Die Winterreise - Stutzmann, Södergren - le retour (octobre 2006)
Par DavidLeMarrec, vendredi 20 octobre 2006 à :: Disques et représentations :: #415 :: rss
Paris, Cité de la Musique, Grande Salle, vendredi 13 octobre 2006, 20h.
Récital, Franz Schubert : ''Die Winterreise'' (le Voyage d’Hiver) D. 911
Nathalie Stutzmann : contralto ; Inger Södergren : piano
En 1827, un an avant la fin de sa courte vie, Franz Schubert compose les 24 lieder du Winterreise sur des poèmes de Wilhelm Müller. Chaque lied est un monde en soi, avec son histoire et son ambiance propres, et l’ensemble du cycle, dans la succession ordonnée des lieder, trace aussi un cheminement. L’histoire n’est pas racontée dans tous ses détails, des morceaux manquent et il y a des redites d’épisodes identiques qui ne sont pourtant pas strictement les mêmes. Une personne a aimé, aime encore, et s’en va du lieu où reste cet amour, où a été cet amour. De la réminiscence des moments de bonheur à la profonde mélancolie, de l’isolement parmi ses semblables à la solitude totale, de la fatigue au courage, de l’envie de la mort au dépassement de soi, le voyageur se libère de son humanité sensible, et selon l’état d’esprit de l’auditeur, entre tristement dans la mort, ou atteint avec sérénité l’infini.
Ce sont les images et les métaphores romantiques dans lesquelles la nature tient la première place que Müller convie pour exprimer l’état d’esprit du voyageur. L’arbre console et protège, à la chute de la dernière feuille est attaché le dernier espoir, l’eau des ruisseaux est porteuse de messages et se met à bouillonner en passant devant la maison de l’être aimé ; les animaux apparaissent sous forme de traces dans la neige, souvenir de ce qui a été à cet endroit mais qui n’y est plus, seuls corneilles et corbeaux accompagnent le voyageur et attendent son cadavre, la glace et le gel sont perçus comme figeant les sentiments et les corps dans une immobilité encore plus désirable que le dégel avec qui viendra l’oubli… Le solitaire trouve compréhension et apaisement dans la nature : vents, orages, feux follets et soleils se glissent dans le monde des humains, où poteau indicateur, malle-poste, auberge et village le rejettent.
La Cité de la Musique à Paris est un ensemble de bâtiments relativement récent puisqu’il date de 1995. La grande salle des concerts est contenue dans un cylindre ovale aux lignes simples. L’ambiance est feutrée, la lumière douce, la décoration très sobre : un parquet clair au sol, des fauteuils confortables en bois et velours bleu, des murs gris-vert foncé, un vaste orchestre, un balcon de forme rectangulaire s’inscrivant harmonieusement dans l’ovale du plan et derrière lequel de hauts caissons en bois sont éclairés d’une lumière bleue, au-dessus, une série de « loges » s’ouvrant sur la salle, et au plafond, un ensemble noir de passerelles métalliques, de poutrelles, de câbles et de rails de spots. L’arrière de la scène en bois est fermée sur toute sa largeur par un paravent, également en bois, décrivant une ample courbe derrière le piano Steinway noir au couvercle très rabattu. Plusieurs micros sont disposés pour le piano et la chanteuse : le récital est enregistré par France Musique qui le diffusera le mardi 21 novembre prochain à 15h. Bien au-dessus de la scène, un écran rectangulaire indique que le récital est surtitré.
Le public a autour de 60 ans et est majoritairement composé des « bo-bo » (bourgeois- bohême) parisiens. Pourtant quelques étrangers anglophones et quelques jeunes gens viennent apporter un peu de diversité. Remarquons que l’on ne « s’habille » pas pour un récital de lieder à la Cité de la Musique, cette « tradition » qui est encore un peu sensible à Paris dans les salles plus anciennes ou à l’Opéra, n’est pas appliquée ici.
La lumière baisse, il est 20h10, les deux musiciennes montent sur scène par la gauche, et se présentent devant la salle dont les 950 places sont toutes occupées. Pendant qu’elles saluent rapidement et sourient discrètement, de courts mais forts applaudissements les accueillent. Puis très vite, c’est le silence.
Nathalie Stutzmann est vêtue d’une belle redingote violette sur une chemise et un pantalon noirs. Taillée sur mesure, cet habit lui va très bien, et convient parfaitement au programme musical de ce soir.
Inger Södergren est quant à elle vêtue d’une robe noire aux manches d’organza. Elle se plonge dans la partition et entame énergiquement les premières notes du Gute Nacht.
