Carnets sur sol

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Pourquoi les compositeurs français ont-ils aussi mauvais goût en matière de poésie ?


Si l'on compare au song anglais, au lied allemand, à la mélodie russe, il semble que les plus grands compositeurs français (laissons de côté la question épineuse de la validité de cette hiérarchie) aient moins mis en musique les grands textes poétiques. C'est en tout cas quelque chose que l'on entend souvent, et qui me frappe aussi en survolant les corpus - avec, chez un certain nombre de compositeurs, l'emploi massif de poèmes particulièrement insipides, même chez les auteurs les plus inspirés (voir par exemple le nombre de mises en musique de « Viens ! - une flûte invisible » de Hugo, alors que ses bons poèmes ne sont jamais sollicités).

Il existe bien sûr des exceptions, et Debussy avait par exemple une intuition particulièrement fine en la matière, ayant sélectionné un certain nombre de Baudelaire emblématiques et des meilleurs Verlaine - mais il n'était lui-même pas piètre poète.

Cette situation est d'autant plus étrange que la musique française affirme pleinement, à l'époque où s'épanouit la mélodie, le primat de l'atmosphère sonore sur la structure musicale (les oeuvres sont souvent une succession de tableaux sonores, et de moins en moins des développements classiques).

Plusieurs hypothèses sont possibles.

1) L'illusion d'optique. On voit plus facilement ce qui manque dans sa langue, et le charme de l'exotisme (ou la satisfaction du traducteur) ne peut pas agir comme lorsqu'on lit des poètes mineurs d'autres idiomes.

2) La qualité même des poèmes français, qui n'atteignent que rarement la fusion formelle absolue dont sont capables les textes anglo-germaniques. La langue française, très analytique, moins accentuée, ne peut pas se permettre les mêmes effets de concision ou de rythme, elle n'a pas le même impact immédiat - et, forcément, elle se prête moins bien à la musique.

3) La maîtrise prosodique des compositeurs français, qui ne pose aucun problème à l'opéra, semble souvent inadéquate pour la mélodie, où les valeurs de hauteur et de rythme semblent souvent arbitraires, en tout cas pas pourvues de la même nécessité et du même élan que dans les langues aux accents plus forts.
On pourrait aussi mettre en cause l'inspiration mélodique, pas le point fort du genre, peu propre à transfigurer des poèmes moyens.

4) Enfin une hypothèse plus pernicieuse : si l'on compare à l'Allemagne ou la Russie, les musiciens vivaient en France avec les intellectuels de tous arts dans une promiscuité sans comparaison. La tradition du salon à la française plaçait le compositeur aux côtés du poète, sans les cloisonnements qui existent dans d'autres cultures - il suffit de comparer, en 1900, le nombre de poètes morts depuis longtemps dans les corpus anglais, russes et français, par exemple.
Cette proximité qui aurait dû favoriser le goût littéraire semble au contraire avoir privilégié une forme de partenariat interpersonnel (de « copinage », si on veut le prendre en mauvaise part), qui explique pour partie les choix de poètes contemporains mais d'une épaisseur minime.

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Il s'agit là de simples hypothèses :

=> la validité de cette impression demande à être confirmée (il existe aussi beaucoup de nanards dans le lied, mais rarement joués, la plupart des textes des cycles célèbres sont bons) ;

=> et il faudrait surtout, par une recherche sérieuse, attester ces liens, et infirmer l'existence massive de ceux-ci hors de France.

Un sujet intéressant, vers lequel j'irai regarder de plus près prochainement.

Parmi les poètes méconnus mais pas mineurs, on peut par exemple lire Henri de Régnier (mis en musique par Ropartz), dont il a souvent été question ici, ou Georges Vanor (mis en musique par Dupont), dont les oeuvres sont malheureusement assez difficiles à trouver, même en bibliothèque.


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Commentaires

1. Le mardi 19 juin 2012 à , par Olivier :: site

Je suis d'accord avec ton analyse, qui est d'ailleurs toujours valable pour la musique populaire actuelle : rap US / rap français avec un rap US qui se trouve avoir beaucoup plus de groove que le rap français, rock français qui peine à sortir de la tradition chanson française où le texte prime sur la musique à cause d'une langue beaucoup trop lourde dans sa forme pour atteindre la légéreté demandée par ce style de musique, etc.
Du coup là où les français sont les meilleurs, c'est dans la musique électronique, justement parce qu'elle peut se passer du texte.

2. Le mardi 19 juin 2012 à , par Olivier :: site

par contre j'aime beaucoup les Mélodies de Fauré, de Debussy, de Chausson et autres "Asie" de Ravel où la musique et le texte se fondent à merveille malgré tout ;-)

3. Le mercredi 20 juin 2012 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Olivier !

Dans la musique électronique... et dans la musique orchestrale. :)

Effectivement, les schémas syntaxiques du français, avec tous ces mots-outils, et ses accentuations faibles et monotones, ont une part de responsabilité importante dans les difficultés rencontrées en poésie et, a fortiori, en musique. J'avoue ne pas aimer beaucoup le rap français, alors que l'américain a bel et bien le rebond que tu décris.

J'aime beaucoup Tristan Klingsor, il fait partie de ces auteurs moins courtisés dans les histoires de la littérature et qui révèlent de réelles beautés, j'aurais pu l'ajouter, avec quelques autres, à ma liste.
Pour Fauré, Debussy, Chausson, tout dépend des oeuvres. D'accord pour Debussy. Pour Fauré, c'est plus variable, un certain nombre de poèmes sont dans une esthétique de salon un peu mollassonne (par exemple chez Silvestre ou Leconte de Lisle), sans parler de certaines horreurs de Lerberghe (''Le Jardin clos'') ou des choix très discutables chez Mirmont. Chausson, c'est variable aussi : en plus de ne pas choisir des poèmes fulgurants, ses mises en musique sont tellement sophistiquées et dépressives qu'on a parfois peine à suivre le fil...

4. Le mardi 3 janvier 2017 à , par Sylvain FOULQUIER

Qu'est-ce que c'est que cet article ? Comment peut-on écrire que "les poèmes français atteignent rarement la fusion formelle absolue dont sont capables les textes anglo-germaniques" ? Je connais la littérature poétique universelle et j'ai pu constater que rien dans la poésie anglaise, américaine ou allemande n'a jamais pu approcher en intensité des chefs-d'œuvre absolus comme "la ballade des pendus" de Villon, "El desdichado " de Nerval ou "Voyelles" de Rimbaud. "The tiger" de William Blake fait peut-être exception à la règle mais en tout état de cause aucun poète anglo-saxon et encore moins allemand n'arrive à la taille de Baudelaire ou Rimbaud. De Villon au surréalisme en passant par le romantisme et le symbolisme, la France est indiscutablement le pays des poètes par excellence.

