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Leçons de Clorinde

En parcourant la presque douzaine de nos versions du Combattimento di Tancredi e Clorinda, une chose amusante nous frappe.

Claudio Monteverdi met en musique deux extraits du douzième chant de la Gerusalemme Liberata de Torquato Tasso. Il s'agit d'un poème épique, c'est-à-dire qu'il est pris en charge par un énonciateur unique, le poète en fin de compte.

Or, l'on sait que lors de la création à la Ca' Mocenigo, durant le carnaval de 1624, une petite mise en scène était prévue, les indications laissées par Monteverdi en font mention : Tancrède devait par exemple entrer alla sprovista sur un cheval avant les premiers mots du récitant, tandis que Clorinde paraissait à pied.


L'intérieur de la Ca' Mocenigo, demeure de Girolamo Mocenigo, commanditaire de l'oeuvre.


De ce point de vue, il est établi aussi bien par ces notes que par la partition que le poème musical, malgré ses parties fortement déséquilibrées, était prévu pour être distribué à un récitant et deux acteurs, tous chantants.

Cela suppose en réalité, du fait de la répartition des dialogues sur la partition de Monteverdi, quelques ajustements avec le texte original.


Un exemple, sur la portion qui nous intéresse, parmi les quelques versions avec récitant unique, choix très fondé textuellement et musicalement, mais en rien authentique. Il peut régler le problème textuel que nous allons aborder.
Une des plus belles versions de cette oeuvre, Marco Beasley très inspiré par le poème, avec l'ensemble Accordone dirigé du clavecin par Guido Morini.

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Tout d'abord les deux premiers vers du Tasse sont refondus pour poser la situation de départ (on traduit) :

Vuol nell'armi provarla : un uom la stima
Degno, a cui sua virtù si paragone.

(Il veut la mettre à l'épreuve des armes : il la prend pour un homme
Digne d'être confronté à son courage.)

Ce qui donne, chez Monteverdi :

Tancredi che Clorinda un uomo stima
vuol ne l'armi provarla al paragone.

(Trancrède, qui prend Clorinde pour un homme,
Veut se confronter à elle par les armes.)

La rime est conservée [1], et on demeure en décasyllabes [2], tout va bien.

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En revanche, à la strophe suivante, les choses se compliquent.

[Faute de temps, à suivre rapidement, demain peut-être.]

Suite de l’introduction publiée dimanche. Pour que la consultation soit plus commode le cas échéant, le contenu de cette nouvelle notule sera également reproduite à la suite de l’ancienne.

Cette fois-ci, l’extrait de la version Christie qui nous concerne

Veuillez installer Flash Player pour lire la vidéo
Vidéo réalisée très postérieurement (publication 2004) à l’enregistrement de 1992, qui la double intégralement. Rivenq-Testo excepté, les chanteurs du disque (Françoise Semellaz et Adrian Brand) ne sont pas les acteurs à l’écran (Elena Bertuzzi et Emmanuele Lachin) – le doublage n’en demeure pas moins excellent.


Reprenons, donc, sur les divergences entre le texte retenu par Monteverdi et l’original :

Va girando colei l'alpestre cima
Verso altra porta, ove d'entrar dispone.
[5] Segue egli impetuoso ; onde assai prima
Che giunga, in guisa avvien che d'armi suone,
Ch'ella si volge, e grida : Tu, che porte,
Che corri sì ? Risponde : Guerra e morte.

(Elle contourne le sommet montagneux
Vers une autre porte, où elle se dispose à entrer.
Il la suit, impétueux ; si bien qu'assez longtemps
Avant qu'il la rejoigne, il advient qu’il fait retentir ses armes
Au point qu’elle se retourne et crie : Ô toi, qu’apportes-tu,
Qui cours ainsi ? Il répond : La guerre et la mort.)

Guerra e morte avrai, disse ; io non rifiuto
[10] Darlati, se la cerchi : e ferma attende.
Non vuol Tancredi , che pedon veduto
Ha il suo nemico, usar cavallo, e scende.
E impugna l’uno e l'altro il ferro acuto.
Ed aguzza l’orgoglio, e l'ire accende ;
[15] E vansi a ritrovar non altrimenti
Che due tori gelosi et d’ira ardenti.

(Tu auras la guerre et la mort, dit-elle [3] ; je ne refuse pas
De te la donner, si tu la cherches : et elle attend impassible.
Tancrède, qui a vu son ennemi à pied,
Ne veut pas se servir de son cheval, et descend.
Et l'un et l'autre empoignent le fer aigu.
Ils affûtent leur orgueil, ils allument leur fureur
Et se retrouvent non dissemblables
A deux taureaux jaloux embrasés de colère.)