Accrochée de sa main droite au piano, appuyée sur la jambe droite et la gauche un peu fléchie tel un marcheur arrêté dans son élan, la contralto chante sans partition « Fremd bin ich eingezogen, Fremd zieh ich wieder aus » (Etranger je suis venu, Etranger je repars). Le visage a une expression assez neutre et les yeux sont clos pendant presque tout ce premier lied. La voix si familière descend lentement en rebondissant légèrement sur les premières syllabes, le « s » de « aus » glisse doucement. Très concentrée en elle-même, adossée au piano, la chanteuse étend progressivement sa voix, l’envoie au devant du public, s’avance imperceptiblement vers lui. Elle ouvre les yeux sur un regard intense, et sourit aux images poétiques liées à la nature.
C’est avec confiance que je m’abandonne à cette voix sûre d’elle-même, c’est avec délice que j’en savoure l’extrême variété des nuances, c’est avec émerveillement que je détaille l’adéquation de la musique et de l’expression avec le sens des mots. Nathalie Stutzmann est particulièrement talentueuse dans le domaine de la narration et de l’expressivité, aussi le surtitrage en Français permet enfin de profiter pleinement de son art.
C’est la première fois que j’assiste à un récital surtitré, et je me demande pourquoi cette idée simple n’a pas semblé plus tôt évidente aux organisateurs. Cela est maintenant courant pour les opéras, et je trouve vraiment nécessaire que l’on fasse cet investissement pour les concerts et plus particulièrement pour les récitals de lieder ou de mélodies. Ce genre a la réputation d’être « difficile » : c’est un bon moyen d’attirer les spectateurs, cela met en valeur le travail des interprètes et sert totalement la musique en la rendant plus accessible puisque moins abstraite, directement reliée à l’histoire concrète qui nous est racontée avec l’expression des sentiments qu’elle suscite.
Le cycle se déroule lentement, et je retrouve avec grand plaisir la ligne musicale si souple de la chanteuse. L’agilité vocale se manifeste particulièrement dans des vers comme ceux de Die Krähe (la Corneille) où la facilité des changements de registres est impressionnante, ou bien encore dans Irrlicht (Feu follet) et Mut ! (Courage !) où malgré le dynamisme et la rapidité, la prononciation reste parfaite.
Les accents particuliers et si personnels à Nathalie Stutzmann sont répartis avec intelligence dans chaque lied. Je remarque que les forte dans les aigus (Wasserflut (le Dégel)) ne me donnent plus l’impression d’être un peu agressifs : les notes sont bien posées et entièrement pleines, les fréquences obtenues provoquent des frissons !
Les voyelles tenues filent longuement, elles « traînent » fascinantes, et le crescendo ou le decrescendo qui les accompagnent donnent le vertige (Die Wetterfahne (la Girouette)), le « ü » de « müd’ » dans Rast (Repos) qui s’envole léger.
Des consonnes toutes seules sonnent avec pureté : le premier « n » » de « Nun » au début de la dernière strophe de der Lindenbaum (le Tilleul), ou se détachent avec netteté : le « b » de « Grab » à la toute fin de Irrlicht (Feu follet), le « k » final du « zurük » de der Wegweiser (le poteau indicateur).
Certains mots sont chantés ou dits d’une manière remarquable : dans Auf dem Flusse (Au bord de la rivière), le « Bache » avec un « ch » pas trop dur qui amène le « e » à la fois retenu et coupé court, et les premières lettres des deux mots « dein Bild », accentuées, scandées, pour donner tout le poids nécessaire à « l’image » dramatique de ce cÅ“ur. Dans das Wirtshaus (l’Auberge), le dernier vers « Mein treuer Wanderstab ! » (Mon fidèle bâton de pèlerin !) est particulièrement appuyé, lourd à porter.
L’extrême élégance de certaines mélodies fait naître du phrasé une « beauté plastique » véritablement palpable. Cela est très net dans les derniers vers de Frühlingstraum (Rêve de printemps) ou dans le séduisant Täuschung (Illusion).
Inger Södergren elle aussi chante, et parfois un peu fort, si bien que de ma très bonne place au premier rang de l’orchestre, légèrement sur la droite, je l’entends parfaitement ! Elle chante ce qu’elle joue, et ses lèvres bougent au gré des accords de son piano.
Ainsi « attablée » devant son instrument, elle est toute à son art. Son jeu réagit immédiatement aux plus infimes variations de la chanteuse. L’introduction au piano seul des lieder est souvent forte et décidée. Inger Södergren passe en un éclair au mezzo-piano pour ne pas couvrir l’entrée de la voix. Son piano prend lui aussi des intonations qui soulignent le sens du texte : je n’avais jamais remarqué dans Gefrorne Tränen (Larmes gelées) comme les notes du piano tombent littéralement comme des gouttes.
