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Verdi, rupture épistémologique ?


Récemment, je disais deux mots de Nabucco (1841) sur Diaire sur sol.

Alors qu'il ne s'agit que de son troisième opéra (et faisant suite à l'échec d'un opéra bouffe de style Rossini - mais sans grande personnalité), on y sent déjà ce qui fait la spécificité Verdi.

J'ai beau voler d'enregistrement en enregistrement, la partition exige des écarts de dynamique qui passent assez mal au disque. Et de façon un peu systématique.

En revanche, la variété de l'orchestration (soli, associations vents-cordes pour changer la couleur, fanfares hors-scène, figuralismes) et l'usage de procédés harmoniques peu ordinaires dans la musique italienne de l'époque (marches harmoniques notamment) ont sans doute sonné comme une déflagration dans le paysage sonore d'alors. Il suffit de comparer avec n'importe quel autre opéra italien entre 1800 et 1850 : en dehors de Norma de Bellini et du Diluvio Universale de Donizetti (et tous deux bien en deçà), les autres ouvrages se situent à des années-lumières des explorations de Nabucco, même si elles peuvent paraître (et elles le sont !) tapageuses et schématiques.

Plus tard Macbeth (1847), Stiffelio (1850), et surtout Rigoletto (1851) représenteront de nouvelles ruptures dans la façon de construire un opéra en Italie. J'avais observé les choses un peu plus concrètement pour Rigoletto.

Et à chaque fois que je reviens à Verdi, ou que je lui cherche des contemporains intéressants, je suis très frappé par son caractère quasiment révolutionnaire. A l'échelle de la musique italienne, Verdi opère une rupture sans doute plus fondamentale que Wagner en Allemagne : les contrées germaniques pratiquaient déjà l'opéra à flux continu (Euryanthe de Weber, dès 1823), et avec une certaine prétention littéraire (voir le Vampire de Marschner, en 1828, dont le livret de Wohlbrück explore d'assez près l'original de Polidori-pseudo-Byron). Evidemment, la profondeur de l'apport musical de Wagner est sans comparaison avec celui de Verdi - Wagner transforme et conditionne peu ou prou toute la musique du XXe siècle. Mais il ne fait somme toute que franchir un (gigantesque) seuil au sein du drame allemand qui recherche déjà la continuité musicale et la prégnance dramatique.

Verdi, en revanche, change totalement le paradigme de l'opéra italien. Depuis le début du XVIIIe siècle, celui-ci se consacre exclusivement à faire briller les voix, les intrigues standardisées n'empruntant les oripeaux de grandes légendes que pour des raisons de prestige - alors qu'on n'y écrit guère mieux que du vaudeville assez peu varié. Les poèmes dramatiques s'enferrent sans fin dans les mêmes métaphores attendues ; la musique, simplifiant de plus en plus ses harmonies et ses rythmes, au fil des ères classique puis romantique, semble chercher à chasser toujours davantage l'originalité, pour permettre aux grands interprètes de briller en improvisant sur des canevas fixes.

Verdi, lui, écrit des récitatifs qui portent à eux seuls la plus grande part de musique et d'émotion, prévoit des accents à contre-temps (pour rendre les phrases, musicales ou verbales, expressives), multiplie les procédés rythmiques, les coquetteries harmoniques... les ruptures propices au drame deviennent le maître-étalon de l'écriture de ses opéras. Aussi, ce n'est pas tant la technique d'écriture (déjà très différente) que le projet même de l'opéra qui a totalement changé. En cela, sa révolution est (à l'échelle nationale) la plus profonde d'Europe.


Les six violoncelles (presque) contrapuntiques dans « Vieni, o Levita », prière du deuxième acte de Nabucco. Rare, même s'il existe déjà un modèle (plus consonant) dans l'Ouverture du Guillaume Tell de Rossini.
Au passage, le thème principal de ladite prière évoque assez l'air de Koutouzov dans Guerre & Paix de Prokofiev. Si ce n'est pas de la modernité...


