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Robert SCHUMANN - Liederkreis Op.24 (Heine) - Présentation et discographie


1. Présentation

C'est là un très beau cycle de Schumann, certes assez connu, mais pas tant enregistré que cela, en tout cas bien moins couru que les cycles les plus 'populaires' comme Dichterliebe (Heine), Frauenliebe und Leben (Chamisso) et Liederkreis Op.39 (Eichendorff). Et jamais donné en concert, contrairement aux deux premiers cités qui le sont très régulièrement.

Les poèmes sont cette fois tirés non de l'Intermezzo plus tardif, mais de la première section du Buch der Lieder (« Livre de chants », traduit plus littéralement « Livre des Chants »), les Junge Leiden (« Souffrances de jeunesse », traduit littéralement « Jeunes souffrances », ce qui est assez vilain mais existe bel et bien...). Ils sont certes déjà ironiques et amers comme les poèmes de l'Intermezzo utilisés pour Die Dichterliebe, mais traités avec un enthousiasme, une pureté qui sont l'autre versant, tout aussi romantique, du mélange des genres de Dichterliebe.

Il en est de très tempêtueux (n°2 Es treibt mich hin et n°6 Warte, warte du wilder Schiffmann) et aussi de profondément lyriques (n°3 Ich wandelte unter den Bäumen, n°5 Schöne Wiege surtout, et bien sûr n°7 Berg' und Burgen), de plus légers (n°1 Morgens steh' ich und frage, n°4 Lieb' Liebchen, n°9 Mit Myrten und Rosen)...

Il est sans doute moins marquant immédiatement d'un point de vue thématique que les autres cycles plus célèbres (surtout Dichterliebe et Liederkreis Op.39), mais il me paraît très supérieur (sans parler des poèmes...) à Frauenliebe par exemple, et plus homogène que l'opus 39. Les Kerner-Lieder aussi sont un peu négligés, mais en réalité bien plus souvent enregistrés, je pense.

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2. Les versions

Il n'y a pas tant de versions que cela de ce cycle, voici celles que j'ai pu recenser (à la louche chronologique) :

- Fischer-Dieskau / Moore
- Souzay / Bonneau-Robin / Baldwin
- Fischer-Dieskau / Demus
- Braun / Kubalek
- Fischer-Dieskau / Eschenbach
- Schreier / Schetler
- Fischer-Dieskau / Holl
- Fassbaender / Gage
- Kruysen / Galland / Lee
- Bär / Parsons
- Schreier / Eschenbach
- Stutzmann / Södergren
- Hampson / Sawallisch
- Prégardien / Gees
- Schmidt / Jansen,
- Goerne / Ashkenazy
- Allen / Vignoles
- St. Genz / Ter Horst
- Skovhus / Deutsch
- Maltman / Johnson
- Spence / Brown
- Bauer / Hielscher
- Kupfer / Mees
- Bostridge / Drake
- Güra / Berner

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3. Commentaires

J'essaie ici de classer par ordre d'intérêt personnel (décroissant). Ca n'a rien d'objectif, simplement mon plaisir personnel à la fréquentation de ces pages. Les lecteurs habitués de CSS connaissent un peu mes critères, avec une part importante donnée au naturel avant l'exactitude, à la diction avant la beauté vocale, etc.

A. Enthousiasmes.

Christoph Prégardien (ténor central [1]) / Michael Gees
Très belle lecture, lyrique mais très articulée, sobre, beaucoup de naturel. Cette interprétation qui coule du traite correspond très bien au caractère du cycle, avec ces nombreuses figures aquatiques, ces accompagnements qui fuient, ces lignes longues. Ce n'est clairement pas la plus profonde, mais tout est là.

Toby Spence (ténor central) / Ian Brown
Grand dommage, puisque le pianiste paraît terriblement prosaïque, ânonne les figures d'accompagnements assez lourdement, si bien qu'on entend certes la structure, mais plus l'idée. Spence est cependant splendide, voix glorieuse, diction détaillée. On entend des sons droits étonnants mais très bien réalisés. C'est tellement passionnant que ça fait partie des plus fréquentables malgré tout pour moi.

