstlich leise », Apeurés, ils se demandent à voix basse…), ou s’enfle jusqu’à devenir terrifiant dans les deux derniers vers : Au-dessus d’eux, l’éternité tournoie / Brisant en deux la faux de Saturne.
« An Schwager Kronos » (Au cocher Chronos, de Goethe) présente quelques passages plus légers chantés par les ténors (4ème strophe) alors que tout le chœur se réunit pour affermir notre courage devant la fuite de notre vie conduite pas Chronos et pour célébrer les quelques instants qui nous sont donnés :
Allons ! Il est temps de repartir, plus vite !
Regarde, le soleil décline !
Avant qu’il ne se couche, avant que la brume
Ne me rattrape dans les marais, moi, le vieillard,
Avant que mes mâchoires édentées ne s’entrechoquent,
Et que mes jambes ne chancellent.
Le merveilleux « Gesang der Geister über den Wassern » (Chant des esprits sur les eaux) transporte immédiatement par sa gravité soulignée par la petite formation orchestrale qui l’accompagne. Le chant pur des ténors fait penser à la musique grégorienne (« Zur Erde muss es, Ewig wechselnd » : l’âme doit (…) descendre sur la terre dans une éternelle alternance), les basses expriment la puissance alors que les ténors répondent par la grâce, et tous expriment magnifiquement la profondeur de l’abîme (« Zur Tiefe nieder ») renforcée par des cordes dramatiques. Le dernier vers des strophes est toujours marqué d’une intensité très poignante, perpétuée par le bref passage orchestral qui suit. On sent une communion exceptionnelle entre les musiciens ; ils atteignent ici véritablement le public qui applaudit avec émotion et enthousiasme J. E. Gardiner, lui aussi très ému par la dignité de cette incantation profane.
Nous revenons à Brahms avec sa Rhapsodie pour alto, sur un texte (également de Goethe) qui nous parle des ravages que la haine fait dans le cœur de l’Homme et prie pour qu’un chant (la Musique ?) redonne vie à cette âme égarée.
Une grande sobriété domine le chant très recueilli de Nathalie Stutzmann. Ses intonations personnelles sont immédiatement présentes (dès le « e » du troisième mot « wer ») et magnifient la profondeur de l’œuvre. Ses graves si extraordinaires sont pleins et saisissants, et fait remarquable, son vibrato plutôt léger et parfois même absent renforce l’intensité dramatique. L’alternance entre sons vibrés et non vibrés atteint un sublime sommet dans ce vers : « Die Öde verschlingt ihn » (le désert -ou la solitude- l’engloutit). « Die » est lisse, le « ö » est délicieusement interminable et non vibré, puis les « i » des deux derniers mots sont admirablement soutenus et débutent sans vibrato pour finir dans une délicate modulation. Devant une telle richesse sonore et musicale, l’émotion nous immobilise et la gorge se serre.
La deuxième strophe plus animée voit la contralto toujours très concentrée maintenir une atmosphère pure et dépouillée. Le vers « Aus der Fülle der Liebe trank ? » lui permet de vertigineux écarts de notes, particulièrement tendus et élégants.
Dans la troisième et dernière strophe, Nathalie Stutzmann est rejointe par le chœur ; comme par enchantement, sa voix si lumineuse s’en dégage et monte vers le ciel. Le dernier vers « So erquicke sein Herz ! » (Alors rafraîchis son cœur) est repris lentement plusieurs fois, la descente sur les syllabes de « erquicke » détache les notes, et un « Herz » final très doux voit son léger vibrato s’abîmer dans les profondeurs orchestrales.
L’ensemble de l’œuvre est joué dans un même souffle, large et majestueux, avec une force souvent bouleversante mais jamais violente. J. E. Gardiner propose à la chanteuse un tempo lui convenant parfaitement et permet à son inventivité, son phrasé et sa respiration de se fondre en un tout devant lequel s’entrouvre une dimension inconnue.
Après tant de recueillement, des applaudissements particulièrement chaleureux éclatent. Nathalie Stutzmann, visiblement touchée de cet accueil, reçoit ce beau succès avec un air très humble et J. E. Gardiner s’efface avec élégance en lui présentant d’un geste de la main l’enthousiasme du public.
Après l’entracte, la première symphonie de Brahms résonne avec finesse, force et clarté, et le public parisien fait un réel triomphe au chef anglais et à son orchestre. Mais je ne suis plus suffisamment concentrée pour pouvoir être plus précise : mon esprit est resté attaché aux chants qu’il vient d’entendre, celui des chœurs comme celui de la contralto. Puissent ces quelques lignes me garder le souvenir de cette soirée exceptionnelle et distribuer un peu de ce miracle perpétuel qu’est une communion en musique.
Sylvie Eusèbe, 18 novembre 2007.
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1. Le mardi 20 novembre 2007 à , par DavidLeMarrec :: site
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