Bouddhisme ordinaire
Par DavidLeMarrec, samedi 3 avril 2010 à :: Vaste monde et gentils :: #1516 :: rss
En entendant Angelin Preljocaj et Alain-Gérard Slama dialoguer sur France Culture autour du bouddhisme, je suis une fois de plus saisi par la vision extrêmement convenue qu'on nourrit en France de ce mouvement religieux.
Ils conviennent tous les deux du lieu commun habituel : le bouddhisme est en réalité une philosophie plutôt qu'une religion. Pour une raison simple : il y a une ligne de vie, et pas de dieu.
Ces deux dernières affirmations sont incontestables. Néanmoins, il y a longtemps que je suis convaincu du contraire, et plus en lisant le théâtre sacré bouddhique ou en fréquentant la pensée singulière de Nagarjurna qu'en lisant les romans de Hesse - ce qui ne veut pas dire qu'ils ne l'aient pas fait, bien évidemment, mais leur perception reflète certains réflexes très occidentalisés.
Il n'est que de constater les procès (mérités) que l'on intente au christianisme, et au catholicisme en particulier, pour la règlementation, voire la haine du corps (choses qui, cela dit, existaient déjà à Rome dans les relations conjugales...) - sans parler de l'islam, dont le texte fondateur, clairement normatif, laisse encore moins de part à l'interprétation et donc à l'assouplissement des pratiques au fil de la sécularisation (il est toujours plus difficile de contredire frontalement le texte saint dont on dépend que de se laisser glisser dans ses failles).
Or, en matière de défiance, le bouddhisme va bien plus loin, puisqu'il rejette tout ce qui est terrestre, et à commencer par les sentiments que nous considérons comme les plus nobles - Siddhârta abandonne parents, épouses, enfant pour vivre loin de tout et sans rien. C'est saint Alexis, mais sans les états d'âme qu'on lui a parfois prêtés.
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Et le bouddhisme n'est pas une philosophie. Pour la ligne de vie, on en trouvera aussi dans chaque religion, voire chaque psychologie humaine, ce n'est pas vraiment un critère déterminant.
Certes, il n'y a pas de dieu, mais le bouddhisme se contruit sur un culte (où la 'divinité' n'est que le messager qui ouvre la voie, mais il y a tout de même vénération, offrandes, superstitions, etc.). Par ailleurs, le bouddhisme ne consiste pas en une analyse du monde réel, mais en une spéculation sur la bonne attitude pour obtenir un au-delà favorable - il ne s'agit pas d'une pensée à proprement parler, mais plutôt d'une ligne de conduite, qui ne trouve pas sa justification dans quelque chose qui soit sujet à débat : on ne peut pas démontrer ou infirmer la métempsychose.
Bref, un culte qui réunit des fidèles en vue d'une vie future meilleure : ce que l'on appelle une religion, quoi.
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Par ailleurs, le prestige dont jouit le bouddhisme dans nos contrées me chagrine quelque peu. Pas seulement parce qu'il y a là une dénonciation du matérialisme à peu de frais, cet espèce d'épouvantail qu'aussi bien l'antique Moscou que le Vatican d'aujourd'hui dénoncent comme le père de tous les mots. Alors que le concept n'a pas plus de sens que de se prétendre humaniste par exemple (qui va se prétendre ennemi de l'humanité - et qui va vivre sans matérialité ?). [Et en matière d'individualisme, autre mal hautement dénoncé, le bouddhisme se pose comme un modèle, tout de même, avec un Salut très individualisé, et même absolument soumis à la rupture des liens avec autrui...]
Mais surtout parce que le bouddhisme est fondé sur une représentation du monde qui a un double effet pervers.