Ian Bostridge (ténor central) / Julius Drake
Ce sont effectivement les ténors qui dominent inhabituellement dans ma sélection, parce que leur ductilité et leur clarté conviennent bien mieux à ce cycle, tout simplement. Un peu comme pour la Meunière, où ils sont assez fortement favorisés.
Ian Bostridge n'est pas trop sophistiqué ici, l'expression est juste et mesurée, et la voix toujours aussi bizarre. Julius Drake est une bénédiction qui apporte beaucoup à ce disque, avec une délicatesse infinie, beaucoup d'esprit, un sens de l'atmosphère qu'il est à peu près le seul à maîtriser à ce degré. Le plus bel accompagnement de toute la discographie, de très loin.

Thomas Allen (baryton central [2]) / Roger Vignoles
Une version très lyrique, avec une voix somptueuse, sobre à l'extrême (à la limite de la neutralité). L'oeuvre tout simplement chantée, sans aucun effet expressif. C'est la version que j'ai le plus écoutée, et je ne m'en lasse pas, même si elle est objectivement en dessous de bien d'autres plus fouillées.
Roger Vignoles, qui peut déplaire sur le vif par son son un peu superficiel, comme effleurant son clavier, sonne toujours très bien au disque.

Dietrich Fischer-Dieskau (baryton lyrique) / Christoph Eschenbach
De loin la version la plus convaincante de DFD, celle où l'expression est juste, sans excès ; travaillée, mais pas histrionique ni même didactique. La voix est un brin raidie à l'époque, mais tout à fait belle dans cet enregistrement. Un beau succès que je n'attendais pas forcément de DFD dans ce cycle. L'accompagnement d'Eschenbach est moins dur qu'à l'accoutumée, ça reste limpide comme du diamant, mais sans dureté de percussion. Je crois que ça n'est disponible aujourd'hui que dans le coffret consacré aux six heures et demie de lieder de Schumann par les deux artistes.

B. Très bonnes versions.

Christopher Maltman (baryton central) / Graham Johnson
La version de l'intégrale des lieder de Schumann chez Hyperion (qui a enregistré séparément la version Spence / Brown). Maltman, très favorisé dans cette série (il chante aussi Die Dichterliebe !), est moins à l'aise que pour l'opus 48, précisément. La voix, avec beaucoup d'harmoniques (et manifestement peu puissante), sonne un peu sombre, presque contrainte, pour le cycle. On a un petit peu de mal à se représenter le ton natif de ces lieder avec son apparence de méchant. Néanmoins, comme toujours, le style et l'expression sont remarquables.

Stephan Genz (baryton central) / Claar Ter Horst
Beaucoup de partis pris dans cette version ; piano très contrasté (et étrangement capté, des fois très présent et d'autres fois discret), accélérations diverses, beaucoup de sons droits volontaires et pas toujours valorisants chez le chanteur. Une sorte de version dégraissée (sans pianoforte), qui ne met pas en valeur le très beau timbre de Stephan Genz, mais dans cette optique, il y a vraiment des trouvailles expressives totalement saisissantes (même si on aurait rêvé une plus nette grandiloquence qui mette en valeur les talents de diseur de Genz). Disons qu'il ne faut pas en espérer du grand legato dans les pages les plus lyriques (un peu coupées en tranches), c'est vraiment du volkslied.
Grande version, mais très typée. (Et, personnellement, je prends plus de plaisir avec une version qui me laisse plus de liberté, du moins dans ce cycle-là.)

Dietrich Fischer-Dieskau (baryton lyrique) / Jörg Demus
Très bonne version, très travaillées sur le plan du sens, bien accompagnée. L'une des versions les plus fouillées, mais peut-être un peu trop 'conscient' finalement pour cette ironie d'amant éconduit. Le raffinement des sous-entendus n'est pas ce que j'attends le plus ici, et la prise des on est un rien sèche, mais on ne peut pas dire que ce n'est pas magnifique.

Jochen Kupfer (baryton central) / Reinild Mees
Version avec pianoforte. Le problème réside dans le fait que Kupfer ne chante pas très bien : la voix n'est pas totalement sur le souffle, on entend un peu que ça râpe. Dommage, parce que l'expression est vraiment intéressante à part ça !

Matthias Goerne (baryton lyrique grave) / Vladimir Ashkenazy
Vous l'attendiez sans doute, eu égard à notre admiration notoire, mais ici, un piano un peu dur et un son si sombre conviennent mal. De surcroît, ce disque est globalement inférieur au reste de la production de Goerne, et en plus de la voix, l'expression semble un peu forcée du côté de la noirceur. Ca reste très intéressant et complet, mais pas absolument adapté à ce cycle.

