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L'assassinat qui change l'histoire de la musique & la Malédiction de Pierre Rode


Cette notule s'appuie sur un concert singulier, mais explore de plus vastes rivages susceptibles d'intéresser les lecteurs non concertomanes : histoire des théâtres d'opéra à Paris, influence de la mort du duc de Berry sur l'histoire de la musique (styles compositionnels y compris), les loyautés partagées envers les visiteurs et les spectateurs, l'impact cataclysmique des changements de programme non annoncés, et surtout la Malédiction de Pierre Rode – connaissez-vous notre Seigneur Pierre Rode ? Avez-vous une minute pour en parler ?

La lecture de cette petite page devrait vous emmener en des lieux bien plus divers que la salle à manger de la Malmaison, un jour spécifique, ne pourrait le laisser supposer.



Concert sur sol n°5 : Malmaison.
Dimanche 15 septembre 2024.

Cliquez sur la vignette pour lire avec la jolie mise en page. Sinon, la version brute mal ajustée est disponible ci-dessous.

La façade jardin de la Malmaison. Les baies du rez-de-chaussée entre les deux obélisques correspondent à la salle à manger.

La Malmaison (dont 1/3 du musée constitue un autel du souvenir napoléonien) et la Nouvelle Athènes (association qui fait restaurer, fait entendre en concert et forme des artistes autour des pianos de la période Empire) ont réussi une association éminemment pertinente, avec ces auditions au château, dans le répertoire, l'effectif, les instruments d'époque.

En l'occurrence, un recueil de romances (et quelques airs) de Spontini et Cherubini, bien sûr, mais aussi (plus intéressantes à mon sens) de Romagnesi, Garaudé et Louis Adam, avec une Sonate du susnommé au milieu.

Suivez-moi...

Un des salons.

La plus grande salle disponible, la salle à manger, disposait d'un mobilier en acajou éminemment mobile, et, de fait, pour un concert ouvert au public, beaucoup plus commode que le salon de musique très étroit et tout en longueur. La décoration du lieu, avec ses pilastres, ses fresques à l'antique, sa décoration égyptienne, est tout à fait incroyable. S'ajoute à cela la présence des fenêtres côté cour et côté jardin, qui illuminent simultanément l'étroit corps de logis.

La proximité avec les artistes (espace judicieusement disposé, resserré autour d'eux) y est évidemment exceptionnelle, et change véritablement la qualité de l'expérience, a fortiori pour ce répertoire conçu pour les salons !

Le Salon de Musique où le concert n'a pas eu lieu.

Les romances de Spontini (1774-1851) trahissent le compositeur d'opéra : favorisant les mélismes vocaux - en couleur locale, comme pour L'heureux gondolier, ou purement ornementaux - et les courtes coloratures, faisant primer la longueur et la continuité de la ligne mélodique sur la qualité mélodique et l'expressivité prosodique.

Il adjoint même quelques éléments plus dramatiques, comme des trémolos d'octave à la basse, pour certains couplets au contenu plus sombre.

Son autre mélodie présentée, Tout Deuil, constitue un hommage au duc de Berry, dont l'histoire est entrelacée avec celle de la musique en France - non pas par sa mélomanie (que j'ignore) de son vivant, mais par sa mort. Car le fils cadet de Charles X est cause que l'on détruisit le Théâtre des Arts, dont l'histoire elle-même est assez épique.

Je vous raconte ?

En 1793, Mademoiselle Montansier (pas du tout une aristocrate, « Mademoiselle » est employé car elle était actrice), fait bâtir un nouveau théâtre rue de Richelieu – par rien de moins que Victor Louis, l'architecte des portiques du Palais-Royal et de l'Opéra de Bordeaux ! – étendant ainsi son influence dramatique (elle dirigeait déjà d'autres théâtres).

