Airs baroques italiens à Lausanne - Biondi/Stutzmann
Par DavidLeMarrec, mardi 13 février 2007 à :: Disques et représentations :: #518 :: rss
Lausanne, Salle Métropole, lundi 5 février 2007, 20h30.
Concert, A. Corelli : concerto grosso op. 6 n° 11, G. B. Della Porta : sinfonia de l’opéra « Numitore », A. Vivaldi : cantate « Cessate omai Cessate » RV 684, F. Barsanti : ouverture op. 4 n° 2, F. S. Geminiani : concerto grosso op. 3 n° 5, G. F. Haendel : suite de Rodrigo, J. A. Hasse : aria « Pallido il sole » de Artaxerxès, G. F. Haendel : aria « Cara sposa » de Rinaldo et aria « Se in fiorito » de Jules César.
Orchestre de Chambre de Lausanne ; Fabio Biondi, direction et violon ; Nathalie Stutzmann, contralto.
La Tour « Métropole » de Lausanne, qui abrite la salle de concert du même nom, a été construite au début des années 30. Ce bâtiment de deux ou trois dizaines d’étages fut considéré à sa création comme un véritable « gratte-ciel » et a été sévèrement accueilli. Il émerge encore aujourd’hui de Lausanne et est à l’image du relief accidenté de cette ville : on y entre par deux côtés opposés qui ne sont pas au même « niveau ». Côté bas, on est de plain-pied avec la salle de concert, côté haut, il faut descendre trois étages pour accéder au parterre. La construction grise, sans aucune décoration extérieure comme intérieure, est un témoignage architectural intéressant puisqu’elle a gardé son aspect d’origine et son homogénéité. Cependant, je ne peux m’empêcher de comparer ses lignes peut-être un peu trop dépouillées aux riches décorations du Théâtre des Champs-Elysées parisien qui lui est presque contemporain…
On entre dans la vaste salle Métropole par des portes en bois qui, comme le sol en parquet blond et les sièges neufs en bois et velours rouge, indiquent qu’elle a probablement été restaurée il y a quelques années seulement.
La salle donne l’impression d’avoir été conçue pour le cinéma naissant ou le théâtre plutôt que pour les concerts classiques. Peints en gris vert comme les murs, de très sobres bandeaux encadrent la scène large et profonde. Un écran est tendu au fond et les silhouettes sombres de quelques musiciens qui accordent déjà leurs instruments se détachent sur cette toile éclairée d’une lumière jaune beige. Le parterre comprend environ une vingtaine de rangs auxquels on accède par les extrémités. Un imposant balcon court sur les bords de la salle et s’étend largement au-dessus du parterre, des loges s’ouvrent sur les côtés et le fond du parterre ainsi qu’à l’arrière du balcon. Toujours pas la moindre décoration pour distraire l’œil, mais l’ambiance feutrée et la lumière douce sont très reposantes.
Le public s’installe peu à peu, on sent que la plupart des personnes ont fait attention à leur tenue vestimentaire et la moyenne d’âge est dans les plus élevées que j’ai rencontrées ces derniers temps, je dirais aux environs de 65 ans.
Les musiciens se divisent en dix violons, quatre altos, quatre violoncelles et deux contrebasses, ils entourent le clavecin et sa claveciniste qui nous tourne le dos. A part cette musicienne, tous les autres s’apprêtent à jouer debout, en nœud papillon et queue de pie pour les hommes, en longues vestes aux couleurs chaudes pour les femmes. De nombreuses perches tiennent des micros et strient les instrumentistes. Si le concert de ce soir est peut-être enregistré, c’est sans doute par précaution car il est redonné demain et sera alors diffusé en direct sur la radio de la Suisse Romande « Espace 2 ».
Il est 20h34 à ma montre suisse, et voici Fabio Biondi qui entre sur scène. Grand sourire, la mine gourmande, les gestes vifs et décidés, il monte avec rapidité sur son podium placé à gauche puisqu’il est en même temps chef d’orchestre et premier violon. Il cale son instrument et donne le départ du concerto d’Arcangelo Corelli.