Tantôt percussion, tantôt souple et mélodique, le piano d’Inger Södergren a aussi sa vie propre, et pourtant il se mélange au chant avec poésie et précision. J’ai vraiment admiré plus que les fois précédentes la parfaite concordance entre les deux musiciennes. Cela est particulièrement frappant lors des très nombreux ralentis, à mon avis plus marqués que lors du récital de Bordeaux en novembre 2005, ou que sur le CD. La contralto renforce ainsi le contraste, relance la mélodie et accentue les sentiments (Gefrorne Tränen (Larmes gelées), Rast (Repos), Täuschung (Illusion)).
Certains lieder sont rapidement enchaînés, mais lorsque cela n’est pas le cas, pendant les quelques secondes de silence, ou pendant la pause un peu plus longue que les musiciennes marquent après Einsamkeit, je constate avec déplaisir que le public parisien est un des plus bruyant qui soit ! Que l’on tousse sèchement ou grassement, on ne le fait pas discrètement, et on se mouche même fort grossièrement… Pourtant ce public, qui semble bien connaître l’œuvre et ses interprètes, est très attentif, et bien sûr pendant la musique, il ne fait heureusement pas un bruit.
Lorsqu’elle chante, Nathalie Stutzmann bouge assez peu, néanmoins toute son attitude souligne ce qu’elle dit. Pendant le cycle, son apparence se modifie rapidement au gré du propos. Aux évocations les plus vives et joyeuses, elle accompagne la musique de mouvements brefs du buste ou de la tête. Le lied le plus « dynamique » de ce point de vue est sans doute der stürmische Morgen, ce matin orageux est très vivant, il entraîne une grande agitation, mais sans excès dramatique, puisqu’il est chanté sur un ton entre sérieux et plaisanterie.
Lors des traits plus mélancoliques, la contralto se rapproche un peu du public, le buste en avant, et souligne les mots d’une main ouverte vers le haut, le regard soucieux, mais avec un dramatisme toujours retenu.
Et enfin, les lieder qui demandent la plus grande intériorisation sont chantés presque sans mouvements. Nathalie Stutzmann se redresse et bien droite contre le piano, les yeux souvent fermés, chante sobrement. Elle marque par cette attitude la distance de plus en plus grande qui sépare le voyageur de l’agitation du monde. C’est le cas dès Einsamkeit (Solitude), ce douzième lied qui marque la moitié du cycle et annonce déjà sa fin. Malgré le calme, on sent ici une résignation qui ne se retrouvera plus après, même pas dans das Wirtshaus (l’Auberge), où la sérénité apparaît nettement avant de laisser la place à une fermeté et à une force renouvelée. Et puis, bien sûr pour finir, il y a ce Leiermann (le Joueur de vielle), détaché de tout. La chanteuse, le visage reposé et les yeux fermés, recouvre l’espace de cette musique lancinante. Elle se matérialise presque et plane, immobile comme la brume.
La ritournelle du joueur de vielle s’interrompt sans qu’on n’y prenne garde, elle est conclue par le « e » tenu de « dreh’n », ce son plein et hypnotique balaye la salle en un magnifique crescendo-decrescendo.
Le public applaudit très vite et éclate dans une belle ovation ! Nathalie Stutzmann a visiblement besoin de quelques secondes pour quitter le monde où elle vient de nous emmener ; Inger Södergren lui sourit légèrement et la regarde presque avec inquiétude. Mais les spectateurs ne leur laissent guère le temps de se reprendre, de très nombreux bravos fusent avec force de tous côtés, des applaudissements extrêmement nourris assaillent les deux artistes. L’air un peu timide, elles échangent quelques mots et saluent simplement. Le public les rappelle trois ou quatre fois, il les remercie avec des applaudissements et des bravos toujours aussi enthousiastes. Elles sourient et saluent modestement.
A ma connaissance, c’est le premier Winterreise que ces deux artistes donnent à Paris. Bien qu’elles le jouent en public, à l’étranger et en France, depuis déjà 3 ou 4 ans, et qu’elles l’aient enregistré en 2003, à l’émotion de Nathalie Stutzmann, j’ai senti qu’il était important pour elles que l’accueil parisien soit très chaleureux. Elles peuvent être rassurées et heureuses, cela a été le cas.
Leur vision de ce Winterreise m’a semblée très sereine, calme et sans aucune violence. Leur grande énergie, leur investissement, leur volonté, traduisent la force et le dramatisme aussi bien que l’introspection et le retirement en soi-même. Mais aucun accent de la contralto, aucun accord de la pianiste ne permettent de sentir l’impatience, l’énervement, le combat ou la colère. Elles n’ont plus rien à prouver, ni à se prouver ; la musique de Schubert se diffuse en nous, pure et libre.
Sylvie Eusèbe, 14-15 octobre 2006.
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