Je ne vous retrace pas l'histoire de cette comédienne, qui constitue déjà un roman en soi – directrice d'un petit théâtre versaillais obtenu grâce à sa liaison avec un marquis, sa gloire et en tout cas son argent proviennent en partie de ce qu'elle a servi une soupe aux chou à Marie-Antoinette sur scène, acte spectaculaire qui lui obtint des charges officielles : « Directrice des Spectacles à la suite de la Cour », autrement dit l'exclusivité sur les bals et spectacles d'apparat. (Voyez ce à quoi tient la reconnaissance du mérite, lorsque le pouvoir est concentré. Imaginez seulement, si la République était à cette image et que les postes s'obtenaient par l'entregent et non par la valeur. Impensable.)

Un fragment du Théâtre Montansier de Versailles, capturé par mes soins en 2021 avant une représentation de L'Aiglon.

En 1777, elle fait bâtir par Victor Louis le théâtre de l'actuelle rue des Réservoirs, sur un terrain qu'elle a eu le droit d'acquérir sur le domaine du comte de Provence (le frère du roi, c'est-à-dire le futur Louis XVIII) – aujourd'hui Théâtre Montansier de Versailles.
En 1790, elle prend possession de son premier théâtre parisien, le Théâtre des Beaujolais, au Palais-Royal, qu'elle loue puis acquiert. Et en 1793, forte de ses succès, commande un nouveau théâtre parisien à Victor Louis.

Dès le début, à l'inauguration du Théâtre-National, rue de Richelieu, rien ne se passe comme prévu : le Théâtre est bâti en face de la Bibliothèque Nationale (à l'emplacement de l'actuel Square Louvois), et comme un Théâtre, ça brûle souvent, la directrice est accusée de vouloir favoriser un incendie à la BNF (!) et jetée en prison. (On lui reproche également d'avoir reçu des fonds des Anglais ou de la Reine.)

Bien que la propriétaire des lieux soit finalement acquittée (et même indemnisée !), dans l'intervalle, la ci-devant Académie Royale de Musique s'y est installée, quittant le Théâtre de la Porte Saint-Martin (édifié en vitesse, inauguré en 1781 pour remplacer celle du Palais-Royal, incendiée), et c'est ainsi que cette salle fantôme (située à l'emplacement de l'actuel square Louvois) entre dans l'histoire.

Actuel square Louvois. Source.

Les grands moments de créations de la seconde partie de l'Empire et du début de la Restauration (1794-1820) s'y déroulent : création du Chant du Départ, Adrien de Méhul, La Création de Haydn (en langue française, et à l'occasion de laquelle le Premier Consul échappe à l'attentat de la rue Saint-Nicaise) Les Mystères d'Isis (arrangement de La Flûte enchantée par Lachnith), Ossian ou les Bardes de Le Sueur, La Vestale... de Spontini (qui marque une convergence entre tragédie en musique et belcanto, précisément à la façon des romances dont nous devisons ici), La mort d'Abel (et son fameux débat autour de l'âge moyen & de la perruque blonde du rôle-titre) de R. Kreutzer, Les Abencérages de Cherubini... et l'ultime production, Olympie, à nouveau de Spontini.

Tout s'arrête en 1820, lorsque, sur les marches du Théâtre des Arts, à l'entracte, alors que le duc de Berry, fils cadet du futur Charles X, s'apprête à rentrer dans la salle après avoir reconduit son épouse vers sa voiture : l'ouvrier bonapartiste Louvel lui plante un poignard – ou, selon les versions que j'ai lues, étonnant écart pour un fait aussi récent et documenté, une alêne – dans la poitrine.

Le Duc agonise pendant des heures – et meurt, bien évidemment.

Tout cela parce que sa femme n'aimait pas la musique – comme quoi tout est de la faute des mélomanes en carton ; alors frémissez d'imaginer l'effet considérablement funeste sur la marche du monde des amateurs de Philip Glass !

C'est cet événement tout frais qui est commémoré dans la romance de Spontini.

Mais il reste deux étages, purement artistiques ceux-là, à notre fusée historique. 

