Droits d'auteur et droits voisins en Europe : la vérité sur la dernière directive
Par DavidLeMarrec, mercredi 21 septembre 2011 à :: Musique, domaine public :: #1827 :: rss
Oui, je fais racoleur si je veux.
Il n'empêche qu'on a lu beaucoup de supputations plus ou moins justes sur la question. Aussi, fort d'une assez longue expérience en matière de ratiocinations pénibles autour du droit d'auteur (sans prétendre du tout à la spécialité, précisons), je me propose ici d'expliciter un peu les événements.
Je renvoie au lien ci-dessus pour les définitions de droits d'auteur et de droits voisins, ainsi que sur la façon dont on les comptabilise dans le temps (avec exemples concrets).
Et voici donc des éclaircissements, puissés à la source de la directive elle-même.
On y découvrira un petit scandale juridique que je n'ai pas vu soulevé jusqu'ici, mais aussi que cette directive n'a pas du tout été dictée, comme on l'a souvent entendu au Café du Commerce, par l'industrie phonographique, car à son détriment.
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1. Style
Je commence d'abord par signaler que je demeure assez dubitatif sur le style littéraire de la chose. Des alinéas entiers servent à exposer les motivations "morales" de l'acte. Certes, cela rend la démarche plus intelligible pour le citoyen soucieux de s'informer, mais il est sacrément étonnant de trouver des bouts de pédagogie (et parfois de comm') dans un texte législatif !
Au demeurant, ce n'est pas désagréable, cela permet d'éclairer les motivations du législateur et de rendre la logique d'ensemble plus sensible au commun des mortels - si tant est que le commun des mortels passe une fois dans sa vie une soirée à bavarder dans un coin de Toile de la question (certes fascinante) du droit d'auteur européen...
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2. Droits d'auteur
(Autrement dit les droits des compositeurs. Je ne parle ici que du droit patrimonial, le droit moral étant imprescriptible et beaucoup moins utilisé de toute façon. Il est expliqué dans la même notule.)
Contrairement à ce qu'on peut lire dans certaines dépêches, les droits d'auteur ne sont pas changés par cette directive. Ils obéissent à celle de 2006, qui les harmonisait en Europe à 70 ans (après la mort du ), incluant les années de guerre. Cela augmentait la durée dans certains pays, je suppose (la plupart étant déjà à 70 ans), mais la baissait en France, où il existait une exception bizarre : on ajoutait les années de guerre à la date de mort du compositeur, c'est-à-dire que les oeuvres composées avant 1914 tombaient dans le domaine public après celles composées après 1945 ! Voir dans la notule concernée pour les explications.
Conformément à la norme législative internationale, cette loi n'était pas rétroactive, et Ravel (mort en 1937), par exemple, n'est toujours pas libre de droits en France, puisque les années de guerre supplémentaires s'appliquent toujours aux oeuvres déjà composées. Logique, le modèle économique a été construit selon un certain calendrier, on ne peut pas spolier les gens du jour au lendemain.
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3. Droits voisins
(C'est-à-dire les droits des interprètes.)
La directive du Parlement et de Commission européens datée du 1er septembre 2011 demande aux Parlements nationaux de l'Union d'adopter une prolongation des droits des interprètes, qui étaient d'une durée de 50 ans à partir de la mise à disposition au public (voir toujours la même notule pour la définition de la notion), désormais portée jusqu'à 70 ans.
Attention, contrairement aux droits d'auteur, ils ne commencent pas à partir de la mort de l'artiste, et peuvent donc expirer de son vivant.
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4. Justification apportée
La principale justification (citée dans le corps même de la directive !) tient dans le soutien des artistes, surtout les faibles, qui commençant jeunes, se voient privés dans leurs vieux jours de leurs revenus habituels.
L'argument se tient sur le principe, puisque la baisse brutale de revenus à une époque où l'artiste, ne bénéficiant pas nécessairement d'un régime de retraite avantageux, n'est plus forcément autant en mesure de se produire, produit un tableau tout de suite touchant.
Dans les faits, la chose est plus discutable, puisque les petits artistes signent généralement (c'est même systématique dans le classique) un contrat de cession des droits patrimoniaux sur les disques enregistrés, contre une avance sur droits. Cela revient à transformer un droit d'auteur en bonus sur cachet, et n'est pas illogique sur le fond (étalement dans le temps des droits, complexité de la redistribution, surtout lorsque les participants au disque sont nombreux...).
Mais cela veut dire que la prolongation des droits ne les touche pas réellement : ils vivent avec le cachet, pas avec les royalties. Comme tous les artistes qui n'ont pas atteint le statut starifié : par définition, ils ne vendent pas assez de disques pour vivre de leurs droits.
La présentation de la directive comme un cadeau aux interprètes-non-compositeurs célèbres du genre Johnny paraît donc relativement fondée, en tout cas sur le soupçon qu'on peut avoir. [Parce que je demeure dubitatif sur le fait que tous les ministres de l'UE soient liés aux crooners locaux au point de leur faire ce cadeau impopulaire...]
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5. Accusations injustifiées
En revanche, lorsqu'on soupçonne le Parlement et la Commission de vouloir servir la soupe aux majors du disque, rien n'est moins vrai.
Il est vrai que la durée augmentée des droits facilite un "monopole" (le terme est tout à fait impropre, mais s'approche assez bien de la réalité que peut observer le consommateur).