5. Le mardi 3 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Sylvain,


Qu'est-ce que c'est que cet article ?

C'est une courte entrée de journal en ligne. Je parle de notule, en général, mais je suis ouvert sur les suggestions de dénomination.

Je connais la littérature poétique universelle et j'ai pu constater que rien dans la poésie anglaise, américaine ou allemande n'a jamais pu approcher en intensité des chefs-d'œuvre absolus comme "la ballade des pendus" de Villon, "El desdichado " de Nerval ou "Voyelles" de Rimbaud. "The tiger" de William Blake fait peut-être exception à la règle mais en tout état de cause aucun poète anglo-saxon et encore moins allemand n'arrive à la taille de Baudelaire ou Rimbaud. De Villon au surréalisme en passant par le romantisme et le symbolisme, la France est indiscutablement le pays des poètes par excellence.

Huhu. D'accord, disons cela.

Il me semblait, à moi, que la concision des langues germaniques (le moindre nombre de mots-outils, en particulier), les rendait plus efficace en poésie, ou au moins dans leur usage musical : on s'en rend compte lorsqu'on essaie de mettre en musique un poème ou de traduire une mélodie existante, il est parfois délicat de placer les accents sans tomber sur une simple béquille grammaticale, qui pullulent en français.

C'est aussi un argument que j'ai entendu très souvent dans la bouche des amateurs de poésie (en particulier allemande) – paraît-il qu'en Allemagne, on considère à peine les Français comme dotés de poésie, du fait de l'accentuation lâche de leur langue et du caractère bavards de leurs écrits.

Les nombreuses tentatives d'un système métrique à la latine ont d'ailleurs échoué, toujours pour cette raison : accents peu nombreux, réguliers et monotones, peu intenses.

Néanmoins, mes compétences étant limitées, je suis preneur de conseils ; même si ça ne vaut pas la poésie française, si vous avez à suggérer quelques jolis sonnets de Sirius ou Bételgeuse, n'hésitez pas !

6. Le mercredi 4 janvier 2017 à , par Sylvain FOULQUIER

"En Allemagne on considère à peine les Français comme dotés de poésie"...Vous faites allusion à quel genre d'Allemands, au juste ? A des nostalgiques du 3ème Reich ? Étant donné le caractère souvent insipide de la poésie d’outre-Rhin, qui n'a presque jamais produit d'authentiques chefs-d'œuvre, je suppose qu'il s'agit d'une plaisanterie.
N'importe quel Anglais ou Allemand cultivé sait très bien que Rimbaud, Villon, Baudelaire,pour ne citer qu'eux, font partie des monuments de la littérature universelle, et s'il a une bonne connaissance des mouvements d'avant-garde, il sait que la poésie symboliste et la poésie surréaliste sont nées en France.

En ce qui concerne la mise en musique de la poésie, (et même si Léo Ferré a réussi à faire des choses intéressantes dans ce domaine), il faut rappeler qu'un grand texte poétique n'à pas besoin d'accompagnement musical : il se suffit à lui-même. Et inversement plus un texte poétique est faible, moins il est doté de force et d'intensité, et plus il est facile de le mettre en musique. Qu'un poème soit facile à mettre en musique laisse supposer que c'est une oeuvre mineure.
Mais vous avez raison sur un point : vos compétences en la matière sont limitées.

7. Le jeudi 5 janvier 2017 à , par Benedictus

Jolie concaténation! ;-)

8. Le dimanche 8 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

Ah oui, quand même, le point Godwin gratuit dès la première ligne, c'est du trolleau élevé en plein air.

Certes, moins divertissant que le premier, qui m'avait plongé dans une douce béatitude, me figurant comment c'était, pouvoir discriminer le génie de l'imposture parmi les élégies twi'leks et les odes togrutas.

9. Le dimanche 8 janvier 2017 à , par Benedictus

Oh, outre le point Godwin en incipit, il y a toutes sortes de choses superbes dans le second, ne serait-ce que la référence à Léo Ferré! Et puis, «s'il a une bonne connaissance des mouvements d'avant-garde, il sait que la poésie symboliste et la poésie surréaliste sont nées en France», c'est triplement du grand art.

Cela dit, le premier m'avait surtout permis de rétablir les vraies hiérarchies que j'avais eu une coupable tendance à négliger: bien sûr que les Duineser Elegien ou Four Quartets ne sont rien, comparés aux «Voyelles» de notre voleur de feu aux semelles de vent national (la preuve: Eliot et Rilke ont bien senti leur infirmité, puisqu'ils ont aussi éprouvé le besoin d'écrire dans la langue du pays des poètes par excellence.)

10. Le lundi 9 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

Disons que ça évite, justement, de s'interroger trop longuement sur le sérieux du reste – je veux bien renoncer à déclamer les poèmes en langues à clics si Nerval et Léo Ferré ont déjà tout dit, mais il me faut une vraie raison pour me retenir.

11. Le lundi 9 janvier 2017 à , par Sylvain FOULQUIER

L'ironie est souvent l'arme de ceux quI n'ont aucun argument solide à avancer. Pour tourner Rimbaud en dérision, il faut vraiment avoir un trou à la place du cerveau _ d'autant que je n'ai pas dit que la poésie anglo-saxonne n'avait rien produit d'intéressant : les sonnets de Shakespeare, les poèmes de Blake, Brontë et Dickinson occupent une place importante. Visiblement je suis tombé sur un site tenu par des cuistres sots et incultes.

12. Le lundi 9 janvier 2017 à , par Sylvain FOULQUIER

Oui, Bénédictus [suivent diverses expressions de discrépance, dans des formules discutablement adroites]

13. Le lundi 9 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

« L'ironie est souvent l'arme de ceux quI n'ont aucun argument solide à avancer. »

C'est très vrai.

Ou bien qui ont juste mieux à faire que de répondre à des forfanteries mal assurées proférés sur ton comminatoire. Ou encore, pour le dire conformément au folklore de la Toile – de nourrir les trolls.

Dans mon infinie patience simili-angélique, je tolère qu'on vienne me houspiller ; en revanche il est exclu qu'on prenne à partie mes invités.

Aussi, votre dernier message a été réduit à sa plus simple essence ; à moins d'amender sérieusement vos manières, inutile de revenir, je couperai l'ensemble la prochaine fois.