D'abord, c'est connu, l'Opéra de la rue de Richelieu, en punition, fut rasé. Et le souvenir de l'attentat fut obsédant pour les concepteurs du projet du Palais Garnier, avec l'accueil des voitures à l'intérieur de l'enceinte. Les grands-opéras d'Auber, Rossini ou Meyerbeer furent ainsi créés dans la salle temporaire, rue Le Peletier, qui servit de remplacement – jusqu'à l'incendie qui en eut raison en 1873. Le Palais Garnier était déjà commandé, et le flamboyant accident accéléra sa livraison : un seul opéra fut exécuté salle Ventadour, avant la migration à Garnier.

Le monument expiatoire qu'on éleva – avant de le remplacer, jugé trop sinistre, par un square sous la Monarchie de Juillet – sur l'emplacement du Théâtre des Arts. Source.

Ensuite, plus insolite et marquant, l'assassinat fut, lors des funérailles, l'occasion de l'acmé des querelles qui traversaient la musique d'église : musique créative pour exalter Dieu ou musique discrète pour favoriser le recueillement, triomphe du plain-chant à faux bourdon inspiré par la redécouverte inespérée de la clef de lecture du grégorien, bannissement des chanteuses professionnelles jugées immorales, toute une histoire que j'ai déjà racontée dans ces pages.

C'est ce que j'aime dans la romance, on attrape, l'air de rien, tout l'esprit d'un temps ; et l'assassinat du duc de Berry fut assurément un tournant bien au delà du politique, jusque dans les arts.

Celles de (Jean-)Louis Adam (1758-1848) : À la Fortune, Amoroso, Les Regrets, sont mieux calibrées pour le format instinctif de la chanson strophique, plus naturellement mélodique, réclamant une technique moins lyrique que Spontini.

Adam (qui est le père du compositeur d'opéras comiques Adolphe Adam, resté davantage célèbre chez les mélomanes) est surtout renommé, dans l'histoire de la musique, pour sa place tutélaire comme professeur de piano au Conservatoire de Paris de 1797 à... 1842, où il forme des générations de virtuoses du temps, internationaux comme Kalkbrenner (un des prédécesseurs et modèles de Chopin, dans la veine Czerny / Hummel, et dont les compositions chambristes méritent tout particulièrement le détour), ou plus locaux comme Ferdinand Hérold (virtuose considérable, mais plutôt resté dans les mémoires pour ses opéras comiques d'une alacrité fulgurante, que j'imagine favorisée par sa facilité d'exécution des traits au piano, lors de ses séances de composition !). Fait amusant, je me rends compte qu'une partie au moins de son corpus est éditée chez Henry Lemoine, éditions dirigées par son élève virtuose... Henry Lemoine, également professeur de piano, qui a à son tour fait étudier... Adolphe Adam. Puissance circulaire de l'Histoire, pour ceux qui n'y croyaient pas.

Le projet de la Nouvelle Athènes étant de mettre en valeur les deux pianos carrés des premières années du XIXe siècle que l'association a fait restaurer, il était opportun, en guise d'interlude instrumental, de convoquer une Sonate pour piano de Jean-Louis Adam, ici l'Op.13 (publiée en 1892).

Pour un compositeur essentiellement renommé comme pédagogue, je suis frappé par la richesse thématique de son premier mouvement (en forme sonate, c'est-à-dire avec des développements / transformations des thèmes), l'ampleur et la fréquence et ses modulations (pas toujours dans des tons voisins). Sans représenter du tout une œuvre expérimentale, elle témoigne de ce que peut produire un compositeur très informé de son temps, manifestant beaucoup de points de contact avec l'esthétique des premières sonates de Beethoven dans la tournure un peu hiératique de ses thèmes, son type de virtuosité (arpèges brisés, octaves brisés, cadences de main droite, trilles longs...), sa structure (avec des ponts assez développés pour une œuvre aussi jeune dans l'histoire de la forme sonate, trait qu'on attribue ordinairement au génie créatif de Beethoven). Mouvement initial par ailleurs très long et pourvu en idées.

