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Brèves savoureuses sur... Capriccio - 1, Une histoire du livret

Plongé dans Richard Strauss depuis quelques jours, c'est l'occasion de faire un point sur Capriccio qui, sauf, erreur, n'a pas encore été abordé dans nos pages. (Avant de revenir sur Lucidor et Arabella. Episodes précédents : Généalogie du prénom, vidéographie, discographie, modulations et leitmotive, introduction générale à l'oeuvre.)

Aujourd'hui, le livret, qu'on pourrait introduire par un sous-titre pompeux et néanmoins tout à fait adéquat : entre arrangements plaisants et drame universel. Ou peut-être, si l'on veut être juste, dans l'ordre inverse : c'est le riant intime qui l'emporte sur le tragique historique.

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1. Histoire d'un livret

L'histoire du livret de Capriccio est très fortement liée, comme la plupart des oeuvres de Richard Strauss à partir de 1930, à deux facteurs historiques déterminants. En premier lieu, la mort de Hugo von Hofmannsthal, son égal littéraire, avec qui les livrets se discutaient longuement et sans complaisance ; en second lieu, la politique des chemises brunes en Allemagne.


Richard Strauss avec Viorica Ursuleac (à gauche, si, si), créatrice du rôle de la comtesse Madeleine dans Capriccio. Ici, à l'occasion de la création d'Arabella (avec Alfred Jerger, créateur de Mandryka, à droite).


Strauss était absolument ravi de sa collaboration avec Stefan Zweig qu'il a défendu(e) contre vents et marées, exigeant - jusqu'à la disgrâce - que son nom figure sur les programmes de La Femme Silencieuse. [1] Elle était de surcroît plus détendue et conciliante qu'avec Hofmannsthal, parce que Zweig avait conscience de l'envergure de Strauss. On dispose même d'une lettre où il conseille à Joseph Gregor de tenir un journal lorsqu'il venait trouver le Maître à Garmisch, à destination de la postérité, pour la documentation sur le grand homme. Il faut dire qu'il était alors dans les soixante-dix ans, et disposait de toute sa gloire, en plus d'un charme apparemment assez considérable dans les relations qu'il entretenait.

Zweig se montrait donc extrêmement coopératif, et mettait ses qualités d'écrivain sans rechigner au service du Maître. Cependant, avec la promulgation des lois raciales et même auparavant (dès leurs applications anticipées), Zweig se sentait solidaire du sort des juifs, lui-même contraint à l'exil (puis s'appliquant le suicide par impatience d'attendre un retour à la norme, disait-il dans sa lettre d'adieu). Si bien qu'il ne voulut plus contribuer en son nom propre, mais était prêt, bénévolement et anonymement, à aider activement l'auteur que Strauss désignerait.

Lire la suite.

Notes

[1] Il y aurait de quoi fournir d'assez longues explications, comme pour Furtwängler et quelques autres, sur "comment Richard Strauss n'était pas un sympathisant nazi", afin de démentir quelques vieilles thèses superficielles, mais c'est au fond un débat assez peu intéressant, et s'il fallait défendre de façon argumentée tous ceux que l'on a souillé ainsi, par légèreté ou par opportunisme, ce serait un sujet de carnet à lui tout seul.

Les protestations de Strauss ont duré des années, sans que Zweig consente à réentreprendre un livret commun (et ce, bien avant le retrait de La Femme Silencieuse sous pression des autorités). Il lui recommanda son ami Joseph Gregor, grand érudit autrichien.

Strauss se montra toujours extrêmement vert dans ses propos envers Gregor (qui, ayant lui aussi conscience de la stature de son collaborateur, les accepte sans protestations), en lui reprochant de façon récurrente d'être didactique au lieu d'être dramatique. C'est effectivement le reproche qu'on peut faire aux livrets de Gregor, même après refontes exigées par Strauss et réécritures sous la supervision de Zweig : Friedenstag se sauve peut-être par ses belles idées structurelles (depuis longtemps prévues par Zweig, et exigées par Strauss lors de la rédaction), mais Daphne est décidément assez bavarde - à commencer par le monologue d'entrée, qui est pourtant une idée de Zweig qui n'a pas forcément, malgré ce que semble en dire Strauss, l'envergure dramaturgique de Hofmannsthal, loin de là. (Il n'y prétendait pas, au demeurant.)