C. Bonnes versions plus inégales.

Dietrich Fischer-Dieskau (baryton de caractère) / Hartmut Holl
La voix de DFD est devenue plus nasale, et son interprétation est devenue très ostentatoire. Si bien que toute la belle naïveté de ces oeuvres est chassée, c'est même fatigant sur la longueur, quoique tout à fait mieux qu'estimable ici encore.

Thomas Hampson (baryton lyrique) / Wolfgang Sawallisch
La voix de Hampson est jeune, un peu dure, et pleurniche un peu dans l'aigu. Parfait pour les Malher qu'il enregistre à la même époque ; certains de ses Schubert, avec une voix plus suspendue, sont magnifiques. Il prend à mon avis une version trop grave, travers d'un certain nombre d'interprètes dans le lied, qui par excès de sécurité brident le potentiel expressif de leur voix dans une tessiture un peu plus exigeante mais très accessible. (Il faut éventuellement réaliser soi-même les transpositions exactes qu'on veut, dans ce cas.) Pour quelqu'un aussi familier du répertoire que Hampson, c'est toutefois étonnant.
Le plus gros problème est Sawallisch qui plante tout de façon rectiligne. La tendresse ? L'ironie ? On les cherche.
On ne dénature pas l'oeuvre au bout du compte, mais tout est très homogène. Pas renversant.

Dietrich Fischer-Dieskau (baryton lyrique) / Gerald Moore
Non seulement il faut supporter Gerald Moore, mais en plus son piano est atrocement capté, une sorte de grosse masse floue qu'on se prend en plein visage. Désagréable. Il faudrait que je m'immerge sérieusement dedans pour pouvoir émettre un avis plus autorisé, mais c'est plutôt rebutant.

D. Versions non recommandées.

Deux versions qui me déplaisent.

Peter Schreier (ténor de caractère) / Christoph Eschenbach
Capté très tard (1988 !), Schreier y chante encore parfaitement, mais d'une façon vraiment très laide. On a tout de suite l'impression d'entendre les Mime de Stolze (du comique wagnérien, c'est dire...). Et puis pour le haut de la tessiture, les faussets mis dans le nez, tout raidis... La version plus tôt avec Shetler est sans doute préférable (années 70). Vraiment pas agréable, et les finesses ne peuvent se faire entendre, tant le son est vilain.

Nathalie Stutzmann (contralto / Inger Södergren
Je n'apprécie pas du tout du tout. Que je n'aime pas ce chant affecté, ces effets préparés, cette voix artificiellement grossie (et qui ne sonne pas du tout en conséquence) ! Södergren anticipe un peu Brahms en jouant Schumann avec autant de son, mais c'est du très beau piano en revanche.
Au total, une lecture très globale à cause de l'homogénéité du son en permanence tubé, et si on tend l'oreille une multitude d'effets ostentatoires mais mal ajustés à l'oeuvre. Lorsqu'on aime les voix qui sonnent avec naturel et les phrasés sobres et respectueux, c'est à éviter absolument.

D. Extraits.

=> Mit Myrten und Rosen (Op.24 n°9), Irmgard Seefried / Erik Werba.
Belle lecture.

=> Mit Myrten und Rosen (Op.24 n°9), Fassbaender / Erik Werba.
Impressionnant d'intensité, comparable à son Dichterliebe avec Aribert Reiman.

E. Souhaits

Il est déplorable que, comme beaucoup d'autres disques du duo (la plupart...), la version Bär / Parsons soit indisponible depuis longtemps. Il faut peut-être préciser que Bär représente pour moi une forme d'idéal du chant, le timbre, la ductilité, la diction, l'implication, tout y est. L'extrait avec Werba fait penser que Fassbaender / Gage doit être assez extraordinaire, à tous les sens du terme. Je redoute un peu de rectitude pour Souzay (qui réussit en revanche furieusement Dichterliebe, mais très tôt), mais de même que pour Kruysen, il doit y avoir des moments intéressants. Peut-être bien chez Andreas Schmidt aussi, mais on peut difficilement en attendre, comme pour Henschel, plus que le modèle DFD qu'ils approchent quelquefois et ne dépassent jamais, avec les mêmes caractéristiques de timbre et d'interprétation, à des degrés toujours moindres. Enfin, Thomas Bauer chez Naxos, même si la voix n'est pas très belle (et techniquement assez perfectible), propose souvent des lectures assez engagées sur le plan du texte, qui font mouche.