L'Andante cantabile qui suit est beaucoup moins marquant, simple forme lied (ABA) avec une mélodie simple (plutôt dans l'esprit de la romance), un peu ornée dans son épisode central en majeur. 

Enfin, le « rondo saxon » qui termine l'œuvre me fait davantage penser à Schubert déchiffrant une musette de Rameau, une sorte de version romantisée des piécettes pastorales à mélodie en tierce et accompagnement en bourdon. Charmant, mais sans contenu musical particulièrement saillant. Je reste cependant très impressionné, en fin d'écoute, par le souvenir de ce mouvement liminaire très copieux.

Le point culminant de la partie Romance se rencontrait bien sûr chez Antoine Romagnesi (1781-1850), dont la promesse du nom m'avait à elle seule fait déplacer !  (pari qui comporte sa part d'espoir aventureux, comme notre héros l'éprouvera par la suite)

Romagnesi commence une carrière militaire (en Vendée, puis à Austerlitz comme lieutenant, et à son retour fonctionnaire au Ministère de la guerre). Puis il travaille pour l'éditeur Leduc, avant d'éditer lui-même ses partitions… rue Vivienne – l'autre rue qui borde la Bibliothèque Nationale, parallèle au Square Louvois où trônait le Théâtre des Arts !
Il étudie la musique avec Cambini et Choron – régisseur de l'Opéra de Paris dans les années 1810, qui met à l'honneur la musique ancienne & sacrée, j'en ai aussi parlé en même temps que du duc de Berry et de Félix Danjou ; ancêtre de l'école Niedermeyer. Il laisse deux opéras : un opéra comique d'une part, un opéra en un acte pour l'Académie Royale de Musique d'autre part. Comme éditeur, il publie ses propres compositions et celles d'autres dans des revues musicales à succès, où il s'impose comme l'un des grands représentants de la romance : Le Troubadour des Salons, Journal de chant avec Accompagnement de Lyre ou Guitare ou bien L'Abeille musicale, Journal de Chant composé pour les jeunes personnes par les Auteurs les plus estimés en ce genre

Le Bon Pasteur et ses couplets.

Je le connaissais essentiellement pour avoir écrit la musique sur L'Exilé de Béranger et pour Le bon Pasteur, qui est passé sur mon piano et dont le timbre (i.e. la mélodie) a servi au Tombeau de Joséphine (gravé au disque par Irène Joachim puis Sabine Devieilhe dans l'excellent album des Lunaisiens Sainte-Hélène).

Pour ce concert, trois romances que je découvrais, et j'y retrouve l'esprit de Romagnesi, parfaitement adapté au genre : caractère simple et direct, dont il est très facile de s'emparer – et même tout de suite chantable. Écriture arpégée dans Le temps, le plaisir et la peine, et suite d'accords (là aussi, immédiatement jouable) pour le savoureux Dans le désert une gazelle (leçon parabolique assez plaisante) ou Le temps de Charlemagne, amusant et exaltant à la fois dans son archaïsme bondissant et ses rimes naïves. Le sommet du concert, pour moi.

Couplets pour Le Tems de Charlemagne.

En complément, l'air de Corinne dans l'Anacréon de Luigi Cherubini (1760-1852) et un air & cavatine isolé d'Alexis de Garaudé (1779-1852) – un de ces airs de concert tirés d'un opéra fantasmé ; j'ai beaucoup pensé, pour la grande scène liminaire, à Il traditor deluso où Schubert utilise un fragment du Gioas de Métastase pour obtenir le même type de résultat enfiévré (et particulièrement exaltant).

L'exécution était assurée par Jan Hugo au piano carré - jouer crânement du quasi-Beethoven sur cet instrument aux dynamiques limitées et à la réponse digitale probablement inégale force le respect, imprimant une réelle tension malgré l'amplitude modeste de l'instrument !