Cette collaboration avec Gregor, à qui il refusa toujours d'entreprendre la Sémiramis qu'il avait toujours rêvé d'écrire avec Zweig, s'achève avec Die Liebe der Danae.

Strauss, malgré le travail patient de Gregor, l'écarta du vieux projet dès longtemps soumis par Zweig. Celui-ci avait découvert à Londres le texte de Prima la musica e poi le parole de Giovanni Battista Casti, utilisé pour le "divertissement théâtral" de Salieri qui avait été joué la même soirée à Vienne (Schönbrunn) que le Directeur de Théâtre de Mozart. Et cela lui avait donné quelques idées...

Alors que Strauss avait déjà décidé d'en faire son dernier opéra, malgré la quantité de sujets par ailleurs proposés par Gregor, celui-ci était encore de la partie. Clemens Krauss discutait également de très près avec Strauss du sujet, et avait souvent émis auparavant des avis librettistiques conformes à Strauss par rapport aux attentes dramatiques nécessaires et à la réussite relative des propositions de Gregor. Après avoir essayé d'écrire tous trois un morceau des dialogues de la première scène, s'accordant tous deux sur le résultat, Krauss suggéra à Strauss le pieux (?) mensonge annonçant à Gregor qu'il comptait s'y essayer ("tenter [sa] chance") seul. Vu le résultat, on ne peut s'empêcher de penser qu'il aurait été intéressant d'y songer plus tôt.

Et de sourire volontiers devant la façon dont ce pauvre homme savant et plein de bonne volonté se fait éconduire à la porte d'un chef-d'oeuvre, possiblement d'autant mieux réalisé sans lui...

Peut-être que les critiques de Hofmannsthal sur Intermezzo, fondées sur ses priorités esthétiques infondées, et assez injustes une fois généralisées, ont incité Strauss à la modestie en ce domaine. En tout cas, alors qu'il écrivait volontiers de façon un peu autosatisfaite dans ses carnets personnels ou destinés à sa femme, il ne s'est jamais prétendu écrivain, peut-être à tort.

Pour clore la série d'anecdotes sur ce chapitre, on peut rappeler que Strauss indiqua à son biographe Willi Schuh, tout en soulignant les mérites de Clemens Krauss, dépensant beaucoup de temps pour ce livret et beaucoup d'énergie pour faire jouer les opéras d'un compositeur alors fort mal vu des autorités suprêmes de la culture pangermanique, que Krauss répétait volontiers qu'il était l'auteur du livret. Strauss demande simplement à Schuh de rectifier en son temps l'information : la plupart des bonnes idées dramaturgiques (l'étude génétique de l'oeuvre en témoigne, ce n'est pas de la forfanterie de la part de Strauss) étaient du compositeur, tandis que la remarquable réalisation verbale revenait à peu près totalement à Krauss, qui n'était donc pas tout à fait tout seul à se montrer méritant.
C'est dire combien tous deux étaient fiers d'avoir contribué à ce bijou.

Krauss est si fier de son livret que jusqu'à présent, je n'ai pas demandé mieux que de lui en attribuer la paternité, ou du moins, je n'ai rien dit lorsqu'il affirmait en être le seul auteur. Je continuerai à me taire, par égard pour les immenses efforts qu'il a consentis pour moi et pour mon oeuvre - néanmoins, dans la biographie, il conviendrait d'apporter quelques rectifications mineures et discrètes et de rappeler, notamment, que les principales idées sont de mon fait, tandis que les formulations très habiles du texte (quelques scènes entières) sont pour l'essentiel de la plume de Krauss.

La double revendication n'avait pas lieu d'être, cela dit, puisqu'il semble que la partition ait toujours nommé, dans l'ordre, Clemens Krauss et Richard Strauss comme auteurs.

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Bref, la réussite de Capriccio, inspiré par un littérateur, bâti pour la scène par le compositeur et mis en mots par un chef d'orchestre (responsable de la création avec la soprane Viorica Ursuleac, sa maîtresse qu'il épouse après la guerre), doit beaucoup à l'éviction plus ou moins délicate d'un aimable et malheureux directeur de bibliothèque érudit mais mal à l'aise au théâtre.

Qu'on se rassure : Strauss est tout de même vraisemblablement, sur sa supplique, intervenu en sa faveur lorsque les autorités lui ont fait des tracasseries. L'aurait-il fait une fois leur travail terminé, on ne sait.

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Suivront d'autres amusettes sur le sujet.


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