Mais Monteverdi emploie plusieurs variantes (pour plus de clarté, les numéros indiquent les vers du poème découpé par Monteverdi et non les originaux du Tasse) :

Va girando colei l'alpestre cima
Ver altra porta, ove d'entrar dispone.
[5] Segue egli impetuoso ; onde assai prima
Che giunga, in guisa avvien che d'armi suone,
Ch'ella si volge, e grida : Tu, che porte,
Che corri sì ? Rispose : E guerra e morte.

(Elle contourne le sommet montagneux
Vers une autre porte, où elle se dispose à entrer.
Il la suit, impétueux ; si bien qu'assez longtemps
Avant qu'il la rejoigne, il advient qu’il fait retentir ses armes
Au point qu’elle se retourne et crie : Ô toi, qu’apportes-tu,
Qui cours ainsi ? Il répondit : Et la guerre et la mort.)

Guerra e morte avrai, disse ; io non rifiuto
[10] Darlati, se la cerchi e fermo attendi.
Né vuol Tancredi, ch’ebbe a piè veduto
Il suo nemico, usar cavallo, e scende.
E impugna l’uno e l'altro il ferro acuto.
Ed aguzza l’orgoglio, e l'ire accende ;
[15] E vansi a ritrovar non altrimenti
Che due tori gelosi et d’ira ardenti.

(Tu auras la guerre et la mort, dit-elle ; je ne refuse pas
De te la donner, si tu la cherches et l’attends avec fermeté.
Tancrède, qui avait vu son ennemi à pied,
Ne veut pas se servir de son cheval, et descend.
Et l'un et l'autre empoignent le fer aigu.
Ils affûtent leur orgueil, ils allument leur fureur
Et se retrouvent non dissemblables
A deux taureaux jaloux embrasés de colère.)

Au vers 4, l’adaptation est manifestement surtout d’ordre pratique, pour ne pas surcharger la diction.
De même, au vers 8, l’ajout de la conjonction de coordination « e » sert surtout le rythme musical, avec une répétition du [e] qui ne serait pas retenue dans la déclamation parlée.

Par ailleurs, aux vers 8 et 11, le choix du compositeur est simple : le sens du vers est identique, à ceci près que Monteverdi préfère ménager une certaine concordance des temps en utilisant le passé avant que le récit du combat ne recommence au présent de narration.
L'artifice, bien qu'il sacrifie le joli rejet de l'auxiliaire au début du vers suivant (Ha), est très habilement réalisé : ch'ebbe a piè compte pour trois syllabes. Ellision orale du premier [e], ellision écrite du deuxième [e] devant voyelle d'un mot suivant. Comme pedon débutait par une consonne, on tombe sur le même nombre de syllabes. Et la suppression de l'auxiliaire au début du vers suivant, qui était devant voyelle d'un autre mot, ne change rien au décompte du vers 12.
Simple question de cohérence, avec un bidouillage bien fait.

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Pour le vers 10, c’est plus subtil. Comme Monteverdi fait le choix de faire parler les personnages, et plus seulement le poète (incarné par le récitant indiqué Testo – « Texte » – sur la partition), comme on l’a vu, il est parfois confronté, surtout s'il veut leur accorder une part relativement conséquente, à des contorsions nécessaires.

Ici, il aurait très bien pu confier e fermo attende au narrateur. Mais Monteverdi a pris le parti de modifier le texte pour le confier à Clorinde, avec une deuxième personne : non plus « elle attend impassible », « et si tu l’attends avec fermeté ».

La perméabilité des dialogues dans la langue poétique du Tasse (où ils ne sont jamais indiqués par des guillemets, et souvent reliés, voire mêlés à la narration par de la ponctuation qui indique des rapports étroits, comme les deux points explicatifs) permet de jouer de cette confusion sans dénaturer véritablement l’esprit du texte.

Evidemment, cet étrange tour de passe-passe bousille tout de bon la rime avec « scende ».

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Il semble exister cependant une licence, sur laquelle je m'interroge.

Ch'ella si volge, e grida : Tu, che porte,
Che corri sì ? Risponde : Guerra e morte.

(Au point qu’elle se retourne et crie : Ô toi, qu’apportes-tu,
Qui cours ainsi ? Il répond : La guerre et la mort.)

Logiquement, porte est une troisième personne, et l’on aurait attendu porti. Il est donc possible qu’il existe une licence pour changer de façon euphonique porti en porte à la rime (?), auquel cas Monteverdi peut tout à fait faire mine de croire qu’il s’agissait déjà à l’origine (ce que la ponctuation ne porte pas trop à croire) d’une deuxième personne.
Mais pourquoi à ce compte-là passer la rime au fil de l’épée, et gâcher sa mélodie en un caldo fiume ? Peut-être par pédagogie pour les auditeurs, cependant érudits, mais peut-être pas tous informés de l’ensemble des usages du Tasse, pourtant pas très éloigné temporellement ? Vraiment étrange.

Je tâcherai de laisser mes vieilles éditions pour une édition critique récente de la Jérusalem délivrée, peut-être que la clef figure déjà en partie chez Torquatus.