Clara Hugo, la soprano, m'a beaucoup impressionné par son placement vocal très exact (l'illustration parfaite du « chas de l'aiguille » par où les professeurs rêvent de faire passer l'émission de leurs élèves !), qui lui confère un rayonnement sans effort, que ce soit dans la romance de salon ou dans les airs dramatiques ; de pair avec un timbre radieux, très focalisé, un effet laser assez impressionnant – pour ceux qui l'ont entendue, on percevait très bien cela chez la jeune Yoncheva.

Contre-intuitivement, alors même que la diction est bonne, je crois qu'il y aurait une progression possible dans l'incarnation du texte : les voyelles sont un peu unifiées (ce n'est pas nécessaire pour de la romance) et les consonnes peu saillantes, ce qui limite mécaniquement les possibilités d'expression. C'est un paradoxe pas si rare que d'entendre une très bonne diction dont la portée expressive est bridée par des questions techniques (l'abondance de la couverture vocale par exemple). 

Pour autant, interprétation généreuse, grande présence sonore, timbre magnifique, et texte parfaitement compréhensible, qu'on ne se méprenne pas ; je courrai avec plaisir la réentendre. J'étais simplement étonné d'avoir du mal à comprendre les intriguettes narratives des romances, comme si quelque chose ne coulait pas de source. 

C'est la différence qu'il y a, côté diction, entre nos meilleurs diseurs d'aujourd'hui et les chanteurs des années cinquante ; les uns sont parfaitement compréhensibles avec un peu de concentration, les autres faisaient claquer chaque inflexion en venant chercher l'auditeur, même distrait - mais, nouveau paradoxe, les chanteurs d'autrefois ne faisaient pas toujours grand usage de ces qualités d'élocution, qui demeuraient parfois au service d'une imagination d'une neutralité confondante. 

Dernière considération avant de vous autoriser à retourner à votre ouvrage.

Le concert a lieu le dimanche, sur la pause méridienne – le château est fermé de 12h30 à 13h30 sur ses jours d'ouverture, comme en Province. (Mais Rueil, vu par le mélomane parisien, n'est-ce pas déjà un peu la campagne ?)

La prairie d'agrément derrière le château.

Le concert durant en théorie 1h15, la pause du dimanche (était-ce annoncé aux visiteurs ?) s'étendait jusqu'à 14h. J'ai été amusée de voir la régisseuse du domaine faire de grands signes presque courroucés à la conservatrice en lui rappelant l'heure lorsque nous approchions de 14h ; mais celle-ci, très calme, était tout entière fascinée par la musique et a même accordé un bis – ou plus exactement l'exécution de la cavatine de Garaudé, que les interprètes n'avaient pas osé jouer en considération de l'heure.

Je ne sais quelle est la position la plus morale, de la loyauté au public du château qui fait antichambre, ou plus exactement parvis, ou à celui du concert et aux artistes, qui seraient privés sans aucun rattrapage possible d'une partie du programme. Par ailleurs, comme il faut transporter le piano, des contraintes imprévues (c'était la parade post Jeux-O & Para dans Paris !) avaient un peu décalé le début du concert.

Le minutage semblait tout de même optimiste, car même en faisant patienter les visiteurs du château, une autre œuvre annoncée sur le programme et qui promettait des mondes, Chant héroïque sur le tableau de la bataille d'Eylau (!) de Giovanni Pacini (1796-1867), manquait à l'appel. Je le comprends très bien, en l'occurrence, et le manquement est d'autant moins scandaleux que le programme n'avait été communiqué, jusqu'au jour du concert, que sous forme d'une liste de compositeurs – pratique que je réprouve sur le principe (le public a le droit de savoir, avant que de se décider), mais qui ne produisait pas de fausses promesses.

Textures de Malmaison.

Cependant ce détail, préludant à la notule que je promets depuis quelques mois sur la part déséquilibrée des artistes dans les choix de programmation, m'a rappelé un souvenir cuisant, un traumatisme même, qu'il est temps de vous confier. Je ne mentionne pas où cela se passe ni par quels organisateurs – pour lesquels j'ai beaucoup d'admiration – contentez-vous de savoir que l'action se déroule dans un bourg imaginaire de la riante Marrécie.