14. Le jeudi 12 janvier 2017 à , par Rispoli René

Je trouve que la langue française est trop souvent éthérée, arbitraire, voire trop scolaire, normalisée.
L'allemand, l'anglais ont une assise populaire que n'a pas le français.
Déjà, dans les pratiques populaires, en langue française, les voyelles-parfois même les consonnes comme "r"- n'ont pas la même valeur.
Il y a cent ans, quatre français sur cinq parlaient quotidiennement une des neuf langues de notre territoire autre que le français.
L'imaginaire des français, les comptines d'enfants s'exprimait dans d'autres langues (breton, basque, flamand, alsacien, corse, catalan, créoles, et bien sûr l'occitan et ses nombreuses variantes): la langue française y était étrangère.
Aujourd'hui, tout a changé, et nombreux jeunes chanteurs français préfèrent l'anglais (ce qu'on leur a appris, ce qui est à la mode).
Mais Minvielle, et d'autres, ne dédaigne pas l'occitan de Gascogne.
N'oublions pas que ce sont les troubadours (XIième au XIIIième) qui sont à l'origine européenne du texte chanté, en langue vulgaire (l'occitan), et que leur réussite demeure éclatante (La Lauseta de Bernat de Ventadorn)
Duneton n’hésitait pas à parler de l'élitisme de la langue française. Si c'est avéré, question: n'est-ce pas là l'origine de ses problèmes?
Cependant, les mélodies françaises de Duparc à Poulenc forment un corpus de premier plan.
Les mélodies de Fauré ( d'une prison, dîtes la jeune belle, votre âme est un paysage) sont superbement réussies (conjonction musique-texte, son)
Mais le lied allemand semble un cran au dessus.
Ne désespérons pas. A mon avis un poète comme Mallarmé travaillant sur les assemblages couleurs, les rythmes, plus que sur le sens et la prosodie, fournit un matériel inégalé. ( Debussy, Ravel).
Poulenc a choisi Apollinaire, Eluard.
Répertoire, précieux, à défendre!

15. Le jeudi 12 janvier 2017 à , par Troll n°2

Bonsoir à tous !
Je vais me joindre au troll précédent, mais je suis d’une espèce moins acrimonieuse. C’est que je suis moins enragé que surpris par ce que vous écrivez.
Je suis votre blog depuis quelques temps, et j’y lis de très belles choses et surtout de plus nuancées... Habituellement, parce qu’ici, on dirait du Rousseau – vous remplacez simplement l’italien par l’anglais. J’aurais pardonné à Sylvain son chauvinisme : il ne fallait pas commencer une querelle de clochers...
Il faut dire que je ne suis absolument pas persuadé que les langues germaniques aient moins de mots-outils que la nôtre, ni que la beauté poétique réside dans le phénomène accentuel, ni même que l’accent français revienne tellement moins souvent qu’en anglais. Dans un alexandrin, c’est à peu près une fois pour trois syllabes... Pour la mise en musique, le français présente en outre une certaine plasticité... Et n’oubliez pas que les prosodies anglaise et allemande sont un bricolage : la poésie latine classique ne repose pas sur le retour de l’accent, mais sur la quantité des syllabes.
Je veux bien aussi que les Allemands pensent que la France n’a pas de poésie ; je connais des Anglais qui pensent que le français est beau et chantant comme le langage des oiseaux. Qui a raison ?
Enfin, permettez-moi, en bon troll, de défendre le recours au point Godwin. Dire que le français est trop articulé pour être poétique relève évidemment d’un parti pris. Celui d’un certain romantisme s’érigeant contre un certain classicisme ? Suivez mon regard...
Décidément, j’aurais vraiment pardonné à mon congénère : il s’est cru chez lui sur CSS.

16. Le jeudi 12 janvier 2017 à , par antoine

On s'en fout, prima la musica!

17. Le vendredi 13 janvier 2017 à , par S F

Il n'existe pas de hiérarchie entre les langues : toutes les langues possèdent intrinsèquement la même capacité à produire de la musicalité, d'où la vacuité du débat. La hiérarchie existe seulement entre les poètes, entre leurs oeuvres, selon leur intensité, leur degré d'inventivité, leur avant-gardisme etc...
Quant au jugement des Allemands quI considéreraient que la France ne possède pas de poésie, je doute fort qu'il soit partagé par les admirateurs de Villon, d'Eluard ou de Rimbaud vivant outre-Rhin. Prêter une telle idée à l'ensemble des Allemands, c'est leur faire injure.

18. Le dimanche 15 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

carnet d'écoutes n° Bonjour !

Bien, c'est la grande affluence ici pour une vieille petite notule qui ne produisait qu'une poignée d'hypothèses (sous un titre bien trollesque).



@ René :

C'est vrai, le français chanté (dans le domaine lyrique) a une distance avec la pratique réelle : les [e] caducs pas prononcés sur tout le territoire, les [r] roulés qui n'existent plus guère chez les générations nées après la guerre…

L'anglais a en effet assis une forme d'hégémonie sur la chanson, même en France où le déteste tant et en tout cas où on le parle si mal. Il faut dire que cela permet d'exporter les titres (l'Eurovision montre que c'est pire ailleurs…), que c'est aussi plus confortable à chanter que le français (dont le placement est moins proche du bon geste vocal résonant)… à telle enseigne que même en français, on entend énormément de chanteurs faire des voyelles américaines (dans la comédie musicale, c'est même une norme assez pénible).

Effectivement, il y aurait beaucoup à dire sur le patrimoine perdu, que la reconstitution synthétique et syncrétique de l'occitan ne permet pas de défendre… J'ai assisté à un (mauvais) opéra en occitan, il y a quelques années, mais comme plus personne ne le parle, et que ce n'est de toute façon pas une langue réellement parlée par ceux qui la parlait, ça rend les choses compliquées (et je doute qu'un phénomène qui réclame une large assise populaire puisse passer par les opéras contemporains…).

En ce qui me concerne, je ne parlais que du choix des compositeurs au sein d'un corpus riche de bijoux, et qui ont semblé passer largement à côté (l'hypothèse 4 étant à mon avis assez forte…). Et éventuellement de la structure grammaticale, moins commode, qui explique aussi pourquoi les compositeurs de chansons privilégient l'anglais. Je tweete à mes heures, et j'ai remarqué que je pouvais mettre deux à trois tweets français dans un tweet anglais, sans rogner sur les nuances !

Concernant le texte chanté, il préexiste bien sûr aux troubadours : la poésie qui n'est pas chantée est une exception (XVIe-XXIe s.) à l'échelle de l'histoire de l'humanité, et elle n'a jamais supplanté la popularité de la poésie chantée.