Tout d'abord, fonder le monde sur la haine du monde est le pire pari que l'on puisse faire : rien n'assure de l'exactitude des représentations de l'au-delà (il faut déjà sélectionner le bon représentant, à supposer qu'il soit audible...), et le monde présent (Saṃsāra ou pas) est bien là en revanche. On peut concevoir une foi fondée sur le sacrifice partiel, même radical, pour créer de l'ordre dans la société (respect de la loi, partage) ; mais les ermites eux-mêmes ont une consolation, celle morale du respect de leurs semblables et du dialogue quotidien avec Dieu. Alors que les affects positifs eux-mêmes sont suspects pour le bouddhisme, qui y voit une preuve d'attachement au monde.
Ensuite et plus concrètement, le bouddhisme est un formidable outil d'asservissement politique : si l'on a une mauvaise vie, c'est qu'on l'a mérité dans une vie antérieure. Aussi, il ne faut pas aider ceux qui souffrent, car c'est l'ordre du monde qui les punit (peu de religions ont une idée aussi rigoureuse de la rétribution) ; et la soumission au pouvoir politique va de soi, puisque c'est notre faute passée qui nous contraint à obéir.
Pour ceux qui seraient dubitatifs, qu'ils se plongent donc dans la littérature bouddhique. On trouve de façon très accessible chez Gallimard Le Signe de Patience, dont le 'Prologue' exprime très nettement ce que j'ai essayé de détailler. Un homme pauvre supplie la divinité de le sauver ; elle refuse d'abord parce qu'il a mérité de crever comme un chien errant, puis répond à son voeu. Et il se révèle le pire des avares, parce que son âme était bel et bien mauvaise.
C'est en somme la double peine : si on est pauvre ou malade, non seulement on le reste, mais en plus on porte la charge morale de l'avoir mérité, à ses propres yeux et aux yeux de la société.
Je ne prétends pas que les bouddhistes vivent ainsi leur foi, mais de même qu'on peut reprocher au catholicisme l'inculcation de la défiance envers le corps (ce qui n'est pas tant dans les textes que dans la tradition, avec ses dérivés qui vont jusqu'au extrémités cathares), le bouddhisme contient des justifications assez terribles pour l'absence de cohésion sociale et même l'oppression. Il faut juste en avoir conscience et ne pas en faire la promotion comme s'il s'agissait d'une idéologie inoffensive du type méditation-camomille.
Je ne prétends pas non plus qu'il n'ait pas marqué une rupture importante, au moment où c'était nécessaire pour compenser d'autres excès dans une société étouffante (encore que sa fusion avec le confucianisme à l'époque du Japon d'Edo ait produit l'un des pires systèmes oppressifs au monde - et surtout l'un des plus durables).
Mais c'est toujours mieux de voir clairement ce dont on fait la promotion, ça évite de se méprendre sur la beauté pure de l'exotisme.
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On avait déjà un peu parlé bouddhisme sur CSS, au cours de notre série autour du Kunqu, voir notamment les articles autour de la construction générale (construction téléologique), ou bien sur la concision dramatique (exterminations et contenu idéologique).
A part ça, Siddhârta est un ballet sur une musique de Bruno Mantovani, déjà présent cette saison à Paris en attendant son nouvel opéra Anna Akhmatova la saison prochaine. Il faut donc y courir, d'autant que le propos librettistique semble intéressant.
Par ailleurs, une présentation pleine de clarté de modestie par Angelin Preljocaj, qui fait envie.
Commentaires
1. Le dimanche 4 avril 2010 à , par Moander
2. Le dimanche 4 avril 2010 à , par Inconnu
3. Le dimanche 4 avril 2010 à , par DavidLeMarrec
4. Le lundi 5 avril 2010 à , par jdm
5. Le lundi 5 avril 2010 à , par DavidLeMarrec
6. Le mercredi 7 avril 2010 à , par jdm
7. Le mercredi 7 avril 2010 à , par DavidLeMarrec
8. Le samedi 1 mai 2010 à , par lou (jdm dans une vie antérieure) :: site
9. Le samedi 1 mai 2010 à , par DavidLeMarrec
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