A part les deux arias de Haendel, je ne connais aucune des autres œuvres du programme de ce soir, et je regrette de ne pouvoir en parler avec autant de détails que je le souhaiterais. Je connais également assez mal les concertos italiens des XVII et XVIIIe siècles, c’est pourtant une musique que j’aime depuis longtemps. Je ne suis pas capable de cerner les différences entre Corelli, Della Porta ou Barsanti, cependant je remarque que la composition des morceaux présente généralement deux procédés : soit le violon ou un instrument solo lance le thème qui est ensuite joué et modifié par l’ensemble des musiciens, puis l’instrument soliste le reprend et insuffle ainsi régulièrement de l’énergie, soit tout le monde joue la même chose dans sa tessiture puis se décale peu à peu, se répond et finit par se rassembler avec une précision qui donne un effet sonore saisissant.
C’est tout à fait l’impression qui se dégage de l’Allemande du concerto de Corelli : le violoncelle solo se charge du thème, il relance à chaque reprise le mouvement puis rassemble les musiciens dans une énergie commune.
La courte sinfonia de Giovanni Battista Della Porta quant à elle offre l’autre exemple de composition, c’est-à-dire que dans un rythme rapide elle présente de nombreux silences qui permettent à l’orchestre de montrer sa belle précision.
L’interprétation de Fabio Biondi me semble être entre celles de Rinaldo Alessandrini et de Jean-Christophe Spinosi (pour citer un chef et impressionnant claveciniste que j’ai entendu très récemment dans des œuvres de Haendel, et un autre chef que je ne connais que grâce aux disques, mais qui me fait toujours forte impression). Fabio Biondi fait jouer ses musiciens avec vivacité, il les entraîne sur des rythmes rapides très dansant, mais sans les grands accents « baroques » bien appuyés et les traits « bruts » de Spinosi, sans la douceur et les délicates modulations d’Alessandrini.
L’œuvre la plus exceptionnelle de la première partie de ce concert est sans aucun doute la Cantate RV 684 de Vivaldi, pour contralto, deux violons, un alto et une contrebasse. Cette pièce magnifique alterne deux récitatifs et trois arias qui proposent toutes les nuances, de l’andante à l’allegro, du pianissimo au fortissimo.
Nathalie Stutzmann souriante entre sur scène, elle est accompagnée par Fabio Biondi l’air un peu espiègle, un peu comme s’il allait faire une bonne blague.
Les premières mesures de la cantate se font entendre, derrière le porte-partitions placé bas et l’épaisse tige du micro, la chanteuse se concentre, le trac à peine visible. Dès les premiers mots « Cessate, omei cessate » du récitatif au rythme rapide, la voix impressionne par sa puissance, son énergie et son agilité stupéfiante. Je le sais, et pourtant je me laisse surprendre à chaque fois !
Comme à son habitude, Nathalie Stutzmann joue librement ce qu’elle chante, et bien que je ne saisisse pas en détail les causes des lamentations de ce premier mouvement, ce que je comprends en écoutant et en regardant la contralto m’indique que c’est triste et dramatique ! Le largo se termine par un grave sur le « a » final d’ « annida », extrêmement grave, extrêmement puissant.
L’aria larghetto qui suit met parfaitement en valeur la souplesse de la voix et l’inventivité musicale de la chanteuse. Elle passe instantanément du grave à l’aigu, elle étonne par son imagination dans les nombreuses variations lors des reprises, elle vocalise magnifiquement sur « M’astringe a lagrimar », elle appuie sur les « a » en fin de vers pour obtenir des accents inouïs, sa voix imite même les pizzicati du violon et s’envole sur l’ultime reprise de « lagrimar » !
Le troisième mouvement, Andante molto, renforce l’impression de virtuosité que m’évoque ce chant. De la même façon que l’on parle de virtuosité pour un instrumentiste, la voix de Nathalie Stutzmann se fond si bien avec les cordes qu’elle devient un instrument parmi les autres et non plus une chanteuse accompagnée par des instrumentistes.
Le second récitatif, Andante e pianissimo, est ponctué par les accords implacables des violons, on sent que le drame se joue et que le dénouement approche. La chanteuse lance un stupéfiant fortissimo montant sur le « mio » dans le dernier vers, mais voici déjà que débute l’Allegro final de la Cantate.