Ne désespérons pas. A mon avis un poète comme Mallarmé travaillant sur les assemblages couleurs, les rythmes, plus que sur le sens et la prosodie, fournit un matériel inégalé. ( Debussy, Ravel).
Poulenc a choisi Apollinaire, Eluard.
Répertoire, précieux, à défendre!

Vous citez là les exceptions. Que dire du reste du corpus de Ravel (même si j'aime bien les Histoires naturelles), ou de celui de Fauré ?  Debussy a effectivement été le seul a avoir été d'une clairvoyance à toute épreuve.

Après, il y a peut-être une illusion d'optique : on remarque les Schiller et Goethe de Schubert et on laisse peut-être passer les Mayrhofer et Schober (voire quelques pas très bons Schlegel dans les Abendröte…). Sans parler de l'absence à peu près absolue d'engouement pour Hölderlin avant le seconde moitié du XXe siècle.



@ Troll n°2 :

Le titre était évidemment une provocation – justement, les habitués n'en seront pas surpris, et c'est pourquoi je suis patient avec les autres qui viennent m'invectiver sur quelques notules où j'ai joué le naïf ou le troll.

Cela dit, en l'occurrence, mon propos n'était absolument pas de hiérarchiser les langues, mais d'émettre des hypothèses sur les faiblesses du répertoire de mélodie française (que j'adore et sers avec zèle comme auditeur, comme commentateur, comme praticien amateur…). Est-ce le copinage ?  Est-ce la nature même des compositeurs ?  Ou celle de la langue ?

La question de la langue n'est qu'une hypothèse parmi d'autres, et absolument pas mon propos. Cela dit, si l'on m'y emmène, je réponds que si, le français (et c'est documenté par des travaux linguistiques, ça se vérifie aisément) a une « réponse accentuelle » moins forte que la plupart des autres langues européennes, et aussi une structure (sans déclinaisons) qui favorise les mots-outils dépourvus de sens – on ne peut pas mettre un appui de mesure sur un « de » ou un « le », alors que le « -s », voire l'absence de déterminant, ne posent pas de problème en anglais ou en allemand.

Je ne suis pas le premier à le dire, et ça se voit aisément à l'œil nu sur les poèmes. Ça se sent aussi quand on essaie de pratiquer ; je vous assure, il y a des vers allemands qui ne contiennent quasiment que des mots avec un sens, et faire tomber des « de la » ailleurs que sur un temps demande une certaine familiarité de l'exercice – on est souvent frustré de perdre beaucoup de temps à faire moins bien, là où bien d'autres langues permettent de produire un équivalent beaucoup plus opérationnel.

On pourrait aussi considérer les tentatives multiples (de Baïf en tête) et toutes infructueuses d'insérer un système quantitatif à mesures en français, alors que les langues germaniques s'y sont très bien coulées.


Je veux bien aussi que les Allemands pensent que la France n’a pas de poésie

Je n'ai pas dit cela : à la proposition absurde que la France serait le pays de la meilleure poésie, je rétorque simplement que c'est une opinion qui ne s'est jamais imposée comme évidente, puisqu'il y a au contraire des gens très instruits (entendu un professeur d'université en littérature française le soutenir publiquement il y a quelques années, d'ailleurs) qui considèrent que la France (du XIXe s.) n'a jamais fait que bricoler en comparaison de la poésie allemande. L'évidence de la suprématique universelle du legs français n'en est donc pas une, puisqu'il manifestement possible de tenir le discours inverse.

Je ne dis nullement que les Allemands considèrent majoritairement que les Français sont des rigolos (je n'en sais rien, à vrai dire), ni même que la poésie allemande soit supérieure à la poésie française ; je remarque simplement que la langue allemande est plus commode à mettre en musique (et me demande s'il y a là un lien à faire avec les évolutions respectives des répertoires de lied et de mélodie).

À partir de là, venir chez moi me dire que je dis que le français n'est pas poétique, voire que je suis un proto-nazi, non merci. (Et votre lien entre la structure du français, mon supposé romantisme et mon logique nazisme m'échappe tout à fait.)



@ Antoine :

Prima la musica, je veux bien, mais dans le lied et la mélodies, ça n'a vraiment pas de sens, puisque, objectivement, prima le parole !  L'importance respective qu'on leur apporte ensuite est une autre question.



@ Sylvain :

Je ne fais nullement de hiérarchie entre les langues, j'ai évoqué des caractéristiques pratiques qui ont leur importance au moment de la mise en musique. Il est plus facile de faire une rime en italien (où il y a moins de sons vocaliques) qu'en français, par exemple – ce qui sous-entend aussi potentiellement une plus grande monotonie. Ce sont des critères concrets, qui n'ont pas de valeur morale ou esthétique particulière, mais qui permettent simplement de mettre en évidence des différences structurelles, qui ont une influence considérable sur l'écriture et la composition.

 Ã‡a n'empêche personne de faire d'excellents poèmes dans n'importe quelle langue.

19. Le dimanche 15 janvier 2017 à , par S F

Sans renouer avec le ton agressif de mes premiers commentaires je me demande d'où sort le professeur de littérature auquel vous faites allusion. Je vous ferai aimablement remarquer que Nerval, Mallarmé et surtout Baudelaire et Rimbaud sont universellement reconnus comme des génies ayant révolutionné la littérature. Y compris en Allemagne. L'influence de Rimbaud à été si considérable que sans lui la littérature du XXÈME siècle telle que nous là connaissons n'existerait pas. Inversement une fois passés les premiers élans du romantisme la poésie d'd’outre-Rhin n'à plus produit que des oeuvres relativement secondaires. Il ne s'agit pas de polémiquer mais dee rappeler des faits appartenant à l'histoire de la littérature universelle.

20. Le lundi 16 janvier 2017 à , par Pierre

Bonjour,

Cet article m'a énormément étonné, car je tiens depuis longtemps le français comme une langue intrinsèquement bien plus propre que l'anglais ou l'allemand à la musique ou à la poésie ! Je me permets pour une fois de donner mon petit avis (ça me fait tout drôle, je pense n’avoir en réalité jamais rien posté sur internet…) car il se trouve il s'agit là de l’un des quelques domaines où je crois être un petit peu déniaisé.