En revanche, la rondeur de Werner Güra (dans ses Wolf, ses Wieck-Schumann et ses Schumann), les erraillements de Boje Skovhus (même secondé par Helmut Deutsch), et bien sûr le timbre de Peter Schreier (avec Norman Shetler) et la vaillance lourde Victor Braun me tentent sensiblement moins.

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4. Notules connexes


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Bonne écoute !

Notes

[1] Ténor central. On pourrait aussi dire "lyrique léger" ou "demi-caractère", mais c'est finalement le terme qui me paraît le plus propre. Il désigne des ténors qui n'ont pas de grande vaillance dans l'aigu, pas de centre de gravité bas non plus, qui sont calibrés pour tous les rôles de type Evangéliste ou mozartien. Typiquement ceux qu'on rencontre dans le lied, de même que pour les barytons.

[2] Baryton central. Catégorie qu'on peut rapprocher du ténor central dans ses emplois : tous les rôles de barytons qui ne sont pas de format héroïque, là où l'on trouve les plus belles voix - et peut-être la voix d'homme la plus répandue... Centre de gravité plutôt aigu par rapport aux 'grands barytons' plus sombres. Type de voix souple idéalement adapté au lied. (Je précise au passage que ces catégories sont de mon fait, par commodité, et n'ont pas d'existence officielle.)


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Commentaires

1. Le vendredi 12 août 2016 à , par Benedictus

Et pour l'opus 39, qui suggères-tu (à part Goerne et M. Price, que tu cites dans ton «essai de discographie réduite et essentielle»)? Comme souvent dans le lied, je m'en suis longtemps tenu à Bär, mais je me doute que tu dois avoir plus original (et plus mon genre que Goerne) sous le coude...

2. Le vendredi 12 août 2016 à , par DavidLeMarrec

Bär, c'est formidable, juste un peu frustrant du côté du piano de Parsons, jamais très investi ni passionnant…

Ce cycle a beaucoup plus été enregistré que l'opus 24, donc il est facile de trouver des choses formidables. Pour moi, le sommet des sommets, ce serait Gerhaher-Huber, ça tombe parfaitement dans leurs qualités, déjà superlatives. C'est varié, expressif, terriblement beau, très détaillé, vraiment personnel… Aussi enthousiasmant que Goerne-Schneider et M. Price-Johnson, il y a aussi Crespin-Wustmann en 1966, la grande classe, diction et moelleux.

Mais il y a d'autres grands cycles dans le commerce : B.Fink-Spiri (plutôt d'un classicisme frémissant), Shirai-Höll comme d'habitude, Ameling-Demus (fraîcheur parfaite…), Jurinac-Holetscheck, et, dans une moins mesure peut-être, d'autres très belles réussites, comme Fassbaender-Leonskaja (pas du niveau de finesse de son Dichterliebe, mais quand même !), Neven-Eijasakers, Bauer-Hielscher, Vandersteene-Kende, Schanewilms-Lange, D.Kim-H.Kim

J'avais aussi entendu une très belle bande de Bostridge et Andsnes en 2004, mais je ne crois pas qu'il y ait de gravure qui corresponde à ça.

Parmi les grands noms qui pourraient être tentants, je trouve que Fischer-Dieskau-Moore (un peu vert, et aplati par la prise de son), Pears-Britten, Quasthoff-Szidon (assez impavide et gris), Prey-Engel (je n'aime jamais Prey, mais l'expression est particulièrement épaisse ici) ou Terfel-Martineau (l'allemand est moche, le timbre aussi) n'apportent pas le même degré de finition. Mais je t'ai déjà donné quelques pistes pour t'occuper.

Comme tu n'as pas eu de grand pianiste, Gerhaher, Schirai, Ameling, Fassbaender ou Bauer pourraient t'apporter un véritable supplément.

3. Le vendredi 12 août 2016 à , par Benedictus

Ah, mais oui, bien sûr, Fassbaender-Leonskaja, je l'ai (avec les Quatre Chants sérieux). Curieux que je sois passé à côté de ce Shirai-Höll-là, en revanche. En tous cas, merci, en particulier pour les inattendus (pour moi).

4. Le samedi 13 août 2016 à , par DavidLeMarrec

Ah, je me disais aussi…

C'est vraiment du grand Shirai, comme son Winterreise : posé, plein, remarquablement énoncé… parfait de bout en bout sans rien de tiède.

