Robert SCHUMANN - Liederkreis Op.24 (Heine) - Présentation et discographie
Par DavidLeMarrec, dimanche 21 février 2010 à :: Poésie, lied & lieder - Discographies :: #1482 :: rss
1. Présentation
C'est là un très beau cycle de Schumann, certes assez connu, mais pas tant enregistré que cela, en tout cas bien moins couru que les cycles les plus 'populaires' comme Dichterliebe (Heine), Frauenliebe und Leben (Chamisso) et Liederkreis Op.39 (Eichendorff). Et jamais donné en concert, contrairement aux deux premiers cités qui le sont très régulièrement.
Les poèmes sont cette fois tirés non de l'Intermezzo plus tardif, mais de la première section du Buch der Lieder (« Livre de chants », traduit plus littéralement « Livre des Chants »), les Junge Leiden (« Souffrances de jeunesse », traduit littéralement « Jeunes souffrances », ce qui est assez vilain mais existe bel et bien...). Ils sont certes déjà ironiques et amers comme les poèmes de l'Intermezzo utilisés pour Die Dichterliebe, mais traités avec un enthousiasme, une pureté qui sont l'autre versant, tout aussi romantique, du mélange des genres de Dichterliebe.
Il en est de très tempêtueux (n°2 Es treibt mich hin et n°6 Warte, warte du wilder Schiffmann) et aussi de profondément lyriques (n°3 Ich wandelte unter den Bäumen, n°5 Schöne Wiege surtout, et bien sûr n°7 Berg' und Burgen), de plus légers (n°1 Morgens steh' ich und frage, n°4 Lieb' Liebchen, n°9 Mit Myrten und Rosen)...
Il est sans doute moins marquant immédiatement d'un point de vue thématique que les autres cycles plus célèbres (surtout Dichterliebe et Liederkreis Op.39), mais il me paraît très supérieur (sans parler des poèmes...) à Frauenliebe par exemple, et plus homogène que l'opus 39. Les Kerner-Lieder aussi sont un peu négligés, mais en réalité bien plus souvent enregistrés, je pense.
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2. Les versions
Il n'y a pas tant de versions que cela de ce cycle, voici celles que j'ai pu recenser (Ã la louche chronologique) :
- Fischer-Dieskau / Moore
- Souzay / Bonneau-Robin / Baldwin
- Fischer-Dieskau / Demus
- Braun / Kubalek
- Fischer-Dieskau / Eschenbach
- Schreier / Schetler
- Fischer-Dieskau / Holl
- Fassbaender / Gage
- Kruysen / Galland / Lee
- Bär / Parsons
- Schreier / Eschenbach
- Stutzmann / Södergren
- Hampson / Sawallisch
- Prégardien / Gees
- Schmidt / Jansen,
- Goerne / Ashkenazy
- Allen / Vignoles
- St. Genz / Ter Horst
- Skovhus / Deutsch
- Maltman / Johnson
- Spence / Brown
- Bauer / Hielscher
- Kupfer / Mees
- Bostridge / Drake
- Güra / Berner
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3. Commentaires
J'essaie ici de classer par ordre d'intérêt personnel (décroissant). Ca n'a rien d'objectif, simplement mon plaisir personnel à la fréquentation de ces pages. Les lecteurs habitués de CSS connaissent un peu mes critères, avec une part importante donnée au naturel avant l'exactitude, à la diction avant la beauté vocale, etc.
A. Enthousiasmes.
Christoph Prégardien (ténor central [1]) / Michael Gees
Très belle lecture, lyrique mais très articulée, sobre, beaucoup de naturel. Cette interprétation qui coule du traite correspond très bien au caractère du cycle, avec ces nombreuses figures aquatiques, ces accompagnements qui fuient, ces lignes longues. Ce n'est clairement pas la plus profonde, mais tout est là .
Toby Spence (ténor central) / Ian Brown
Grand dommage, puisque le pianiste paraît terriblement prosaïque, ânonne les figures d'accompagnements assez lourdement, si bien qu'on entend certes la structure, mais plus l'idée. Spence est cependant splendide, voix glorieuse, diction détaillée. On entend des sons droits étonnants mais très bien réalisés. C'est tellement passionnant que ça fait partie des plus fréquentables malgré tout pour moi.
Ian Bostridge (ténor central) / Julius Drake
Ce sont effectivement les ténors qui dominent inhabituellement dans ma sélection, parce que leur ductilité et leur clarté conviennent bien mieux à ce cycle, tout simplement. Un peu comme pour la Meunière, où ils sont assez fortement favorisés.
Ian Bostridge n'est pas trop sophistiqué ici, l'expression est juste et mesurée, et la voix toujours aussi bizarre. Julius Drake est une bénédiction qui apporte beaucoup à ce disque, avec une délicatesse infinie, beaucoup d'esprit, un sens de l'atmosphère qu'il est à peu près le seul à maîtriser à ce degré. Le plus bel accompagnement de toute la discographie, de très loin.