Le français a cette particularité assez rare qu’il permet à la fois (le « rare » est surtout dans le « à la fois ») d’accentuer n’importe quelle syllabe d’un mot (l’accent tonique n’a aucune valeur sémantique) et de s’éterniser indéfiniment sur n’importe quelle voyelle, et ce sans gêner outre mesure la compréhension. En réalité, question prosodie (car c’est bien de ça dont il s’agit), la seule chose qu’il convient de faire en français est de découper vaguement sa phrase en petits groupes de mots (en accentuant légèrement et à dessein la fin de chacun) pour que l’on identifie plus facilement de quoi elle est constituée. Ainsi, et comparativement à ses voisines italiennes, anglaise (etc.), qui obligent à marquer chaque mot avec exactitude au marteau pilon, la phrase française est étonnement libre (de là d’infinies subtilités de tons dont l’habitude nous fait perdre toute conscience) ! En somme, le français laisse une certaine marge de manœuvre à l’auteur ET à l’interprète (que téléguide le musicien par la mélodie) quant à l’endroit qu’il convient d’appuyer et quant à celui qu’il faut effacer.

Car qu’on se le dise, et pour le musicien encore plus que pour le poète, L’ACCENTUATION EST UNE CONTRAINTE ! Elle oblige la mélodie, elle dicte son rythme et entrave l’auteur quand il vaudrait s’étendre, trainer, glisser, couler, de même que quand inversement il voudrait pilonner, saccader, marteler de façon appuyée. En français, le poète habile à une certaine latitude, il peut choisir l’endroit en utilisant les bons mots et en structurant sa phrase intelligemment (et avec le truchement d’une mélodie, le jeu en devient presque trop facile…).

Ainsi, quand vous dites « La langue française, très analytique, moins accentuée, ne peut pas se permettre les mêmes effets de concision ou de rythme, elle n'a pas le même impact immédiat - et, forcément, elle se prête moins bien à la musique » je tiens la conclusion exactement inverse !!


En revanche, il est vrai que, du point de vue du musicien, le français à une fâcheuse tendance à traiter en longueur... Comme chacun sait, un texte rapide à dire est bien plus long à chanter, et dès lors qu'il s'agit de le raccourcir en conséquence, d'aller au plus direct, de tailler dans le lard, le français se montre souvent assez récalcitrant. Deux conséquences majeures :

- Il est possible que l'auditeur ait oublié le début de la phrase avant d'en avoir atteint la fin (c’est gênant. Le parolier ne doit JAMAIS oublier qu'il partage le cerveau de l'auditeur avec la musique). C’est une erreur que je crois très classique dans la chanson française (le fameux effet « mais au fait… de quoi ça parle ?! »)

- La phrase s’éternisant, il arrive que la mélodie mette en valeur un mot anecdotique, au rôle secondaire voire purement syntaxique, teignant le tout d’un étrange et léger ridicule. C’est aussi une erreur particulièrement classique qui donne une impression diffuse de « mauvais texte » à l’écoute (un peu comme un mot placé sans trop de discrétion simplement pour la rime), quant à la lecture il n’y parait pourtant rien.

Mais il y a bien des manières de tourner ses phrases, et avec un peu d'imagination, on parvient toujours à trouver une manière courte et adaptée. C’est aussi une force du français que d’admettre en réalité bien des manières de construire sa phrase, et c’est aussi là que le tout le talent du librettiste/parolier s’exprime.

21. Le lundi 16 janvier 2017 à , par antoine

L'allemand, je le bavoche un tantinet mais le serbo-croate..., alors David?

22. Le jeudi 19 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

carnet d'écoutes n° Bonsoir !

@ Sylvain :

Je n'y suis pour rien si ce vénérable monsieur l'a prononcé (dans un contexte officiel, en plus), ni si j'ai régulièrement entendu ce type de sarcasme de la part d'amateurs de littérature – c'est un peu comme le mépris (encore plus documenté) de nombre de musiciens allemands pour la musique française, c'est une conception qui existe vraiment, et qui repose sur des faits quantifiables par ailleurs (si on regarde Ravel en y attendant de beaux développements brahmsiens, on est déçu…).

Ça ne veut pas dire qu'ils aient raison ; ça témoigne simplement de ce que ce qui nous semble évident ne l'est pas toujours autant.

Je ne suis pas très convaincu par l'hypothèse de Rimbaud comme matrice fondamentale du XXe siècle (même français, alors universelle) ; important bien sûr, mais je ne vois pas tant de choses qui n'auraient pas pu exister sans lui.
Et je ne suis pas d'accord non plus avec le statut secondaire des romantiques tardifs et décadents allemands. Même ceux qui ne m'étourdissent pas de bonheur (Rilke…) ont eu une empreinte considérable qui leur confère, au minimum, une importance historique.

Là encore, ça dépend des goûts et des noms avancés !

--

@ Pierre  :

Je manque de temps pour vous répondre correctement ce soir (et je vais demain soir voir du théâtre norvégien, samedi voir du quatuor polono-suédois), je le ferai ce week-end. Mais je ne suis pas vraiment d'accord avec vos observations, ni avec les conclusions à en tirer lorsque nous concordons.

Au plaisir d'en reparler très vite !

--

@ Antoine :

Mon étude du serbo-croate a tenu sur douze petits mois (assez superficiels) et ma fréquentation de ce répertoire vocal se limite à UN opéra croate, écouté une seule fois (il faut dire que pour le retrouver…). Je ne puis donc pas vraiment trancher quoi que ce soit, mais s'il est question d'apprécier la musique, oui, même dans les langues exotiques, je veux au moins sous les yeux la traduction et le texte original (ou à la rigueur une transcription des sons, même si c'est souvent plus pénible à lire que le véritable original…), ça fait passer le plaisir du simple au double, vraiment.

(mais un tas de mélomanes soutiennent tout aussi bien le contraire… :) )

23. Le vendredi 20 janvier 2017 à , par S F

Je me suis mal exprimé : je voulais bien entendu parler de la poésie du XXÈME siècle, et en particulier de la poésie d'avant-garde. Il va de soi que Proust, Édith Wharton, Stefan Zweig ou Fitzgerald auraient pu exister sans Rimbaud.

PS : si un mélomane cherche dans Brahms les caractéristiques propres à la musique de Ravel il risque également d'être sacrément déçu. ..

24. Le dimanche 29 janvier 2017 à , par DavidLeMarrec

Bonjour !

Alors, la réponse due à Pierre.