5. Le vendredi 19 août 2016 à , par Benedictus

J'ai donc écouté ceux qu'on trouve le plus facilement, à savoir Goerne-Schneider et Gerhaher-Huber. Je recopie ici ce que j'en dit ailleurs:

«Deux grandes versions, quatre artistes au-dessus de tout reproche (les deux pianistes sont vraiment exceptionnels, si comme moi on a Parsons dans l'oreille). Simplement, la voix et les choix interprétatifs de Goerne me sont pénibles, alors que j'adhère assez immédiatement à ce que propose Gerhaher (tout en préférant Bär malgré tout).»

Pour préciser un peu, puisqu'on est ici en terre goernophile: ce que je trouve pénible chez Goerne, c'est:
- du côté de la voix, cet aspect très «enveloppant» combiné à un son très engorgé et à un timbre plutôt gris (le gris-engorgé, ça me va quand la voix est assez focalisée comme chez Trekel; le son enveloppant, je n'aime d'ailleurs ça que pour des voix féminines très capiteuses, façon Norman);
- du côté de l'interprétation, l'option d'une espèce de caractérisation globale (à l'échelle de la phrase ou du vers) qui amène un peu trop souvent à sacrifier le détail de la diction (certaines consonnes, voire certaines syllabes sont parfois peu distinctes), et des choix interprétatifs jouant un peu trop sur les extrêmes (de tempo et de dynamique, en particulier).

Et encore, là, c'est au disque, ce qui atténue un peu les choses: mes souvenirs de concert (qui remontent à 2002, il est vrai) sont encore plus négatifs. Enfin, quand je dis négatifs... disons que cela relève d'une absence totale d'affinités personnelle avec ce que Goerne propose, l'artiste me semble par ailleurs tout à fait respectable. (En revanche, je suis assez étonné que tu y adhères à ce point - d'autant que je doute que tu sois en désaccord profond avec la description que je viens d'en faire.)

6. Le vendredi 19 août 2016 à , par DavidLeMarrec

[Toujours sur les Eichendorff de l'opus 39.]


Bonjour Benedictus !

Oui, je n'ai pas encore eu le temps de te répondre là-bas, je voulais le reporter dans le bon fil… Mais comme il y a des suppléments, je commence par ici.

¶ Effectivement, même sans comparer, les pianistes sont phénoménaux. Schneider pour son galbe permanent, toujours souple, rond, très phrasé ; Huber pour sa simplicité très structurée (et là aussi, un assez beau son). Par ailleurs, contrairement à d'autres pianistes passionnants au disque (Drake, par exemple), leur présence sonore est très prenante en salle… Beaucoup d'accompagnateurs (Johnson, Martineau et même Vignoles) ont un son très discret, très lisse lorsqu'on les entend en vrai ; Schneider et Huber conservent les mêmes qualités (et pour Huber, j'ai même trouvé ça beaucoup plus impressionnant).
Quant à Parsons, c'est sûr que l'égalité de toutes les notes, la petite dynamique, la mollesse du toucher et l'absence d'investissement émotionnel en font une sorte de Kempff ramolli… ce n'est pas mauvais, c'est toujours probe, mais à côté du verbe souverain et délicat de Bär, on dirait qu'il est toujours en train de le retenir. C'est particulièrement frustrant pour Schubert, où il n'y a pas ce flux pianistique que gère très bien Parsons (qui a de meilleurs doigts que bien des accompagnateurs) chez Schumann : la Meunière est un peu empâtée, le Winterreise très peu dramatique.


[Goerne]
(En revanche, je suis assez étonné que tu y adhères à ce point - d'autant que je doute que tu sois en désaccord profond avec la description que je viens d'en faire.)


Je suis même parfaitement d'accord avec ta description (sauf sur la question de la focalisation), qui me paraît tout à fait objective ; si tu cherches dans les archives de CSS, j'ai même employé sensiblement les mêmes expressions pour le décrire (tout en étalant mon hystérie).

Pourquoi ?

¶ L'aspect enveloppant est saisissant, même au disque ; et en salle, le son paraît sortir des murs, c'est très impressionnant. Sur le simple plan physique, il se passe tout de suite quelque chose, impossible de s'extraire ou de regarder ailleurs.

¶ Le timbre est gris, c'est vrai, mais alors, c'est une infinité de tonalités de gris, un kaléidoscope même, comme un infini ruban de nuances de voix mixte… J'aime davantage ça que les voix très colorées qui n'ont pas ce pouvoir de modulation.