Thomas Allen (baryton central [2]) / Roger Vignoles
Une version très lyrique, avec une voix somptueuse, sobre à l'extrême (à la limite de la neutralité). L'oeuvre tout simplement chantée, sans aucun effet expressif. C'est la version que j'ai le plus écoutée, et je ne m'en lasse pas, même si elle est objectivement en dessous de bien d'autres plus fouillées.
Roger Vignoles, qui peut déplaire sur le vif par son son un peu superficiel, comme effleurant son clavier, sonne toujours très bien au disque.
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton lyrique) / Christoph Eschenbach
De loin la version la plus convaincante de DFD, celle où l'expression est juste, sans excès ; travaillée, mais pas histrionique ni même didactique. La voix est un brin raidie à l'époque, mais tout à fait belle dans cet enregistrement. Un beau succès que je n'attendais pas forcément de DFD dans ce cycle. L'accompagnement d'Eschenbach est moins dur qu'à l'accoutumée, ça reste limpide comme du diamant, mais sans dureté de percussion. Je crois que ça n'est disponible aujourd'hui que dans le coffret consacré aux six heures et demie de lieder de Schumann par les deux artistes.
B. Très bonnes versions.
Christopher Maltman (baryton central) / Graham Johnson
La version de l'intégrale des lieder de Schumann chez Hyperion (qui a enregistré séparément la version Spence / Brown). Maltman, très favorisé dans cette série (il chante aussi Die Dichterliebe !), est moins à l'aise que pour l'opus 48, précisément. La voix, avec beaucoup d'harmoniques (et manifestement peu puissante), sonne un peu sombre, presque contrainte, pour le cycle. On a un petit peu de mal à se représenter le ton natif de ces lieder avec son apparence de méchant. Néanmoins, comme toujours, le style et l'expression sont remarquables.
Stephan Genz (baryton central) / Claar Ter Horst
Beaucoup de partis pris dans cette version ; piano très contrasté (et étrangement capté, des fois très présent et d'autres fois discret), accélérations diverses, beaucoup de sons droits volontaires et pas toujours valorisants chez le chanteur. Une sorte de version dégraissée (sans pianoforte), qui ne met pas en valeur le très beau timbre de Stephan Genz, mais dans cette optique, il y a vraiment des trouvailles expressives totalement saisissantes (même si on aurait rêvé une plus nette grandiloquence qui mette en valeur les talents de diseur de Genz). Disons qu'il ne faut pas en espérer du grand legato dans les pages les plus lyriques (un peu coupées en tranches), c'est vraiment du volkslied.
Grande version, mais très typée. (Et, personnellement, je prends plus de plaisir avec une version qui me laisse plus de liberté, du moins dans ce cycle-là .)
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton lyrique) / Jörg Demus
Très bonne version, très travaillées sur le plan du sens, bien accompagnée. L'une des versions les plus fouillées, mais peut-être un peu trop 'conscient' finalement pour cette ironie d'amant éconduit. Le raffinement des sous-entendus n'est pas ce que j'attends le plus ici, et la prise des on est un rien sèche, mais on ne peut pas dire que ce n'est pas magnifique.
Jochen Kupfer (baryton central) / Reinild Mees
Version avec pianoforte. Le problème réside dans le fait que Kupfer ne chante pas très bien : la voix n'est pas totalement sur le souffle, on entend un peu que ça râpe. Dommage, parce que l'expression est vraiment intéressante à part ça !
Matthias Goerne (baryton lyrique grave) / Vladimir Ashkenazy
Vous l'attendiez sans doute, eu égard à notre admiration notoire, mais ici, un piano un peu dur et un son si sombre conviennent mal. De surcroît, ce disque est globalement inférieur au reste de la production de Goerne, et en plus de la voix, l'expression semble un peu forcée du côté de la noirceur. Ca reste très intéressant et complet, mais pas absolument adapté à ce cycle.
C. Bonnes versions plus inégales.
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton de caractère) / Hartmut Holl
La voix de DFD est devenue plus nasale, et son interprétation est devenue très ostentatoire. Si bien que toute la belle naïveté de ces oeuvres est chassée, c'est même fatigant sur la longueur, quoique tout à fait mieux qu'estimable ici encore.
Thomas Hampson (baryton lyrique) / Wolfgang Sawallisch
La voix de Hampson est jeune, un peu dure, et pleurniche un peu dans l'aigu. Parfait pour les Malher qu'il enregistre à la même époque ; certains de ses Schubert, avec une voix plus suspendue, sont magnifiques. Il prend à mon avis une version trop grave, travers d'un certain nombre d'interprètes dans le lied, qui par excès de sécurité brident le potentiel expressif de leur voix dans une tessiture un peu plus exigeante mais très accessible. (Il faut éventuellement réaliser soi-même les transpositions exactes qu'on veut, dans ce cas.) Pour quelqu'un aussi familier du répertoire que Hampson, c'est toutefois étonnant.