Les lecteurs fidèles connaissent ma passion, semi-récente mais particulièrement dévorante, pour Pierre Rode (1774-1830), ce violoniste postclassique dont les qualités mélodiques, atmosphériques, dramatiques m'ont immédiatement magnétisé.

Pour ceux qui croiraient que j'exagère, quelques extraits de notules (qui n'avaient pourtant rien à voir) de ces derniers mois :

Tiré du Bilan musical de l'année 2022.
Tiré de la notule Carl ORFF – musique pour enfants (nazis).

Et bien sûr l'incontournable banger qu'est ma playlist Best of Pierre Rode.

Tandis que cette passion me consume, et alors qu'il n'existe lui que fort peu de chose au disque – ses 24 Caprices en forme d'études connaissent une demi-douzaine d'enregistrements ; pour le reste, nous disposons d'une seule version de chaque concerto grâce à Naxos (avec Friedemann Eichhorn au violon)… voilà que je repère un concert qui contient une œuvre totalement inédite, et pas n'importe laquelle, une œuvre dans le roi des genres musicaux, celui qui concentre le plus intensément toute musique, celui par qui tout a été fait et tout adviendra, un QUATUOR à cordes.

Il faut savoir qu'aucun quatuor de Pierre Rode n'est disponible ; j'ai seulement pu mettre la main, pour récompense de tous mes efforts, sur la partition d'un pauvre mouvement lent transcrit pour violon & piano. Alors, un quatuor entier, joué par des musiciens, sur instruments anciens, c'est une découverte absolue, une Épiphanie, peut-être même le premier signe de l'Apocalypse.

Le fameux adagio transcrit du Quatuor Op.11 n°1.

Évidemment, je me jette – avec une dignité feinte mais sans beaucoup de retenue – sur les billets restants, en enjoignant tous mes amis, enthousiastes de l'époque ou au contraire réticents : l'heure a sonné, l'heure de la conversion et de la rémission de vos péchés !
Deo gratias, à peu près personne ne m'a écouté. Mais ne pleurez pas mon sort, car j'eusse mené les êtres les plus proches de mon cœur tout droit vers l'abîme amer de la plus profonde déréliction.

Le matin venu, je me lève (après une nuit agitée par l'excitation à son comble) aux aurores pour profiter de toute la longueur de ce jour, le plus beau de mes jours, qui viendra, je n'en doute pas, couronner ma vie.
Imaginez un instant : le concert comportait de surcroît des quatuors de Boccherini (considéré comme cofondateur du genre avec Haydn), Baillot, Hyacinthe Jadin, Viotti – à peu près rien de tout cela n'étant disponible au disque ! Et de surcroît sur instruments d'époque, dans un lieu très singulier de la Francilie.
Me voilà à faire 1h45 de transports et un peu de marche, mais que ne ferait-on pour célébrer sa foi !

Traversée du parc de B. pour aller au concert.

Le concert se déroule comme prévu. Je découvre le très beau lieu, je suis bien accueilli, j'y retrouve des amis, je suis arrivé suffisamment tôt pour être bien placé ; il fait un peu chaud dans la salle exceptionnellement aménagée à cet effet (et dont ce n'est pas du tout l'usage habituel), mais je me suis couché tôt la veille pour m'assurer de rester pleinement attentif, je tiendrai.

Le concert est déjà bien avancé, on a joué Jadin et Boccherini, de la très belle musique mais dont je connais déjà les contours, et moins proche de mon cœur ; c'est le tour de Baillot (l'autre grande motivation de la journée, qui m'aurait sans doute également fait déplacer) et Rode. Je retiens mon souffle : c'est donc maintenant, le début du reste de ma vie !

Il est des moments, dans l'existence, dont le souvenir, plaçant rétrospectivement les événements dans un sens chronologique inverse, nous rend inaccessible et incompréhensible le sentiment qui nous étreignait d'abord. Cette joie naïve et intense qui m'irradiait, je ne puis plus me la retracer, à présent que la vie m'a distraitement brisé, comme le fétu qui ploie sous la botte crottée du généreux moissonneur.  