Il est vrai que que le mot français n'a pas la même force d'accentuation. Néanmoins :

¶ les autres langues peuvent aussi être accentuées musicalement sur des syllabes faibles (Verdi est l'un des premiers à l'expérimenter dans l'opéra italien, c'est même un truc qu'on trouve dans les manuels d'histoire musicale de l'Ottocento), même lorsquelles ont des contraintes fortes ;

¶ même en français, l'accentuation sur une autre syllabe que la syllabe forte crée un effet au minimum expressif («  épuisant ! »), voire une bizarrerie désagréable (« épuisant ») ;

¶ mais le problème que je soulignais est que, contrairement aux autres langues où l'on trouve quasiment une syllabe sur deux à accentuer, il existe des tunnels de mots-outils en français, qui ne sont pas interdits dans les mètres français (puisque la contrainte accentuelle y est moins forte que dans les vers mesurés), et qui posent de véritables problèmes pour la mise en musique. « Je me réjouis de ce que la fête vous ait plu » : on fait comment pour faire des notes longues ou des temps forts là-dessus ?  Même les français ne savent pas exactement la valeur de ce « e », s'il vaut le chanter et l'allonger…


Ainsi, quand vous dites « La langue française, très analytique, moins accentuée, ne peut pas se permettre les mêmes effets de concision ou de rythme, elle n'a pas le même impact immédiat - et, forcément, elle se prête moins bien à la musique » je tiens la conclusion exactement inverse !!

Pourtant, il suffit de compter le nombre de syllabes moyen dans un poème allemand et dans un poème français… et ce alors même qu'en prose, l'allemand est en général plus long, ne serait-ce que par la taille individuelle des mots !

C'est logique ren réalité puisque les systèmes à flexion économisent des mots entiers, et non accentuables, présents en français.


En revanche, il est vrai que, du point de vue du musicien, le français à une fâcheuse tendance à traiter en longueur... Comme chacun sait, un texte rapide à dire est bien plus long à chanter, et dès lors qu'il s'agit de le raccourcir en conséquence, d'aller au plus direct, de tailler dans le lard, le français se montre souvent assez récalcitrant.

Tout à fait, pour toutes ces raisons.


- La phrase s’éternisant, il arrive que la mélodie mette en valeur un mot anecdotique, au rôle secondaire voire purement syntaxique, teignant le tout d’un étrange et léger ridicule. C’est aussi une erreur particulièrement classique qui donne une impression diffuse de « mauvais texte » à l’écoute (un peu comme un mot placé sans trop de discrétion simplement pour la rime), quant à la lecture il n’y parait pourtant rien.

C'est précisément ce que je voulais dire. Et, bien sûr, il n'est nullement impossible de bien le faire – la notule sous laquelle ces commentaires se placent explorait la raison pour laquelle non pas la poésie française serait médiocre (Sylvain Dieu m'en préserve), mais pour laquelle les compositeurs français ont aussi mal effectué leur choix. Les grands poèmes existent, de même que d'autres moins bons mais propices à la mise en musique. Simplement, le français n'a pas structurellement facilité la tâche si l'on veut bien faire les choses.


Mais il y a bien des manières de tourner ses phrases, et avec un peu d'imagination, on parvient toujours à trouver une manière courte et adaptée. C’est aussi une force du français que d’admettre en réalité bien des manières de construire sa phrase, et c’est aussi là que le tout le talent du librettiste/parolier s’exprime.

À cela s'ajoute la difficulté de l'acte de composition en musique classique : on n'y pratique pas les lyrics, si bien que les poèmes ne sont en général pas conçus pour accueillir la musique, et que même les librettistes commettent  en général des pans entiers de leur travail indépendamment de ce que sera la musique – les négociations se faisant ensuite. Ça ne facilite pas les choses pour le compositeur, évidemment.

25. Le lundi 30 janvier 2017 à , par Pierre

Mais l’on peut dire (et l’on dit !) indifféremment et le plus naturellement du monde « épuisant » et « épuisant » ! La deuxième manière, renforcée par un petit temps d’attente sur le « i », donne un ton d’exaspération (« Ce travail ! C’est épuisant ! »), quand la première manière donnera plutôt un air de reproche (« Ce môme est épuisant ! »). Notez au passage que la manière « neutre » en français est « épuisant » (« Tout ce travail est assez épuisant »). Ce jeu subtil de l’intonation, colorant la phrase de milles et un sous-entendu, est omniprésent en français, précisément à cause de cette liberté de l’accentuation. De là peut-être notre réputation de gens compliqués et manquant … ;-D

Musicalement, on peut effectivement tout à fait accentuer sur la syllabe faible, mais on ne peut pas le faire tout le temps et à tout propos sans gêner la compréhension (à moins que le tempo soit suffisamment lent, et/ou que les paroles soient vraiment simples, et/ou répétées en boucle). C’est d’ailleurs à mon sens la raison profonde pour laquelle le récitatif de l’opéra italien est, d’une manière générale, moins mélodieux que celui, français, de la tragédie lyrique.

Ce qui différencie la prose de la poésie, c’est que là où la prose ne travaille que le sens, la poésie travaille le sens ET le son. Par « son », il faut entendre non seulement le timbre (emploi de sons doux et long ici, de sons durs et claquant par là, etc.) mais aussi le rythme de l’accentuation. Et c’est sur ce dernier point que le français a une force que la plupart des autres langues n’ont pas (autant tout du moins). En anglais (entre autres), et d’une manière générale, on accentue chaque mot. Or, les mots ne dépassent (en moyenne) que rarement 4 syllabes. La plupart des mots d’une phrase comptent en réalité une, deux ou trois syllabes. Il s’en suit un martellement naturellement régulier et continu, ce qui n’est pas sans faciliter le travail du poète ou du musicien… C’est « facile à mettre en musique », il n’y a, à la limite, pas trop de questions à se poser ! Par contre, les possibilités sont plus limitées. Prenons un poème célébrissime :

« Les sanglots longs des violons de l’automne
Blessent mon cœur d’une langueur monotone »

Et maintenant notons son rythme (dicté par l’accentuation) comme on compte la mesure en musique :

« 1 2 3 4 1 2 3 1 2 3
1 2 3 4 1 2 3 1 2 3 »

Le poète joue avec le rythme. Le « 1 2 3 » final de chaque vers donne un caractère bondissant (à la manière d’une valse) mis en valeur (par contraste) avec le « 1 2 3 4 » initial. Ce jeu rythmique inonde notre poésie et lui donne une grande force. En français, on pourra ainsi très (tout est dans le « très ») facilement et sciemment organiser des « mesures » pouvant ainsi compter jusqu’à 6 temps. Une poésie anglaise, elle, est uniformément sautillante. Il est exagéré de dire que ce paramètre n’existe pas en anglais, mais il est en tout cas moindre. Il est donc plus difficile en français de « se tromper ». Là où je veux en venir, c’est que : si le français peut laisser croire qu’il est moins propre à la musique, c’est en réalité qu’il est plus difficile à mettre en musique. Mais s’il est plus difficile à mettre en musique, c’est qu’il offre plus de possibles. Je ne sais plus où j’ai lu que « l’anglais est une grosse mitrailleuse, et le français un fusil de tireur d’élite ». C’est très vrai.