¶ C'est vrai, la diction en souffre (un peu, parce que le texte reste très dit), mais ce n'est rien comparé aux femmes, et là, pour moi, c'est rédhibitoire. Chez Goerne, l'articulation peut paraître un peu lâche ; elle est néanmoins toujours présente, rien à voir avec la voix de tête des femmes pas très versées dans l'intelligibilité – Norman → Antéchrist.

¶ Effectivement, au lieu de mettre en valeur les mots, il met en valeur le vers, et ça procure une forme d'évidence particulière ; chez ceux qui mettent l'accent sur le mot (la plupart des bons diseurs ; d'ailleurs insister sur le mot peut suffire, dans un poème, à exalter le sens, même sans effet particulier), il faut être un peu savant pour suivre, être un peu à l'aise en allemand pour apprécier ; chez Goerne au contraire, tout paraît couler de source, chaque vers a sa couleur, on peut suivre le discours (et la musique) beaucoup plus facilement.

¶ Tu as raison sur les jeux de dynamique et de tempo, il aime beaucoup les contrastes. Là aussi, c'est très immédiat, surtout avec l'autorité de la voix (ses forti sont étourdissants, ses piani ronds et suspendus).

Ce que je t'accorde, c'est qu'avec le temps (plutôt à partir des années 2010), on sent bien qu'il est avant tout un musicien, et il se dirige vers toujours plus de lenteur et de son pur, évacuant presque le texte au rang d'accessoire. Sa Meunière avec Eschenbach, par ailleurs bouleversante, allait chercher des limites de lenteur et de longueur de souffle ; et je n'avais pas trop aimé ses Kerner-Schumann en salle, il y a deux ou trois ans, à la limite de la pose à force d'extrêmes et d'hédonisme crépusculaire.

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À propos de la focalisation : je suis assez persuadé que ce n'est pas le cas. Je n'ai pas entendu Trekel en salle, mais je me figure une voix pas forcément bien projetée, et si c'est le cas, vraiment tassée dans l'amplification du pharynx, tout le contraire de la voix ductile et très concentrée de Goerne, qui porte remarquablement et de façon très homogène sur toute la tessiture et toutes les nuances (même si les deux sont très engorgés et de grands liedersänger). Par ailleurs, plus personnellement, si je trouve en effet la voix de Trekel moche (mal équilibrée, tassée depuis le bas) et son timbre rebutant, je ne puis faire des éloges (malgré son engorgement spectaculaire !) sur la technique et même la beauté du timbre de Goerne (les dégradés de gris, justement). Oui, c'est à l'opposé de mon esthétique (Bär, effectivement, c'est mon tropisme ; ou Gerhaher si on veut de la sophistication), mais c'est tellement génial que j'aurais mauvaise grâce à m'y refuser…

--

À tout cela, il faut ajouter que je l'ai découvert en salle (Winterreise avec Schneider, dans sa meilleure période, décembre 2001), et que c'était mon deuxième concert de lied, le premier où je maîtrisais un minimum la chose (le premier était quasiment ma première écoute de lieder, le Winterreise déjà, par des interprètes modestes dans une petite salle non prévue pour le concert). Passé la surprise du timbre, comme à chaque fois, on peut se figurer ma surprise et mon extase (je n'allais à l'opéra que depuis 1999, et à Bordeaux, on n'entendait pas beaucoup d'interprètes de cette trempe…). Une fois qu'on s'est familiarisé comme cela à un artiste de cette trempe, ça rend d'autant plus réceptif à son univers ensuite.

Cela dit, peu après, j'avais découvert sa version de l'opus 39, et même laissant reposer, même en laissant travailler la radicalisation de mes goûts pour le franc et le clair, je trouve ça toujours souverain. Il y a dans cette album une authentique conscience poétique – plus que pour Trekel, qui travaille plus la chose dans son ensemble, j'ai l'impression –, j'y entends particulièrement bien les beautés d'Eichendorff.
Pourtant, j'avais tout de suite complété par des références réputées (Prey-Engel et Fassbaender-Leonskaja), et honnêtement, les cîmes n'étaient pas comparables, même pour Fassbaender.

Son opus 39 et sa Meunière, avec Schneider, restent pour moi des sommets absolus de la discographie de lied… des moments où il ne se passe pas ce qu'il est censé se passer, mais où c'est encore mieux.

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Étrangement (mais c'est assez logique vu les qualités qui y sont attendues), je n'aime pas trop son Liederkreis Op.24 avec Ashkenazy (et pas vraiment le Dichterliebe en complément).

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