Toutefois, parmi les dispositions, outre la prolongation des droits voisins, se trouvent deux autres entrées, les deux en faveur des artistes, contre les éditeurs.
L'une d'elles est de nature purement économique (empêcher de rogner le montant des avances sur droits), l'autre, plus intéressante, impose à l'éditeur détenteur des droits de proposer une offre suffisante des titres, sans quoi l'artiste est en droit de disposer à nouveau de son travail et de le proposer ailleurs.
La concision de l'anglais l'exprime très bien dans une locution utilisée dans les documents européens eux-mêmes : use-it-or-lose-it.
Une véritable arme dans la main des interprètes.
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6. Scandale juridique
Néanmoins, je suis assez choqué, non pas du principe de l'allongement des droits, mais du dispositif juridique employé.
[Je précise cependant qu'il doit bien y avoir une justification qui m'aura échappé, et que mon propos est finalement davantage moral-sur-le-droit que juridique, n'étant pas spécialiste du droit.]
On l'a vu, pour les droits d'auteurs, la directive n'a pas été rétroactive, et c'est bien normal. [Et ce, même si cette durée est absolument absurde moralement, et contre-productive pour la diffusion des musiques concernées, à l'exception des grands tubes comme ceux de Ravel.]
En revanche, pour les droits voisins, puisqu'il s'agit d'augmenter pour tous les pays, elle le sera ! Ce qui est contraire à toutes les normes du droit. Que fera-t-on pour les enregistrements libres de droit déjà publiés par des éditeurs ou des particuliers ? Devra-t-on les retirer du sol européen ? Cela ne concernera-t-il que les enregistrements libres de droit pas encore publiés ? Ou démarrera-t-il seulement (ce qui serait le plus gérable d'un point de vue pratique...) à partir de la transposition dans le droit d'un pays ? Dans ce dernier cas, cela signifierait qu'il faudrait attendre vingt ans avant que les interprétations des années soixante tombent dans le domaine public, mais que les enregistrements des années cinquante demeureraient libres.
Quoi qu'il en soit, je trouve l'asymétrie du procédé cavalier, alors même que je ne suis pas défavorable à l'allongement des droits des interprètes et très favorable à la réduction de ceux des compositeurs. Et le fait même de décréter une rétroactivité sauvage, assez profondément injuste.
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7. Suggestion
Sur le fond, pour protéger à la fois les artistes et garantir la diffusion aisée de leur legs, je crois qu'une formule plus modérée serait possible.
Pour les compositeurs, droits garantis jusqu'à leur mort, mais avec un minimum de vingt ans à partir de la date de création de l'oeuvre - s'ils meurent au bout de deux ans après avoir composé un tube universel, qu'on ne laisse pas leurs orphelins dans la nécessité. Pour les oeuvres posthumes, il faudrait fixer une limite dans le temps pour que les droits puissent être revendiqués.
Ou alors, mort + 20 ans, ce serait plus simple et amplement suffisant.
Pour les interprètes, on n'a pas forcément besoin d'autant de précautions, le régime actuel paraît amplement suffisant, il ne s'agit pas non plus de limiter la diffusion des oeuvres à cause de la protection des interprètes.
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8. Sources
La directive peut se lire en français ici.
Par ailleurs, le site de la Commission Européenne propose aussi une série de questions-réponses (plus ou moins sincère, mais vraiment intéressante) en anglais. Malheureusement, les questions que je posais sur les oeuvres déjà tombées dans le domaine public n'y reçoivent pas de réponse.
Plus technique, une analyse d'impact en anglais, qui reste de toute façon putative et forcément orientée par les a priori des rédacteurs, avec des pans omis, ai-je eu l'impression en survolant le contenu du document.
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9. Bilan
En fin de compte, il apparaît que la directive est véritablement à l'avantage des artistes, les protégeant tout au long de leur vie et les émancipant de leurs éditeurs - ce n'est donc vraiment pas une loi faite par l'industrie phonographique.
En revanche, l'argument de la défense des petits artistes, peu concernés par les royalties, demeure douteux - et le procédé juridique de réatroactivité, qui n'avait pas été employé lorsqu'il s'agissait de baisser les durées, propice à l'indignation.
Rien cela dit de profondément inique, dangereux ou préjudiciable au citoyen, autant garder sa colère pour les vrais sujets, il en restera toujours assez de toute façon.
Commentaires
1. Le mardi 27 septembre 2011 à , par François (Morloch)
2. Le mardi 27 septembre 2011 à , par DavidLeMarrec
3. Le mercredi 28 septembre 2011 à , par François
4. Le mercredi 28 septembre 2011 à , par DavidLeMarrec
5. Le mercredi 28 septembre 2011 à , par François
6. Le mercredi 28 septembre 2011 à , par DavidLeMarrec
7. Le mercredi 28 septembre 2011 à , par François
8. Le mercredi 28 septembre 2011 à , par DavidLeMarrec
9. Le jeudi 29 septembre 2011 à , par François
10. Le jeudi 29 septembre 2011 à , par DavidLeMarrec
11. Le vendredi 30 septembre 2011 à , par François
12. Le samedi 1 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec
13. Le mardi 4 octobre 2011 à , par François
14. Le mercredi 5 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec
15. Le mercredi 5 octobre 2011 à , par François
16. Le mercredi 5 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec
17. Le vendredi 7 octobre 2011 à , par François
18. Le dimanche 9 octobre 2011 à , par DavidLeMarrec
19. Le lundi 10 octobre 2011 à , par François
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