Exemple que j’affecte beaucoup et que je rabâche constamment, mais qui est particulièrement « bon » (quand à la mise en musique d’un texte, mais aussi sur beaucoup d’autres plans, mais ça nous éloignerait du sujet) : le petit joueur de fluteau, de Georges Brassens (cf. Spotify…).

« Le petit joueur de fluteau (1 2 3 1 2 3 4 5)
Faisait la musique au château (1 2 1 2 3 1 2 3)
Pour la gloire de ses chansons (1 2 3 1 2 3 4 5)
Le roi lui fit faire un blason (1 2 1 2 3 1 2 3) »

Ici, accent et mélodie s’accordent merveilleusement, créant un effet particulièrement réussi. « de ce que la fête » est dur à mettre en musique ? Oui, on ne peut pas le casser n’importe où. Et pourtant il peut te permettre de faire un joli « 1 2 3 4 5 1 2 3 1 2 3, 1 2 3 4 5 1 2 3 1 2 3 » :

« Et comme tous ici sans manières me réjouit
De ce que la fête vous ait plu cette nuit »

Je ne vais pas écrire la partition, mais je ne crois pas qu’il faille chercher bien longtemps pour trouver la mélodie ad-hoc…

« les poèmes ne sont en général pas conçus pour accueillir la musique, et que même les librettistes commettent en général des pans entiers de leur travail indépendamment de ce que sera la musique »

Tout à fait. Parce qu’un poème français a déjà un « rythme » très marqué, il ne s’accommode pas avec n’importe quelle mélodie. Il est par conséquent difficile d’écrire une mélodie sur un texte préexistant. Mais si le poète est aussi le compositeur, ou si poète et compositeur savent vraiment s’entendre (Lully-Quinault ?...), le français a des atouts que d’autres n’ont pas.

26. Le lundi 30 janvier 2017 à , par S F

Il ne faut pas non plus oublier que de nombreuses oeuvres poétiques majeures ont été écrites en vers libres, parfois même en prose, par conséquent la question de leur mise en musique (quelle que soit la langue dans laquelle elles ont été écrites) ne se pose même pas.

27. Le lundi 30 janvier 2017 à , par S F

Il ne faut pas non plus oublier que de nombreuses oeuvres poétiques majeures ont été écrites en vers libres, parfois même en prose, par conséquent la question de leur mise en musique (quelle que soit la langue dans laquelle elles ont été écrites) ne se pose même pas.

28. Le samedi 4 février 2017 à , par DavidLeMarrec

Bonjour !


@ Pierre :


Musicalement, on peut effectivement tout à fait accentuer sur la syllabe faible, mais on ne peut pas le faire tout le temps et à tout propos sans gêner la compréhension

Exactement, on peut le faire, mais de façon très précise et circonstanciée, sinon on ne dira pas ce qu'on veut dire, ou l'on créera une bizarrerie désagréable. C'est une première contrainte – mais celle-là existe effectivement aussi dans les autres langues, voire davantage lorsque le vers coïncide avec l'accent (il est d'autant plus difficile, même si, là aussi, c'est possible, de ne pas accentuer exactement la syllabe d'appui du vers).


C’est d’ailleurs à mon sens la raison profonde pour laquelle le récitatif de l’opéra italien est, d’une manière générale, moins mélodieux que celui, français, de la tragédie lyrique.

La raison première reste la conception du récitatif chez les Italiens : déclamation brute, peu mélodique, à l'origine, puis dès la fin du XVIIe siècle et jusqu'aux années 1820-1830 un simple pont de remplissage entre deux numéros. C'est paradoxalement dans les œuvres de compositeurs réputés pour leurs manières frustes et leur attrait pour la voix pure (Donizetti !) qu'on commence à disposer réellement de récitatifs dotés de qualités mélodiques et harmoniques (pas souvent chez Donizetti, évidemment, mais c'est déjà autre chose que le recitativo secco ou même les ponts des opéras sérieux de Rossini).

Il y a sans doute aussi la variété de voyelles du français, qui rend comparativement le récitatif d'autant plus coloré et varié.

¶ Les langues avec vers mesurés ont certes une plus grande évidence, mais ce n'est pas facile pour autant à mettre en musique si on veut s'abstraire du ronronnement, justement.


Là où je veux en venir, c’est que : si le français peut laisser croire qu’il est moins propre à la musique, c’est en réalité qu’il est plus difficile à mettre en musique. Mais s’il est plus difficile à mettre en musique, c’est qu’il offre plus de possibles.

Il est plus difficile, oui, mais pour le nombre de possibles, je ne suis pas certain. Outre les nombreux mots qui sont interdits d'accentuation (et peuvent vite s'empiler), il y a un problème probablement plus sensible dans le domaine lyrique que dans la chanson : le style réclame du legato, et il y a souvent des notes tenues. Une accentuation décalée arrive souvent dans la chanson, et donne du style, du rebond ; quand on a une blanche qui traîne sur une syllabe qui n'est pas la plus forte, on donne vite l'impression d'avoir réparti au hasard le texte sur une musique préécrite.

En tout cas, pour faire souvent l'exercice de la traduction sur des musiques préexistantes, je trouve que c'est une contrainte considérable par rapport au passage dans d'autres langues – bien qu'anglophone pas du tout fluide, je trouve finalement plus facile l'adaptation vers l'anglais. Pour les raisons que vous avez soulignées, d'ailleurs, mais je ne suis pas sûr que le français gagne quoi que ce soit à cette difficulté. Elle existe, simplement.

Là où je vous rejoins, c'est que le français offre, comme dans votre exemple de Brassens (qui ne règle pas toute la question, puisque les contraintes de son style vocal peu appuyé et assez staccato ne sont pas les mêmes), une irrégularité plus grandes des appuis. C'est un problème quand on veut adapter les symétries de Schubert en français, mais ce peut être libératoire effectivement lorsqu'on veut essayer des choses plus subtiles.


Tout à fait. Parce qu’un poème français a déjà un « rythme » très marqué, il ne s’accommode pas avec n’importe quelle mélodie. Il est par conséquent difficile d’écrire une mélodie sur un texte préexistant. Mais si le poète est aussi le compositeur, ou si poète et compositeur savent vraiment s’entendre (Lully-Quinault ?...), le français a des atouts que d’autres n’ont pas.

À cela s'ajoute que, dans les poèmes français, les phrases sont volontiers longues – alors que les Allemands, paradoxalement, abusent moins de la subordination qu'à leur ordinaire (enfin, pas tous, je mets la première moitié de Hölderlin à part de ça par exemple…). Le vers aussi, quand il s'agit d'alexandrins ; tandis que les vers mesurés font plutôt dans les huit à dix syllabes en général, et accentués régulièrement. Ça fait beaucoup de notes à placer pour trouver une mélodie concise et marquante.