Le rythme joyeux des premières mesures entraîne Nathalie Stutzmann dans leur danse, et très à l’aise, elle appuie avec décontraction sur les « i » dans « Morire, morire, morire potro ». Plus nous nous rapprochons de la fin de l’œuvre, plus elle déploie naturellement de l’énergie, de la force, plus elle va de l’avant. C’est avec une facilité apparente incroyable qu’elle invente et réalise les variations, elle nous submerge par l’abondance et la richesse de son chant, elle déchaîne une sorte de « tornade sonore » qui nous entraîne et nous dynamise avec bonheur ! Pour nous clouer définitivement au fond de nos fauteuils, voici qu’elle termine par une « Vendetta faro » si grave et si magistrale que nous sommes heureux de subir cette vengeance-là !
Fabio Biondi s’efface avec modestie derrière la chanteuse, elle salue un public déjà très enthousiaste qui éclate dans les bravos et les applaudissements, puis la rappelle même une fois alors que le concert est loin d’être terminé.
Après l’entracte d’une vingtaine de minutes, le concert reprend à 21h30 (toujours à ma montre d’une célèbre marque suisse) avec un concerto de Geminiani dont je n’ai pas de souvenir parce que devant moi un monsieur a été pris d’une toux qui a persisté jusqu’au milieu de la suite de Rodrigo de Haendel. Une sorte de « variation » au procédé de composition avec instrument soliste est donnée par cette suite, puisqu’il y a ici un quatuor de solistes, formé par le violon, l’alto, le violoncelle et le clavecin, qui donne le thème avant sa reprise et son évolution confiée à l’ensemble de l’orchestre. S’ouvrant et se terminant par un mouvement ample et solennel, rapide et bien rythmé pour le premier, plus lent pour le dernier, Haendel décline une grande partie des danses ou des formes musicales des morceaux baroques : ouverture, gigue, sarabande, matelot, menuet, bourrée, deuxième menuet et passacaille. J’admire ici la grande précision de l’orchestre et le bon équilibre des différentes voix qui mettent bien en valeur les beaux solos de violon de Fabio Biondi (notamment dans la passacaille si je me souviens bien).
Et revoici Nathalie Stutzmann dans l’aria « Pallido il sole » extrait de « Artaxerxès » de Hasse. L’orchestre chemine inexorablement dans cette plainte andante et sombre. La contralto donne une impression de noblesse et étend lentement ses graves qui renforcent le dramatisme de la musique et du texte, comme sur la fin de « orror » dans le vers « tutto mi spira rimorso e orror », ornementé par des vocalises lors des nombreuses répétitions et reprises. Partie de très bas sa voix monte aussi spectaculairement dans les aigus, et fait ainsi mieux ressortir les deux derniers vers de l’aria, « contro il mio cor », chantés solo sans l’orchestre et terriblement profonds.
Les musiciens partagent l’émotion du public et applaudissent Nathalie Stutzmann en frappant de leurs archets sur leurs pupitres.
Les deux arias de Haendel au programme de ce concert ont été enregistrés par la contralto en 1991. Je crois pouvoir dire que je les connais « par cœur », et je prends grand plaisir à « comparer » l’enregistrement avec ce que j’écoute ce soir. La musique baroque ne se joue bien sûre plus de la même façon, l’instrumentation est plus dépouillée et les accentuations sont plus fortes. Quant à la voix de Nathalie Stutzmann, si je sens bien que tout ce que j’entends aujourd’hui était déjà là il y quinze ans, la voix me fait l’impression d’être plus sombre, plus pleine, avec davantage de reliefs et des traits plus marqués. Des accents « baroques », traînants mais pas trop, ponctuent le largo, sur les nombreux « dove sei ? » par exemple, soit bien appuyé, soit à l’intonation montante puisque c’est une question. Après l’allegro chanté beaucoup plus rapidement qu’au disque et conclut par un « o spirti ri ! » encore gravissime, j’attends la reprise du largo avec ses variations sur le « pianti » dans « ritorna a pianti miei ! ». Dans son enregistrement, la contralto faisait véritablement entendre les sanglots de l’amant qui cherche sa tendre épouse. Elle transposait l’effet sonore des pleurs dans la voix en une ornementation musicale évocatrice mais absolument pas caricaturale, c’était du grand art ! Ce soir, elle réalise également cette admirable variation, mais elle vocalise plus lentement sur le « an », et la plénitude de ses graves renforce la douceur et la tristesse de cette complainte.
Les mains paumes vers le haut et les doigts légèrement croisés, la contralto chante vers le public, les yeux souvent fermés, immergée dans l’univers sonore. Au salut, lorsque ce long et magnifique aria est terminé, elle paraît d’ailleurs gagnée par l’émotion qui s’est dégagée de son propre chant. Elle revient pourtant rapidement sur scène, un large sourire sur le visage, prête à nous donner encore un autre aspect de son art avec, toujours de Haendel, l’aria extrait de Jules César « Se in fiorito ».