Entendez ma plainte, rochers insensibles !  Pleurez mon infortune cruelle, torrents indomptables !  Vous qui ne m'avez connu qu'errant et réprouvé, c'est ici que le sens de ma vie a trouvé son terme !

Le premier violon, à qui je vouais toute mon admiration et une infinie gratitude pour le cadeau sans prix qu'il m'offrait, s'avance vers le public pour de petites précisions de mi-concert. Il prend la parole de façon détachée, sans conscience de la chaîne de conséquences tragiques qui s'ensuivra.

— Petite modification de programme, nous jouerons trois mouvements de Baillot puis deux mouvements de Viotti.

A cet instant, le ciel se voile, les ténèbres recouvrent la terre, et le tonnerre interrompt la voix du misérable crincrinneur.

Fanfiction vénitienne du Tintoret d'après cet épisode.

Dans ce tapage, devant l'assemblée impassible – et, pour tout dire, même s'il me coûte de l'admettre, passablement indifférente – le violoniste n'a peut-être pas entendu éclater un sonore et désespéré « Oh non ! ». Les sources n'établissent pas l'auteur de cette réplique expressive et profonde, peut-être ne le saurons-nous jamais.

Puis la descente aux enfers, les opiacés, les cartons sous les ponts. Je connus la vie terrible des nécessiteux, des marginaux. Mon existence se traîna, morne et sans but, dans les confins de la Francilie, sans jamais trouver l'apaisement ou l'espoir de vivre ce pour quoi j'étais de toute évidence né. Aujourd'hui encore, il m'est difficile d'entrer dans un temple sans blasphémer Dieu.

Il n'y a pas de fin heureuse à cette histoire. Vous connaissez à présent celle de ma vie, car c'est elle que je vous ai contée.

Ma perception actuelle du parc de B.

Cet épisode (peut-être marginalement exagéré, mais absolument véridique) illustre l'enjeu, à mon sens, et la question de loyauté vis-à-vis du public en ce qui concerne le programme : certes, une partie se déplace pour le lieu, l'esprit général du programme (surtout lorsqu'il est homogène comme le concert à la Malmaison qui est le point de départ de cette notule), les interprètes… mais d'autres peuvent aimer particulièrement une œuvre, venir pour elle, et être très déçus de la voir disparaître sans explication – surtout dans les cas où n'y a pas, contrairement au concert de la Malmaison que je chronique ici, une évidente pression pratique. Je vous le raconte plaisamment, mais il n'est pas rare de voir des mélomanes occasionnels (moi, j'ai mon petit rythme à 180 concerts par an, je me consolerai) particulièrement attristés de ce type d'événement, parfois sous-estimé par les artistes ou les organisateurs, qui perçoivent leurs contraintes propres (ou s'imaginent prétentieusement que leur seul nom compte, que les compositeurs sont accessoires) et pas toujours l'investissement émotionnel d'une partie du public, surtout celui qui se rend exceptionnellement au concert. Typiquement le cas pour les pianistes célèbres qui décident de remplacer Bartok ou Villa-Lobos par Chopin, "pour des raisons artistiques" (i.e. parce qu'ils ont la flemme de bosser).

C'est un sujet que j'aborderai plus vastement dans une notule à venir, en cours de gestation.

Avant-concert au frais à la Malmaison.

Vous voyez qu'il y avait de quoi raconter pour ce concert de romances, un genre à la fois très révélateur de son temps et propice à toutes les explorations ! Des concerts de ce format sont régulièrement donnés par La Nouvelle Athènes qui réalise un travail de fond sur le sujet avec des chanteurs souvent spécialistes (pour les concerts vocaux), le dimanche à la Malmaison (et à l'Orangerie de Bois-Préau, à la Pentecôte), centrés sur l'exploration de ce premier XIXe siècle français, très mal documenté par les grandes institutions, et même par le disque.




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