Je ne puis évidemment rien objecter à Quinault-LULLY, à Danchet-Campra ou à Roy-Destouches, vous me prenez par mes faiblesses. Il est vrai qu'en l'occurrence le poème est calibré (Quinault le théorise très bien) pour la mise en musique : mètres courts (et irréguliers, même lorsque la rime est en commun), expressions figées qui permettent d'anticiper ou rétablir ce qui n'est pas entendu…

Après avoir entendu Le Lac de Lamartine mis en musique pendant plus d'un quart d'heure, je mesure très bien l'intérêt d'avoir un texte conçu pour s'adapter concisément à la musique, plutôt qu'une exploitation exhaustive et fastidieuse d'une œuvre qui dispose de sa propre économie, souvent plus vaste puisque le débit de la lecture silencieuse ou même orale n'est vraiment pas comparable au chant.

--

@ Sylvain :

Il ne faut pas non plus oublier que de nombreuses oeuvres poétiques majeures ont été écrites en vers libres, parfois même en prose, par conséquent la question de leur mise en musique (quelle que soit la langue dans laquelle elles ont été écrites) ne se pose même pas.

Pourtant, si, elle se pose, et d'autant plus violemment dans le cas des poèmes en prose, puisque les phrases y sont en général plus vastes, plus difficiles à « réduire » au temps du débit musical (on a perdu le fil quand on arrive au bout…). Et dans tous les cas, les questions d'accentuation restent tout aussi capitales : considérant que le vers français n'est pas martelé comme les vers mesurés, la différence d'enjeu n'est pas si capitale avec la prose.

La difficulté est surtout que, lorsqu'on met en musique, le rythme musical remplace le rythme linguistique (plusieurs notes pour une syllabe, ou des longueurs diverses), et que le repère du vers devient essentiellement la rime… dans les cas où elle est absente, il faut vraiment que le compositeur guide l'auditeur pour ne pas le perdre. Et c'est d'autant plus difficile dans les vers libres s'ils sont longs, ce qui arrive souvent.

29. Le mercredi 28 août 2019 à , par Yann

Oui...Le romantisme anglais, le romantisme allemand et la première vague du romantisme français ont énormément vieilli, au point d'être depuis longtemps (hormis de rares exceptions) complètement illisibles. Alors que certaines oeuvres poétiques de l'époque médiévale (occidental ou oriental) n'ont quasiment pas pris une ride. Ensuite, à partir des années 1830, presque toute l'avant-garde se fit en France : ce que l'on considérait comme étant d'avant-garde à Londres, aux USA ou à Berlin aurait passé pour totalement désuet à Paris. Non mais honnêtement, qui peut encore éprouver le moindre intérêt envers la poesie de Byron, de Schiller ou, plus proche dans le temps, de Walt Whitman ? Le terme rimbaldien "vieillerie poétique" s'applique autant à ces noms-là qu'à Musset ou Vigny, tout aussi dérisoires.

30. Le mercredi 28 août 2019 à , par DavidLeMarrec

Bonjour Yann,

Je ne sais pas trop quoi répondre : cette hiérarchie me paraît tout sauf évidente (rien qu'en regardant autour de moi…), on parle d'affinités, de goûts liés à nos familiarités culturelles… Pour certains Psapphô sera plus facile que Shakespeare, pour d'autres Saint-John-Perse plus direct que Heine, difficile d'en tirer une conséquence universelle. Mon propos se limitait à une période où la déconnexion entre la rémanence de nos sensibilités à cette musique et la démonétisation assez violente de sa poésie était tout à fait frappant.

31. Le jeudi 29 août 2019 à , par Benedictus

En effet, c'est un peu surprenant: moi aussi, je connais beaucoup plus de personnes qui lisent et aiment Whitman que de personnes qui partagent ma passion pour Marcabru...

Au demeurant, je me demande si la supposée plus grande lisibilité de la poésie médiévale ne procède pas, au moins en partie, d'une illusion d'optique. En fait, à moins de maîtriser toutes les finesses du normand dialectal ou du persan constellé d'arabismes du XIIIᵉ (ça ne doit pas faire grand-monde), nous ne lisons plus les Odes mystiques de Rûmi ou le Tristan de Béroul que traduites en français moderne - et par des traducteurs dont la langue et la sensibilité culturelle sont bien plus proches des nôtres que ceux de poètes en activité sous la Monarchie de Juillet (des traducteurs qui ont tous dû lire Rimbaud, pour commencer.)

À part ça, plus je relis ta notule (au hasard des commentaires qui la font remonter), plus j'ai le sentiment que c'est le point 4 qui est finalement le plus décisif.

32. Le jeudi 29 août 2019 à , par DavidLeMarrec

Très vrai, le biais de la traduction (qui produit une langue un peu blanche). En revanche, il est vrai que l'imaginaire médiéval est sans doute plus immédiatement appétissant à nous autres consommateurs d'épopées calibrées pour la diffusions planétaire, que les sanglots de salon et les angoisses de finitude de chambre à coucher. Une fois allié à la langue dé-versifiée des traductions, ça peut produire un puissant effet de proximité – et ça dépend des personnes, bien sûr.

Le #4 fonctionne très bien dans un certain nombre de cas (Chausson-Bouchor, franchement…), mais il n'explique pas tout… Schubert mettait aussi en musique ses amis, et on ne sent pas aussi vivement l'effet négatif que cela produit sur l'œuvre musicale finale – le point #1, même lorsqu'on est germanophone, n'est peut-être pas à négliger. (Et je crois aussi, pour avoir passé beaucoup de temps à confectionner des traductions chantables, que la structure même de notre langue est une entrave qui ne fait qu'accentuer le manque de naturel du résultat général.)

33. Le vendredi 30 août 2019 à , par Yann

@benedictus Je doute fort qu'il s'agisse d'une simple affaire de traduction. Par exemple, les lecteurs francophones lisent en général la Ballade des pendus de Villon dans sa version originale. Par ailleurs j'ai bien ecrit "certaines oeuvres poétiques de l'époque mediévale", ce qui signifie que d'autres (la majorité) ont énormement vieilli.

34. Le vendredi 30 août 2019 à , par DavidLeMarrec

Mais Villon, ça tire vers la fin du moyen français, esthétiquement ce n'est pas habituellement ce qu'on entend par Moyen-Âge. (C'est lisible en effet, à défaut d'être facile.)

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