Je suis heureuse de pouvoir me souvenir des paroles d’un des nombreux arias que chante Jules César. Celui-ci, tout à son amour pour Cléopâtre, nous propose une analogie entre l’oiseau qui rend son chant plus délicieux puisqu’il se cache parmi les fleurs et les feuilles et la voix de Cléopâtre qui, sans qu’il le sache, se cache sous les traits de sa fausse servante Lydia. La musique traduit le chant de l’oiseau par de gracieuses ornementations, le violon rivalise de prouesses avec la voix et inversement.
Le jeu qui commence alors entre Fabio Biondi et Nathalie Stutzmann mime parfaitement cette « compétition » musicale à laquelle les deux « instrumentistes » se livrent, pour leur plus grand amusement qu’ils communiquent bientôt au public, le faisant rire de bon coeur. Ils font cela avec naturel, et sans se forcer, ils se répondent, se copient, s’attendent, ils se jalousent, feignent de s’impatienter et même de s’ennuyer si l’autre est un peu long dans sa vocalise ou son trait. Le violoniste comme la chanteuse deviennent oiseau et réalisent toutes sortes d’effets, nuances, ralentis, vertigineuses montées dans les aigus, notes appuyées, variations et vocalises, que l’autre s’empresse de reproduire et de surpasser grâce à sa virtuosité… Grand art et grands talents !
Le public conquis par tant d’enthousiasme et de savoir-faire ne retient plus ses applaudissements et ses bravos, les musiciens heureux de leur « farce musicale » saluent joyeusement et ne se font guère prier pour nous donner un bis.
Fabio Biondi nous annonce que c’est un aria souvent joué pour les mariages… il s’agit du célèbre « Ombra mai fu » extrait du Xerxès de Haendel.
Nathalie Stutzmann retrouve son sérieux et débute l’aria par le « om…. » de « Ombra », très piano, très pur, sans vibrato, puis elle l’étire lentement dans un crescendo d’une absolue maîtrise… Ah, ces trois ou quatre secondes sont gravées dans ma mémoire ! Sur le « più » de « soave più », elle tient la note haute, bien vibrée, la tête tournée sur le côté et les yeux clos. Dans le court silence qui suit, nous sommes tous suspendus à son chant, mais hélas l’aria se termine déjà !
Fabio Biondi tapote le haut de son violon avec son archet, le public et les musiciens applaudissent la contralto qui reçoit un bouquet de gerberas et de roses roses. Malgré toutes ces manifestations d’admiration, Nathalie Stutzmann quitte la scène après plusieurs rappels.
La mélomane assise à ma droite, cheveux gris et courts, semble bien connaître les musiciens puisqu’elle me dit que Fabio Biondi donne autant de bis que le public en demande, ce qui se vérifie immédiatement : devant les applaudissements qui ne faiblissent pas, voici un bis uniquement instrumental. Il n’est pas présenté par le chef d’orchestre et je ne le connais pas, donc on ne saura pas ici de quoi il s’agit !
J’ai déjà l’impression que la Cantate de Vivaldi chanté par Nathalie Stutzmann va rester un de mes plus grands souvenirs tant cette musique lui permet de déployer complètement son talent. Sa maîtrise vocale est ici au service de sa musicalité et de son imagination créatrice dont je ne vois pas d’équivalent aujourd’hui chez d’autres chanteurs. Et je ressens une adéquation tellement parfaite entre l’œuvre de Vivaldi et le tempérament musical de la contralto ! Même avec le lied, qu’elle chante pourtant d’une façon exceptionnelle et bouleversante, il me semble parfois que la symbiose n’est pas si complète !
Je ne me lasse pas d’exprimer ma chance d’être ainsi touchée par la voix de Nathalie Stutzmann. Elle possède la tessiture à laquelle je suis la plus sensible, elle a un timbre que j’aime, et elle chante le répertoire dont je suis proche. Elle est en musique ce qui m’arrive de meilleur !
Sylvie Eusèbe, 10-11 février 2007.
Commentaires
1. Le mercredi 14 février 2007 à , par DavidLeMarrec
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3. Le lundi 19 février 2007 à , par Sylvie Eusèbe
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