Le plus gros problème est Sawallisch qui plante tout de façon rectiligne. La tendresse ? L'ironie ? On les cherche.
On ne dénature pas l'oeuvre au bout du compte, mais tout est très homogène. Pas renversant.
Dietrich Fischer-Dieskau (baryton lyrique) / Gerald Moore
Non seulement il faut supporter Gerald Moore, mais en plus son piano est atrocement capté, une sorte de grosse masse floue qu'on se prend en plein visage. Désagréable. Il faudrait que je m'immerge sérieusement dedans pour pouvoir émettre un avis plus autorisé, mais c'est plutôt rebutant.
D. Versions non recommandées.
Deux versions qui me déplaisent.
Peter Schreier (ténor de caractère) / Christoph Eschenbach
Capté très tard (1988 !), Schreier y chante encore parfaitement, mais d'une façon vraiment très laide. On a tout de suite l'impression d'entendre les Mime de Stolze (du comique wagnérien, c'est dire...). Et puis pour le haut de la tessiture, les faussets mis dans le nez, tout raidis... La version plus tôt avec Shetler est sans doute préférable (années 70). Vraiment pas agréable, et les finesses ne peuvent se faire entendre, tant le son est vilain.
Nathalie Stutzmann (contralto / Inger Södergren
Je n'apprécie pas du tout du tout. Que je n'aime pas ce chant affecté, ces effets préparés, cette voix artificiellement grossie (et qui ne sonne pas du tout en conséquence) ! Södergren anticipe un peu Brahms en jouant Schumann avec autant de son, mais c'est du très beau piano en revanche.
Au total, une lecture très globale à cause de l'homogénéité du son en permanence tubé, et si on tend l'oreille une multitude d'effets ostentatoires mais mal ajustés à l'oeuvre. Lorsqu'on aime les voix qui sonnent avec naturel et les phrasés sobres et respectueux, c'est à éviter absolument.
D. Extraits.
=> Mit Myrten und Rosen (Op.24 n°9), Irmgard Seefried / Erik Werba.
Belle lecture.
=> Mit Myrten und Rosen (Op.24 n°9), Fassbaender / Erik Werba.
Impressionnant d'intensité, comparable à son Dichterliebe avec Aribert Reiman.
E. Souhaits
Il est déplorable que, comme beaucoup d'autres disques du duo (la plupart...), la version Bär / Parsons soit indisponible depuis longtemps. Il faut peut-être préciser que Bär représente pour moi une forme d'idéal du chant, le timbre, la ductilité, la diction, l'implication, tout y est. L'extrait avec Werba fait penser que Fassbaender / Gage doit être assez extraordinaire, à tous les sens du terme. Je redoute un peu de rectitude pour Souzay (qui réussit en revanche furieusement Dichterliebe, mais très tôt), mais de même que pour Kruysen, il doit y avoir des moments intéressants. Peut-être bien chez Andreas Schmidt aussi, mais on peut difficilement en attendre, comme pour Henschel, plus que le modèle DFD qu'ils approchent quelquefois et ne dépassent jamais, avec les mêmes caractéristiques de timbre et d'interprétation, à des degrés toujours moindres. Enfin, Thomas Bauer chez Naxos, même si la voix n'est pas très belle (et techniquement assez perfectible), propose souvent des lectures assez engagées sur le plan du texte, qui font mouche.
En revanche, la rondeur de Werner Güra (dans ses Wolf, ses Wieck-Schumann et ses Schumann), les erraillements de Boje Skovhus (même secondé par Helmut Deutsch), et bien sûr le timbre de Peter Schreier (avec Norman Shetler) et la vaillance lourde Victor Braun me tentent sensiblement moins.
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4. Notules connexes
- Discographie essentielle du lied
- Discographie commentée de Die Schöne Müllerin de Franz Schubert.
- Portrait subjectif de Matthias Goerne.
- Une vieille notule très peu informative sur Ian Bostridge.
- Die Dichterliebe Op.48 par Gérard Souzay et Alfred Cortot (mp3 libre de droits)
- Présentation du style liederistique de Robert Schumann
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Bonne écoute !
Notes
[1] Ténor central. On pourrait aussi dire "lyrique léger" ou "demi-caractère", mais c'est finalement le terme qui me paraît le plus propre. Il désigne des ténors qui n'ont pas de grande vaillance dans l'aigu, pas de centre de gravité bas non plus, qui sont calibrés pour tous les rôles de type Evangéliste ou mozartien. Typiquement ceux qu'on rencontre dans le lied, de même que pour les barytons.
[2] Baryton central. Catégorie qu'on peut rapprocher du ténor central dans ses emplois : tous les rôles de barytons qui ne sont pas de format héroïque, là où l'on trouve les plus belles voix - et peut-être la voix d'homme la plus répandue... Centre de gravité plutôt aigu par rapport aux 'grands barytons' plus sombres. Type de voix souple idéalement adapté au lied. (Je précise au passage que ces catégories sont de mon fait, par commodité, et n'ont pas d'existence officielle.)
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