Wagner a mis davantage de musique dans l'opéra allemand, Verdi a changé l'opéra italien en vrai théâtre musical. Wagner est en quelque sorte le degré ultime de l'opéra romantique allemand (arrivé soudainement, presque sans transitions) ; Verdi invente un nouveau projet pour l'opéra italien, aux antipodes du précédent même s'il en conserve le goût pour la voix - qui a aussi fait beaucoup pour son succès.

Mais, contrairement aux idées reçues, j'ai bien le sentiment que Verdi écrit avant tout pour le drame, et que cette condition préexiste à la voix, contrairement à tous ceux qui l'ont précédé, depuis les dernières années du XVIIe siècle.

J'ai en vain cherché des équivalents - au moins des suiveurs de talent comparable - dans les compositeurs du XIXe siècle. Il doit bien en exister, mais même en fouinant chez ses illustres collègues de la Messa per Rossini, qui réussissent fort bien la musique religieuse, on retrouve essentiellement dans leurs opéras les cabalettes figées et les récitatifs indigents qui étaient alors la norme. Au mieux, du Donizetti amélioré ; le plus souvent du mauvais Donizetti - et jamais ne serait-ce que du Bellini.

C'est pourquoi, lorsque les mélomanes aux goûts un peu plus vastes dénigrent Verdi, je crois qu'il serait judicieux de se recentrer dans son contexte esthétique - non pas que cela le fasse aimer si on n'y est pas d'emblée sensible, mais il y a de quoi changer grandement son impression sur ce qui ne serait qu'un théâtre vocal complaisant.


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Commentaires

1. Le mardi 16 avril 2013 à , par malko

C'est bien dit mais c'était évident.

2. Le mercredi 17 avril 2013 à , par David Le Marrec

Je n'ai pas l'ambition d'écrire une série de Révélations.

(On rapporte que quelques-uns de mes prédécesseurs plus ambitieux auraient mal fini, avec des démangeaisons dans les poignets ou le fondement au-dessus de leurs épaules.)

Cela dit, évident pour toi sans nul doute (comme l'ensemble de ce qui est écrit ici, dès qu'on est un peu versé dans un sujet), mais en dehors du cercle des amateurs d'opéra italien, ce n'est pas du tout l'image de Verdi.

De même que pour la répulsion aux voix d'opéra, j'ai essayé d'en parler avec les mots de ses « adversaires », afin d'expliciter le phénomène pour ceux qui y sont rétifs. Evidemment, ça ne concerne pas vraiment ceux qui l'aiment déjà, quelle que soit la raison de leur attachement.


[Par ailleurs, et sans forfanterie de ma part, je me permets raisonnablement de douter que tous les amateurs de Verdi aient fait l'effort d'aller chercher chez les compositeurs moins célèbres de l'époque pour se cogner des oeuvrettes écrites au kilomètre, avant de dire qu'effectivement, Verdi est singulier. Tiens, même toi, tu as vraiment essayé Ricci, Coccia ou Rossi, avant de trouver cette évidence ? C'est bien ce qui est étonnant : on peut trouver des gens qui sont influencés par Wagner et écrivent en conséquence, mais pas vraiment pour Verdi... il faut vraiment se contenter de ce qu'il a écrit, jusqu'à plus ample informé en tout cas.]

3. Le mercredi 17 avril 2013 à , par malko

T'en fais pas. C'est normal; On demande beaucoup au talent.

4. Le jeudi 18 avril 2013 à , par Jérémie

Moi je suis bien d'accord avec malko. Cette notice est évidente et n'avait pas besoin d'être écrite. Voici un exemple de sujet potentiel sain : anthologie des airs de bas dessus dans les tragédies lyriques de Lully.