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Le plus intéressant est que William Christie que nous fournissions à dessein est le seul, à notre connaissance, à rétablir le texte original à cet endroit. Ce qui, particulièrement dans une version à trois chanteurs, est tout à fait incongru, faisant dire à Clorinde : « Je ne refuse pas de t’offrir la mort, si tu la cherches et il/elle attend immobile. »
Manifestement une erreur, mais qui nous a plongé, on le voit, dans des abîmes de réflexion sur les bidouillages, pour certains estimables (deux premiers vers), pour d’autres habiles (vers 11 et 12), et pour quelques-uns franchement discutables (vers 10), du sieur Montverde.

Il y a bien d’autres choses à dire sur ce début du Combattimento, mais au vu de la remarque-culte de Golaud :

Il est tard – il est près de plus de minuit.

on nous permettra, on l’espère, de nous retirer provisoirement.

Notes

[1] Oui, on avait promis un point sur la versification italienne, qui viendra bien un jour.

[2] Deux voyelles qui se suivent dans deux mots différents ne comptent pas pour deux syllabes distinctes ; et la finale vocalique n'est pas comptée, comme pour les rimes féminines (en « -e ») en français.

[3] C’est un passé simple dans le texte du Tasse. Comme dans les textes médiévaux du domaine français, le Tasse change volontiers de temps pour assurer un rythme à son récit. Ici, il demeure une certaine logique, puisque les paroles rapportées renvoient objectivement à un autre moment d'expression que celui du poète qui relate l'épopée. La seule chose, c'est que selon les vers, les verbes de paroles changent de temps au cours du même épisode…


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Commentaires

1. Le mardi 9 juin 2009 à , par vartan

On y vient tôt ou tard. :-)

2. Le mardi 9 juin 2009 à , par DavidLeMarrec

Tout à fait, mais je te rassure, j'aurai l'occasion de dire du mal de la musique. :-)

Pour l'instant, je vais commencer à défaire les bidouillages textuels de la Colline Verte qui me font avaler de travers quand je voudrais paisiblement boire le Tasse.

3. Le mardi 9 juin 2009 à , par DavidLeMarrec

[Ah oui, j'avais omis de troller un peu, mais Busatti, c'est tout de même d'une autre trempe.]

4. Le mardi 9 juin 2009 à , par vartan

Bussati, Bussati, mouais, ça vaut peut-être quelque scherzo musicale du Monticule Verdâtre comme le Zefiro tornà (celui de 1632), mais ça reste juste une fantaisie avec basse obstinée transcendée par Beasley. [Souriard énamouré]

Tout à fait de convergence avec toi sur la valeur de la version originale bien plus jouissive en bouche que le rafistolage de Claudio. Mais je ne suis pas persuadé que la belle et rocailleuse poésie du Tasse soit si adaptée au chant. Tu as une opinion ?

5. Le mardi 9 juin 2009 à , par DavidLeMarrec

C'est sûr que la version Stubbs déménage moins (neuf minutes lentissimes, avec tous ses interludes interminables)... Mais je ne suis pas d'accord, j'aime beaucoup le texte léger mais spirituel, et la mise en musique très figurative est absolument superbe, avec une fraîcheur et surtout une justesse de sens qui est inconnue à mon avis aussi bien de Peri que de Monteverdi (même dans l'Orfeo). C'est un peu comme lire du Blanchot : non seulement on a un commentaire intelligent, mais en plus ledit commentaire est en lui-même un bijou esthétique.

Après, Beasley... quand je pense que certains critiques ont voulu en faire un Bocelli baroque parce qu'il n'utilisait pas le formant (c'est vrai que pour chanter par-dessus un théorbe un ambitus d'une octave, il est tout à fait indispensable de disposer d'une voix lourde et dure...).
Et son ensemble Accordone est excellent qui plus est.

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Sur le Tasse :

Mon opinion, c'est que les bons textes n'ont pas besoin de mise en musique. Particulièrement pour les fortes personnalités, et c'est bien pour cela que Hugo ou Rostand en musique, pour rester dans notre domaine linguistique, c'est toujours très délicat, parce qu'ils ont leur musicalité propre - très difficile de la servir en musique, et catastrophique de la contredire.

Pour des profils moins accusés, comme Eichendorff ou le Tasse, avec une langue plus fluide et moins chargée, des formules plus brèves, ça me paraît possible - Monteverdi fait le choix de la modestie d'une certaine façon (mais en fait, dans son contexte culturel à lui, c'est tout le contraire, une insolence et une originalité incroyables... surtout sous le titre de madrigal !). Il doit même être possible de le faire de façon plus affirmative et personnelle musicalement, en inventant ses propres lignes sans se contenter d'une psalmodie.

Après, clairement, on prend moins de risque en mettant en musique des galanteries que la musique ne peut qu'élever.

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David Le Marrec

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