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Finitude


On mesure sans doute mal, au pays des Monuments Historiques et du théâtre subventionné, la fragilité d'un modèle culturel qui semble aller de soi.

Pourtant, on abat les clochers qui symbolisent pour tous le relief du paysage français – des horreurs néo-gothiques non classées, et désertées par les fidèles, qui coûtent des fortunes en entretien au lieu de salles polyvalentes plus confortables et utiles à tous (à la place des maires, je ferais pareil).

Quant à la culture, il suffit de lire les programmations désespérantes des Maisons d'Opéra d'Amérique du Nord (quatre-vingts titres maximum qui tournent en boucle sur le continent), puisqu'il faut rassurer les mécènes qui ont envie de payer pour voir leur Faust ou leur Don Giovanni, dans des productions aussi confites que possible... pour se convaincre des limites de « l'avis du public » comme source exclusive de programmation.

La culture subventionnée a certes ses limites, avec toutes les dépenses somptuaires pour des niches qui n'intéressent à peu près personne (dont l'opéra dans bien des grandes villes de France...), mais elle permet de mettre à disposition une diversité de choix bien supérieure, de laisser aux œuvres plus exigeantes le temps de s'imposer, de proposer des pierres angulaires de culture commune indépendamment des modes ou au contraire de bousculer les habitudes trop ronronnantes. Tout le débat portera bien évidemment sur l'emplacement du curseur, et je le laisse à qui a envie de mourir de s'en emparer.

Avec la crise des crédits individuels, des liquidités interbancaires et des dettes étatiques, on peut craindre que cette partie la moins essentielle à la survie d'une société (au moins sur des délais immédiats) soit grandement menacée : les gens dorment dehors en Grèce, perdent leur emploi à vie, on leur retraite amputée de moitié, et on viendrait mégoter sur les subventions de l'Opéra de Paris, qui, vu l'essentiel de ses tarifs, s'adresse surtout au temps d'oisiveté d'une petite bande de possédants bien à l'abris des soubresauts du monde ? L'argument est imparable – et, pour tout dire, je ne suis même pas en désaccord : oui, bien sûr, la culture n'est pas le poste de dépense le plus essentiel d'un État. [Même, si, sur le long terme, et particulièrement le très long terme, le statut d'une nation est grandement lié à son impact sur les imaginaires.]

Ce sont ces questions qui se soulèvent avec cette image : oui, tout pourrait finir.


Le Metropolitan Opera House de Philadelphie. Oui, absolument effrayant : comment un tel monument peut-être s'effondrer sur lui-même – dans une ville aussi prospère ? Dans une société qui ne voit pas l'art comme une prérogative impérative de l'État, mais plutôt comme le fruit de la volonté (générale ou individuelle) de citoyens, murs et œuvres seraient-ils périssables ?

L'histoire du lieu est en elle-même intéressante.

Ouvert par Oscar Hammerstein I (le grand-père du librettiste-lyriciste) en 1908, le Philadelphia Opera House, lieu de résidence de la Philadelphia Opera Company (en faillite au bout de deux ans), est vendu en 1910 au Met de New York (d'où son nom).
Dans les années 20, il accueille des projections de films en plus des opéras.
Dans les années 30, il devient une salle de bal.
Dans les années 40, on fait couvrir la fosse pour y installer des matchs de basket, de catch et de boxe – je me demande quelle pouvait être l'ambiance dans cet intérieur cossu :


Puis la salle est abandonnée, tandis que le prestige du quartier décline. Il accueillait, ces dernières années (il me semble que ce n'est plus le cas), un groupe de prière, et pourrait encore changer de main.

Certes, l'institution n'a jamais eu de rayonnement durable, et a essayé en vain toutes les formules possibles pour survivre ; ce n'est pas tout à fait équivalent à la désertion du Palais Garnier ou du Staatsoper unter den Linden, institutions vénérables et pleinement fonctionnelles (quoique éhontément coûteuses).

Quoique ce ne soit pas que de la fiction.

La salle utilisée aujourd'hui pour l'opéra à Philadelphie accueille l'institution appellée Opera Philadelphia (jusqu'à récemment Opera Company of Philadelphia), déjà fruit de la fusion, au milieu des années 70, entre les rivales Philadelphia Lyric Opera Company et Philadelphia Grand Opera Company.


Certes, il n'y a donc rien à craindre pour l'heure, on jouera bien La Traviata, Manon et Don Giovanni (ainsi que quelques raretés : un récent R.I. Gordon et un Golijov – on sent la proximité de la Nouvelle Angleterre). Mais pour un observateur non averti (je l'avoue, je ne me sentais pas très concerné par la vie lyrique à Philadelphie), voir réduit à l'état de ruine instable l'Opéra de la cinquième ville du pays, il y a de quoi se retrouver précipité dans une amère réflexe sur l'Impermanence. Que vous avez eu le bonheur de partager, oui, je suis trop bon, je n'arrête pas de me dire qu'il faut que cela cesse.

Au demeurant, il n'y a pas complètement de quoi se réjouir non plus en termes de concurrence : le Center City Opera Center ne joue manifestement que deux programmes d'ici la fin de la saison (« Opera Cabarets » et La Traviata) ; l'Academy of Vocal Arts, un peu plus ambitieuse, joue La Traviata, Manon et La Dame de Pique, ce qui ne va pas beaucoup nous dépayser non plus.
Quant à la programmation de l'Opéra de Philadelphie proprement dit, elle est clairement originale : Ainadamar de Golijov ; un opéra réaliste, décadent et texan de Ricky Ian Gordon ; des œuvres pas trop fréquentes comme Nabucco et Dialogues des Carmélites ; et puis Salome et Don Giovanni. Mais cela fait six titres sur une année. Pour une telle métropole, ce n'est pas vertigineux – six productions par an, c'est le rythme de Bordeaux (avec des titres certes moins coûteux). Mais ce n'est pas particulièrement étonnant. En tout cas moins saisissant que les vertiges suscités par cette photographie.

Sur ces entrefaites, je vous laisse à vos cauchemars.


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Commentaires

1. Le jeudi 2 janvier 2014 à , par lu—

...symptôme ou pas, ... — je dois dire que — ...c’est beau...

2. Le vendredi 3 janvier 2014 à , par DavidLeMarrec

Ah, mais complètement, la poésie des ruines est irrésistible. À telle enseigne que je me demande parfois l'intérêt de laisser debout les bâtiments où le chauffage n'est pas essentiel. Travailler en plein air dans des ruines, l'absolu du job poétique.

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David Le Marrec

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