5. Le jeudi 18 avril 2013 à , par Olivier

Bonjour,

Mais, enfin, cette notice n'est évidente que parce qu'elle a été écrite (bien), qu'elle rappelle ce qui est oublié, voire dénigré: la rupture, le drame, les voix au service de la musique.
Donc, ne suivez pas ces critiques (faciles!) et continuez.


Enfin
Le soleil peint nos champs des plus vives couleurs,
...
...
et ses rayons nouveaux ont déja fait éclore
mille nouvelles fleurs.

6. Le jeudi 18 avril 2013 à , par David Le Marrec

Il ne faut pas perdre de vue que ces pages peuvent être lues par tout le monde, et pas forcément aussi érudits que mes commentateurs habituels.

Et je persiste à croire que pas grand monde, même parmi ces illustres-là, n'a fait l'effort de vérifier au péril de sa vie que, oui, pour une fois, ce qu'affirment les Histoires de la Musique semblent correspondre à la réalité. Alors effectivement, la conclusion n'est pas neuve, mais je vous prie de me faire crédit que le processus qui y a conduit n'est pas d'aussi grand repos qu'il y paraît.

Ajouter en bas de page tous les noms de compositeurs obscurs et minables que j'ai dû m'infliger pour affirmer l'intérêt de tel ou tel me paraissait sans grand intérêt ; mais si ça peut me faire paraître original à peu de frais, je vais reconsidérer la question. :)


@ Malko : Il ne faut pas non plus attendre de ce carnet plus qu'il ne peut donner, c'est mon bac à sable, et certainement un truc fiable qui dit des choses inédites - même si j'aime bien fouiller dans ce sens-là.

@ Jérémie : C'est très mal de troller. En plus, chez Lully, ce ne serait plus très original non plus, à présent que Rousset m'a déloyalement volé Bellérophon, il n'y a plus beaucoup de neuf (intéressant) à faire valoir.

@ Olivier : Bonjour. :) Non, j'ai répondu pour éclairer ma démarche, mais ni Malko ni Jérémie n'étaient particulièrement sérieux. Et puis après tout c'est ma faute, à force de ne parler que de trucs impossibles, dire des banalités (fussent-elles fondées sur de courageuses investigations) sur Verdi peut légitimement créer un peu de frustration. Je ne peux pas mesurer mes flux RSS, mais je suis prêt à parier que cette notule m'aura coûté quelques désabonnements. (C'est ça, le courage.)

Voicy le mois charmant des fleurs, & des Zephirs,
[...]
Ne perdons pas un moment des beaux jours.

7. Le dimanche 21 avril 2013 à , par François

Je serais curieux un jour de voir les programmes complets des salles d'opéras des grandes villes allemandes et italiennes aux 18ème et 19ème siècles, saison après saison. Qu'est ce qu'on jouait, qu'est-ce qui était repris ?

8. Le dimanche 21 avril 2013 à , par malko

Ils avaient une programmation bien plus contemporaine que les notres : ils affichaient des nouveautés !

9. Le dimanche 21 avril 2013 à , par David Le Marrec

@ François :
C'est vrai, c'est toujours passionnant à lire, mais l'information est généralement très éclatée (il faut lire un ouvrage par théâtre, quasiment...). Très important pourtant, pour remettre en perspective les proportions esthétiques du temps. Bien plus que les commentaires des musicographes contemporains ou postérieurs.

@ Malko :
Totalement exact, mais les situations ne sont bien sûr absolument pas comparables : l'opéra de l'époque était à la fois un divertissement de masse et un lieu de rencontre. Il se trouve à la conjonctions des domaines actuels du blockbuster (pour la largeur du public et la prodigalité de la dépense) et des Bains-Douches (pour la sociabilité expansive), au moins autant qu'à la place de l'opéra d'aujourd'hui...
Mais en effet, à force de valoriser le patrimoine, il ne reste plus beaucoup de place pour la création. On peut aussi poser l'affirmation à l'envers : du fait des difficultés des créateurs actuels à séduire le public, on utilise le patrimoine pour remplir convenablement les salles.

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